Deux chanceliers/01

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Deux chanceliers
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 9 (p. 721-763).
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DEUX CHANCELIERS

I.
LES MISSIONS DU PRINCE GORCHAKOF ET LES DEBUTS DE M. DE BISMARCK.

En inaugurant la longue et charmante série de ses Parallèles par le double récit de la vie de Thésée et de Romulus, le bon vieux Plutarque éprouve quelque embarras à justifier une pareille association de deux héros : il ne sait leur découvrir que des traits de ressemblance bien vagues en somme et peu concluans. « A la force ils ont joint l’intelligence ; tous deux ils ont enlevé des femmes, et pas plus l’un que l’autre ils n’ont été exempts de chagrins domestiques ; même ils ont fini l’un comme l’autre par s’attirer la haine de leurs contemporains[1]. » Ce n’est pas certes à des traits semblables, — qui d’ailleurs dans l’espèce porteraient presque tous à faux, — qu’en serait réduit l’écrivain de nos jours qui voudrait réunir dans une étude d’ensemble les deux figures les plus saillantes de la politique contemporaine : les deux chanceliers actuels de l’empire russe et de l’empire d’Allemagne. L’association, ici, se justifierait d’elle-même, car elle s’impose à tout esprit réfléchi, à quiconque a médité les événemens des quinze ou vingt dernières années. Le Plutarque moderne qui entreprendrait d’écrire la vie de ces deux hommes illustres résisterait facilement, il nous semble, à la tentation de trop rechercher ou de forcer les analogies dans un sujet où les rapprochemens abondent si naturellement et sans la moindre pression ; peut-être aurait-il plutôt à se mettre en garde contre des répétitions obligées et des redites fastidieuses en présence d’une communauté d’idées et d’une harmonie d’action comme en a rarement connu l’histoire chez deux ministres dirigeant deux différens empires.

Ce n’est pas, le lecteur s’en doute bien, un travail de ce genre qu’on a voulu entreprendre dans les pages qui vont suivre. A peine y a-t-on hasardé la très légère esquisse d’un tableau qui, pour être tant soit peu complet et satisfaisant, eût demandé des proportions bien autrement grandes et surtout une main bien autrement habile. Sans prétendre apporter ici des matériaux nouveaux et inédits, ni même réunir tous ceux qui sont déjà connus, on a seulement fait choix de quelques-uns, essayé de les ranger, de les coordonner de manière à faciliter certaines perspectives. On a dû renoncer à vouloir donner aux différentes parties une valeur égale de dessin et de ton, et on ne s’est pas même astreint à suivre dans le récit une marche bien régulière et méthodique. Devant un sujet aussi vaste et qui présente tant de faces et de facettes, on a cru qu’il était permis, qu’il était même parfois utile de varier les points de vue et de multiplier les aspects.


I

Comme les Odoïefski, les Obolenski, les Dolgorouki et mainte famille aristocratique sur les bords de la Moskova et de la Neva, les Gortchakof se font gloire, eux aussi, de descendre des Rourik ; plus distinctement ils prétendent tirer leur origine d’un des fils de Michel, grand-duc de Tchernigof, mis à mort vers le milieu du XIIIe siècle par les Mongols de Batou-khan, et proclamé depuis martyr de la foi, élevé même au rang des saints de l’église orthodoxe. On ne rencontre toutefois que très peu d’illustrations du nom de Gortchakof dans les sombres et émouvantes annales de la vieille Russie : l’époque qui précéda l’avènement des Romanof connut surtout un Pierre Ivanovitch Gortchakof, commandant infortuné de Smolensk, qui rendit aux Polonais cette place forte célèbre après deux années d’une résistance énergique et désespérée. Il fut emmené à Varsovie, et là en 1611, avec le tsar Vassili, les deux princes Schouyski, Séhine et nombre de boïars puissans, il dut faire partie du fameux. « cortège de captifs » que le grand-connétable Zolkiewski présenta un jour, — honorificentissime, dit la relation du temps, — au roi et au sénat de la république sérénissime. Ce n’est que dans la seconde moitié du siècle dernier, sous le règne de Catherine II, qu’un prince Ivan Gortchakof réussit, grâce surtout à son mariage avec une sœur de l’opulent et redoutable Souvorof, à relever l’éclat de son antique maison, qui depuis n’a cessé de se distinguer dans les différentes branches du service de l’état, principalement dans la carrière des armes. La France contemporaine a gardé le souvenir de deux princes Gortchakof, deux vieux soldats de Borodino qui se sont illustrés pendant la guerre d’Orient. L’un commanda l’aile gauche, des troupes russes aux batailles de l’Alma et d’Inkerman ; l’autre, le prince Michel, fut le généralissime des armées du tsar en Crimée, et lia son nom d’une manière impérissable à la défense héroïque de Sébastopol. Il gouverna après le royaume de Pologne comme lieutenant de l’empereur, et devint ainsi, — exemple saisissant des vicissitudes de l’histoire, — le représentant suprême de la dure domination étrangère dans cette même ville de Varsovie où l’un de ses ancêtres avait figuré jadis dans un cortège mémorable de vaincus. Du reste, si ce rapprochement s’est jamais présenté à l’esprit du prince Michel, il n’a dû y puiser que des inspirations dignes de son âme ; il gouverna le pays subjugué avec modération et bienveillance, et laissa après lui le renom d’un homme aussi intègre dans l’administration civile qu’intrépide à la guerre.

Le cousin du prince Michel et chancelier actuel de l’empire, Alexandre Mikhaïlovitch Gortchakof, naquit en 1798, fit fut élevé dans ce lycée de Tsarskoë-Sélò qui a sa place distincte dans l’histoire pédagogique de la Russie. Fondé par Catherine II comme maison d’éducation modèle pour la jeunesse aristocratique de l’empire, le lycée a brillé d’un grand éclat sous le règne d’Alexandre Ier, bien que les Rollin et les Pestalozzi eussent certainement eu plus d’une réserve à faire à l’égard d’un collège qui ne formait ses élèves qu’en vue du grand monde et estimait les fortes études classiques un bagage trop lourd à emporter dans les sphères éthérées des plaisirs et des élégances. Presque tous les professeurs de l’établissement étaient des étrangers, des gens marqués au coin du XVIIIe siècle, esprits déliés, quelque peu légers, et voltairiens plus que de raison. Le plus éminent parmi eux, le professeur de la littérature française, celui qui initia le futur chancelier dans cette langue de Voltaire dont il connaît si bien les tours et les détours, fut un Genevois qui, sous le nom inoffensif de M. de Boudry, en cachait un autre d’une signification terrible. M. de Boudry était tout simplement le propre frère de Marat, le sinistre conventionnel[2]. Ce fut l’impératrice Catherine qui, « pour faire cesser un scandale, » avait imposé ce changement patronymique à M. le professeur Marat, sans cependant parvenir à lui faire changer d’opinions, qui demeurèrent invariablement « jacobines ; » il mourut dans l’impénitence finale d’une admiration hautement avouée pour l’ami du peuple, indignement calomnié. De cette éducation aux mérites très discutables, le jeune Gortchakof sut retirer un suc généreux et fortifiant ; il sortit de Tsarskoë-Sélò avec des connaissances variées et solides ; chose surprenante, il en sortit même bon latiniste, et ce dernier point est demeuré l’éternel étonnement de ses condisciples ainsi que des générations qui suivirent. Il est sûr néanmoins que le chancelier sait citer Horace avec tout l’à-propos de feu le roi Louis XVIII, de spirituelle mémoire ; une de ses dépêches les plus connues emprunte ingénieusement à Suétone un passage éloquent sur la distinction à établir entre la liberté et l’anarchie.

Après ses connaissances classiques, ce que le chancelier aime surtout à rappeler de sa jeunesse, c’est qu’il a été le condisciple et qu’il est resté l’ami du grand poète national Pouchkine, souvenirs d’autant plus honorables que cette liaison a pu avoir ses inconvéniens à certaines époques. Lorsque sur l’ordre de l’empereur Alexandre Ier, à la suite de nous ne savons plus quelle ode déplaisante, le jeune chantre de Rouslan et Loudmila fut interné dans un village obscur, au plus profond de la Russie, deux seulement de ses anciens camarades de lycée eurent le courage d’aller l’y voir et lui porter leurs condoléances, et l’un de ces adolescens intrépides fut le prince Gortchakof. On trouve dans l’œuvre de Pouchkine quelques couples de vers écrits d’un ton enjoué et badin, et qui n’empruntent leur intérêt qu’au nom d’Alexandre Mikhaïlovitch, à qui ils sont adressés. Dans l’une de ces pièces juvéniles, Pouchkine souhaite à son ami « d’avoir Cupidon pour compagnon inséparable jusqu’aux bords du Styx, et de s’endormir sur le sein d’Hélène dans la barque même de Charon,… » souhaits inconsidérés et que la malignité des humains n’eût pas certes manqué d’exploiter dans la suite, si fort heureusement le chancelier n’avait su préserver ses vieux jours de toute séduction décevante, et éviter jusqu’à l’apparence d’un Ruy Gomez arctique. Le poète fut mieux inspiré une autre fois, alors que, parlant de leur vocation si différente, il prédit à Alexandre Mikhaïlovitch des destinées magnifiques et l’appela « le fils chéri de la fortune. »

La fortune fut toutefois lente à reconnaître son enfant et à lui faire la part qu’il méritait. Entré de bonne heure au département des affaires étrangères, attaché de la suite de M. de Nesselrode dès les congrès de Laybach et de Vérone, le prince Gortchakof avait déjà dépassé de longtemps ce que Dante nomme le mezzo del cammin di vita et touchait même de très près la cinquantaine, qu’il n’était encore que ministre plénipotentiaire auprès d’une petite cour d’Allemagne. Un événement heureux vint enfin le signaler à la bienveillance du maître et le faire distinguer dans ces limbes diplomatiques, dans ces régions « exemptes de pleurs, mais remplies de soupirs, » qui dans le langage de la carrière s’appellent les postes secondaires. Dans un moment de faiblesse paternelle, l’empereur Nicolas avait un jour consenti à l’union de sa fille, la grande-duchesse Marie, avec le duc de Leuchtenberg, « le fils d’un Beauharnais, officier catholique au service du roi de Bavière, » comme on se le chuchotait avec tristesse dans les cercles intimes du Palais-d’Hiver. Nicolas n’était pas homme à revenir sur une parole donnée, mais il n’en sentit pas moins l’aiguillon de ce que son entourage ne cessait d’appeler une mésalliance, et l’amertume augmenta alors qu’aucun des membres étrangers de la famille impériale ne vint assister aux brillantes fêtes qui précédèrent ou suivirent la cérémonie nuptiale. Le malheur voulut que bientôt après une proche cousine du nouveau gendre impérial et fille de l’ex-roi Jérôme épousât un Russe enrichi dans l’industrie, prince dans la vallée de l’Arno, mais à peine gentilhomme sur les bords de la Neva, — accident fâcheux et qui, au dire des courtisans consternés, faisait de l’autocrate de toutes les Russies le parent de l’un de ses sujets ! Il devenait urgent d’effacer toutes ces impressions pénibles et de prendre par une alliance éclatante la revanche incontestable de tant de déceptions. On s’était flatté un moment de pouvoir faire accepter la grande-duchesse Alexandra à un archiduc d’Autriche ; mais on avait dû se rabattre sur un prince de Darmstadt. Pour la grande-duchesse Olga, la plus belle et la plus aimée des filles de l’empereur, on avait jeté son dévolu sur le seul prince royal alors disponible, l’héritier présomptif du trône de Wurtemberg, de l’antique et illustre maison de Souabe.

Le projet ne fut pas d’une exécution si facile. Le bon peuple souabe n’y goûtait guère ; un mariage russe l’inquiétait pour ses libertés constitutionnelles. Ce qui était plus grave, c’est que le vieux roi Guillaume de Wurtemberg lui-même, souverain honnête, libéral, mais entêté entre tous, se montrait quelque peu récalcitrant, et cumulait comme à plaisir les moyens dilatoires. D’autres objections vinrent encore de divers côtés ; mais le ministre plénipotentiaire russe à Stuttgart, l’ancien condisciple de Pouchkine, sut les écarter toutes avec une habileté consommée : à force d’art et d’adresse, il parvint à établir la grande-duchesse Olga dans la famille royale de Wurtemberg. La joie de l’empereur Nicolas fut grande et expansive, et le Palais-d’Hiver chanta les louanges du diplomate paranymphe. Après un succès pareil, le prince Gortchakof pouvait certes demander à être avancé dans la carrière, rapproché de quelques jalons vers cette ambassade de Vienne qu’on s’accordait à considérer comme le but suprême de son ambition. Il n’en fit rien cependant, et montra une patience admirable, — la patience du patriarche Jacob auprès de Laban, fils de Nahor. Au stage de quatre ans qu’il avait déjà fait à Stuttgart, Alexandre Mikhaïlovitch se déclara tout prêt à en ajouter un second d’un terme encore plus prolongé, si besoin était : il promit à l’impératrice-mère de rester indéfiniment près de la grande-duchesse Olga, de lui servir de guide et de conseil dans un pays étranger et au milieu d’un entourage tout nouveau pour elle. Si exigu que fût le terroir, il ne désespéra point d’y croître sous ce rayon de beauté et de grâce qui venait directement du grand soleil boréal, et il garda en effet ce poste de Stuttgart encore pendant huit longues années… Tenues grandia conamur !

Du reste, tout poste d’observation est bon pour quiconque sait dresser ses lunettes et interroger les astres : le ministre résident à Stuttgart eut des intelligences étendues, et trouva le moyen d’informer son gouvernement sur bien des choses qui dépassaient les limites comme l’horizon du petit royaume de Wurtemberg. Vint bientôt l’année 1848 avec ses catastrophes terribles, avec ces grands ébranlemens révolutionnaires qui ajoutent à l’expérience des plus expérimentés, qui éclairent d’une lueur subite les profondeurs ignorées de la nature humaine, et, pour parler avec Milton, rendent visibles jusqu’aux ténèbres. Une telle leçon d’histoire ne passa pas sans profit, on s’en doute bien, pour l’ancien, élève de Tsarskoë-Sélò ; les salons et les cabinets n’avaient plus depuis longtemps de secrets pour lui ; il connut maintenant ceux du forum et des carrefours. Le voisinage de Francfort, siège du fameux parlement, lui permit d’étudier de près et dans toute son ampleur l’agitation allemande de cette époque mémorable ; il sut en marquer d’avance les phases tour à tour naïves, burlesques et odieuses, et prédire de bonne heure l’avortement immanquable d’une révolution dont les flots surmontés sont venus cependant un jour écumer jusque dans les rues ordinairement si paisibles de Stuttgart.

C’était au mois d’avril 1849. Devançant de vingt ans l’œuvre redoutable de 1870, le parlement de Francfort venait de constituer un empire allemand à l’exclusion de l’Autriche et d’en décerner la couronne au roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV. Le roi de Prusse hésita et finit par se récuser, les autres princes germaniques se soucièrent bien moins encore de souscrire à un arrêt qui impliquait leur abdication ; mais ce n’était point là le compte de la démagogie allemande. Elle s’éprit subitement d’enthousiasme pour cette constitution que la veille encore elle avait dénoncée comme réactionnaire, attentatoire aux libertés du peuple, et prétendit imposer de force aux divers souverains d’Allemagne le vasselage prussien décrété à Francfort. Dans le Wurtemberg, la chambre des députés vota une adresse pressante, impérieuse, pour arracher au roi la reconnaissance de l’empereur Frédéric-Guillaume IV. Le monarque répondit par un refus ; l’émeute gronda sur la place publique, et la cour dut chercher refuge à Ludwigsbourg devant une capitale en délire. « Je ne me soumets pas à la maison de Hohenzollern, avait dit le vieux roi Guillaume de Wurtemberg à la députation de la chambre, je dois à mon pays de ne pas m’y soumettre, je le dois à mon peuple et à moi-même. Ce n’est pas pour moi que je parle de la sorte, je n’ai plus que bien peu d’années à vivre ; la conduite que je tiens, c’est mon pays, c’est ma maison, c’est ma famille, qui m’en font un devoir… » Témoin bien ému de ces scènes agitées, de cette protestation pathétique du beau-père d’Olga « pour la maison, pour la famille de Wurtemberg, » Alexandre Mikhaïlovitch ne se doutait guère alors assurément qu’un jour, comme chancelier de l’empire russe, il deviendrait l’auxiliaire le plus utile, le soutien le plus constant d’une politique entreprenante, audacieuse, appelée à réaliser en tous points le programme des émeutiers de Stuttgart et à faire de la reine Olga la vassale du Hohenzollern.

Ce n’était là toutefois que le prologue bruyant d’un drame encore bien lointain, et l’année 1850 put même se flatter de voir disparaître en Allemagne jusqu’aux dernières traces d’une agitation qui n’avait fait qu’étonner l’Europe au lieu de l’éclairer et de l’avertir. Vers la fin de cette année 1850, la confédération germanique était de nouveau rétablie dans les termes de l’ancien pacte de Vienne ; le Bundestag allait reprendre ses paisibles délibérations, et le prince Gortchakof se trouvait tout naturellement indiqué pour représenter le gouvernement russe auprès de la diète de Francfort. Alexandre Mikhaïlovitch eut désormais sa place marquée dans un grand centre d’affaires politiques où le mérite personnel du ministre empruntait encore un éclat particulier à la fortune extraordinaire que les derniers événemens venaient de créer à son auguste maître. L’influence russe, de tout temps très considérable auprès des maisons régnantes d’Allemagne, s’était accrue prodigieusement, on s’en souvient, avait atteint son apogée à la suite de l’ébranlement de février. Demeuré seul à l’abri de la tourmente révolutionnaire qui avait envahi presque tous les états du continent, l’empire des tsars apparaissait alors comme le boulevard le plus solide des principes d’ordre et de conservation. « Humiliez-vous, nations, Dieu est avec nous ! » s’était écrié l’empereur Nicolas dans une proclamation célèbre, et, sans trop s’offusquer d’un langage qui faisait de Dieu en quelque sorte le complice d’un immense orgueil humain, l’Europe monarchique n’eut que des acclamations pour un prince qui après tout travaillait avec un désintéressement remarquable au rétablissement des autorités légitimes et au maintien de l’équilibre du monde.

Il est juste de reconnaître en effet que, dans ces années si agitées de 1848-50, l’autocrate du nord n’usa de son influence, comme de son épée, que pour raffermir les trônes chancelans et faire respecter les traités. Il protégea efficacement le Danemark, sur lequel s’étendit dès cette époque la main rapace de la Germanie, et il fut le plus ardent à provoquer un concert des puissances qui finit par arracher aux Allemands la proie tant convoitée. Il intervint directement en Hongrie, et aida de ses forces militaires à y écraser une insurrection formidable qui avait ébranlé jusque dans ses fondemens l’antique empire des Habsbourg, miné à la fois par des troubles intérieurs et une guerre d’agression que lui suscitait à deux reprises le royaume de Piémont. Peu porté déjà par ses principes et ses intérêts à favoriser cette Allemagne unitaire « dont la première pensée a été une pensée d’extension injuste, le premier cri un cri de guerre[3], » il pesa plus tard de tout son poids pour amener le rétablissement pur et simple de la confédération germanique sur les bases d’avant 1848. Les liens de parenté et d’amitié qui l’unissaient à la cour de Berlin ne furent jamais assez forts pour lui faire abandonner un seul instant la cause de la souveraineté des princes et de l’indépendance des états, et, malgré l’affection sincère qu’il portait à « son beau-frère le poète, » il n’épargna au roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV ni l’évacuation des duchés, ni les dures conditions d’Olmutz. Défenseur du droit européen sur l’Eider et le Mein, du droit monarchique sur la Theiss et le Danube, pacificateur de l’Allemagne et, pour ainsi dire, grand justicier de l’Europe, Nicolas eut à ce moment de l’histoire une grandeur véritable, un prestige immense, bien mérité en somme, et qui ne laissait pas de rejaillir sur les agens chargés de représenter à l’étranger une politique dont personne n’osait contester la fermeté inébranlable et la parfaite droiture.

En accréditant le prince Gortchakof auprès de la confédération germanique, l’empereur Nicolas, par une lettre autographe datée du 11 novembre 1850, saluait dans la réunion de la diète de Francfort « un gage du maintien de la paix générale, » et caractérisait ainsi d’un trait profond et judicieux la mission honorable et bienfaisante échue à cette diète dans l’ordre de choses créé par les traités de 1815. Quelque légitimes qu’aient pu être les griefs des libéraux allemands contre la politique intérieure du Bund et ses tendances peu favorables au développement du régime constitutionnel, on ne saurait nier cependant qu’au point de vue européen, et par rapport à l’équilibre et à la paix générale du monde, ce ne fût là une conception merveilleuse, bien propre à sauvegarder l’indépendance des états et à empêcher toute perturbation profonde au sein de la famille chrétienne. Les esprits chimériques et mercantiles du temps, les coryphées de Manchester et les publicistes riches d’au moins « une idée par jour » venaient d’imaginer en ce moment de déclarer « la guerre à la guerre, » de pousser au désarmement universel, à l’abolition de l’esclavage militaire, et convoquaient à cet effet des congrès de paix bruyans sur les divers points du globe. Ils eurent même un jour la naïveté d’en convoquer un à Francfort, sans se douter qu’à côté d’eux, et précisément dans ce Bundestag de si modeste apparence, siégeait depuis longtemps un congrès de paix véritable, permanent, un congrès qui faisait le bien dans la mesure du possible, et qui avait de plus l’avantage de ne pas être ridicule.

Placée au centre même de l’Europe, séparant par son corps épais et difficilement mobile les grandes puissances militaires qui bordaient pour ainsi dire notre vieux continent, puissance forcément neutre et presque arbitrale sur ces vastes champs où se décidaient autrefois les destinées des empires, la confédération germanique formait un ensemble d’états assez cohérent et compacte pour repousser tout choc du dehors, pas assez pour devenir agressif lui-même et menacer la sécurité des voisins. Bien des années plus tard, et déjà comme chancelier de l’empire, le prince Gortchakof devait encore, dans une circulaire célèbre, rendre hommage à cette combinaison salutaire du Bund, « combinaison purement et exclusivement défensive, » qui permettait de localiser une guerre devenue inévitable, « au lieu de la généraliser et de donner à la lutte un caractère et des proportions qui échappent à toute prévision humaine, et qui dans tous les cas accumuleraient les ruines et feraient verser des torrens de sang[4]. » En effet, si, dans ce long demi-siècle qui a séparé le congrès de Vienne de la bataille néfaste de Sadowa, les frontières des états ont si peu changé malgré tant et de si grands changemens dans leur politique intérieure, si la révolution de juillet, la campagne de Belgique, et jusqu’aux guerres de Crimée et d’Italie ont pu avoir lieu sans troubler notablement la balance des nations, ni les léser dans leur indépendance, on en fut redevable surtout à ce Bundestag tant méconnu, qui par son existence même, par sa position et le rouage de son mécanisme compliqué, empêchait tout conflit de devenir aussitôt une conflagration générale. Il est douteux que la cause de l’humanité et de la civilisation, ni même la cause que représente plus spécialement le chancelier de l’empire russe avec tant de facilité et d’éclat, aient considérablement gagné à voir cette ancienne « combinaison » remplacée de nos jours par une autre beaucoup plus simple, il est vrai, mais peut-être bien aussi beaucoup moins rassurante.

Tout en s’acquittant avec zèle des devoirs de sa charge auprès de la confédération germanique, Alexandre Mikhaïlovitch continuait d’occuper le poste de ministre plénipotentiaire à Stuttgart. Il tenait à honneur de remplir jusqu’au bout sa mission de confiance et d’intimité auprès de la grande-duchesse Olga, et partageait son temps entre la ville libre sur le Mein, siège du Bund, et la petite capitale sur les rives du Neckar, où lui souriait toujours une protection chaleureuse et aimable. A Francfort, il se plaisait surtout dans la société de son collègue de Prusse, jeune lieutenant de la landwehr tout à fait novice dans la carrière diplomatique et qu’attendaient encore des destinées prodigieuses. Là aussi s’était fixé, depuis bien des années déjà, une grande célébrité russe, un poète qui fut à la fois un homme de cour influent, et qui ne pouvait manquer d’être recherché par un diplomate amoureux des choses de l’esprit, ancien condisciple de Pouchkine. Le bon et doux Vassili Joukofski n’avait certes en lui rien du génie de Pouchkine, ni de son caractère indépendant et fougueux. Versificateur plutôt habile et traducteur ingénieux qu’esprit créateur et original, nature quelque peu molle et contemplative, le chantre autrefois si renommé d’Ondine avait de bonne heure fait sa paix avec la société officielle, telle que l’avait façonnée la volonté despotique de Nicolas, et s’était toujours réchauffé aux rayons de la faveur impériale. Les dignités et les honneurs ne lui ont pas manqué dans sa longue carrière de poète bien pensant et agréable à la cour ; il eut toutefois une mission beaucoup plus importante et honorable : il fut chargé de diriger l’éducation de l’héritier présomptif, Alexandre, l’empereur actuel, et de son frère le grand-duc Constantin. Joukofski se voua à cette tâche avec cœur et intelligence, et il sut conserver l’affection de ses deux augustes élèves jusqu’à la fin de ses jours, ainsi qu’en témoigne entre autres une correspondance suivie qu’il entretenait encore avec eux de Francfort, et qu’on vient de publier tout récemment. Après avoir achevé l’éducation des grands-ducs, il fit un voyage d’agrément en Allemagne, trouva à Dusseldorf une compagne de vie bien plus jeune que lui, mais partageant tous ses goûts, et jusqu’à ses charmantes faiblesses, et finit par élire domicile sur les bords du Mein, à Francfort.

Ainsi qu’il arrive à plus d’un de ses compatriotes, Joukofski, tout en demeurant à l’étranger, et en répugnant même bien manifestement de retourner dans son pays natal, ne s’ingéniait pas moins à trouver l’Occident misérablement déchu et corrompu, et à ne plus espérer que dans la « sainte Russie » pour la rénovation et le salut d’un monde envahi et possédé par le démon de la révolution. Les événemens de février ne firent que l’affermir dans ces sombres visions, et le plonger de plus en plus dans un mysticisme inquiet, parfois même irritant, mais le plus souvent inoffensif et non dépourvu d’une certaine grâce maladive. La campagne de Hongrie fit un moment diversion à ses tristes pensées et le remplit d’allégresse. Ce n’était pas tant la gloire dont se couvrait l’armée russe qui souriait à son esprit ; ce n’était point même le triomphe remporté par l’épée russe, l’épée de saint Michel, sur « la bête impure : » ses vœux, ses espérances allaient bien plus loin. Il espérait, — ainsi écrivait-il à son élève impérial, — que le grand tsar saura mettre à profit la puissance que Dieu venait de lui donner et « résoudre un problème devant lequel avaient échoué les croisades, » c’est-à-dire qu’il chassera de Byzance l’infidèle et délivrera la terre sainte… Mme Joukofska, bien que née protestante, sentait à l’unisson de son mélancolique époux ; son âme avait besoin d’un « principe d’autorité » qui lui faisait défaut dans la confession réformée, et qu’elle alla chercher un jour dans l’église orthodoxe, à la grande joie du poète, sans cependant parvenir à y trouver une pleine quiétude.

C’était parfois dans le salon des Joukofski des entretiens étrangement variés et bizarres sur la littérature, la politique, les destinées glorieuses de la sainte Russie, l’inanité de la civilisation moderne, la nécessité « d’une nouvelle éruption du christianisme » et sur maintes choses invisibles et « ineffables. » De temps en temps venait tomber au milieu de ce salon, comme une apparition fantastique, comme un revenant du monde des esprits, un génie bien autrement original et puissant, mais aussi bien autrement tourmenté et ravagé que le bon poète de la cour et ancien précepteur des grands-ducs. Après avoir dévoilé les plaies hideuses de la société russe d’une main vigoureuse, implacable, après avoir présenté à sa nation, dans les Ames mortes et dans l’Inspecteur, un tableau de ses vices effrayant de vérité et de vie, Nicolas Gogol désespéra tout à coup de la civilisation, du progrès, de la liberté, se prit à adorer ce qu’il avait brûlé, n’estima plus que la Moscovie barbare, ne vit de salut que dans le despotisme, se crut en état de péché « insondable » et se mit en quête de la miséricorde divine qui le fuyait toujours. Il alla de Saint-Pétersbourg tantôt à Rome, tantôt à Jérusalem, tantôt à Paris, cherchant partout un apaisement à son âme déchirée ; puis il revenait de temps en temps vers Joukofski, passait des semaines entières dans sa maison, y exhortant ses amis à la prière, à la contrition, à la contemplation des divins mystères. C’étaient alors des discussions sans fin, sans trêve, sur les « païens de l’Occident, » sur une « croisade » qui approchait, sur le rachat de l’humanité coupable par une race non souillée encore et qui avait gardé sa foi. A plusieurs reprises, les médecins durent intervenir pour faire cesser une intimité qui n’était pas exempte de péril. Un jour on trouva Gogol mort d’inanition et prosterné devant les saintes images dans l’adoration desquelles il s’était oublié ! .. Qu’on veuille bien nous pardonner cette courte digression, elle fait connaître l’état des esprits dans un certain monde russe vers la fin du règne de Nicolas, et ajoute un trait curieux au tableau des origines de la guerre d’Orient… On aime du reste à se représenter Alexandre Mikhaïlovitch dans ce salon des Joukofski, tel soir par exemple, pendant tel assaut d’armes spirituelles du pauvre Gogol. Le diplomate, aussi lettré que sceptique, était certainement fait pour reconnaître les éclairs vifs et brillans qui sillonnaient ces nuages remués par un grand esprit en désordre, et pour démêler plus d’une pensée forte et saisissante au milieu des étranges divagations sur une croisade imminente et la prochaine délivrance de Sion…

Qui l’eût cru pourtant ? c’étaient ces mystiques, c’étaient ces hallucinés, qui avaient le pressentiment juste et voyaient les signes du temps ! Pendant que Joukofski composait son « commentaire sur la sainte Russie, » et que Gogol se mortifiait devant les icônes, l’empereur Nicolas roulait dans son âme la grande pensée d’une croisade, et préparait dans le plus profond mystère la mission du prince Menchikof… Que le monarque qui avait tant fait pour l’apaisement de l’Europe et le maintien de l’équilibre se fût tout à coup décidé à jeter un tel brandon de guerre au milieu du continent à peine raffermi, que d’un autre côté l’autocrate ait précisément attendu cette époque de calme relatif et du rétablissement de l’ordre général pour annoncer ses desseins, au lieu de les exécuter hardiment quelques années auparavant, pendant la tourmente révolutionnaire qui paralysait presque toutes les puissances, et alors que ses armées étaient déjà au cœur même de la Hongrie et dominaient les rives du Danube, — ce sera là, pour l’historien impartial, la preuve évidente de la bonne foi avec laquelle le tsar entreprenait sa fatale campagne, du mystique aveuglement qui guidait à ce moment son esprit, et de la conviction profonde qu’il avait de la justice de sa cause. Le prince Gortchakof partagea-t-ii au même point les illusions du maître ? Il est permis d’en douter ; il est permis de supposer qu’à l’instar des Kissélef, des Meyendorf, des Brunnow et de tous les diplomates distingués de la Russie d’alors, sans en excepter le chancelier de l’empire, le vieux comte Nesselrode, il eut conscience de l’énorme erreur où tombait un prince superbe qui n’admettait pas d’objections et entendait être « son propre ministre des affaires étrangères. » Cela n’empêcha point naturellement le représentant russe auprès de la confédération germanique de remplir son devoir avec tout le zèle que commandaient des circonstances aussi critiques, et de mettre les ressources variées de son esprit au service de son pays dans la sphère d’action qui lui était réservée.

L’action ne laissait pas d’être d’une importance véritable. Dans le Bundestag se concentraient non-seulement tous les efforts des états secondaires de la confédération, mais là aussi venaient aboutir ou se refléter les projets, les préparatifs et jusqu’aux velléités des deux principales puissances germaniques, dont la Russie d’un côté ainsi que de l’autre la France et l’Angleterre tenaient également à s’assurer le concours. Le prince Gortchakof n’eut pas trop à se plaindre de la tournure que les affaires prenaient en Allemagne. Frédéric-Guillaume IV était d’une fidélité à toute épreuve ; le tsar pouvait compter en toute occurrence sur « son beau-frère le poète, » et Alexandre Mikhaïlovitch trouvait également un appui constant dans son collègue de Prusse, le jeune officier de la landwehr. Le cabinet de Berlin consentait bien de temps en temps à s’unir aux représentations que les alliés faisaient parvenir à Saint-Pétersbourg, à signer de concert avec eux telle note identique, ou analogue, ou concordante ; mais on ne tarda pas à s’apercevoir qu’il ne le faisait que pour ralentir leur marche et les détourner de toute résolution énergique : aux momens décisifs, il s’arrêtait court, demeurait à l’écart et prétendait garder « la main libre » (freie hand). Bien plus sympathiques encore et très franchement gagnés à la politique russe se montraient les autres membres du Bund ; ils ne trouvaient les exigences du tsar envers la Turquie nullement exorbitantes et se souciaient fort peu de la conservation du « malade. » Ils prétendaient également garder « la main libre, » serraient les rangs dans les fameuses conférences de Bamberg et étaient parfois tout prêts à mettre flamberge au vent. En vérité, Alexandre Mikhaïlovitch a montré dans la suite, dans la fatale année 1866, bien peu de mémoire de cœur, bien peu de justice distributive pour ces pauvres états secondaires, si dévoués, si serviables, si inébranlablement attachés lors de la crise orientale.

Pendant qu’à Londres et à Paris on commentait avec véhémence les célèbres dépêches de sir Hamilton Seymour, et qu’on y dénonçait les projets ambitieux de la Russie, on n’avait par contre à Hanovre, à Dresde, à Munich, à Stuttgart, à Cassel, que des blâmes pour les procédés des alliés et pour leurs « usurpations ; » à Berlin, on gémissait de plus de voir des monarchies chrétiennes prendre si chaleureusement la défense du croissant. Une seule puissance germanique toutefois, la plus grande il est vrai alors, gardait une attitude différente ; une seule donnait raison aux alliés, semblait même par momens incliner à faire cause commune avec eux, et cette puissance, c’était l’Autriche, — l’Autriche naguère encore secourue par les armées russes, arrêtée par la main forte et généreuse du tsar au bord même de l’abîme, « sauvée » par lui d’un écroulement soudain ! L’étonnement, la stupeur, l’exaspération de l’empereur Nicolas ne connurent pas de bornes ; la nation russe entière partagea ces sentimens avec lui, Alexandre-Mikhaïlovitch comme tout patriote moscovite. « L’immense ingratitude de l’Autriche » devint dès lors le cri unanime, le siboleth de toute foi politique dans le vaste empire du nord, et l’est demeurée jusqu’à nos jours…

Il importe de bien insister sur ce sentiment né en Russie à la suite du conflit oriental et d’en discuter les fondemens légitimes, car ce sentiment a en des effets incalculables. Il a contribué pour beaucoup aux catastrophes récentes ; il a dicté plus d’une résolution extrême au cabinet de Saint-Pétersbourg ; il lui a fait abandonner des traditions séculaires, des principes qui étaient consacrés par l’expérience des générations, qui semblaient immuables, devenus en quelque sorte les arcana imperii des descendans de Pierre le Grand : il a dominé, pour tout dire, la politique générale du successeur de Nesselrode pendant les vingt dernières années…

Assurément la Russie, avait le droit de compter sur la reconnaissance de l’Autriche après le service signalé et incontestable qu’elle lui avait rendu en 1849. Les armées que le tsar envoya alors au secours de l’empire chancelant des Habsbourg contribuèrent puissamment à y étouffer une insurrection funeste, menaçante, et s’il est vrai que pour obtenir ce secours il a suffi de rappeler au tsar Nicolas une parole jadis donnée dans un moment d’effusion intime, l’action n’en devient que plus méritoire, et fait d’autant plus honneur au cœur de l’autocrate[5]. Il serait malaisé de nier que cette intervention en Hongrie n’eût un caractère généreux et chevaleresque fait pour étonner les contemporains et pour confondre les habiles. Les habiles, les hommes d’état qui, à cette époque si troublée de l’Europe, avaient encore gardé assez d’esprit libre pour jeter un coup d’œil du côté du Danube, lord Palmerston entre autres, demeurèrent longtemps incrédules, et s’ingénièrent à deviner le salaire stipulé pour l’aide prêtée. Le tsar ne retiendrait-il pas la Galicie comme récompense de son concours ? ne se ménagerait-il pas quelque assurance positive du côté des principautés ? se demandait-on alors dans les offices de Downing-Street… Il n’en fut rien cependant : les Russes sortirent de l’Autriche sans salaire, comme ils y étaient entrés sans arrière-pensée, et les troupes de Paskévitch évacuèrent les pays des Carpathes pures de tout butin. Un jeune et fougueux orateur dans les chambres prussiennes, du nom alors encore peu retentissant de Bismarck, — celui-là même qui, quinze ans plus tard, devait méditer de porter le « coup au cœur » et armer les légions de Klapka, — admirait à ce moment l’action éclatante du tsar, et exprimait seulement le regret patriotique que ce rôle magnanime ne fût échu à son propre pays, à la Prusse : c’était à la Prusse de porter assistance à son frère aîné en Allemagne, à « son ancien frère d’armes[6]… » Mais il est permis de supposer que, même avec un roi si loyal et si poétique que Frédéric-Guillaume IV, les choses se fussent passées bien moins galamment qu’avec le barbare du nord, et que pareille assistance prussienne eût coûté à l’empire des Habsbourg telle partie de la Silésie, ou telle part d’influence sur le Mein…

Est-ce à dire pourtant qu’en intervenant en Hongrie l’empereur de Russie n’ait fait œuvre que de pure chevalerie et d’amitié platonique, n’ait eu aucun souci de son intérêt personnel et du bien de son empire ? Non certainement, et le tsar avait trop de loyauté pour n’en pas faire franchement l’aveu. Il intervint en Hongrie non-seulement comme l’ami des Habsbourg, non-seulement même comme le défenseur de la cause de l’ordre contre la révolution cosmopolite ; le motif le plus puissant pour le décider fut la présence dans l’armée hongroise de généraux et officiers polonais qui entendaient porter la guerre jusque dans les pays soumis à la domination russe. Dans son manifeste du 8 mai 1849, Nicolas s’exprimait ainsi : « L’insurrection soutenue par l’influence de nos traîtres de la Pologne de l’année 1831 a donné à la révolte magyare une extension de plus en plus menaçante,… sa majesté l’empereur d’Autriche nous a invité à l’assister contre l’ennemi commun,… nous avons ordonné à notre armée de se mettre en marche pour étouffer la révolte et anéantir les anarchistes audacieux qui menacent aussi bien la tranquillité de nos provinces. » Le langage était clair et franc, ainsi qu’il convenait à un souverain ayant le sentiment de sa dignité. Ce souverain entendait rendre service aussi bien à lui-même qu’à son allié ; il allait étouffer chez le voisin un incendie qui menaçait d’atteindre ses propres domaines, et, en faisant acte d’intervention, il faisait en même temps acte de conservation bien entendue. Eh bien ! il semble de toute justice que la gratitude se mesure au service rendu, et que la loi de conservation, la loi suprême de la nature, ait force égale pour l’obligé comme pour le bienfaiteur. Il n’y a pas de politique au monde, fût-elle même tirée de l’Écriture sainte, qui pût conseiller la servitude volontaire ; il n’y a pas de morale, si sublime qu’on veuille bien l’imaginer, qui parmi les devoirs de la reconnaissance songeât à mettre le suicide. Or ce n’était rien moins que l’asservissement absolu, l’anéantissement de sa personnalité comme grand état européen, que demandaient les Russes à l’Autriche en lui proposant de souscrire à leurs prétentions sur l’Orient. Par la géographie, par l’esprit des races, par la religion, les entreprises russes frappaient mortellement l’empire des Habsbourg, si cet empire les avait laissées triompher. Puissance danubienne, l’Autriche devait veiller à ce que le Bas-Danube restât neutre, et ne tombât pas aux mains d’un voisin redoutable qui serait alors devenu maître de ce grand fleuve. Puissance slave dans ses provinces orientales, elle devait tenir à ne pas être mise en contact immédiat avec un empire panslaviste par tradition, par fatalité, et ne pouvait désirer qu’il vînt s’implanter dans les principautés, dans la Bosnie et l’Herzégovine. Puissance catholique, il lui était défendu de reconnaître l’influence et le protectorat que le tsar orthodoxe revendiquait sur ces chrétiens du rite grec, dont elle comptait elle-même plusieurs paillions parmi ses sujets. « Ma conduite dans la question d’Orient ! mais elle est inscrite sur la carte, » disait à Vienne le ministre autrichien comte Buol à son beau-frère M. de Meyendorf, ambassadeur de Russie ; il ajoutait qu’elle était également inscrite dans l’histoire. « Je n’ai rien innové, je n’ai fait qu’hériter de la politique léguée par M. de Metternich. » Déjà dans une crise antérieure en effet, lors de l’insurrection hellénique et de la guerre de 1828, le grand chancelier de la cour et de l’empire avait défendu ce principe de l’intégrité de l’empire ottoman avec une fermeté que rien ne parvint à ébranler ; il l’avait défendu pendant huit ans, tenant seul tête à l’orage, ne se laissant décourager ni par l’impopularité alors attachée à la cause turque, ni par l’abandon de la France. Comment les Russes pouvaient-ils espérer que l’Autriche déserterait maintenant ce principe si vital pour elle, qu’elle le déserterait au moment même où il commençait à triompher de l’indifférence de l’Occident, et comptait la France et l’Angleterre parmi ses plus chaleureux champions ?

Placé entre un sentiment de reconnaissance très vif et réel, quoi qu’on ait dit, et une grande nécessité politique, le gouvernement de Vienne a certes donné à la reconnaissance tout ce qu’il lui devait ; il a prodigué auprès de l’empereur Nicolas les avertissemens, les prières, les bons offices, les tentatives de médiation. L’Autriche pardonna à la Russie plus d’un manque d’égards, plus d’un mouvement de mauvaise humeur ; elle lui pardonna le ton plus que léger dont il avait été parlé, disposé d’elle dans les épanchemens avec sir Hamilton Seymour, — la manière dont fut accueillie à Saint-Pétersbourg certaine lettre autographe de l’empereur François-Joseph, — l’attitude altière, presque provocante du comte Orlof lors de sa mission à Vienne. Elle n’a cessé jusqu’au bout de calmer l’irritation des alliés, de modifier et d’atténuer leur programme, d’affirmer les dispositions conciliantes du tsar, d’espérer contre tout espoir. Elle ne plaidait que le retour au statu quo, répudiait toute idée d’humilier la Russie ou de l’amoindrir : elle ne lui demandait que la liberté du Danube, la renonciation au protectorat, et se refusait à suivre les alliés dans leurs exigences concernant la Mer-Noire. Malheureusement, ainsi qu’il n’arrive que trop souvent à celui qui veut être équitable et juste envers tous les partis, le gouvernement autrichien, par cette conduite, finit par indisposer envers lui la France et l’Angleterre, tout en exaspérant les Russes. Dans l’été de 1854, au moment même où le prince Gortchakof échangeait son poste de Francfort contre celui de Vienne, un publiciste éminent qui fut alors pour ainsi dire le porte-voix de l’Occident et de ses généreuses ardeurs désespérait presque de l’Autriche, et s’écriait avec amertume que là-bas, à la Burg, « l’alliance russe était quelque chose de sacré comme une religion, de fixé comme une convenance, de populaire comme une mode ! » Au printemps de l’année suivante, les cabinets de Paris et de Londres repoussaient, comme trop favorable à la Russie, un nouveau projet d’arrangement présenté par le comte Buol, et le gouvernement français devait à cette occasion reprocher à l’Autriche, dans le Moniteur officiel, « d’offrir un expédient plutôt qu’une solution. »

La solution ! l’empereur François-Joseph l’avait certainement entre ses mains, et il ne dépendait peut-être que de lui de la rendre aussi décisive, aussi radicale que pouvaient le désirer les ennemis les plus mortels de la Russie. Pourquoi ne pas l’avouer ? à voir le fruit amer recueilli par l’Autriche de ses efforts honnêtes pendant la crise orientale, à voir les haines implacables et les cruels désastres que lui a valus dans la suite son attitude d’alors, on se surprend parfois à regretter que le cabinet de Vienne ait eu tant de scrupules dans cette époque mémorable, à lui reprocher de n’avoir pas fait preuve de cette indépendance de cœur qui semble, hélas ! devenir de plus en plus la condition forcée, indispensable, de l’indépendance des états. Si l’Autriche avait voulu être un peu moins reconnaissante et un peu plus politique pendant cette guerre d’Orient, elle se serait résolument jointe à la France et à l’Angleterre, elle aurait pris part à la lutte, et au lieu de laisser les alliés rôder pendant des années autour des extrémités de la Russie, dans la Mer-Noire et la Baltique, elle leur aurait ouvert les champs de la Pologne et y serait entrée avec eux. Au lieu de « chatouiller la plante du colosse ou de lui limer un ongle, » — ainsi que devaient le dire plus tard, et non sans raison, des publicistes russes, — on lui aurait alors porté « un coup au cœur, » un de ces coups comme sait les méditer et frapper le grand solitaire de Varzin. Ce n’est pas le cabinet des Tuileries qui s’y serait refusé : dans sa dépêche du 26 mars 1855, M. Drouyn de Lhuys posait très nettement la question de Pologne ; ce n’est pas non plus le cabinet de Saint-James qui aurait soulevé de sérieuses objections. Quant à la réussite probable d’une pareille entreprise, il suffit de se rappeler que la Russie était au bout de ses ressources, et que la Prusse n’avait pas encore réformé son organisation militaire, n’était pas encore en possession de son « instrument, » enfin qu’à la place de Guillaume le Conquérant c’était Frédéric le Romantique qui occupait le trône des Hohenzollern… L’esprit demeure confondu devant la contemplation des conséquences qu’eût pu avoir une pareille décision de la part de l’empereur François-Joseph ! La face du monde en eût été changée ; l’Autriche n’eût point certainement connu de Sadowa en 1866 ; l’Europe n’eût point vu le démembrement du Danemark, ni la destruction du Bund, ni la conquête de l’Alsace et de la Lorraine…

C’était dans l’été de 1854, on l’a déjà dit, que le prince Gortchakof fut envoyé à Vienne. Il y remplaça, provisoirement d’abord, et au printemps suivant d’une manière définitive, le baron de Meyendorf, dont la situation était devenue difficile par suite même de ses liens de très proche parenté avec le ministre des affaires étrangères d’Autriche. Alexandre Mikhaïlovitch tenait enfin ce poste de Vienne vers lequel il avait si longtemps aspiré, le poste qui, avec celui de Londres, était considéré, sous le règne de Nicolas, comme le plus élevé dans la diplomatie russe, comme le bâton de maréchal dans la carrière ; mais que cet honneur était maintenant plein d’amertume, et que d’angoisses patriotiques accompagnaient une distinction autrefois ardemment ambitionnée, aujourd’hui acceptée par dévoûment envers son souverain et son pays ! Sur ce terrain jadis si facile et si riant, l’envoyé du tsar ne pouvait voir partout que des ronces et des épines ; dans cette capitale renommée par sa gaîté bruyante et trop souvent frivole, il ne recevait, lui, que des nouvelles désastreuses, déchirantes ; enfin cette « ingratitude autrichienne » qu’il n’avait entrevue et combattue que de loin pendant sa mission de Francfort, il devait maintenant la regarder en face, — et lui sourire ! .. Il y a une douleur plus grande que le ricordare tempi felici nella miseria, c’est de voir un rêve de félicité tourner en une réalité de misère, et l’on comprend aisément quel trésor de fiel ce séjour de Vienne a dû amasser dans le cœur ulcéré du patriote russe[7].

Il est superflu d’insister sur l’activité que déploya le nouvel envoyé du tsar dans cette mission douloureuse, la variété infinie des moyens qu’il sut mettre au service de sa cause, notamment pendant ces conférences de Vienne, qui s’ouvrirent après la mort de Nicolas et l’avènement de l’empereur Alexandre II. Ce fut alors un spectacle émouvant, qui ne manquait pas certes de grandeur, que celui de deux Gortchakof, l’un derrière les remparts de Sébastopol, l’autre devant le tapis vert de Vienne, défendant tous les deux leur patrie avec une ténacité égale, ne cédant chaque pouce de terrain qu’après un combat acharné, poussés jusque dans leurs derniers retranchemens, mais honorés jusqu’au bout par des adversaires loyaux et chevaleresques. Aujourd’hui qu’une époque « de fer et de sang » nous a habitués aux procédés, — nous allions dire aux exécutions, — sommaires de Nikolsbourg, de Ferrières, de Versailles et de Francfort, et qu’une loi martiale à l’usage des diplomates en casque a remplacé ce qu’une Europe arriérée et pleine de préjugés aimait à appeler le droit des gens, aujourd’hui on a de la peine à se défendre d’un sentiment d’étonnement, d’incrédulité presque, en relisant les protocoles de ces conférences de Vienne, où tout ne respire que convenance, politesse, urbanité et mutuel respect ; on se croit reporté à un âge idyllique et bien loin de nous, dans tout un monde de bonshommes jadis, M. Drouyn de Lhuys, ministre des affaires étrangères de France, lord John Russell, naguère encore président du conseil en Angleterre, n’avaient pas cru au-dessous de leur dignité d’aller en personne à Vienne pour y discuter avec le prince Gortchakof les conditions possibles d’une paix. La Russie avait perdu plusieurs grandes batailles, les flottes alliées lui avaient fermé toutes les mers, et menaçaient jusqu’à sa capitale ; cela n’empêcha point les plénipotentiaires français et anglais de la traiter avec toute la déférence, avec tous les égards dont pouvait disposer la diplomatie de ce bon vieux temps. Ils déployèrent un art véritable dans l’invention des euphémismes ; ils s’ingénièrent à trouver les tempéramens les plus doux, les termes les plus acceptables pour le représentant d’une puissance vaincue. Cet excellent lord John Russell poussa même un jour la bonhomie jusqu’à rappeler, et cela en face de M. Drouyn de Lhuys, que l’Angleterre avait fait subir à Louis XIV des conditions bien autrement dures et humiliantes[8]. C’est là peut-être le seul manque de tact qu’on pourrait relever dans ces conférences de Vienne, et encore n’était-ce qu’une gracieuseté d’allié à allié. Quant à l’Autriche, elle s’épuisa à rechercher les moyens de ménageries susceptibilités de la Russie, et finit par présenter un projet d’arrangement qui fut jugé inacceptable par les cabinets de Londres et de Paris, et lui attira le reproche du Moniteur officiel dont il a été déjà parlé.

Les négociations furent rompues, et on n’eut plus qu’à attendre l’issue de la lutte suprême engagée sous les murs de Sébastopol. Le plénipotentiaire russe l’attendit à son poste de Vienne dans la double angoisse d’un patriote et d’un parent. Le boulevard de la Crimée tomba, et la Russie se trouva dans la situation la plus critique. Elle était épuisée, bien plus épuisée même que ne le supposait alors l’Europe, et la prolongation de la guerre eût infailliblement transporté les hostilités sur les champs de la Pologne. À ce moment, l’Autriche intervint de nouveau. Elle s’appropria les exigences posées par les alliés lors de la conférence de Vienne, — cette clause même de la neutralisation de la Mer-Noire, qu’elle avait repoussée jusque-là comme trop blessante pour la Russie : il n’était guère possible de refuser cette satisfaction aux alliés après la prise de Sébastopol. Au fond, ce furent là les conditions les plus douces qui aient jamais été imposées à une puissance à la suite d’une guerre si longue, si sanglante, et de victoires tellement incontestables. L’Autriche fit plus ; elle envoya ces conditions sous forme d’un ultimatum en déclarant faire cause commune avec les alliés, si elles n’étaient point acceptées, — et la Russie accepta. A bien le regarder, c’était là un service rendu à un jeune souverain qui, ayant hérité d’une guerre désastreuse, trouvait ainsi le moyen de ménager à la fois la mémoire de son prédécesseur et la fierté de son peuple : il lui était permis de dire maintenant qu’il ne faisait la paix qu’à cause d’un nouvel adversaire qui venait de surgir à côté des anciens et que ne connut point son père. On le dit en effet en Russie, on le crut même, on avait tant d’intérêt à le croire ! Le peuple russe se réconcilia bien vite avec les vainqueurs de l’Alma et de Malakof ; une seule puissance demeura à ses yeux responsable de ses désastres, la puissance qui pendant toute la guerre était restée les armes au bras ! Encore à l’heure qu’il est, tout cœur russe frémit d’indignation à la pensée de l’Autriche, de son immense ingratitude et de sa grande trahison.

Alexandre Mikhaïlovitch partagea ces amertumes, ces rancunes populaires, et en devint le représentant le plus énergique et hautement avoué ; il laissait éclater à cet égard ses sentimens avec une franchise qui touchait de bien près à l’ostentation. On citait un mot prononcé par lui, encore à Vienne, pendant que siégeait le congrès de Paris : « l’Autriche n’est pas un état, ce n’est qu’un gouvernement. » Ce mot le devança à Saint-Pétersbourg et y fit sa fortune. La voix publique le désigna comme le futur vengeur, comme l’homme destiné à préparer pour sa nation une éclatante revanche, et l’habile diplomate n’eut garde de s’inscrire en faux contre une pareille opinion. Déjà du reste à ce congrès de Paris se révélaient certaines tendances, certains penchans, qui pouvaient donner de l’espoir, qui ouvraient même des horizons tout à fait nouveaux. Le nom de l’Italie venait d’y être prononcé ; la Roumanie elle-même y trouvait une faveur inattendue. À ce congrès étrange, qui réglait définitivement les conditions d’une paix que la France, l’Angleterre et l’Autriche avaient imposée à la Russie, l’Autriche apparaissait sombre et morose, l’Angleterre irritée et nerveuse : seules la France et la Russie échangeaient entre elles des politesses exquises, des cordialités surprenantes ; l’épée de Napoléon III tournait à la lance d’Achille, guérissant où elle venait de blesser, blessant où elle venait de guérir. « Il y avait du baume dans Gilead » et de la ressource avec le souverain qui siégeait aux Tuileries… Le lendemain du congrès, au mois d’avril 1856, le vieux comte Nesselrode demandait à se retirer à cause de son âge, et le prince Alexandre Gortchakof devenait ministre des affaires étrangères.


II

Pendant les quatre années qu’il avait passées à Francfort comme représentant de son gouvernement auprès de la confédération germanique, le prince Gortchakof, on l’a déjà vu, avait lié connaissance et entretenu les rapports les plus intimes avec un collègue dont il appréciait comme personne les rares qualités d’esprit, et probablement aussi de cœur. Les deux amis s’étaient séparés dans l’été de 1854, alors que le plénipotentiaire russe alla remplir sa mission angoissante de Vienne ; mais ils ne devaient pas tarder à se rejoindre de nouveau, et à se retrouver dans cette parfaite communauté d’idées et de sentimens qui, constatée dès les premiers jours de Francfort, ne s’est point démentie dans la suite et a duré pendant vingt-cinq ans : grande mortalis œvi spatium. Cet ami conquis par le prince Gortchakof sur les bords rians du Mein n’était autre que M. de Bismarck, le futur chancelier d’Allemagne.

Otto-Édouard-Leopold de Bismarck-Schœnhausen, né le 1er avril 1815 à Schœnhausen, terre héréditaire de sa famille dans la Vieille-Marche de Brandebourg, ne peut guère se flatter d’avoir, comme son ami Alexandre Mikhaïlovitch, du sang des saints dans ses veines : ses biographes relèvent même, avec une satisfaction visible, que deux au moins de ses aïeux avaient été excommuniés par l’église et sont morts dans l’impénitence finale. Ce qui est plus grave, c’est que les historiens les plus autorisés de la Marche de Brandebourg, M. de Riedel entre autres, contestent jusqu’à l’origine nobiliaire de la famille : ils démontrent que le premier de la lignée dont parlent les documens authentiques du XIVe siècle, Rulo Bismarck, fut membre et à plusieurs reprises même prévôt de la « guilde des maîtres tailleurs en drap » à Stendal, petite bourgade de la Vieille-Marche. Le fait ne paraît pas douteux ; mais les bourgeois de Stendal n’ont-ils pas pu, tout aussi bien que ceux de certaines villes de Toscane, imposer l’obligation de se faire inscrire dans une des guildes à tout noble de la campagne qui voulait habiter la cité ? C’est là l’opinion des tories dans ce curieux débat généalogique ; à les entendre, les bons bourgeois de Stendal auraient marché de pair au XIVe siècle avec les grands citoyens de Florence et de Pise, et Rulo Bismarck aurait été maître tailleur en drap à peu près comme Dante, son contemporain, fut apothicaire. Les whigs au contraire, les biographes aux couleurs nationales-libérales, en prennent gaîment leur parti, et l’un d’eux conclut ingénieusement qu’en tout état de cause l’ancêtre Rulo doit « contempler du haut des cieux avec satisfaction et orgueil le splendide manteau impérial que son descendant a su tailler au roi Guillaume dans le drap de l’Europe… »

En des temps relativement plus modernes, la maison des Bismarck présente, comme mainte famille de la noblesse campagnarde de Brandebourg, une suite non interrompue de modestes et fidèles serviteurs de l’état, tantôt militaires, tantôt employés dans des fonctions civiles. Le XVIIIe siècle nous en offre deux spécimens un peu plus curieux, le grand-père et le grand-oncle du chancelier, l’un surnommé le poète, l’autre l’aventurier. Le poète, il faut bien faire cet aveu pénible, composait ses vers en langue française ; on a notamment de lui un Éloge ou monument érigé à la mémoire de Christine de Bismarck, née de Schœnfeld, par Charles-Alexandre de Bismarck, Berlin 1774 ; c’était à sa femme défunte que le capitaine de cavalerie en retraite a cru devoir élever ce mausolée de paroles et de rimes welches, pleines de la fade sentimentalité du temps. L’aventurier (Ludolf-Auguste) justifie mieux son nom. Il tua son domestique dans un accès de colère ou d’ivresse, fut gracié, prit du service en Russie, se mêla d’intrigues politiques en Courlande, et dut aller en exil en Sibérie. Gracié de nouveau, il entra dans la diplomatie russe, remplit plusieurs missions, et mourut général-commandant à Poltava. Disons en passant que ce Ludolf ne fut pas le seul de sa famille à servir sous les drapeaux russes, et que le nom de Bismarck se trouvait ainsi être de longtemps bien noté à Saint-Pétersbourg.

Les biographes whigs insistent beaucoup sur ce point, que la mère du jeune Otto, « femme intelligente, ambitieuse et quelque peu froide, » a été une bourgeoise, une demoiselle Menken, d’une famille de savans bien connus à Leipzig. Ils aiment à établir de la sorte que le restaurateur de l’empire relève par sa mère de la bourgeoisie, de cette bourgeoisie studieuse et lettrée qui est la grande force de l’Allemagne, — tout en tenant à la noblesse et à l’armée par son père, capitaine de cavalerie en retraite, comme le grand-père le poète. Ces profonds Germains ont un faible, on le sait, pour tout symbolisme ; ils décorent même très souvent de ce nom ce qui n’est qu’un jeu d’esprit, voire un jeu de mots, et c’est ainsi qu’ils attachent une certaine signification à la futile circonstance que le jeune Otto a été confirmé[9] à Berlin par les mains de Schleiermacher, le célèbre docteur en divinité, dont la science était beaucoup plus respectable que la vie : « de la sorte et pour un moment fugitif, il est vrai, mais solennel, le jeune homme appelé à une vie d’action par excellence fut mis en contact avec notre théologie savante et notre philosophie romantique. » On n’a pas manqué non plus de relever le nom de « Cloître-Gris » (Grauer Kloster) que portait à Berlin le lycée où lit ses études le futur destructeur des couvens, ainsi que de noter l’origine française d’un de ses principaux professeurs, le docteur Bonnet, descendant d’une famille huguenote réfugiée dans le Brandebourg à la suite de la révocation de l’édit de Nantes.

Après avoir fini ses études au lycée du Cloître-Gris, Otto de Bismarck se rendit à l’université de Gœttingue, à la célèbre Georgia Augusta, pour y faire son droit. En réalité, il ne fit qu’y mener la vie des fils de la muse qui ont le bonheur ou le malheur d’être en même temps des fils de famille, des cavalière ; il ne cultiva que la chasse, l’équitation, la natation, la gymnastique et l’escrime. Il eut plus de vingt duels et justifia pleinement le nom glorieux de bursche, qui devait lui rester encore longtemps, alors même qu’il fut ambassadeur et ministre. On comprend aisément que les Institutes et les Pandectes n’ont pu être beaucoup approfondis au milieu de tant d’exercices corporels, et l’essai même d’échanger la bruyante Georgia Augusta contre l’université plus posée et reposante de Berlin se trouva être un remède plus héroïque qu’efficace. M. de Bismarck a-t-il jamais passé d’une manière régulière cet « examen d’état » (staats-examen) qui en Prusse est la condition indispensable de toute fonction publique ? Grave question, qui fut longtemps débattue en Allemagne, et dont on s’est fait une arme pendant vingt ans contre l’homme de parti, le député, l’ambassadeur, le président du conseil. Fait digne de remarque et qui caractérise bien l’esprit formaliste et réglementaire de la nation : M. de Bismarck avait déjà défié toute l’Europe et démembré la monarchie danoise, que, dans les journaux de l’opposition en Allemagne, partaient encore de temps en temps, comme des fusées attardées, des allusions malignes à cet examen d’état demeuré problématique ! Ce n’est que depuis l’époque de Sadowa que cessèrent définitivement ces méchancetés déplacées : Sadowa fit passer bien d’autres irrégularités encore, et de beaucoup plus graves assurément.

C’est peut-être le lieu de se demander quels fruits M. de Bismarck a recueillis de sa vie scolaire et d’apprécier, ne fût-ce que sommairement, la culture et le genre de son esprit. Il paraît certain que M. de Bismarck n’est point un homme de science et d’étude, et que son éducation libérale présente plus d’une lacune. Contraste plaisant, des deux chanceliers, russe et allemand, dont l’un n’a connu qu’un lycée d’une valeur très discutable, tandis que l’autre a fréquenté le gymnase et l’alma mater les plus renommés de la docte Germanie, c’est bien l’élève de Tsarskoë-Sélò qui, en fait de connaissances classiques et de vrais humaniora, pourrait rendre des points à l’heureux nourrisson de la Georgia Augusta. Toutefois il est bon de faire observer que M. de Bismarck remplit et au-delà certain programme posé un jour par le spirituel et regretté Saint-Marc Girardin aux hommes du monde bien élevés. « Je ne demande pas, disait-il, qu’ils sachent le latin, je demande seulement qu’ils l’aient oublié. » De sa jeunesse scolaire, il est resté toujours au chancelier d’Allemagne un fonds de culture qu’il sait bien faire valoir à l’occasion, et il possède à un degré très suffisant sa Bible, son Shakspeare, son Goethe et son Schiller, ces quatre élémens de toute éducation même très ordinaire dans les pays allemands, — précieux et enviable quadrivium des enfans d’Arminius ! Le prince Gortchakof a les raffinemens ainsi que les faiblesses de l’homme de lettres ; il soigne son « mot, » il châtie sa phrase, il se mire et s’admire dans ses compositions : on sait qu’il a été surnommé un jour le Narcisse de l’écritoire. Par le goût, par le sens exquis, par l’instinct d’artiste, il a une supériorité marquée sur son ancien collègue de Francfort ; mais celui-ci reprend tous ses avantages dès que l’on considère le cachet original et personnel qu’il sait donner à sa pensée et à sa parole, dès que l’on cherche l’individualité, le souffle créateur, le mens agitans molem, ce je ne sais quoi de mystérieux et puissant que la sculpture antique rendait si ingénieusement en mettant une flamme au front de certaines de ses statues.

Le chancelier d’Allemagne n’est pas un lettré dans la stricte et un peu vulgaire acception du mot ; il n’est, à proprement parler, ni un orateur, ni un écrivain. Il ne sait pas bien développer un thème, graduer les argumens, ménager les transitions ; il ne construit pas sa période et ne s’en soucie point. Il a de la difficulté à s’énoncer, aussi bien à la tribune que la plume à la main ; son style est heurté, parfois bien incorrect, aussi peu académique que possible ; il est embrouillé, enchevêtré, trivial même par momens. Toute proportion gardée et toutes réserves faites, il y a du Cromwell dans sa manière de s’exprimer ; mais bien autrement encore que chez Cromwell est-on forcé d’admirer chez lui de ces éclairs de la pensée, de ces images fortes et imprévues, de ces mots pénétrans qui frappent, qui se gravent et qui restent. Lorsque tout dernièrement, au milieu d’une argumentation assez décousue et embarrassée sur son conflit avec Rome, il vint à s’écrier tout à coup : « Soyez sûrs d’une chose, messieurs, nous n’irons pas à Canossa ! » on dut reconnaître qu’il avait su comprimer là, dans une sorte de cœterum censeo menaçant, tout un monde de souvenirs et de passions. Dans un esprit bien différent, dans des temps aussi bien lointains déjà, il est vrai, parlant un jour, — il y a de cela près de vingt ans, — des principes de la révolution et de la contre-révolution, il devait dire que ce n’est pas un débat parlementaire qui pourra jamais décider entre ces deux principes : « la décision ne viendra que de Dieu, du Dieu des batailles, alors qu’il laissera tomber de sa main les des de fer du destin ! » On croit entendre de Maistre dans ce dernier membre de phrase, et, comme M. de Maistre, le chancelier d’Allemagne a eu, lui aussi, son passage décrié du bourreau : nous voulons parler de cette invocation au fer et au sang, qu’il faut replacer dans son cadre et mettre dans son vrai jour, — la remettre à sa date, — pour en apprécier tout le relief à côté de la brutalité incontestable. L’invocation fut faite alors que ces nationaux-libéraux, aujourd’hui d’une platitude si grande envers lui et d’une obéissance de cadavre, voulaient l’empêcher de réformer l’armée, tout en lui demandant de faire l’unité de l’Allemagne. L’homme qui sentait gronder dans son âme le tonnerre lointain de Sadowa et de Sedan lança à ce moment aux rhéteurs le défi qu’il n’a que trop justifié depuis, disant que ce n’était pas par des discours qu’on ferait l’unité de l’Allemagne : « pour faire cette unité, il faudra du fer et du sang ! .. » Cet orateur ne respire pas à l’aise dans l’uniforme qui ne le quitte jamais, et il ne procède que par saillies et boutades ; il amasse péniblement les nuages de sa rhétorique, mais l’étincelle finit par jaillir et par éclairer toute une situation. Pour se faire comprendre, il emploiera les images les plus grandes ou les plus familières, sans choix, à tout hasard et rencontre ; il empruntera une citation à Shakspeare et à Goethe aussi bien qu’aux Guêpes de M. Alphonse Karr ou à tel couplet de vaudeville. Une de ses inspirations les plus heureuses, les plus mémorables, il l’a trouvée un jour, soudain, dans le libretto de Freyschütz.

Qu’on veuille bien nous permettre de rappeler ce dernier épisode, au risque même de nous attarder quelque peu dans des explications préliminaires dont un auditoire allemand, tout plein des souvenirs de son Freyschütz, n’avait point besoin. Dans cet opéra de Weber, Max, le chasseur bon et malheureux, emprunte une cartouche à Robin, le mauvais génie, et abat aussitôt un aigle dont il pose une des plumes fièrement à son casque. Il demande encore quelques-unes de ces cartouches, mais Robin lui apprend que ce sont des « balles enchantées, » et que pour les avoir il faut se donner aux esprits infernaux, leur livrer son âme. Max recule, et alors Robin, en ricanant, lui apprend qu’il a beau hésiter, que le pacte est fait et qu’il est déjà engagé par la balle dont il s’est servi : « Pensais-tu donc que cet aigle fût un don gratuit ? .. » Eh bien ! lorsqu’en 1849 le jeune orateur de la Marche de Brandebourg eut à conjurer la chambre prussienne de ne pas accepter pour le roi de Prusse la couronne impériale que lui offrait le parlement de Francfort, il finit par s’écrier : « C’est le radicalisme qui apporte au roi ce cadeau ! Tôt ou tard ce radicalisme se dressera devant le roi, lui demandera sa récompense, et montrant l’emblème de l’aigle sur ce nouveau drapeau impérial, il lui dira : Pensais-tu que cet aigle fût un don gratuit ? .. » Image saisissante et aussi profonde qu’ingénieuse ! Oui, on ne se sert pas impunément des « balles enchantées » de la révolution, et on ne fait pas son pacte avec le démon populaire sans y laisser quelque chose de son âme. Tôt ou tard viendra se dresser devant vous le mauvais génie dont vous avez accepté le concours, le Robin des bois et des rues ; il arrivera pour vous prendre votre salut et vous signifier qu’il n’entend pas avoir travaillé pour le roi de Prusse… Ce magnifique mouvement oratoire du jeune député de la Marche, le chancelier de l’Allemagne eût pu le méditer avec fruit dans plus d’une circonstance décisive, le jour par exemple où il renversa tel trône séculaire, le jour aussi où il donna le signal du combat de la civilisation

L’écrivain ne diffère pas beaucoup de l’orateur, et, en parlant de l’écrivain, nous pensons surtout à ces lettres intimes et familières qui ont été publiées dans le livre bien connu de George Hesekiel, et qui ont eu en Allemagne un succès mérité. C’est toujours la même obscurité, le même embarras d’élocution, le même trouble, traversés de temps en temps d’expressions vives et originales, de figures étonnantes, d’un humour acre, strident, qui grince et vous pince avec une volupté cruelle. Ces lettres sont pour la plus grande part adressées à sa sœur, à la « chère Malvina » (mariée à un Arnim), et nous aurons encore plus d’un emprunt à leur faire dans la suite de cette étude. On y a signalé certaines descriptions de la nature, du clair de lune, de la Mer du Nord, de la vue du Danube des hauteurs de Buda-Pesth, qui ne manquent pas en effet de couleur et font tableau ; il y a quelque chose de Henri Heine dans ces Reisebilder tout privés, et on en a fait la remarque : comme il y a peut-être bien aussi du Hamlet (et quel Hamlet !) dans le passage suivant, le seul passage mélancolique qu’il nous ait été donné de rencontrer au milieu de tant de saillies sanguines et robustes. « A la grâce de Dieu ! tout n’est au fond qu’une question de temps, peuples et individus, sagesse et folie, paix et guerre. Au demeurant, tout sur la terre n’est qu’hypocrisie et jonglerie, et, ce masque de chair une fois tombé, l’homme d’esprit et le sot doivent se ressembler beaucoup, et il doit être difficile de distinguer entre le Prussien et l’Autrichien, leurs squelettes bien proprement préparés. Cela devrait guérir de tout patriotisme spécifique… » Ces lignes sont tombées de la même main pourtant qui depuis, et par un patriotisme bien spécifique assurément, a fourni tant de milliers de sujets aux préparateurs de squelettes ! ..

On voit par ces lettres que M. de Bismarck maniait déjà de bonne heure et avec prédilection cette ironie où il est passé maître : ironie froide, narquoise et qui trop souvent approche du ricanement. Il l’emploiera plus tard dans ses discours, dans ses conversations avec les ministres et les ambassadeurs, et jusque dans les négociations diplomatiques, aux momens même les plus importans, les plus décisifs de l’histoire. A des momens pareils, cette ironie affectera tantôt une grande franchise, tantôt une grande politesse, mais une franchise à vous faire tomber à genoux devant le premier mensonge quelque peu décent, une politesse à vous faire implorer une incivilité sans phrases comme un véritable bienfait. Un jour, à la veille même de la guerre de 1866, le comte Karolyi, ambassadeur d’Autriche et agissant au nom de son gouvernement, sommera M. de Bismarck de déclarer catégoriquement s’il pense déchirer le traité de paix, le traité de Gastein ; — « Non, sera la réplique, je n’ai pas cette pensée ; mais, si je l’avais, vous répondrais-je autrement ? » Voilà un exemple de cette franchise qui déroute, qui confond et semble vous crier à l’oreille avec tel diable de l’Inferno :

Tu non pensavi ch’io loico fossi !


Quant à la politesse meurtrière que saura parfois revêtir le sarcasme de M. de Bismarck, rappelons ici le mot qu’il lancera plus tard aux négociateurs de Versailles venant traiter avec lui de la reddition de Paris affamé, et offrir deux cents millions de contribution. « Oh ! dira-t-il, Paris est un trop grand personnage pour que nous le traitions d’une manière si mesquine ; faisons lui l’honneur d’un milliard. » — C’est là la tournure assurément originale que l’émule de Heine imaginera de donner à la maxima reverentia qu’on doit au malheur ! .. Lorsqu’on est destiné dans l’âge mûr à exercer son humour avec tant d’aisance aux dépens des princes et des peuples, le moyen, étant jeune, de ne pas plaisanter spirituellement tel pauvre diable de paysan de Poméranie qui a bu trop d’eau ? Dans une de ses lettres à sa chère Malvina, le jeune gentilhomme campagnard décrit avec une verve hilare une inondation qui est venue bouleverser son domaine que traverse un petit affluent de la maigre rivière Hampel. Cette inondation l’a coupé de tous ses voisins, lui a emporté tant et tant de barils d’eau-de-vie, « a introduit un interrègne anarchique de Schievelbein jusqu’à Damm, » — et il finit par ce trait : « Je suis fier de pouvoir le dire, dans mon petit affluent de la Hampel un voiturier s’est noyé avec son cheval et tout son chargement de goudron ! .. » Combien autrement fier sera encore un jour ce gentilhomme alors que, dans l’Europe devenue son domaine, il verra disparaître au milieu des flots, des flots de sang cette fois, toute une armée et son chef, tout un empire et son empereur, — currus Galliœ et auriga ejus ! .. Cela n’a pas empêché, à un autre moment, le jeune gentilhomme campagnard de se jeter bravement à la nage pour retirer de l’eau son palefrenier et de gagner la médaille de sauvetage ; pendant bien des années même, cette médaille était seule à orner la large poitrine du ministre de Prusse à Francfort. Interrogé un jour par un collègue auprès du Bund sur une décoration dont le corps diplomatique n’est guère coutumier, il répondit avec le ton qui n’est qu’à lui qu’il lui arrivait parfois de sauver un homme, — dans ses momens perdus, bien entendu ; pour peu qu’on l’eût pressé, il était capable d’ajouter qu’il ne le faisait que pour se donner de l’exercice.

Ainsi, et pour nous résumer, de l’époque de son apprentissage au Cloitre-Gris et à la Georgia Augusta, Otto de Bismarck a emporté un bagage littéraire qui, sans être ni trop lourd ni trop complet, lui a cependant permis de faire son tour du monde politique avec aisance et honneur. Dès cette époque également, son esprit révèle les qualités précieuses qui le distinguent encore : une imagination vive et puissante, un rare bonheur d’expressions parfois grandioses, parfois vulgaires, mais toujours frappantes ; enfin un humour qui n’a point de pareil et qui, pour parler avec Jean-Paul, est un vrai sirocco pour l’âme. Avec tout cela, point de grâce, point de charme, de distinction ni de délicatesse, — aucun accent généreux, aucune corde douce et sympathique, absence complète de ce milk of human kindness dont parle le poète, manque absolu de cette charité qui, selon le grand moraliste chrétien, est comme le parfum céleste de l’âme. Quant à l’art ou plutôt au métier, quant au travail qui consiste à coordonner ses phrases, à les lier et les agencer, à introduire de l’harmonie et de la clarté dans les différentes parties du discours, à en effacer les aspérités et les inégalités, quant au style en un mot, M. de Bismarck ne l’a jamais appris ou l’a toujours dédaigné. Si nous osions appliquer à ce style une de ces images triviales, mais expressives, dont il nous offre lui-même plus d’un exemple, nous le comparerions volontiers à certaine boisson bizarre, à peine croyable, et que, d’après le dire de ses biographes, le chancelier d’Allemagne a de tout temps affectionnée : elle consiste dans un mélange de vin de Champagne et de porter ! Le langage est à l’instar du breuvage : on lui trouve le piquant, le pétillant, l’émoustillant de l’ai en même temps que la lourdeur, la noirceur et surtout l’amertume du stout.

Chose curieuse, l’homme qui devait un jour imposer à tous les états de la Germanie les durs règlemens bureaucratiques et militaires de la Prusse, « mettre l’Allemagne en selle, » pour employer un de ses mots, la serrer dans l’étroite camisole du service obligatoire, — indirectement même dresser toute l’Europe à de nouveaux exercices et lui faire quitter la charrue pour l’épée, les occupations libérales pour les manœuvres d’automne et d’été, — cet homme n’a, pour son compte, jamais pu s’astreindre aux devoirs scolaires, : ni au travail régulier du bureau, ni à la sévère discipline du soldat. Il a affirmé lui-même quelque part n’avoir entendu que deux heures de cours pendant tout son séjour à la Georgia Augusta. Le stage universitaire terminé, il essaya à plusieurs reprises la carrière administrative ou judiciaire ; il l’essaya à Aix-la-Chapelle, à Potsdam, à Greifswalde, puis de nouveau à Potsdam, et dut chaque fois y renoncer, dégoûté par le travail monotone du bureau ou parades démêlés avec ses supérieurs. On raconte à cet égard la piquante réponse du jeune referendarius à un chef qui lui avait fait faire antichambre pendant une heure : « j’étais venu pour vous demander un court congé ; mais pendant cette longue heure j’ai eu le temps de réfléchir, et je vous demande ma démission. » Par deux fois aussi il fit l’essai du service militaire, sans arriver à un grade plus élevé que celui de lieutenant de la landwehr, grade qu’il appréciait pourtant, et dont il aimait à endosser l’uniforme aux occasions solennelles, du temps même où il était déjà ministre à Francfort ; on sait que la journée de Sadowa lui valut depuis les insignes de général. Ces dix ou douze années qui s’écoulèrent pour M. de Bismarck depuis son examen d’état tant discuté jusqu’à son entrée à la chambre de Prusse, les biographes allemands les décorent du beau nom « d’années d’orage et de tourmente, » qui rappelle une des époques les plus brillantes de leur littérature[10]. Elles furent orageuses en effet, remplies d’avortemens de plus d’un genre, de voyages, d’embarras financière, peut-être bien aussi d’un amour contrarié. C’est du moins le sens qu’on inclinerait à donner au passage suivant d’une lettre adressée à sa sœur Malvina : « J’ai beau me raidir, je finirai par épouser *** ; le monde le veut ainsi, et rien ne paraît plus naturel, puisque nous sommes restés tous les deux sur le carreau. Elle me laisse froid, il est vrai ; mais cela, elles le font toutes ; il n’est pas si mal du reste qu’on ne puisse quitter ses sentimens avec ses chemises, si rarement même qu’on change ces dernières… »

Il semble avoir porté une affection très sincère à cette sœur : il lui prodigue les noms les plus tendres, il l’appelle tantôt sa petite chère, sa Malvina, sa Maldewinchen, sa bonne petite Arnim ; il lui arrive même une fois de dire (pardonnez-le-lui, ô divinités de Walhalla) tout simplement et en français : « ma sœur ! » Dans toutes les lettres de cette époque, datées la plupart des terres de Kniephof ou de Schœnhausen (ce n’est que plus tard que M. de Bismarck fit l’acquisition du fameux Varzin, à côté d’un humour toujours strident et mordant, on voit percer un certain désenchantement, à côté des soucis de fortune apparaissent de temps en temps des projets pour l’avenir, bien modestes assurément et qui visent rarement la politique. En 1846, il attache une certaine importance à être nommé intendant des digues dans le district (deichhauptmann). « La place n’est pas rémunérée, mais elle présente de l’intérêt par rapport à Schœnhausen et aux autres terres, car c’est d’elle que dépendra en grande partie si nous serons de nouveau sous l’eau comme l’an passé… Bernard (un ami) insiste pour que j’aille en Prusse (à Berlin ?) ; je voudrais bien savoir ce qu’il entend par là. Il soutient que, par mes dispositions et mes penchans, je suis fait pour le service d’état, et que tôt ou tard je finirai par y entrer… » Puis tout à coup, et à la veille même de la réunion du premier parlement de Prusse, on est surpris par le projet d’un voyage aux Indes, — probablement pour y faire fortune et s’y établir, — et l’on songe involontairement à Cromwell voulant s’embarquer pour l’Amérique à la veille du long-parlement. N’allez pas cependant croire que les jours passent tristes et moroses à Kniephof et à Schœnhausen : on y mène, on y surmène la vie de junker (hobereau), et les officiers de la garnison dans le voisinage sont de bons et solides gaillards en compagnie desquels on chasse, on danse, « on vide de grands bocaux remplis moitié de Champagne, moitié de porter ; » on réveille ses hôtes le matin en leur tirant des coups de pistolet tout près de l’oreiller ; on effraie les cousines en entrant au salon avec quatre renards, et l’on fait honneur au nom donné par toute la contrée au propriétaire du domaine, le nom de « Bismarck l’enragé » (der tolle Bismarck). On est rageur et tapageur, on est prompt à dégainer, à se battre au pistolet ou à l’épée, et l’on n’évite même pas telle scène de pugilat. Un jour, dans un estaminet à Berlin, l’ancien élève de la Georgia Augusta brisa sa chope de bière sur le crâne d’un inconnu peu respectueux dans son langage pour un membre de la famille royale, non toutefois sans avoir d’abord adressé un avertissement charitable à l’insolent déclamateur, ni sans avoir après, très posément, très poliment, demandé au garçon le coût de la casse[11]. Ceci se passait en 1850 ; M. de Bismarck était déjà député depuis plusieurs années et sur le point de devenir ministre plénipotentiaire auprès de la confédération germanique.

Der tolle Bismarck, ce n’est pas seulement à Kniephof et à Schœnhausen qu’on appelait ainsi le futur chancelier d’Allemagne. Les Berlinois eux-mêmes n’eurent pas d’autre nom pour lui pendant longtemps, pendant toute la période parlementaire du jeune député de la Marche, depuis son maiden-speech et sa première apparition à la tribune, — alors qu’ayant provoqué un tumulte indescriptible par une sortie violente contre les libéraux il tira de sa poche un journal et se mit tranquillement à lire en attendant l’apaisement de l’orage, — jusqu’à son dernier discours du 3 décembre 1850, qui porta au comble l’exaspération de la chambre, mais valut à l’orateur un poste diplomatique. Le succès procède un peu comme la loi nobiliaire des Chinois : il fait remonter la gloire en arrière et jette du lustre sur les obscurs antécédens du favori de la fortune. Ce serait toutefois confondre les temps et déplacer la perspective historique que de vouloir assigner à M. de Bismarck dans ces années 1847-50 quelque chose du rôle important qu’il ne devait acquérir que quinze ans plus tard. La vérité est que ce rôle n’était dans cette première période ni aussi considérable ni surtout aussi considéré que serait tenté de se l’arranger une abstraite méthode inductive. Membre actif et remuant du groupe des junker en 1847 et du grand parti de la croix qui se forma après la révolution de février, le gentilhomme campagnard de Schœnhausen fut loin d’avoir au sein de ce parti l’autorité d’un Gerlach et d’un Stahl, ou la grande situation de tel seigneur féodal de Silésie ou de Poméranie. Malgré son audace, son impétuosité et son sang-froid, malgré les saillies parfois les plus heureuses d’une éloquence alors bien autrement inégale et embarrassée encore qu’elle ne l’est aujourd’hui, M. de Bismarck ne fut à cette époque que le Hotspur et l’enfant terrible de la sacrée phalange qui défendait le trône, l’autel et les principes conservateurs ; c’était en quelque sorte le général du Temple des chevau-légers borusses, un général du Temple doublé d’un marquis de Pire. A tout prendre, il ne passait que pour un Thadden-Triglaff réussi, ce brave M. Thadden-Triglaff qui déclarait bien vouloir la liberté de la presse, à la condition toutefois « qu’il y eût une potence à côté de chaque journal pour y accrocher les folliculaires. » Les propos de M. de Bismarck, — ami et voisin de cet ingénieux législateur de la presse, — ne furent pas parfois beaucoup plus raisonnables ; ne lui arriva-t-il pas un jour de dire en toutes lettres « que toutes les grandes villes devraient être détruites et rasées de la terre, comme des foyers éternels de révolution ? »

Les Athéniens de la Sprée riaient de ces lazzis, répétaient ces mots pleins d’humour, et admiraient surtout certain argument ad hominem au moyen d’une chope de bière. Parfois aussi ils commentaient avec malice les avances faites aux purs, aux démocrates, et s’égayaient notamment sur le compte de la fameuse petite branche d’olivier que le hobereau de Schœnhausen montra un jour à son collègue de la chambre, le très radical docteur d’Ester. Cette branche, lui dit-il, il venait de la cueillir dans une récente excursion à Vaucluse, sur le tombeau de Laure et de Pétrarque ; il la serrait précieusement dans son porte-cigare et comptait encore l’offrir un jour à messieurs les rouges « en signe de réconciliation… » Il a été dans la destinée étrange de cette homme extraordinaire de n’être pris au sérieux que le jour où il devint terrible. Der tolle Bismarck, disaient les Allemands en 1850 ; à Francfort, ce bon comte Rechberg l’appelait dédaigneusement un bursche, et il passa pour un personnage moquable aux yeux d’un ministre français, un homme d’esprit pourtant, encore en 1864. L’année d’après, sur la plage légendaire de Biarritz, il poursuivait de ses projets l’empereur Napoléon III, qui, appuyé au bras de l’auteur de Colomba, jetait de temps en temps dans l’oreille du sénateur académicien ces mots : « il est fou ! » Cinq ans plus tard, le rêveur de Ham remettait son épée au fou de la Marche.

« J’appartiens, — telle fut la déclaration provocante de M. de Bismarck dans un de ses premiers discours à la chambre, — j’appartiens à une opinion qui se fait gloire des reproches d’obscurantisme et de tendances au moyen âge ; j’appartiens à cette grande multitude qu’on oppose avec dédain à la partie plus intelligente de la nation. » Il voulait un état chrétien. « Sans base religieuse, disait-il, l’état n’est qu’une agrégation fortuite d’intérêts, une espèce de bastion dans la guerre de tous contre tous ; sans cette base religieuse, toute législation, au lieu de se régénérer aux sources vives de l’éternelle vérité, n’est plus que ballottée par des idées humanitaires aussi vagues que changeantes. » C’est pour cela qu’il se prononçait contre l’émancipation des Juifs et repoussait surtout avec horreur l’institution du mariage civil, institution dégradante et qui « faisait de l’église le porte-queue (schleppentraeger) d’une bureaucratie subalterne[12]. » Il fut aussi intransigeant pour le trône que pour l’autel : il narguait le principe de la souveraineté du peuple ; le suffrage universel (qu’il devait introduire lui-même un jour par tout l’empire d’Allemagne !) lui paraissait un danger social et un outrage au bon sens. Il niait les droits de la nation ; la couronne seule avait des droits : le vieil esprit prussien ne connaissait que ceux-là, — « et ce vieil esprit prussien est un Bucéphale qui se laisse bien monter par son maître légitime, mais qui jettera par terre tout cavalier de dimanche (sonntagsreiter) ! »

Adversaire résolu des idées modernes, des théories constitutionnelles et de tout ce qui formait alors le programme du parti libéral en Prusse, le député de la Marche combattait avec la même énergie les deux grandes passions nationales de ce parti : la « délivrance » du Slesvig-Holstein et l’unité de l’Allemagne. Il déplorait que « les troupes royales prussiennes fussent allées défendre la révolution dans le Slesvig contre le souverain légitime de ce pays, le roi de Danemark ; » il affirmait qu’on faisait à ce roi une véritable querelle d’Allemand, qu’on lui cherchait noise « à propos de bottes » (um des kaisers bart), et il n’hésitait pas à déclarer, au milieu d’une chambre frémissante, que la guerre provoquée dans les duchés de l’Elbe était Il une entreprise éminemment inique, frivole, désastreuse et révolutionnaire…[13] » Quant à l’unité de l’Allemagne, le jeune orateur des ultras la repoussait au nom du droit, de la souveraineté et de l’indépendance des princes, ainsi qu’au nom du patriotisme bien entendu. Il était Prussien, un Prussien spécifique, un Prussien encroûté (stockpreusse), et se souciait fort peu d’unir la bonne et ferme pâle borusse « aux élémens dissolvans (das zerfahrene wesen) du sud. » Il en appelait à l’armée : est-ce que cette armée demandait à échanger les vieilles couleurs nationales, noir et blanc, contre cette tricolore allemande qui ne lui était connue que comme l’emblème de la révolution ? est-ce qu’elle demandait à échanger sa vieille marche du Dessauer contre la chanson d’un professeur Arndt sur la patrie allemande ? — Il a été déjà parlé de son discours contre la couronne impériale offerte par le parlement de Francfort, de l’emprunt ingénieux fait alors au libretto du Freyschütz. Tout en refusant la couronne impériale, Frédéric-Guillaume IV n’en essayait pas moins, pendant ces années 1849 et 1850, de sauver quelques épaves de ce naufrage des idées unitaires, il s’efforçait de grouper autour de lui, et avec l’aide de libéraux, une partie notable du corps germanique, de créer une espèce de confédération du nord : « l’union restreinte » devint pour un moment le mot d’ordre d’un programme que le général de Radowitz fut chargé de réaliser par la mise en scène du parlement d’Erfurt. M. de Bismarck condamnait sans pitié ni faiblesse toutes ces vaines tentatives : avec le grand théoricien de son parti, le célèbre professeur Stahl, il plaidait le retour au statu quo d’avant 1848 ; il demandait comme lui « qu’on relevât en Allemagne la colonne renversée du droit, » qu’on restaurât le Bund sur ses bases légales, aux termes du traité de Vienne, et ne cessait de mettre la politique prussienne en garde contre toute « course de Phaéton » dans une région de nuages et de foudre.

La foudre ne tarda pas à éclater en effet, et la « course de Phaéton » fut brusquement arrêtée par la main de ce grand ministre autrichien qui n’a fait lui-même que traverser comme un météore lumineux les régions les plus élevées du pouvoir pour disparaître soudain et laisser après lui des regrets éternels. Le prince Félix de Schwarzenberg rappelle à certains égards ces hommes d’état dont. l’Angleterre offrait parfois jadis l’étonnant exemple, ces Peterborough, ces Bentinck et leurs semblables, qui ont su interrompre presque subitement une vie adonnée aux plaisirs et aux folles légèretés du monde pour se révéler d’emblée comme de véritables génies politiques et mourir avant l’âge, après avoir épuisé les ivresses du bonheur facile et de la gloire, bien autrement ardue. On sait de quelle main ferme et hardie le prince saisit le timon des affaires en Autriche et en combien peu de temps il réussit à relever une monarchie placée au bord de l’abîme. Sa conduite fut-elle de tout point irréprochable, fut-elle même prévoyante jusqu’au bout ? Là n’est point pour nous la question ; bornons-nous à constater que rarement ministre a rencontré plus de bonheur dans sa courte carrière, trouvé tant d’assurance dans le succès, et jusque dans les nécessités fâcheuses parlé d’un ton plus fier et plus hautain. Cette fois le prince de Schwarzenberg parla avec toute l’autorité que lui donnait le droit ; il parla même trop durement peut-être, et la Prusse sembla un moment prête à relever le gant. Frédéric-Guillaume IV demanda aux chambres un crédit de 14 millions de thalers pour l’armement, et prononça un discours belliqueux. L’Europe devint attentive, l’assemblée nationale de France fut sur le point de décréter une nouvelle levée de troupes, et, prélude fatidique d’une tragédie qui ne devait se jouer que quinze ans plus tard, en 1850 comme en 1866, Louis-Napoléon crut devoir encourager le cabinet de Berlin, l’encourager sous main, et en opposition directe avec le sentiment général du pays ! Tandis que l’assemblée nationale en France se prononçait très catégoriquement pour la neutralité et que le ministre des affaires étrangères y inclinait même pour l’Autriche, le président de la république envoyait à Berlin un confident intime, M. de Persigny, avec la mission d’engager le roi de Prusse autant que possible à la guerre. La guerre parut inévitable ; déjà les troupes étaient échelonnées des deux parts, déjà même des rencontres d’avant-postes avaient eu lieu. Tout à coup, et devant un ultimatum menaçant de Vienne, corroboré d’un avis amical de Saint-Pétersbourg, M. de Manteuffel, le président du conseil de Prusse, fit proposer à celui d’Autriche de se rendre à une entrevue à Oderberg, sur la frontière des deux états ; quelques heures même après avoir expédié cette proposition, il lui fit savoir par le télégraphe (procédé alors encore très peu usité) que, sur les ordres positifs de son roi, il irait jusqu’à Olmutz sans attendre sa réponse. Il s’y rendit en effet, et signa là (29 novembre 1850) les préliminaires de paix, les fameuses « ponctuations » par lesquelles la Prusse cédait sur tous les points aux exigences de l’Autriche.

Il n’est pas étonnant qu’une si profonde humiliation, — précédée d’une démarche de détresse jusque-là inouïe dans les annales de la diplomatie, et suivie bientôt d’une dépêche autrichienne qui bien inutilement ne faisait qu’envenimer la plaie[14], — remplit la Prusse libérale de douleur et d’indignation. C’est en vain que M. de Manteuffel essaya de justifier sa conduite devant la représentation nationale, et affirma aimer mieux être placé « en face des balles coniques que des discours pointus » (lieber spitzkugeln als spitze reden) ; la chambre de Berlin exprima avec passion les doléances du pays, et M. de Vincke termina une philippique des plus véhémentes par les mots : « à bas le ministère ! » Un seul orateur osa prendre la défense du ministre et faire à un pareil moment l’apothéose de l’Autriche. Déjà l’année précédente M. de Bismarck avait envié pour son pays le rôle de l’empereur Nicolas en Hongrie ; depuis lors il n’avait négligé aucune occasion de venger l’empire des Habsbourg des injures que lui adressait le libéralisme allemand, et il demeura fidèle à cette politique jusque dans des circonstances aussi extraordinaires et au milieu des clameurs indescriptibles de l’assemblée. Il maintint qu’il n’y avait pas en Allemagne de fédération possible et légitime en dehors de l’Autriche. Un des plus grands griefs des Teutons contre l’Autriche a été de tout temps de ne pas former un état purement allemand, de receler dans son sein des populations différentes et d’une race « inférieure : » c’était là le principal argument du parlement de Francfort en faveur de la constitution d’une Allemagne en dehors de l’empire des Habsbourg, et M. de Bismarck ne s’est pas fait faute de le reproduire en 1866 dans une circulaire mémorable. En 1850, le député de la Marche ne partageait pas cette opinion ; il était convaincu que « l’Autriche était une puissance allemande dans toute la force du terme, bien qu’elle eût le bonheur d’exercer aussi sa domination sur des nationalités étrangères, » et il concluait hardiment que « la Prusse devait se subordonner à l’Autriche afin de combattre de conserve avec elle la démocratie menaçante… » Certes en remémorant cette séance de la chambre prussienne du 3 décembre 1850, on peut, pour parler avec Montesquieu, se donner le spectacle des vicissitudes étonnantes de l’histoire ; mais l’ironie du sort commence à prendre des proportions vraiment fantastiques alors qu’on veut bien songer que ce fut précisément ce discours du 3 décembre 1850 qui décida de la vocation de M. de Bismarck et lui ouvrit la carrière des affaires étrangères. Forcé de consentir à la restauration du Bund et résigné à la prépondérance de l’empire des Habsbourg, le gouvernement prussien crut en effet ne pouvoir donner de meilleurs gages de ses dispositions qu’en nommant son plénipotentiaire auprès de la confédération germanique l’orateur fougueux dont le dévoûment à la cause des Habsbourg a su résister même à l’épreuve de l’humiliation d’Olmutz, et c’est comme le partisan le plus décidé de l’Autriche que le futur vainqueur de Sadowa fit son entrée dans l’arène de la diplomatie ! ..

La chambre fut prorogée à la suite de cette discussion orageuse. La rupture avec le parti national était consommée, et M. de Manteuffel, dont l’esprit froid et bureaucratique ne sympathisait au fond que très médiocrement avec les ultras, jugea cependant utile de fortifier le gouvernement en leur faisant quelques avances. Plusieurs postes éminens dans le service civil furent confiés aux membres de l’extrême droite : M. de Kleist-Retzow entre autres eut la présidence des provinces rhénanes. On ne pouvait guère songer à utiliser de la même manière les talens de l’ancien referendarius de Potsdam et de Greifswalde, qui avait montré si peu de dispositions et de goût pour la carrière administrative : par des considérations déjà indiquées, on imagina de l’envoyer à Francfort comme premier secrétaire de légation d’abord, mais avec l’assurance d’être nommé au bout de quelque temps représentant en titre. Le choix ne laissa pas de causer une certaine surprise : c’était un procédé tout nouveau (on s’y est habitué depuis, et ailleurs) que de récompenser un député par une mission diplomatique de son attitude ou de son vote à la chambre. On se demandait du reste si l’excentrique et impétueux chevalier de la Marche pouvait bien passer pour the right man in the right place au milieu de circonstances tellement délicates. Le timide et méticuleux M. de Manteuffel n’était pas sans appréhension à cet égard, et l’empressement même avec lequel M. de Bismarck acceptait la place ne faisait qu’augmenter le malaise du président du conseil. Le roi Frédéric-Guillaume IV, qui personnellement goûtait beaucoup le bouillant « Percy » du parti de la croix, n’en eut pas moins, lui aussi, des hésitations. « Votre majesté peut toujours faire l’essai avec moi, lui dit l’aspirant à la diplomatie ; si cela n’allait pas, votre majesté serait bien libre de me rappeler au bout de six mois ou même avant. »

Il ne devait être rappelé qu’au bout de huit ans, par le successeur de Frédéric-Guillaume IV. Et pourtant, dès les premiers jours de sa mission (juin 1851), il s’exprimait ainsi dans une lettre intime sur le compte des hommes et des choses qu’il était chargé de manier : « Nos relations ici consistent dans une méfiance et un espionnage mutuels. Si du moins on avait quelque chose à espionner ou à cacher ! mais ce sont de pures fadaises pour lesquelles ces gens se tourmentent l’esprit. Ces diplomates qui débitent d’un air d’importance leur bric-à-brac me semblent dès à présent beaucoup plus ridicules que tel député de la seconde chambre se drapant dans le sentiment de sa dignité. S’il ne survient des événemens extérieurs, je sais dès aujourd’hui sur le bout du doigt ce que nous aurons fait dans deux, trois ou cinq ans, et ce que nous pourrions expédier en vingt-quatre heures, si nous voulions être sincères et raisonnables un jour durant. Je n’ai jamais douté que tous ces messieurs ne fissent leur cuisine à l’eau ; mais un potage si aqueux et si fade qu’il est impossible d’y trouver un œil de graisse ne laisse pas de m’étonner… Je fais des progrès très rapides dans l’art de ne dire rien du tout avec beaucoup de paroles ; j’écris des rapports de plusieurs feuilles, nets et ronds comme des leading-articles, et si, après les avoir lus, Manteuffel y comprend goutte, il est plus fort que moi… Personne, pas même le plus méchant des démocrates, ne peut se faire une idée de ce que la diplomatie cache de nullité et de charlatanisme… »

Quelques années plus tard, pendant les complications d’Orient, il écrira à sa sœur Malvina : « Je suis à une séance du Bund ; un très honoré collègue fit un très ennuyeux rapport sur la situation anarchique dans la Lippe-Supérieure, et je pense ne pouvoir mieux utiliser ce moment qu’en épanchant devant toi mes sentimens fraternels. Ces chevaliers de la Table ronde qui m’entourent dans ce rez-de-chaussée du palais Taxis sont des hommes fort honorables, mais fort peu récréatifs ; la table a 20 pieds de diamètre et est couverte d’un tapis vert. Pense à X… et à Z… de Berlin ; ils ont tout à fait le pli de ces messieurs du Bundestag. Je prends l’habitude de me faire à toutes choses avec le sentiment d’une innocence qui bâille. Ma disposition d’esprit est celle d’une lassitude insouciante (gaenzliche.wurschtigkeit) après que j’ai réussi d’amener peu à peu le Bund à la conscience désolante de son profond néant. Te rappelles-tu le lied de Heine : ô Bund, ô chien, tu n’es pas sain, etc.. ? .. Eh bien ! ce lied sera bientôt, et par un vote unanime, élevé au rang d’hymne national des Allemands. »

La lassitude, le dégoût ainsi que le mépris pour le Bund, augmenteront d’année en année. En 1858, il pensera à quitter décidément la carrière. Il en aura assez de « ce régime des truffes, des dépêches et des grand’croix ; » il parlera de « se retirer sous les canons de Schœnhausen, » ou bien mieux encore de « se rajeunir de dix ans et de reprendre le poste offensif de 1848 et 1849. » Il voudrait combattre sans être gêné par les liens et les convenances officielles, mettre bas l’uniforme et « faire de la politique en caleçon de bain (in politischen sckwimmkosen)… »

Quoi d’étonnant d’ailleurs ? De tous les hommes politiques imaginables, M. de Bismarck était certes le moins fait pour porter du respect et trouver du goût à un corps délibérant essentiellement modéré et modérateur, où tout se passait en discussions à huis-clos, en rapports longuement élaborés, longuement motivés et plus longuement encore débattus, et où les coups d’estoc et de taille faisaient absolument défaut. Un grand congrès de paix ne peut guère avoir d’attrait pour des Percy bouilians que la moindre conférence de Bangor[15] fait déjà sortir de leur peau, et le Bundestag, on l’a dit, était un congrès de paix permanent appelé à maintenir le statu quo et à écarter toute cause de conflit. Les petits incidens, les petites manœuvres et les petites luttes d’influence ne manquaient pas, il est vrai, dans cette communauté, pas plus que dans toute autre : ils servaient à entretenir la bonne humeur des diplomates ordinaires et étaient généralement considérés comme des stimulans utiles pour la bonne gestion des affaires et la bonne digestion des dîners ; mais qu’ils devaient paraître mesquins aux yeux d’un homme d’action et de combat, qu’ils devaient l’irriter, parfois même l’exaspérer ! — Observer les affaires du monde de ce poste du Mein qui permettait de les saisir dans leur ensemble, profiter des renseignemens abondans pour en composer des dépêches brillantes propres à instruire et surtout à amuser un maître auguste, trouver à l’occasion un mot bien spirituel, bien malicieux, et s’en réjouir, en faire jouir les autres, le porter même tout chaud à Stuttgart et en confier l’expédition lointaine à une gracieuse grande-duchesse, — c’était là une occupation qui pouvait contenter un prince Gortchakof, charmer même les loisirs d’un homme élevé à l’école du comte Nesselrode et vieilli dans la carrière. Le moyen de faire agréer une pareille existence à un chevalier de la Marche improvisé ministre plénipotentiaire, le moyen d’enfermer dans un cercle si étroit, bien qu’enchanteur, un « fiancé de Bellone » tout frémissant encore des batailles livrées sans relâche pendant quatre ans sur une scène retentissante ! Pour trouver une compensation telle quelle dans le milieu nouveau où il venait d’être placé, il lui aurait fallu au moins quelque grande combinaison européenne, quelque grande négociation capables d’éprouver ses facultés et de les faire valoir, — et on lui parlait du « bric-à-brac » de la Lippe-Supérieure ! Une négociation aussi insignifiante que celle avec le pauvre Augustenbourg, menée à bonne fin en 1852, ne pouvait certes pas compter parmi les triomphes dignes d’un Bismarck[16], et c’était là cependant le seul et piteux « œil de graisse » qu’il lui eût été encore donné de découvrir dans le potage cuisiné pendant plusieurs années à Francfort ! ..

il est vrai que la question d’Orient ne tarda pas à éclater, et qu’elle sembla même d’abord ouvrir des perspectives assez vastes. La Prusse penchait pour la Russie, les états secondaires de l’Allemagne se montraient encore plus ardens et allaient parfois jusqu’à se donner l’air de vouloir dégainer ; tant pis pour l’Autriche si elle persistait à faire cause commune avec les alliés : cela pouvait amener des modifications territoriales importantes et toutes à l’avantage de la maison Hohenzollern ! .. Aussi le représentant de la Prusse auprès de la confédération germanique (« son excellence le lieutenant, » comme on l’appelait alors à cause de l’uniforme de la landwehr qu’il aimait à porter) prêta-t-il dans cette crise un appui chaleureux et constant à son collègue de Russie, devenu son ami le plus intime. Il ne fut pas cependant longtemps à reconnaître que la confédération germanique ne sortirait pas de sa neutralité, que les états secondaires, malgré toutes les agitations dans les conférences de Bamberg, ne prendraient point part active soit dans un sens, soit dans l’autre, et que la guerre serait localisée dans la Mer-Noire et la Baltique. Il en conçut un profond dédain pour le Bund, eut « conscience de son insondable néant, » et fredonna au tapis vert du palais Taxis le lied de Heine sur la diète de Francfort. De plus il fit à cette occasion une expérience douloureuse qu’il n’oublia point, qu’il rappellera encore bien des années après dans une dépêche confidentielle demeurée célèbre. « Pendant les complications orientales, écrira-t-il en 1859 à M. de Schleinitz, l’Autriche l’emportait sur nous à Francfort malgré toute la communauté d’idées et de penchans que nous avions alors avec les états secondaires. Ces états, après chaque oscillation, indiquent toujours avec l’activité de l’aiguille aimantée le même point d’attraction… » Rien de plus naturel pourtant : ce n’est pas de l’empire des Habsbourg que le Hanovre et la Saxe avaient à redouter certaine annexion, les événemens ne l’ont que trop prouvé depuis ; mais l’homme qui un jour put désirer la destruction des grandes villes, comme foyers de l’esprit révolutionnaire, n’hésita pas à condamner en son âme et conscience les petits états comme les foyers inextinguibles de « l’esprit autrichien. »

L’Autriche en effet ne tarda pas à prendre dans les préoccupations et les ressentimens du chevalier de la Marche la place que naguère y avait tenue la révolution, et le champion si chaleureux des Habsbourg dans les chambres de Berlin devint peu à peu leur ennemi le plus acharné, le plus implacable au sein du Bundestag. D’ailleurs tous les grands hommes de la Prusse, à commencer par le grand-électeur et Frédéric II, et sans en excepter Guillaume Ier, ont eu de tout temps, par rapport à l’Autriche, « deux âmes dans leur poitrine » comme Faust, ou, comme Rébecca, « deux enfans s’entre-choquant dans leur sein ; » deux principes en un mot, dont l’un les portait à un respect presque religieux pour l’antique et illustre maison impériale, tandis que l’autre les poussait à la conquête et à la spoliation aux dépens de cette même maison. Au mois de mai 1848, l’honnête et poétique roi Frédéric-Guillaume IV déclarait à une députation des ministres des états germaniques[17] « qu’il considérerait comme le plus heureux jour de sa vie celui où il tiendrait le lave-main (waschbecken) au couronnement d’un Habsbourg comme empereur d’Allemagne ; » cela ne l’empêcha point plus tard de sourire de temps en temps à l’œuvre du parlement de Francfort, et de travailler à « l’union restreinte » sous les auspices du général de Radowitz. Et de même M. de Bismarck fut certainement très sincère comme député du parlement prussien dans sa « religion de l’Autriche, » alors qu’au nom des principes conservateurs il prenait la défense énergique des Habsbourg contre les agressions du libéralisme allemand ; mais il était maintenant représentant de son gouvernement au palais Taxis, il rencontrait l’Autriche sur son chemin dans une lutte d’influence auprès des états secondaires, dans une lutte d’intérêts concernant les affaires d’Orient, et il commençait à s’engager dans un ordre d’idées au bout duquel il devait rencontrer la politique du « coup au cœur. » C’est ainsi qu’à l’occasion de la guerre d’Orient et dans la même ville de Francfort prit naissance chez les deux futurs chanceliers de Russie et d’Allemagne cette haine de l’Autriche qui devait avoir des conséquences si funestes, car, que l’on ne s’y trompe pas, c’est la connivence de ces deux hommes politiques, — la fatale idéologie de l’empereur Napoléon III y aidant pour une très grande part, il est juste de l’ajouter, — qui a rendu possibles les catastrophes dont nos jours ont été témoins : la calamité de Sadowa et la destruction du Bund, le démembrement du Danemark aussi bien que celui de la France ! Chez le prince Gortchakof, ce sentiment d’hostilité a éclaté soudain par suite d’une appréciation erronée des événemens, mais que partagea avec lui toute sa nation. Chez M. de Bismarck, la haine de l’Autriche n’eut pas une origine aussi spontanée, elle n’eut pas, par exemple, pour origine les griefs d’Olmutz, dont le député de la Marche a su au contraire aisément triompher ; elle fut lente à se former, elle se développa, se consolida à la suite d’une lutte longue et journalière au sein du Bund, à la suite d’une expérience acquise au bout de plusieurs années de vaines tentatives, et de la conviction définitive que le Habsbourg n’abandonnerait jamais de son plein gré les états secondaires et les défendrait contre tout essai d’absorption. Résumant l’enseignement que lui avait donné son séjour de huit ans à Francfort, le représentant de la Prusse auprès de la confédération germanique écrira en 1859, dans sa dépêche souvent citée à M. de Schleinitz, ces mots remarquables : « je vois dans nos rapports fédéraux un vice que tôt ou tard il nous faudra guérir ferro et igne… » Ferro et igne ! c’est là la version première du texte reçu sur « le fer et le sang, » et tel que l’établira un jour d’une manière officielle le président du conseil dans un discours à la chambre.

En même temps que l’ancienne « religion de l’Autriche » subissait chez son ardent confesseur d’autrefois une transformation si radicale, un changement non moins curieux s’accomplissait dans son esprit par rapport à plusieurs autres articles du credo de son parti. Éloigné de la mêlée et ne participant plus aux luttes parlementaires, il commençait à envisager plus froidement certaines questions jadis brûlantes, et à mettre des tempéramens à plus d’une antipathie des jours passés. Dès 1852, au retour d’une excursion à Berlin, il écrit : « Il y a quelque chose de démoralisant dans l’air de la chambre ; les meilleurs hommes du monde y deviennent vains et s’attachent à la tribune comme une femme à la toilette… Je trouve les intrigues parlementaires creuses et indignes au-delà de toute expression ; tant qu’on vit au milieu d’elles, on a des illusions sur leur compte, et on y attache je ne sais quelle importance… Toutes les fois que j’arrive là-bas de Francfort, j’éprouve l’impression d’un homme à jeun qui tomberait au milieu de gens ivres. » Bien des choses jadis honnies et abhorrées prenaient maintenant un aspect moins repoussant aux yeux de l’homme d’état mûrissant de grands projets d’avenir. « La chambre et la presse pourraient devenir les plus puissans instrumens de notre politique extérieure, » écrira en 1856 l’ancien contempteur du parlementarisme et ami de M. Thadden-Triglaff, et c’est ainsi qu’on trouve dans la correspondance de ces temps la vague idée d’une représentation nationale du Zollverein, voire un penchant prononcé pour le suffrage universel lui-même, pourvu que ces moyens puissent devenir des instrumenta regni. L’exemple du second empire exerçait alors une influence dont l’historien devra bien tenir compte. Ce système d’un absolutisme teint de passions populaires, « tigré de rouge, » pour employer une expression caractéristique de M. de Bismarck, séduisait l’imagination de plus d’un aspirant aux coups d’état et aux coups d’éclat, et le ci-devant collègue du docteur d’Ester dut plus d’une fois ouvrir son porte-cigare, et y contempler la petite branche d’olivier cueillie sur la tombe de Pétrarque et de Laure. Que le but semblait lointain pourtant, et que de voiles couvraient encore l’avenir indistinctement entrevu ! Ce n’était pas sous le roi Frédéric-Guillaume IV, dont l’intelligence s’obscurcissait de plus en plus, qu’il était permis de songer à l’action ; l’avènement même du régent, le roi Guillaume actuel, semblait d’abord ne devoir rien changer à la situation extérieure. Les nouveaux ministres du régent, les ministres de l’ère nouvelle, comme on le disait alors, étaient d’honnêtes doctrinaires qui parlaient du développement des libertés concédées et de l’affermissement du régime représentatif ; les bons et les naïfs, ils laissaient même Guillaume Ier proclamer un jour solennellement « que la Prusse ne devait faire que des conquêtes morales en Allemagne ! » Évidemment l’ère nouvelle n’était point encore l’ère de M. de Bismarck. Pendant les années qui s’écoulèrent depuis la guerre d’Orient jusqu’à son ambassade en Russie, on voit le représentant de la Prusse auprès de la confédération germanique dans une agitation constante, en voyages continuels à travers l’Allemagne, la France, le Danemark, la Suède, la Courlande et la Haute-Italie, cherchant des sujets de distraction, ou bien peut-être aussi des sujets d’observation, et ne revenant chaque fois à Francfort que pour y soulever un incident, casser quelque « bric-à-brac, » et pousser à bout le nerveux et bilieux comte Rechberg, représentant de l’Autriche et président du Bundestag. Ses fréquentes excursions à Paris lui firent pressentir les événemens qui se préparaient en Italie ; il n’en devint que plus agressif, et il arriva un moment où son rappel fut considéré à Francfort comme indispensable pour le maintien de la paix. C’est à ce moment qu’il songea à quitter définitivement la carrière, à jeter bas l’uniforme et à faire de la politique « en caleçon de bain. » Il consentit cependant à la faire encore en « peau d’ours et avec du caviar, » ainsi qu’il s’exprimait dans une de ses lettres, autrement dit à échanger son poste de Francfort contre celui de Saint-Pétersbourg. On espérait ainsi l’éloigner du terrain brûlant, le « mettre à la glace » (encore une expression de M. de Bismarck) ; pour lui, il attachait peut-être d’autres espérances à ce déplacement, et trouvait en tout cas de la consolation à revoir l’ancien collègue de Francfort, devenu ministre principal d’un grand empire, et avec lequel il s’était toujours si bien entendu. Le 1er avril 1859, « le jour anniversaire de sa naissance, » M. de Bismarck arrivait dans la capitale de la Russie.


JULIAN KLACZKO,

  1. Plutarque, Thésée, initio.
  2. Aus der Petersburger Gesellschaft, t. II p. 156.
  3. Expressions de la circulaire russe du 6 juillet 1848, adressée par le comte Nesselrode à ses agens en Allemagne.
  4. Circulaire russe du 27 mai 1859, à propos de la guerre d’Italie.
  5. Un écrivain en position d’être bien informé, un ancien sous-secrétaire d’état dans le ministère du prince Schwarzenberg, raconte ainsi l’origine de l’intervention russe en Hongrie, en la faisant remonter à 1833, à la célèbre entrevue de Munchengraetz entre l’empereur François Ier d’Autriche et le tsar Nicolas. Dans une des conversations intimes d’alors, François parla avec tristesse et appréhension de l’état maladif et nerveux de son fils et successeur désigné, et pria le tsar de conserver à ce fils l’amitié qu’il a toujours eue pour le père. « Nicolas tomba à genoux, et, élevant sa droite au ciel, il jura de donner an successeur de François tout aide et secours dont il pourrait jamais avoir besoin. Le vieil empereur d’Autriche en fut profondément touché, et posa ses mains sur la tête du tsar agenouillé en signe de bénédiction. » La scène étrange n’eut pas de témoins, mais les deux souverains la racontèrent quelques momens après, chacun de son côté, à un officier supérieur qui commandait alors la division d’armée stationnée à Munchengraetz. Cet officier supérieur n’était autre que le prince de Windischgraetz, qui, nommé plus tard, en 1848, généralissime des armées d’Autriche, et parvenu au moment critique de l’insurrection hongroise, prit sur lui de rappeler à l’empereur Nicolas, dans une lettre, la parole donnée jadis à Munchengraetz. Le tsar répondit en mettant toute son armée à la disposition de sa majesté impériale et apostolique. — Cf. Hefter, Geschichte OEsterreichs, Prague, 1869, t. Ier, p. 68-69.
  6. Séance de la chambre prussienne du 6 septembre 1849. Ce discours n’est pas reproduit dans le recueil officiel des discours de M. de Bismarck publié à Berlin.
  7. Qu’on nous permette de citer à ce sujet une piquante scène d’antichambre qui ne laisse pas d’avoir son côté instructif. Il y avait alors à Vienne, au ministère des affaires étrangères, une figure bien originale, un huissier dont le souvenir ne s’est pas effacé au Ballplatz. Il portait le nom baroque de Kadernoschka ; placé dans la grande salle d’attente qui précède le cabinet du ministre, il avait la mission d’introduire auprès du chef les différens visiteurs. C’était un huissier de grand style que ce M. Kadernoschka : il avait été stylé par le vieux prince Metternich lui-même, et aimait à rappeler qu’il avait « exercé ses fonctions » déjà du temps du fameux congrès de 1815 !… Un jour, après un long entretien avec le prince de Gortchakof, le comte Buol voit entrer ce bon Kadernoschka d’un air plus solennel que d’ordinaire : c’est qu’il avait à faire une communication à son excellence « dans l’intérêt du service ! » Et le comte Buol d’apprendre que l’envoyé russe, après avoir quitté son excellence, avait paru tout bouleversé et suffocant de colère, — qu’il avait demandé un verre d’eau, s’était promené pendant une demi-heure dans la salle d’attente, gesticulant avec violence, se parlant à lui-même, et s’écriant de temps en temps en français : « Oh ! ils me le paieront bien un jour, ils me le paieront !… »
  8. Protocole de la conférence du 17 avril 1855.
  9. Cérémonie religieuse qui, dans l’église protestante, répond en quelque sorte à ce que la première communion représente dans l’église catholique.
  10. Sturm und Drang-Periode, première période de Goethe et de Schiller.
  11. Dans l’édition populaire du livre de M. Hesekiel, cette scène est illustrée par une vignette.
  12. Séance de la chambre du 15 novembre 1849. On sait que le chancelier d’Allemagne a dernièrement fait voter une loi qui institue en Prusse le mariage civil. — Du reste aucun des discours qui vont être cités ne se trouve dans le recueil officiel des discours de M. de Bismarck publié à Berlin.
  13. Séance de la chambre du 21 avril 1849. Voyez aussi l’interpellation de M. Temme dans la séance du 17 avril 1863.
  14. Une circulaire du prince Schwarzenberg, livrée à la publicité par une indiscrétion calculée, après avoir raconté l’incident du télégraphe et la course éperdue de M. de Manteuffel au-devant du ministre autrichien, ajoutait : « Sa majesté l’empereur crut de bon de voir d’obtempérer au désir du roi de Prusse, si modestement exprimé. »
  15. Shakspeare, Henry IV, Ire part, acte III, scène Ire.
  16. Elle ne laisse pas cependant, d’être intéressante et d’avoir même un côté bien piquant. Plein encore de la conviction qu’on avait fait au Danemark une guerre « éminemment inique, frivole et révolutionnaire, » le plénipotentiaire prussien auprès du Bund travailla en 1852 très activement à écarter pour l’avenir une cause possible de perturbation, et négocia un marcha d’Ésaü avec le duc Christian-Auguste Augustenbourg, l’ancien fauteur du slesvig-holsteinisme, et prétendant éventuel aux duchés. Grâce à l’entremise de M. de Bismarck, le vieux duc signa, contre la somme de 1 million 1/2 de rixdalers donnée par le gouvernement de Copenhague, un acte solennel par lequel il s’engagea « pour lui et sa famille, sur sa parole et son honneur de prince, à ne rien entreprendre qui pût troubler la tranquillité, de la monarchie danoise. » Cela n’empêcha point le fils de Christian de faire valoir impudemment ses prétendus droits en 1863, ni même M. de Bismarck de les appuyer pendant un certain temps, jusqu’au moment où les fameux syndics de la couronne vinrent jeter le doute dans l’âme du premier ministre de Berlin et lui prouver que les duchés, n’appartenant de droit à personne, appartenaient au roi Guillaume par le fait de la conquête.
  17. A la tête de cette députation se trouvait le ministre de Nassau, le baron Max de Gagern.