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Deux chanceliers/05

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Deux chanceliers
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 370-406).
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DEUX CHANCELIERS
V.
ORIENT ET OCCIDENT[1]


I.

« On s’est pourvu ailleurs, » écrivait avec tristesse dans les derniers jours du mois d’août 1866 l’ambassadeur de France près le roi Guillaume Ier en voyant la Prusse rompre si brusquement les négociations dilatoires au sujet de la Belgique, et il est juste de reconnaître qu’il n’a plus cessé depuis d’apprécier sainement la situation et de tenir son gouvernement constamment en éveil au sujet de l’accord intime et absolu intervenu entre les deux cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg à la suite de la mission du général Manteuffel. S’il s’obstina néanmoins pendant quelque temps encore à chercher une compensation pour son pays, — compensation bien modeste, il est vrai, et conforme à la nouvelle fortune de la France, — si dans les premiers mois de l’année 1867 notamment il se flatta d’obtenir de la bienveillance de M. de Bismarck la permission d’acheter le Luxembourg au roi de Hollande, s’il alla même un jour, lors d’une rapide excursion à Paris, jusqu’à affirmer dans des conversations intimes qu’il avait déjà la forteresse d’Alzette « dans sa poche, » ce n’est pas qu’il crût pour cela possible de revenir au beau rêve du quartier-général de Brünn et de réaliser cette « alliance nécessaire et féconde avec la Prusse » dont s’étaient leurrés à un certain moment quelques tempéramens sanguins sur les bords de la Seine. Il était seulement persuadé que le vainqueur de Sadowa n’envierait pas à la France cette satisfaction mesquine du Luxembourg, qu’il trouverait même habile de a désintéresser » l’empereur Napoléon III à si bon marché, que, pour parler avec le poète, « le lion ne ferait que bâiller devant un morceau tellement petit. » Le lion rugit cependant, secoua sa crinière avec fureur et signifia durement que c’en était fait à jamais de toute politique de pourboire ; mais cela même ne fit que confirmer M. Benedetti dans l’opinion qu’on s’était pourvu ailleurs, et qu’on était désormais à l’abri de toute inquiétude. Il jugea avec raison que M. de Bismarck devait être bien sûr de l’appui, en tout état de cause, de son ancien collègue de Francfort, pour refuser à la France jusqu’à cette modique aubaine et lui donner à ce point « la mesure de son ingratitude. »

En même temps que l’affaire du Luxembourg, les événemens de Crète vinrent démontrer à leur tour aux cabinets de Vienne et des Tuileries combien le prince Gortchakof était déjà de son côté engagé envers M. de Bismarck, combien résolu aussi à sacrifier à son intimité avec la Prusse les perspectives même les plus brillantes. Pour quiconque relit attentivement le curieux échange de notes auquel avaient donné lieu les troubles de Crète, il devient évident que, durant toute l’époque du mois de novembre 1866 au mois de mars 1867, les deux gouvernemens d’Autriche et de France avaient cherché à sonder les dispositions de la cour de Saint-Pétersbourg et à lui faire des avances à coup sûr bien significatives. Le soulèvement des Candiotes, on se le rappelle, vint, dans l’automne de 1866, surprendre et émouvoir l’Europe à peine remise de la secousse violente de Sadowa. Démesurément grossie par les nouvellistes plus ou moins intéressés, l’insurrection, après avoir excité de vives sympathies en Russie, finit par occuper sérieusement les chancelleries et sembla un moment destinée à évoquer devant les cabinets toute la question d’Orient dans son effrayant ensemble. Certains cabinets même ne parurent pas trop s’effrayer de l’éventualité : au lieu de se conformer aux traditions constantes de la diplomatie dans les affaires ottomanes, au lieu d’assoupir l’incident et d’en diminuer autant que possible les proportions et la portée, M. de Moustier pensa qu’il fallait « trouver un moyen de pacifier l’Orient, » et s’avisa de « provoquer une sorte de consultation de médecins afin de connaître l’opinion de chacun sur le remède à apporter au mal[2]. » Bien plus étonnant encore fut le langage tenu par le gouvernement de Vienne, par la puissance qui jusqu’alors et de tout temps s’était contentée de soutenir la Turquie per fas et nefas, sans rien lui demander, pas plus pour les sujets immédiats du sultan que pour les provinces tributaires. Rompant résolument avec ces habitudes du passé, M. de Beust, qui venait de prendre en ce moment la direction des affaires en Autriche, écrivait dès le 10 novembre 1866 à son ambassadeur à Paris que, tout en désirant conserver le trône du sultan, « l’Autriche ne saurait refuser ses sympathies et son appui dans une certaine mesure aux populations chrétiennes de la Turquie qui ont parfois de justes réclamations à élever, et qui sont rattachées à quelques-uns des peuples de l’empire d’Autriche par des liens étroits de race et de religion. » Interpellé quelques jours après (28 novembre) par l’envoyé de Russie près la cour de Vienne, le ministre autrichien n’hésita pas à répondre qu’il était disposé à favoriser parmi les chrétiens d’Orient « le développement de leur autonomie et l’établissement d’un self-government limité par un lien de vassalité. » Enfin, dans une dépêche remarquable adressée au prince de Metternich et datée du 1er janvier 1867, M. de Beust alla jusqu’à proposer « une révision du traité de Paris du 30 mars 1856 et des actes subséquens, » en annonçant d’avance son désir de faire, dans l’arrangement à intervenir, la part très large à la Russie. Il n’eut pas de peine à démontrer que « les remèdes à l’aide desquels on a cherché, dans le cours des dernières années, à maintenir le statu quo en Orient se sont montrés insuffisans à maîtriser les difficultés que chaque jour est venu accroître. » — « La physionomie de l’Orient prise dans son ensemble, continuait la dépêche, se présente aujourd’hui sous un aspect essentiellement différent de celui qu’elle avait en 1856, et les stipulations de cette époque, dépassées qu’elles sont sur plus d’un point important par les événemens survenus depuis, ne répondent plus aux nécessités de la situation actuelle. » En un mot, M. de Beust ne visait à rien moins qu’à une intervention collective des puissances européennes dans les affaires de la Turquie, sans se dissimuler qu’en pareille conjoncture « il y aurait lieu de tenir compte, dans une mesure convenable, du rôle naturel qu’assure à la Russie en Orient la communauté des institutions religieuses, » et en indiquant clairement la nécessité de relever l’empire des tsars des conditions onéreuses qui lui furent imposées dans la Mer-Noire, « afin de se ménager par une attitude conciliante le concours sincère de cette puissance dans les questions du Levant. »

Le projet était hardi à coup sûr, il ne laissa même pas de choquer violemment les esprits en France. N’était-ce pas là en effet rayer d’un seul trait un passé de dix ans, perdre tout le fruit de la guerre de Crimée? On avait quelque répugnance à s’avouer que le traité de 1856 n’existait plus depuis longtemps, hélas! depuis le jour où le gouvernement français avait brisé par ses complaisances gratuites envers la Russie ce faisceau des trois grandes puissances occidentales qui pouvait seul en assurer l’exécution efficace. Depuis lors l’acte n’avait cessé de s’en aller par lambeaux, d’être violé dans la plupart de ses stipulations, et la conférence de Paris, chargée nominalement de veiller au maintien du traité, s’était toujours bornée, ainsi que le faisait observer la dépêche autrichienne, « à donner après coup sa sanction à des faits accomplis en dehors de son action et qui étaient en désaccord avec les conventions placées sous sa sauvegarde. » Du reste, dès le lendemain de Sadowa, le prince Gortchakof ne s’était pas fait faute de saisir la première occasion pour dresser en quelque sorte l’épitaphe du traité de Paris. « Notre auguste maître, disait le chancelier russe dans un document daté du 20 août 1866 et marqué au coin d’une fine ironie, notre auguste maître n’a pas l’intention d’insister sur les engagemens généraux de traités qui n’avaient de valeur qu’en raison de l’accord existant entre les grandes puissances pour les faire respecter, et qui aujourd’hui ont reçu, par le manque de cette volonté collective, des atteintes trop fréquentes et trop graves pour ne pas être invalidés... » C’est précisément cette volonté collective que M. de Beust entendait faire revivre et rendre sérieuse en projetant la révision de l’acte de 1856. D’après son sentiment, le traité de Paris n’avait pas atteint son but, qui était d’assurer l’intégrité et la vitalité de l’empire ottoman. D’un côté les puissances occidentales ont imposé à la Russie sur les bords de l’Euxin une restriction de ses droits de souveraineté qu’un grand empire ne pouvait pas accepter à la longue et dont tôt ou tard il devait chercher à s’affranchir. De l’autre côté et par rapport aux populations chrétiennes du Levant, on se contenta d’enregistrer un firman promettant des réformes, et d’abandonner la Turquie à elle-même au lieu de réserver à l’Europe un moyen de peser par une douce violence et d’une manière permanente sur le gouvernement ottoman afin qu’il remplît ses devoirs envers les raïas, et que par une administration sage et honnête il devînt indépendant et fort. Le traité de Paris n’avait fait, estimait le ministre autrichien, que rendre à la Russie ce que la guerre de Crimée avait dû lui disputer avant toute chose : le monopole de l’influence sur les raïas; ce monopole, elle continuait de l’exercer comme par le passé, d’une manière latente, il est vrai, mais d’autant plus dangereuse qu’elle ne rencontrait pas de concurrence. M. de Beust voulait rétablir la concurrence ou plutôt il voulait établir un accord général « pour rendre les populations chrétiennes du sultan les obligées de l’Europe entière en les dotant, par les soins de toutes les cours garantes, d’institutions autonomes suivant la diversité des religions et des races[3], » et il hésitait d’autant moins à faire à cette vaste conception le sacrifice de l’article du traité de Paris touchant la neutralisation de la Mer-Noire que l’Autriche l’avait combattu dès l’origine, qu’elle n’y avait adhéré qu’au dernier moment pour complaire aux puissances occidentales et mettre fin à la guerre de Crimée, et que les événemens en avaient démontré depuis la complète inefficacité. C’est sous l’impression du désastre de Sinope que la France et l’Angleterre avaient imaginé de restreindre les forces navales du tsar dans l’Euxin ; par ce moyen, elles avaient entendu mettre Constantinople à l’abri d’un coup de main russe ; mais, sous ce rapport comme sous tant d’autres, la physionomie de l’Orient avait essentiellement changé d’aspect. La Russie n’en était plus à méditer un coup de main : elle s’avançait plus lentement, mais bien plus sûrement, vers son but. La pacification du Caucase[4], la faiblesse irrémédiable de la Porte et le mécontentement chaque jour croissant des raïas, aussi impatiens du joug turc que dévoués à leur unique protecteur, le tsar, lui valaient bien tous les vaisseaux de la Mer-Noire. Du reste a-t-on réellement affranchi Constantinople de tout danger de ce côté ? demandait le ministre autrichien. « En supposant que la Russie se décidât à construire des vaisseaux dans la mer d’Azof, lui ferait-on la guerre pour l’en empêcher ? » Et le cabinet de Vienne résumait toute sa pensée par ces mots caractéristiques : « la question d’amour-propre ne saurait être décisive en face des intérêts immenses qui sont aujourd’hui en jeu. » En effet, on ne saurait trop insister sur cette vérité : la clause au sujet de l’Euxin n’était plus depuis longtemps qu’une « question d’amour-propre » entre les puissances occidentales et la Russie ; on ne saurait nier non plus que M. de Beust ait vu loin et juste dans sa dé- pêche du 1er janvier 1867. Au lendemain de Sadowa, il cherchait à reconstituer l’Europe, à la retrouver, s’il est permis de s’exprimer de la sorte, et il savait y mettre le prix.

Dans une direction différente, la France s’évertuait de son côté à complaire aux vues du cabinet de Saint-Pétersbourg en concentrant ses efforts principalement sur la question brûlante du moment, sur cette insurrection candiote, dont l’opinion publique en Russie avait si ardemment épousé la cause. M. de Moustier proposa au prince Gortchakof « une entente sur les éventualités qui surgissaient en Orient, » et, après avoir déjà parlé d’une « consultation de médecins, » il alla, dans une dépêche adressée à l’ambassadeur de France à Constantinople (7 décembre 1866), jusqu’à prononcer le mot de « remèdes héroïques. » Par cet euphémisme toujours médical, on entendait à Paris l’annexion de l’île de Crète à la Grèce, « la seule issue possible, avait affirmé le prince Gortchakof le 16 novembre 1866, si les puissances voulaient sortir de la voie des expédiens et des palliatifs qui jusqu’ici n’avaient fait que grever l’avenir des difficultés du présent. » Le mariage du jeune roi des Hellènes, George Ier , avec la grande-duchesse Olga Constantinovna, était alors une chose décidée, et aux Tuileries on ne demandait pas mieux que de faire de l’île de Crète la « dot » de la princesse russe. On n’y aurait pas même vu d’inconvéniens, paraît-il, à augmenter encore cette dot de l’Épire et de la Thessalie : c’était aller bien loin, plus loin même que ne pouvait le désirer la Russie, qui n’avait aucun intérêt à « permettre une extension telle de la Grèce qu’elle pût devenir un état puissant[5]. » Toujours est-il que du rapprochement entre la France et la Russie naissait le projet d’une démarche commune pour demander au gouvernement turc la réalisation des réformes intérieures, et la cession de la Crète, déguisée sous la proposition d’un plébiscite, démarche qui se réalisait effectivement au mois de mars 1867 et à laquelle se ralliaient l’Autriche, la Prusse et l’Italie. Sans doute il y avait encore bien du vague et surtout bien du décousu dans la situation qui commençait à se dessiner à ce moment, et il était permis de regretter que la France et l’Autriche ne fussent parvenues à se mettre préalablement d’accord sur la nature des offres qu’elles entendaient faire à la Russie; mais les offres étaient bien réelles et très grandes, on ne saurait le contester, et il n’a dépendu que du successeur du comte Nesselrode de les coordonner, de les ajuster et de les faire tourner au profit et à la gloire de son auguste maître. Ce n’est pas l’Angleterre qui pouvait opposer de sérieux obstacles à la volonté collective de la France, de la Russie et de l’Autriche dans les affaires du Levant; déjà même elle s’apprêtait à s’y résigner, et certes le fruit que le prince Gortchakof voyait mûrir au printemps de 1867, pour ne point avoir tout l’attrait du fruit défendu, n’en était pas moins tout autrement sain et savoureux que celui que, quatre ans plus tard, il devait aller ramasser dans les cendres de Sedan.

Il est vrai que les gouvernemens de France et d’Autriche ne pensaient pas faire un don gratuit ; il était sous-entendu qu’en échange de ces concessions très larges sur le terrain d’Orient ils obtiendraient l’appui du cabinet de Saint-Pétersbourg dans les complications si menaçantes de l’Occident, et bien des circonstances semblaient plaider en faveur d’une pareille combinaison. Après tout, et abstraction faite de la vengeance tirée de « l’ingrat » empire des Habsbourg, la Russie n’avait pas trop à se féliciter de l’œuvre de M. de Bismarck. Sans parler de plusieurs parens de la famille impériale que le Hohenzollern détrônait et dépouillait avec une fermeté tempérée de quelques larmes, il y avait en général dans les procédés et les principes inaugurés sur l’Elbe et le Mein une forte teinte révolutionnaire qui devait médiocrement agréer à une cour que ne cessait de protéger l’ombre de Nicolas. Le plus grave cependant, c’est que la victoire de Sadowa venait d’ébranler brusquement et menaçait même de ruiner de fond en comble le système séculaire de la politique russe par rapport aux affaires d’Allemagne.

Depuis Pierre le Grand en effet, depuis Catherine II surtout, la Russie avait toujours travaillé à conquérir une influence prépondérante parmi les diverses cours germaniques; ses tsars ont plus d’une fois eu la haute main et le verbe haut dans les démêlés tudesques. « Le Romanof jouit chez nous d’un droit d’aînesse reconnu par ses frères, nos souverains du Bund, » s’était un jour écrié avec amertume un publiciste célèbre d’outre-Rhin, et l’attitude des états secondaires pendant la guerre de Crimée n’a point certes infirmé la justesse d’un pareil mot. Or c’est ce travail de plusieurs règnes et d’une pensée jusque-là immuable que la Russie voyait mis en question par les résultats imprévus de la campagne de Bohême. Déjà le nord de l’Allemagne échappait à son influence, et les « naïfs » seuls pouvaient encore se faire illusion sur le sort réservé au sud dans un avenir très prochain. « Dès le mois de septembre 1866, le cabinet de Berlin avait, dans une circulaire qui fut à dessein livrée à la publicité, revendiqué pour la confédération du nord et les états du midi seuls, à l’exclusion de toutes les autres puissances sans en excepter l’Autriche, le droit de lier leurs relations aussi étroitement qu’ils le jugeraient convenable, donnant ainsi à l’article 4 du traité de Prague une interprétation qu’il ne comportait pas. Dans les discours qu’il avait prononcés à l’ouverture des chambres prussiennes et du parlement du nord, le roi lui-même avait fait entendre, en les adressant à l’Allemagne, aux peuples frères, à la terre que bornent les Alpes et la Baltique, des allusions qui avaient fait tressaillir, suivant l’expression des journaux officieux, le cœur de tous les patriotes[6]. » De son côté, M. de Bismarck s’était écrié au sein du même parlement en usant de ces termes de joueur devenus si familiers à son langage et si caractéristiques pour son tempérament : « Notre enjeu est devenu plus grand à la suite de nos victoires; nous avons maintenant plus à perdre, mais la partie est encore loin d’être complètement gagnée! » A moins d’une action combinée et résolue de l’Europe, l’absorption de l’Allemagne entière par la Prusse n’était plus qu’une question de temps, et, à le bien prendre, la Russie y trouvait encore moins son compte que la France. La France voyait seulement s’unir en faisceau plus compacte et plus menaçant une fédération de royaumes et de principautés qui déjà auparavant lui avaient été hostiles ou du moins opposés. La Russie au contraire perdait toute une ligue d’états dont la fidélité et le dévoûment ne lui avaient jamais fait défaut, qui lui formaient une espèce d’enceinte continue du côté d’un Occident parfois peu sympathique ; à leur place allait se substituer une puissance formidable, entreprenante et envahissante dès l’origine, appelée tôt ou tard par la nécessité de l’histoire, par la fatalité de race, à représenter et à opposer l’idée germanique à l’idée slave. A toute autre époque de l’empire des tsars, dans le bon vieux temps du comte Nesselrode par exemple, — alors qu’au lieu de faire de la politique de dépit et de propagande sur les bords de la Neva, on y faisait de la politique de conservation et d’équilibre, — la conduite d’un chancelier russe en pareille occurrence n’eût point été douteuse : une coalition de la Russie, de la France et de l’Autriche se fût formée au lendemain de Sadowa pour la sauvegarde de l’Europe, et ce n’est pas trop dire que d’affirmer que, dans le printemps de l’année 1867, Alexandre Mikhaïlovitch tenait en ses mains les destinées du monde.

Ainsi mis en demeure de faire son choix, le prince Gortchakof n’eut garde de décliner les avances française et autrichienne dans la question d’Orient; il s’empressa de leur donner un retentissement très grand au contraire, et s’éleva même parfois en cette occasion à un lyrisme peu usité dans le style des chancelleries. Il fut charmé du nouveau ministre d’Autriche et lâcha toutes les écluses d’un enthousiasme quelque peu forcé. « M. de Beust, écrivait-il à son ambassadeur à Londres, inaugure une ère nouvelle dans la politique de l’Autriche, une ère à vues larges et élevées; c’est le premier homme d’état de ce pays et de notre époque qui fait courageusement l’essai de quitter le terrain des rivalités mesquines.» Pour ce qui regardait la France, il s’appliquait surtout à bien marquer que l’initiative venait d’elle, et « en priant l’empereur Napoléon III de se reporter aux entretiens que l’empereur Alexandre a eus avec lui à Stuttgart » (en 1860), il semblait vouloir assigner aux pourparlers actuels un caractère extraordinaire de gravité et de généralité. « Sa majesté impériale, continuait le chancelier russe dans sa dépêche du 16 novembre 1866 à M. de Budberg, a accueilli avec satisfaction les ouvertures que M. le marquis de Moustier nous a faites en vue d’une entente entre le cabinet français et nous sur les éventualités qui surgissent en Orient. Les principes généraux que M. le ministre des affaires étrangères de France a émis, les assurances qu’il nous a données, ont aux yeux de notre auguste maître un prix tout particulier, puisqu’ils émanent de la pensée directe de l’empereur Napoléon, et que c’est par ordre exprès de sa majesté que M. le marquis de Moustier a abordé ces questions. » La verve et l’entrain d’Alexandre Mikhaïlovitch allaient toujours en croissant : il finit même par parler latin et par écraser le pauvre envoyé turc avec une citation classique. « Voici, écrivait-il au mois de février 1867, ce que j’ai dit à Comnenos-Bey : l’île de Crète est perdue pour vous ; après six mois d’une lutte aussi acharnée, la conciliation n’est plus possible. En admettant même que vous parveniez à y rétablir pour quelque temps l’autorité du sultan, ce ne serait que sur un tas de ruines et un monceau de cadavres. Tacite a dit depuis longtemps ce qu’il y a de précaire dans ce règne du silence qui succède à la dévastation : solitudinem faciunt, pacem. appellant... »

Malheureusement on ne fut pas longtemps à reconnaître que, tout en faisant fête à la France et à l’Autriche de leur évolution orientale et en s’efforçant même de les compromettre dans cette direction autant que possible[7], le chancelier russe avait un soin extrême pourtant de maintenir son accord intime avec l’ancien collègue de Francfort et de ne contrarier en rien ses visées dans les affaires de l’Occident. Très ardent pour la cause du plébiscite en Crète, il se montrait par contre d’une indifférence absolue au sujet d’une cause analogue sur l’Eider, bien autrement légitime pourtant, garantie par des traités solennels[8], et qui intéressait à un si haut point la noble et malheureuse patrie de la future tsarine. Il garda un silence non moins significatif en face de la publication faite au mois de mars 1867 par M. de Bismarck des conventions avec les états du sud, conventions qui assujettissaient à la Prusse les forces militaires de l’Allemagne et abolissaient de fait « la situation internationale indépendante » que les préliminaires de Nikolsbourg avaient stipulée pour la Bavière et le Wurtemberg[9] Alexandre Mikhaïlovitch fit le même bon marché du Wurtemberg comme du Danemark, du trône de la reine Olga comme du berceau de la princesse Dagmar. Sur ces entrefaites éclata l’incident du Luxembourg, et le gouvernement français put mesurer le degré de bienveillance qu’il était parvenu à inspirer au cabinet de Saint-Pétersbourg par ses « remèdes héroïques » à l’égard de la Turquie. Le chancelier russe fut correct à coup sûr et très sincère dans son désir de la paix, mais il n’eut point pour la position de la France les égards que l’Angleterre elle-même croyait juste de lui témoigner, il sembla surtout préoccupé de ne point porter ombrage à son illustre ami de Berlin. Tout en glorifiant aussi M. de Beust pour son « courageux essai de rompre avec les rivalités mesquines, » le gouvernement russe ne se faisait pas faute d’encourager en même temps, de la manière la plus dangereuse et la plus provocante, la violente opposition slave dans l’empire de Habsbourg au moyen de ce fameux congrès de Moscou, dont il sera parlé dans la suite. D’autres déceptions encore, moins connues du public, mais non moins cuisantes, vinrent probablement s’ajouter à tous ces mécomptes, car l’Autriche aussi bien que la France ne tardèrent pas à opérer leur retraite sur ce terrain mouvant d’Orient et à faire leur jonction avec l’Angleterre pour maintenir désormais fermement les droits du sultan. La « consultation de médecins » prit décidément fin, et le malade légendaire ne s’en porta pas plus mal; mais tout fut dit dès lors pour les éventualités terribles de l’avenir.

« Il existe une entente entre Saint-Pétersbourg et Berlin, » avertissait de nouveau l’année d’après (le 5 janvier 1868) M. Benedetti en désignant toujours la mission souvent mentionnée du général Manteuffel comme le point de départ de cet accord qui ne cessait de le préoccuper. « N’est-ce pas de ce moment en effet, se demande-t-il, que les deux cours marquent plus visiblement leur politique, la Russie en Orient et dans les provinces slaves de l’Autriche, la Prusse en Allemagne, sans que jamais il se soit élevé un nuage entre elles? Constamment unies dans toutes les questions, elles ont, chacune de son côté, poursuivi leurs desseins avec une confiance qui témoigne des garanties mutuelles qu’elles ont stipulées. » Et l’ambassadeur ajoute que cette conviction commence à s’imposer à bien des esprits, à lord Loftus notamment, son collègue d’Angleterre, demeuré longtemps très incrédule à cet égard. « Sa manière de voir s’est sensiblement modifiée, et il n’est pas moins persuadé que d’autres membres du corps diplomatique qu’il a été pris des arrangemens éventuels entre les deux gouvernemens du roi Guillaume et de l’empereur Alexandre. J’en ai, pour ma part, trouvé la démonstration permanente, si je puis m’exprimer ainsi, dans la résolution bien arrêtée, et qui n’a jamais varié, du cabinet de Berlin de préparer l’union allemande en attendant de pouvoir y substituer l’unité à son profit exclusif sans s’en laisser détourner un instant par l’éventualité d’un conflit avec la France. J’en ai vu également la preuve dans le soin avec lequel M. de Bismarck évite de s’expliquer sur la question d’Orient. Quand on l’interroge, il répond qu’il ne lit jamais la correspondance des ministres du roi à Constantinople, et votre excellence n’aura pas oublié avec quelle complaisance il s’est toujours prêté aux vues du prince Gortchakof. » M. Benedetti signale aussi « l’impulsion nouvelle imprimée depuis l’été dernier à la propagande panslaviste ; » il indique très bien les desseins vastes et les espérances lointaines du cabinet de Saint-Pétersbourg dans sa connivence avec la Prusse, et donne en général de la politique russe à cette époque une idée plus haute et plus juste que certains panégyristes malavisés de nos jours qui, pour bien prouver que le prince Gortchakof a rempli son rôle aussi complètement que possible et avec tout le succès désirable, n’imaginent rien de mieux que de rapetisser ce rôle et de le rétrécir.


II.

C’est le propre de toute louange de convention de forcer non-seulement le ton, mais de se tromper même parfois de note; il y a dans l’encens parfum et cendres, disaient les anciens, et il y a bien de l’équivoque aussi dans la manière courante de féliciter le chancelier russe de son « triomphe » dans la question de l’Euxin. Prétendre que le prince Gortchakof n’ait favorisé les desseins audacieux de la Prusse qu’en vue d’affranchir la Russie de ses liens dans la Mer-Noire, qu’il ait livré d’avance le monde à M. de Bismarck dans le seul espoir de répudier un jour pour son compte l’acte de 1856, c’est là au fond faire aussi peu d’honneur à son génie qu’à son patriotisme. Certes l’homme d’état éminent dont les petits-fils de Washington venaient, dans l’année de Sadowa, célébrer à Saint-Pétersbourg le « regard prophétique » en suppliant le Dieu éternel « qui avait arrêté le soleil pour Josué » de suspendre également le cours de la vie pour Alexandre Mikhaïlovitch, « afin que les regards de deux mondes pussent rester longtemps fixés sur lui[10], » le diplomate consommé qui, au printemps de 1867, faisait si peu de cas des avances considérables des cabinets de Vienne et des Tuileries, — certes ce ministre n’eût pas manqué à ce moment d’écarter avec un sourire dédaigneux l’hypothèse mesquine qui, dans le bouleversement prochain et prévu de l’Europe, aurait assigné à la Russie, pour unique victoire et conquête, l’abolition de tel article blessant d’un traité que les événemens avaient déjà depuis longtemps « invalidé. » Ce n’est pas contre un pareil « plat de lentilles, » pour parler le langage de M. de Bismarck, qu’il entendait céder au Hohenzollern certain droit d’aînesse du Romanof ; ce n’est pas à un prix aussi dérisoire qu’il pensait faire abandon de l’Occident : il visait plus haut et comptait avoir la part du lion dans la curée à venir. La fortune a pu trahir ses espérances, de jouer ses calculs et le plier à maintes nécessités inéluctables ; mais, s’il est puéril de vouloir lui faire autant de vertus de toutes ces nécessités bien fâcheuses, et lui composer une sorte d’auréole des éclairs et des foudres de la guerre de 1870, l’histoire, dans son impartialité, n’en doit pas moins tenir compte au prince Gortchakof de ses intentions, qui furent à la hauteur des événemens, et, sans dissimuler son échec, lui accorder pourtant le plein bénéfice du in magnis voluisse.

On caressait en effet des projets grands, gigantesques, sur les bords de la Moskova et de la Neva dans toute cette époque agitée et fiévreuse qui sépara Sedan de Sadowa, on s’y berçait de rêves enchanteurs, on partageait le monde entre Slaves et Germains, et le ministre « national » répondait en somme aux vœux ardens de la nation entière en faisant de l’alliance prussienne le pivot de sa politique, en y voyant la condition absolue et le gage certain de tout un avenir de gloire et de prospérité pour la Russie. Il faut se reporter par la pensée à l’ébranlement universel des esprits à la suite de la victoire, aussi prodigieuse qu’imprévue, de la Prusse en 1866, aux plans innombrables, fantastiques, qui surgirent alors soudain pour la reconstruction des empires et des races, il faut se rappeler cette volée sans fin de Minerves toutes armées que le coup de marteau du Vulcain germanique fit sortir de tant de têtes fêlées qui se croyaient olympiennes, — la refonte générale que subit en un clin d’œil notre pauvre philosophie de l’histoire, à la fois si tranchante et si malléable, — pour apprécier équitablement le courant d’idées étrange et impétueux qui entraînait alors le peuple de Pierre le Grand et de Catherine II. « Une puissance irrésistible pousse les peuples à se réunir en grandes agglomérations en faisant disparaître les états secondaires, et cette tendance est peut-être inspirée par une sorte de prévision providentielle des destinées du monde. » Ainsi s’exprimait au lendemain de Sadowa un document officiel d’une autorité incontestable, un manifeste diplomatique qui annonçait urbi et orbi les hautes pensées du gouvernement impérial de France[11]. Le moyen de s’étonner dès lors que les enfans de Rourik se soient fait le même raisonnement, qu’ils se soient demandé avec candeur si la bataille de Kœnigsgrœtz ne venait pas de livrer décidément l’Europe centrale aux Hohenzollern et l’Europe orientale aux Romanof ? Après quelques instans d’hésitation et d’effarement, le patriotisme moscovite résolut en conséquence de ne prendre nul ombrage de l’ambition du roi Guillaume Ier, mais il se mit à proclamer sur-le-champ que la Russie avait, elle aussi, une mission à remplir, une « idée » à réaliser, et que le soleil des unités nationales et des grandes agglomérations brillait pour tout le monde.

Il y avait dans l’ancienne capitale des tsars une feuille célèbre qui, bien déchue depuis et descendue à l’heure qu’il est au rang d’un journal ordinaire, quoique toujours important, exerçait alors une influence prépondérante, tyrannique, de la Dvina jusqu’à l’Oural : on l’appelait par momens et sans y entendre malice « le premier pouvoir de l’état après l’empereur. » Depuis la funeste insurrection de Pologne, la Gazette de Moscou était en effet le moniteur des passions populaires de la sainte Russie, l’officine d’où partaient les mots d’ordre pour l’opinion publique dans le vaste empire du nord, et souvent même des instructions formelles pour les ministres dirigeans à Saint-Pétersbourg. Cette fois encore l’organe tout-puissant de M. Katkof se fit le porte-voix de la nation et traça impérieusement le programme de la politique de l’avenir. Déjà peu de temps après la conclusion de la paix de Prague, la feuille de Moscou posait « comme une vérité incontestable, que la marche des événemens a fait naître des intérêts qui invitaient les deux puissances de Russie et de Prusse à s’allier encore plus activement que par le passé; » elle affirmait en outre que des ouvertures dans ce sens avaient été faites par M., de Bismarck, « ouvertures d’autant plus acceptables que la Prusse n’a pas d’intérêts qui lui soient propres en Orient; sur cette question, le cabinet de Berlin peut prendre, de concert avec la Russie, telle attitude qui lui conviendrait. » Le thème fut depuis repris et développé sous mainte forme et dans maint article jusqu’à ce qu’un leading du 17 février 1867 vînt lui imprimer la grande consécration d’un principe spéculatif et humanitaire.

« L’ère nouvelle se dessine enfin, — y lisait-on, — et c’est pour nous, Russes, qu’elle a une portée particulière. Cette ère est bien la nôtre; elle appelle à la vie un monde nouveau demeuré jusque-là dans l’ombre et dans l’attente de ses destinées, le monde gréco-slave. Après des siècles passés dans la résignation et la servitude, voilà enfin que ce monde touche au moment de la rénovation; ce qui a été si longtemps oublié et comprimé revient à la lumière et se prépare à l’action. Les générations actuelles verront de grands changemens, de grands faits et de grandes formations. Déjà sur la péninsule du Balkan et sous la couche vermoulue de la tyrannie ottomane se dressent trois groupes de nationalités vivaces et fortes, les groupes hellénique, slave et roumain. Étroitement unis entre eux par la communauté de leur foi et de leurs destinées historiques, ces trois groupes sont également liés à la Russie par toutes les attaches de la vie religieuse et nationale. Ces trois groupes de nations une fois reconstruits, la Russie se révélera sous un jour tout nouveau. Elle ne sera plus seule dans le monde; au lieu d’une sombre puissance asiatique dont elle avait jusque-là l’apparence, elle deviendra une force morale indispensable à l’Europe, une civilisation gréco-slave complétant la civilisation latino-germaine, qui sans elle resterait imparfaite et inerte dans son exclusivisme stérile... » Descendant bientôt après de ces hauteurs quelque peu abstraites sur le terrain plus pratique des voies et moyens, le fougueux apôtre de l’ère nouvelle s’écriait le 7 avril : « Si la France soutient par les armes et par son influence politique la renaissance des peuples latins, si la Prusse agit de la même manière vis-à-vis de l’Allemagne, pourquoi donc la Russie, comme unique puissance slave indépendante, ne soutiendrait-elle pas les peuples slaves et n’empêcherait-elle pas les puissances étrangères de mettre des obstacles à leur développement politique? La Russie doit employer toutes ses forces à introduire chez ses voisins du midi une transformation semblable à celle qui s’est opérée dans l’Europe centrale et occidentale; elle doit prendre sans la moindre hésitation vis-à-vis des Slaves le rôle que la France a pris à l’égard des peuples latins et la Prusse vis-à-vis du monde allemand. La tâche est noble, car elle est exempte d’égoïsme ; elle est bienfaisante, car elle achèvera le triomphe du principe des nationalités et donnera une base solide à l’équilibre moderne de l’Europe; elle est digne de la Russie et de sa grandeur, elle est immense, et nous avons la ferme conviction que la Russie la remplira. »

C’est sous le stimulant de pareilles théories, espérances et passions, que fut montée au printemps de l’année 1867 l’étrange exposition ethnologique de Moscou[12], qui devint bientôt le prétexte d’une grande démonstration au dehors, démonstration assez inoffensive en apparence pour écarter tout embarras diplomatique, assez bien calculée cependant pour produire son effet sur des esprits naïfs et inflammables, pour fasciner de malheureuses peuplades déshéritées, plus riches d’imagination que de culture. Certes la science véritable devait retirer bien peu de profit de cette réunion projetée dans le manège de Moscou de tous les « types » slaves avec leurs costumes, leurs armes, leurs ustensiles domestiques et leurs flores; mais l’entreprise n’en fut pas moins jugée digne des protections les plus augustes. L’empereur et l’impératrice offrirent des sommes considérables pour subvenir aux frais de l’œuvre, le grand-duc Vladimir en accepta la présidence honoraire, les hauts dignitaires de la cour et de l’église se chargèrent de la direction. Des appels chaleureux furent adressés aux Slaves de l’Autriche et de la Turquie, à leurs différentes sociétés historiques, géographiques ou autrement savantes, pour contribuer par des envois nombreux à la magnificence de l’exposition, et une nuée d’émissaires s’abattit sur les pays du Danube et du Balkan, en quête d’adhésions, d’échantillons et de « types. » Des comités se formèrent sur divers points de l’empire, afin de dignement préparer la réception des « hôtes slaves, » qui ne manqueraient pas d’affluer au « jubilé national, » et bientôt il fut parlé d’un congrès où l’on s’expliquerait sur les besoins et les intérêts de tant de « peuples frères, » sur les espérances et les doléances de la grande patrie commune, de la patrie idéale. C’était le moment, il importe de le rappeler, où l’insurrection crétoise, toujours persistante, attisée par la Grèce et exagérée par des journaux trop peu ou trop bien informés, tenait en éveil et dans l’attente les populations chrétiennes de la Turquie, le moment aussi où les Tchèques de la Bohême, entraînant à leur suite presque tous les Slaves de l’Autriche, protestaient contre la constitution cisleithane et refusaient de siéger dans les chambres représentatives de l’empire. Le Kremlin devenait ainsi le mons sacer des intransigeans des deux bords de la Leitha, le congrès de Moscou prenait toute l’apparence d’un contre-parlement opposé au Reichsrath de Vienne, et le langage tenu par les organes les plus autorisés du cabinet de Saint-Pétersbourg n’était point fait pour calmer les susceptibilités des gouvernemens intéressés, ni pour dissuader de manifestations provocantes. Parlant des pieux pèlerins de la Turquie et de l’Autriche qui s’apprêtaient à visiter Moscou, « cette sainte Mecque des Slaves, » la Correspondance russe, la feuille ministérielle par excellence[13], s’exprimait ainsi au mois d’avril 1867 : « On ne peut raisonnablement exiger de nous que nous reniions notre passé. Nous laisserons donc croire à nos hôtes qu’ils sont venus chez une nation sœur dont ils ont tout à attendre sans avoir rien à craindre d’elle; nous écouterons leurs griefs, et le récit de leurs maux ne pourra que resserrer les liens qui nous unissent à eux. Si maintenant ils s’avisent d’établir une comparaison entre leur état politique et le nôtre, nous ne serons pas assez niais pour leur prouver qu’ils sont dans les conditions les plus favorables du développement slave. Ces conditions, nous les croyons au contraire mauvaises, nous l’avons dit cent fois, et nous pourrions bien le redire encore... »

Sans doute les menées russes dans les pays du Danube et des Balkans n’étaient pas précisément d’invention toute récente ; elles remontaient même bien loin dans le passé, elles dataient du règne de la grande Catherine. Sous main et à la sourdine, la propagande panslaviste avait été encouragée ou protégée depuis bientôt un siècle ; mais c’était pour la première fois dans cet été de 1867 que le gouvernement de Saint-Pétersbourg assumait ainsi hautement la responsabilité d’une pareille propagande et faisait déployer dans ses états le drapeau des saints Cyrille et Méthode. Dans un empire où tout est surveillé, réglé et commandé d’en haut, où rien ne se fait spontanément, où tout est arrangé et voulu, des « Slaves étrangers, » sujets de deux puissances voisines et « amies, » étaient admis, provoqués à venir exposer leurs griefs, porter des plaintes contre leurs gouvernemens respectifs, demander assistance et délivrance au nom d’un droit des gens tout nouveau, du principe fraîchement éclos des grandes agglomérations et des unités nationales. On ne fut pas assez niais pour éconduire ces « députés » étranges, pour leur parler raison et résignation; on leur parlait au contraire d’un « sort meilleur et prochain, » on les promenait à travers toutes les villes de l’empire au milieu des manifestations enthousiastes dirigées par les colonels et les archimandrites, on les accablait de témoignages de sympathie, d’ovations et de démonstrations auxquelles prenaient part l’armée, la magistrature et tout ce qu’il y avait d’élevé dans le monde officiel. Des généraux, des amiraux et des ministres présidaient à des banquets où le désastre de Sadowa était célébré comme un événement providentiel et heureux par des sujets de l’empereur François-Joseph, où des appels étaient adressés au tsar « de venger les outrages séculaires de la Blanche-Montagne et de Kossovo, et de planter la bannière russe sur les Dardanelles et la basilique de Sainte-Sophie. »

L’ébranlement donné par de telles démonstrations à toute une race, à tout un monde religieux, fut profond et prolongé, et certes les annales contemporaines ont rarement connu de période aussi peu correcte au point de vue du droit international et des pratiques des chancelleries que celle qui eut pour départ le congrès de Moscou et pour arrêt la conférence de Paris au sujet de la Grèce. Elle fut étrange en effet, cette époque, avec des présidens du conseil tels que Ratazzi, Bratiano, Koumondouros, avec des généralissimes comme Garibaldi, Pétropoulaki et « Philippe le Bulgare, » avec ces expéditions de Mentana, de Sistow, de l’Arcadion et de l’Enosis, avec ces agitations, pour tout dire, allemande, italienne, tchèque, croate, roumaine, serbe, bulgare, grecque et panslave. Sans entrer plus avant dans l’histoire fastidieuse de ces événemens complexes et nullement éclaircis encore, il suffit, pour en apprécier le caractère général et en saisir le lien intime, de relire avec toute l’attention qu’il mérite le rapport déjà mentionné de l’ambassadeur de France près la cour de Berlin, en date du 5 janvier 1868. « Il faut à M. de Bismarck, y écrit M. Benedetti, une Italie troublée, en désaccord permanent avec la France, pour nous contraindre à entretenir des forces plus ou moins considérables dans les états du saint-siège, pour se ménager au besoin le moyen de susciter, à l’aide du parti révolutionnaire, une rupture violente entre le gouvernement de l’empereur et celui du roi Victor-Emmanuel, pour neutraliser en un mot notre liberté sur le Rhin... Je ne serais pas surpris non plus, si M. de Bismarck était l’instigateur de l’impulsion nouvelle imprimée depuis l’été dernier à la propagande panslaviste; il y trouve l’avantage immédiat d’inquiéter l’Autriche par la Russie. La Russie se montrerait assurément moins entreprenante, et la Prusse de son côté ne l’encouragerait pas à réveiller la question d’Orient, par la simple raison qu’elle ne saurait elle-même y trouver aucun avantage, si elle ne croyait indispensable de payer de ce prix la liberté qu’elle revendique en Allemagne. L’incertitude de la situation ne fait que resserrer chaque jour davantage les liens qui unissent la Prusse à la Russie et solidariser les ambitions de l’une en Allemagne avec celles de l’autre en Orient. »

Un comité permanent pour les intérêts de l’unité slave s’était formé au lendemain du congrès de Moscou, sous les auspices d’un grand-duc, et son action ne tarda pas à se faire sentir parmi les Ruthènes, les Tchèques, les Croates de l’Autriche; mais c’est surtout dans les provinces tributaires ou sujettes de la Porte-Ottomane que l’agitation devint aussi chronique que périlleuse Le malheureux Turc fut assailli de toutes parts : un jour c’était le vladika de Monténégro qui lui demandait sur un ton menaçant tel port de l’Adriatique, un autre jour c’était le prince de Serbie qui réclamait l’évacuation de telle forteresse en appuyant sa requête d’armemens extraordinaires. De nombreux convois d’armes arrivaient de la Russie dans les provinces danubiennes sous la fausse désignation de matériel pour la construction de chemins de fer[14], tandis que des navires de guerre grecs ne cessaient de vouloir rallumer à toute force dans l’île de Crète une insurrection près de s’éteindre et qui, à la vérité, n’avait jamais eu un foyer très grand. C’était l’époque des « comités de secours » et des « bandes libératrices » envahissant tantôt les états du pape au cri de Roma o morte ! tantôt faisant incursion dans la Thessalie pour venger « les mânes outrages de Phocion et de Philopœmen, » ou bien encore franchissant jusqu’à cinq fois dans l’espace d’un an le Danube du côté de la Roumanie afin de réveiller dans les Balkans « le lion à la crinière d’or! » — « Aujourd’hui c’est à nous, frères, qu’il appartient de prouver à la diplomatie européenne qu’il existe encore des descendans du terrible Krum; le lion à la crinière d’or vous appelle et la trompette de la guerre. » Ainsi s’écriait au mois d’août 1868 une proclamation datée des « Balkans » et signée gouvernement provisoire[15]. « Il est de fait, mandait le 6 février 1868 dans un curieux rapport adressé au comte de Beust l’agent de l’Autriche dans les principautés le baron d’Eder, il est de fait qu’à Bukharest, comme dans, différentes villes des bords du Danube, il existe des comités bulgares : leur but est de provoquer des troubles en Bulgarie, de les appuyer, de leur donner des proportions plus étendues que celles de l’an passé. Tout dernièrement encore on était persuadé ici qu’au retour du beau temps éclateraient des complications sérieuses dans l’Europe occidentale qui permettraient à la Russie de déclarer la guerre à la Turquie, et, dans la prévision de ces événemens, on a fait des préparatifs pour influencer avec énergie le soulèvement bulgare. Bien que le gouvernement des principautés se trouve entre les mains d’un parti (radical) traditionnellement hostile à la Russie, il n’en penche pas moins vers cette puissance depuis un certain temps et attend d’elle la réalisation de ses efforts et de ses espérances. Les journaux de l’opposition (conservatrice) combattent ces tendances russophiles du gouvernement; ils lui reprochent d’agir de concert avec la Prusse et de préparer des difficultés à l’Autriche dans l’éventualité d’un conflit entre la France et la Prusse. Les feuilles du gouvernement répondent en faisant valoir que le parti national n’est en principe l’adversaire d’aucune puissance, et qu’on n’a pas de raison pour combattre la Russie du moment que cette puissance défend la cause du droit et des nationalités opprimées. »

Assurément il serait injuste de vouloir faire remonter jusqu’au gouvernement russe la responsabilité de toutes les agitations désordonnées de cette époque dans le monde slavo-gréco-roumain, mais il n’en est pas moins vrai qu’il ne fit rien pour les arrêter ou seulement les désavouer. En parcourant les documens parlementaires de ce temps, les divers livres bleus, rouges, verts et jaunes des années 1867-69, on est frappé de rencontrer à chaque pas des représentations multipliées et énergiques, adressées par les cabinets de Londres, des Tuileries et de Vienne à la Serbie, à la Roumanie et à la Grèce au sujet de leurs préparatifs militaires, des envois d’armes clandestins et des bandes envahissantes, pendant que les cabinets de Saint-Pétersbourg et de Berlin s’abstiennent soigneusement de toute démarche de ce genre. Par un retour piquant des choses d’ici-bas, qui dut faire l’étonnement des Nesselrode et des Kamptz dans leur céleste demeure, c’étaient maintenant les puissances occidentales, c’étaient l’Angleterre et la France, auxquelles se joignait aussi l’Autriche, qui dénonçaient au monde les menées révolutionnaires du parti démagogique européen, tandis que la Prusse gardait le silence et que la Russie s’obstinait à nier le fait ou en plaidait les circonstances atténuantes. Les excuses pour le gouvernement d’Athènes, le prince Gortchakof les trouvait tout bonnement dans la constitution hellénique : « cette constitution, disait-il, donne à tous les Grecs pleine liberté de quitter leur propre pays et de prendre parti dans tout conflit tel que celui qui existait en Crète[16], » et ce fut là à coup sûr un spectacle original que celui d’un ministre d’une autocratie faisant valoir devant un vieux whig comme lord Clarendon les conditions inexorables d’un régime parlementaire et légal. La Porte, on se le rappelle, ne voulut rien comprendre à une légalité qui la tuait; elle finit par perdre patience, par adresser un ultimatum au gouvernement d’Athènes, et une conférence se réunit à Paris pour « rechercher les moyens d’aplanir le différend survenu entre la Turquie et la Grèce. » De bonnes âmes appréhendèrent une attitude embarrassée de la part du chancelier russe devant un pareil aréopage, elles le crurent même capable de mettre des entraves aux travaux de cette réunion : c’était mal connaître les ressources d’un esprit aussi délié que lettré, et qui profita de l’occasion pour risquer son fameux mot sur Saturne. « Il me revient, écrivait-il au baron Brunnow à Londres, 13 janvier 1869, qu’il y a des personnes qui accusent la Russie de vouloir faire avorter la conférence. On n’ignore pas que la conférence émane de la pensée de l’empereur. La fable de Saturne n’a pas d’application dans les erremens de la politique du cabinet impérial... » Alexandre Mikhaïlovitch n’était pas au bout de ses hardiesses; il devint amer, presque agressif, il parla des « excitations du dehors, » d’un « procès de tendance, » de « la méfiance qui s’attachait à chaque pas de la Russie, » et alla jusqu’à dénoncer une grande conspiration ourdie par les puissances occidentales contre la paix du Levant. « Il nous est impossible de ne pas remarquer, disait-il dans une dépêche au baron de Brunnow du 17 décembre 1868, que cette note discordante n’est pas la seule qui soit venue troubler les échos de l’Orient. C’est ainsi qu’on a vu d’abord la Serbie devenir le point de mire d’une agitation qui de la presse a fini par gagner la diplomatie ; le prince Michel Obrénovitch a été mis en suspicion, et il n’a fallu rien moins que sa fin tragique pour désarmer les hostilités dirigées contre lui. Aussitôt après, c’est le gouvernement des principautés-unies contre lequel s’élèvent des accusations : les bandes bulgares deviennent un motif d’incriminations, on lui reproche de les avoir tolérées, on l’accuse de les avoir encouragées. Cette complication à peine écartée, une crise nouvelle surgit dans les rapports de la Turquie avec la Grèce, une crise plus grave encore et plus dangereuse pour la paix générale... » Décidément, à défaut de la « fable de Saturne, » celle du loup et de l’agneau avait bien son application dans les erremens de la politique du cabinet impérial de Saint-Pétersbourg.

La conférence de Paris réussit néanmoins dans ses efforts, le différend gréco-turc fut aplani, et avec le printemps de l’année 1869 l’aquilon de la propagande souffla moins fort dans les vallées du Danube et les gorges du Balkan. Il y eut une espèce d’accalmie; mais les matières à combustion restaient toujours accumulées, prêtes à s’enflammer à la première étincelle. Les radicaux de la Roumanie n’étaient pas les seuls à prévoir une action offensive de la Russie en Orient aussitôt que viendraient à éclater des complications sérieuses dans l’Europe occidentale; c’était là une conviction presque universelle, et que les enfans de Rourik partageaient tous les premiers. La fin de l’année 1869 fut signalée par un incident qui ne laissa pas de gravement impressionner tous les esprits sérieux. On célébrait à Saint-Pétersbourg le centenaire de l’institution de l’ordre de Saint-George, du grand ordre militaire de la Russie, et dont la première classe n’est conférée qu’à celui qui remporte une victoire éclatante. L’empereur Alexandre II envoya cette distinction au roi Guillaume Ier au vainqueur de Sadowa et ancien combattant de 1814. « Acceptez-la, lui télégraphiait-il, comme une nouvelle preuve de l’amitié qui nous unit, amitié fondée sur le souvenir de cette grande époque où nos armées réunies combattaient pour une cause sacrée qui nous était commune. » Et le roi de Prusse aussitôt de répondre par le télégraphe : « Profondément touché et les larmes aux yeux, je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait et auquel je ne pouvais m’attendre; mais ce qui me réjouit encore plus, ce sont les expressions par lesquelles vous me l’avez annoncé. Je vois en effet dans ces expressions une preuve nouvelle de votre amitié et de votre souvenir de la grande époque où nos armées réunies combattaient pour la même cause sacrée[17]

Au commencement de la même année et pendant que siégeait encore la conférence de Paris, s’éteignait à Nice un serviteur fidèle des sultans, un des derniers grands hommes d’état de la Turquie. Avant de descendre dans la tombe, Fuad-Pacha traçait d’une main défaillante un mémoire pour son auguste maître, qu’il disait être son testament politique. Le document devait rester secret, et ne parvint en effet que tout récemment à la publicité[18]. « Lorsque cet écrit sera placé sous les yeux de votre majesté, y lisait-on, je ne serai plus de ce monde. Vous pouvez donc m’écouter sans méfiance et vous devez vous pénétrer de cette grande et douloureuse vérité que l’empire des Osmanlis est en danger... » Et après avoir passé en revue les différens états du continent et signalé le conflit plus ou moins prochain, mais inévitable, entre la France et la Prusse, Fuad-Pacha concluait par ces mots : « une lutte intestine en Europe et un Bismarck en Russie, et la face du monde se trouvera être changée, »


III.

Il n’a été donné qu’à Dieu de contempler son œuvre achevée et de se dire « que cela était bon; » notre pauvre humanité goûte rarement une jouissance aussi pure, et le parti de l’action dans les conseils du second empire n’en connut guère à la suite des événemens de 1866, qu’il avait si puissamment contribué à créer. L’ambassadeur de France près la cour de Berlin se trouvait au nombre des désabusés; l’achèvement de l’unité italienne ne le consolait que bien imparfaitement à coup sûr de la profonde atteinte que la calamité de Sadowa avait portée à son propre pays. Son désenchantement fut grand; mais il n’est rien de tel qu’une forte et douloureuse déception pour aiguiser et affiner un esprit naturellement sagace, et si Pascal a parlé d’une seconde ignorance, celle qui vient après le savoir, il y a aussi pour certains diplomates une seconde science et comme une seconde vue après quelque éblouissement passager. On ne saurait trop reconnaître les qualités éminentes d’observation et de jugement que montra M. Benedetti durant les quatre dernières années de son ambassade à Berlin, et, pour cette époque de 1867 à 1870, l’histoire confirmera pleinement le témoignage qu’il crut un jour utile de s’accorder à lui-même en protestant devant son chef[19] d’avoir été pendant sa mission en Prusse « un informateur actif, correct, prévoyant. »

A partir de 1867 en effet, l’ambassadeur mit un zèle patriotique à éclairer son gouvernement sur l’état des choses en Europe et à lui recommander de prendre une résolution virile, soit en se résignant franchement à l’inévitable, soit en se préparant de bonne heure à une lutte très prochaine et pleine de périls immenses. Il lui représentait la Prusse travaillant sans relâche à englober l’Allemagne entière, au risque de provoquer un conflit avec la France, n’inclinant même que trop souvent à considérer un tel conflit comme le moyen le plus sûr et le plus direct d’arriver à ses fins. En pareille éventualité, il se gardait bien de fonder le moindre espoir sur les particularistes du midi. « Au début d’une guerre nationale, disait-il, les plus obstinés parmi ceux-ci ne pourront que s’effacer devant les masses qui regarderont la lutte, quelles que soient les circonstances au milieu desquelles elle éclaterait, comme une guerre d’agression de la France contre leur patrie, et si le sort des armes leur était favorable, leurs exigences ne connaîtraient plus de limites. » Il signalait aussi « la propagande la plus active » que M. de Bismarck entretenait dans les pays au-delà du Mein : «à l’exception de quelques journaux à la solde des gouvernemens (de Munich et de Stuttgart) ou appartenant au parti ultra-radical, la presse le seconde dans tous les états du sud. » Il mandait également à Paris que le ministre de Guillaume Ier continuait ses relations avec le parti révolutionnaire en Italie, qu’il recevait des agens de Garibaldi, et qu’il n’est pas jusqu’au gouvernement régulier du roi Victor-Emmanuel, l’ami et l’obligé personnel de l’empereur Napoléon III, qui, lors des complications de Mentana, n’ait sondé la Prusse pour savoir « dans quelle mesure elle pourrait lui prêter son assistance[20]. » Il fut aussi le premier à donner l’éveil sur les menées ténébreuses avec Prim et la candidature espagnole du Hohenzollern. Enfin on a déjà vu plus haut qu’il avait reconnu dès le début le caractère alarmant et la portée véritable de la mission du général Manteuffel en Russie.

« Si difficile qu’il soit, pour un grand pays comme la France, de tracer d’avance sa ligne de conduite dans l’état actuel des choses, — disait à son gouvernement M. Benedetti au commencement de l’année 1868, — et quelque grande que puisse être la part qu’il convient de faire à l’imprévu, l’union de l’Allemagne sous un gouvernement militaire fortement organisé, et qui à certains égards n’a du régime parlementaire que les formes extérieures, constitue cependant un fait qui touche de trop près à notre sécurité nationale pour que nous puissions nous dispenser de nous poser et de résoudre sans plus tarder la question suivante : un pareil événement met-il en danger l’indépendance ou la position de la France en Europe, et ce danger ne peut-il être conjuré que par la guerre? Si le gouvernement de l’empereur estime que la France n’a rien à redouter d’une si radicale altération dans les rapports des états situés au centre du continent, il serait désirable, à mon sens, dans l’intérêt du maintien de la paix et de la prospérité publique, de conformer entièrement et sans réserve notre attitude à cette conviction... Dans le cas contraire, préparons-nous à la guerre sans relâche, et rendons-nous bien compte d’avance de quel concours peut nous être l’Autriche, calculons notre conduite de manière à résoudre l’une après l’autre la question d’Orient et celle d’Italie; nous n’aurons pas de trop de toutes nos forces réunies pour être victorieux sur le Rhin. »

C’est surtout dans sa manière de juger l’accord établi entre les deux cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg que M. Benedetti a fait preuve d’une justesse et d’une supériorité de coup d’œil vraiment remarquables. Il eut d’abord le mérite de pressentir l’entente dès la première heure et d’y croire inébranlablement jusqu’à la dernière. Au mois de septembre 1869, le souverain des Français s’était avisé de nommer au poste d’ambassadeur auprès du tsar l’un de ses confidens les plus intimes, l’un de ses coopérateurs les plus dévoués du 2 décembre, un général renommé par sa bravoure et son intelligence, un grand écuyer. C’était assez indiquer qu’on désirait entrer dans des rapports aussi intimes et aussi directs que possible, et malgré l’échange de télégrammes à la fête de Saint-George on était déjà, au commencement de l’année 1870, plein d’espoir; on croyait que l’affaire marchait toute seule[21]. Le général français, homme d’esprit pourtant, s’était laissé bien vite prendre aux chasses à l’ours, aux voyages en traîneau et à maintes autres marques d’une auguste bienveillance, qu’il eut la modestie de rapporter à la politique de son maître, au lieu de les attribuer avec bien plus de raison à des agrémens personnels très réels et très séduisans en effet. La conviction du grand-écuyer fut partagée par son entourage, par ses aides-de-camp notamment qui ne tardèrent pas à célébrer dans des lettres confidentielles adressées à Paris «les grands résultats obtenus» par leur chef, et à parler de « sa faveur croissante auprès de l’empereur de toutes les Russies, » dans des termes très forts et beaucoup plus militaires que diplomatiques[22]. Sans se laisser imposer par tous ces récits pleins d’allégresse, M. Benedetti n’en persistait pas moins dans sa conviction bien arrêtée; encore le 30 juin 1870, à la veille même de la guerre, il l’exprimait dans une dépêche lumineuse et dont nous aurons à citer plus d’un passage instructif. Parlant de la récente entrevue (1-4 juin) de l’empereur Alexandre et du roi de Prusse à Ems, l’ambassadeur suppose que M. de Bismarck s’y est montré, comme d’habitude, d’un côté favorable à la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg en Orient, et que de l’autre il s’est appliqué à éveiller les susceptibilités du tsar dans les questions qui agitent le sentiment national en Russie par rapport à l’Autriche, la Galicie, etc. « Pendant que le ministre aura pris à tâche de rassurer l’empereur sur le premier de ces deux points et de l’alarmer sur l’autre, le roi aura déployé cette bonne grâce dont il a toujours su faire un si merveilleux usage pour captiver les sympathies de son auguste neveu, et je ne doute pas, pour ma part, qu’ils n’aient laissé des impressions conformes à leur désir. Quels que puissent être d’ailleurs les moyens qu’ils ont employés, leur but a dû être de raffermir l’empereur dans les sentimens qu’ils ont su lui inspirer, et ils l’auront plus ou moins atteint. »

M. Benedetti fut loin cependant d’admettre un arrangement officiel et en bonnes formes entre les deux cours, loin surtout de croire que le ministre de Prusse eût en toute sincérité et candeur fait cession et abandon de l’héritage oriental aux mains de son ancien collègue de Francfort, et c’est dans de pareilles appréciations qu’éclate précisément la perspicacité peu commune du diplomate français. M. de Bismarck pouvait, pour les besoins du moment, jouer à l’indifférence quant aux affaires du Levant, affirmer « ne lire jamais la correspondance de Constantinople » et trouver même légitimes les prétentions de la Russie « d’introduire une certaine unité dans le développement intellectuel des Slaves[23]; » mais le soin extrême qu’il mettait en même temps à maintenir les rapports les plus intimes avec les Hongrois, ses alliés de 1866, aurait dû déjà éclairer les zélateurs de Moscou sur l’inanité de leur rêve d’un partage du monde entre les fils de Teut et ceux de Rourik. « Les Hongrois nous regardent, nous Prussiens, comme leurs protecteurs médiats à l’avenir contre Vienne, » écrivait dans une dépêche confidentielle le baron de Werther au mois de juin 1867, à son retour du couronnement de Bude, pour rassurer le cabinet de Berlin sur le récent enthousiasme des Magyars réconciliés avec leur « roi; » ce n’est pas seulement contre Vienne, c’est bien plus encore contre Moscou et Saint-Pétersbourg, contre toute prépotence slave sur les bords du Danube, que les enfans d’Arpad auront à l’avenir recours auprès du Hohenzollern. « La Prusse n’a pas d’intérêts qui lui soient propres en Orient, » se plaisait à dire M. de Bismarck dans ces années 1867-1870, et l’organe de M. Katkof ne cessait de répéter cette phrase tant commentée; mais, du jour où la Prusse s’identifiait avec l’Allemagne ou plutôt se l’incorporait, elle restait chargée, sous peine de forfaiture, des intérêts et des influences germaniques dans les pays du Danube et du Balkan, et la part devenait grande alors, bien plus grande que celle de la France et de l’Angleterre.

Tout cela était très bien senti par l’ambassadeur de France près la cour de Berlin, et de temps en temps finement exposé dans les dépêches qu’il adressait à son gouvernement pendant les dernières années de sa mission en Prusse. Parlant, dans son rapport du 5 janvier 1868, de la complaisance avec laquelle le chancelier de la confédération du nord s’est toujours prêté aux vues du prince Gortchakof, M. Benedetti ajoutait pourtant : «Il (M. de Bismarck) se persuade sans doute que d’autres puissances ont un intérêt de premier ordre à soustraire l’empire ottoman aux convoitises de la Russie, et il leur en abandonne le soin ; il sait d’ailleurs que rien ne peut s’y accomplir définitivement sans le concours ou l’adhésion de l’Allemagne, si l’Allemagne est unie et forte ; il croit donc qu’il peut, quant à présent, et sans péril, aiguiser lui-même l’ambition du cabinet de Saint-Pétersbourg, pourvu qu’il obtienne en retour de cette condescendance une abstention bienveillante dans tout ce qu’il entreprend en Allemagne. » — « En Orient, écrivait l’ambassadeur quelque temps après (4 février 1868), M. de Bismarck tient à garder une position qui ne l’engage dans aucun sens, et lui permette, suivant les nécessités de ses propres desseins, de donner la main à la Russie ou de se rapprocher des puissances occidentales ; or cette position, il ne peut la conserver qu’en s’abstenant de toute démarche qui le compromettrait avec les amis ou les adversaires de la Turquie. » Ce raisonnement ne tarda pas à être pleinement justifié par l’attitude de la Prusse pendant la conférence de Paris au sujet de la Grèce (janvier 1869) : le cabinet de Berlin ne partagea pas la fougue d’Alexandre Mikhaïlovitch, il ne défendit pas comme lui l’innocence persécutée dans la personne de « la jeune Roumanie » et de l’Omladina serbe, et se garda surtout de dénoncer la grande conspiration de l’Angleterre, de la France et de l’Autriche contre la paix du Levant. C’est qu’au fond le ministre de Prusse ne voulait pas la mort du juste Osmanli, encore moins l’effondrement de la Hongrie, l’avant-garde de la « mission » germanique dans l’est[24], et ses sympathies pour « une certaine unité idéale » des Slaves se refroidissaient à mesure qu’approchait l’heure de l’unité réelle de l’Allemagne. « Tout conflit en Orient le mettrait à la remorque de la Russie, écrivait le diplomate français le 27 janvier 1870, et il cherchera à le conjurer; il l’a prouvé l’année dernière à l’origine du différend gréco-turc. La Russie est une carte dans son jeu pour les éventualités qui peuvent surgir sur le Rhin, et il tient essentiellement à ne pas intervertir les rôles, à ne pas devenir lui-même une carte dans le jeu du cabinet de Saint-Pétersbourg. »

Quelques mois après, à la veille même de la guerre de France (30 juin 1870), M. Benedetti, tout en pensant que les liens de la Russie et de la Prusse n’ont pu qu’être resserrés dans la récente entrevue d’Ems, concluait par les observations suivantes : « Il ne faudrait pas cependant supposer que M. de Bismarck juge opportun de lier étroitement sa politique à celle du cabinet russe. A mon sens, il n’a contracté et il n’est disposé à prendre aucun engagement qui pourrait, en compromettant la Prusse dans des complications dont la Turquie deviendrait le théâtre, rapprocher l’Angleterre et la France, et lui créer des difficultés ou l’affaiblir sur le Rhin. Les complaisances du chancelier de la confédération du nord pour la Russie ne seront jamais de nature à limiter sa liberté d’action; il promet en somme plus qu’il n’a l’intention de tenir, ou, en d’autres termes, il recherche l’alliance du cabinet de Saint-Pétersbourg pour s’en assurer le bénéfice dans le cas d’un conflit en Occident, mais avec la résolution bien arrêtée de ne jamais engager les ressources ou les forces de l’Allemagne en Orient. Aussi ai-je toujours été persuadé qu’il n’a été conclu aucun arrangement officiel entre les deux cours, et il est certainement permis de penser qu’on n’y a pas songé à Ems. »

Tout porte à croire en effet qu’il n’y eut ni traité signé, ni conditions débattues; la communauté des vues et l’harmonie des cœurs dispensaient d’une discussion fatigante de détails. Il eût d’ailleurs été très difficile, dans tous les cas oiseux, de faire des stipulations en règle pour des éventualités dont on ne savait l’heure, dont il était impossible de calculer les conséquences lointaines, ni même les effets immédiats : on se contentait de la conviction qu’on n’avait pas d’intérêts opposés, qu’on en avait au contraire de conformes et de sympathiques, et qu’il était entendu qu’au moment propice chacun serait pour soi et Dieu pour tous. Il faut bien le reconnaître aussi, les Russes, dans leurs visées sur l’Orient, ne sont pas à l’abri de certains mirages; l’Europe leur prête beaucoup plus de méthode qu’ils n’en ont en réalité : le sentiment est profond et tenace, mais les projets sont aussi ondoyans que divers et diffus. On dirait que ce grand peuple subit à cet égard plutôt une fascination et presque une fatalité qu’il ne poursuive une conquête systématique; il ne marche sur le fantôme qui l’obsède que pour le faire reculer. Chose digne de remarque, la Russie ne s’éloigne jamais tant du but que lorsqu’elle entreprend de brusquer le dénoûment : en 1829, quelques étapes seulement séparaient ses armées de Constantinople, et elle rétrograda; elle perdit en 1854 tout le fruit de sa campagne de Hongrie et de son ascendant à la suite de la catastrophe de février, tandis que ses perspectives n’ont jamais été aussi brillantes que du jour où le traité de Paris a cru lui fermer la Mer-Noire : elle perdit Sébastopol, mais elle gagna le Caucase et tout un monde sur les bords de l’Amour et du Syr-Daria. La tentation devenait donc très naturelle en présence du conflit redoutable qui depuis 1867 se préparait au centre de l’Europe, d’attendre plutôt les événemens que de vouloir les régler et leur prescrire la marche. Dans une guerre entre les deux puissances les plus fortes du continent, qui promettait d’être aussi longue qu’acharnée, et qui pouvait bien à la longue également épuiser les deux adversaires et attirer encore plusieurs autres états dans la lice, la Russie, — ainsi pensait-on sur les bords de la Neva, — trouverait toujours l’occasion et le moyen de dire son mot et de faire son butin. Une telle conduite paraissait tout indiquée à un chancelier auquel tant de bonheurs déjà étaient arrivés en « se recueillant, » elle se recommandait d’elle-même à une politique qui ne mesurait l’infini de ses aspirations que par l’inconnu des événemens possibles. L’infini des désirs s’accommode en pareil cas on ne peut mieux de l’indéfini dans les desseins, et rien parfois ne fait autant l’illusion de la profondeur que le vide.

Ç’a été l’ironie cruelle du fondateur de l’unité allemande de choisir dans chacune de ses entreprises successives pour complice celui qui devait être sa victime dans l’entreprise suivante; mais c’était aussi sa grande supériorité d’avoir eu chaque fois un but très clair, un objet bien défini, délimité et pour ainsi dire tangible, pendant que ses partenaires se laissaient entraîner l’un après l’autre dans le jeu périlleux, sous l’impulsion de principes abstraits, de désirs vagues et de combinaisons nuageuses. Lors de l’invasion des duchés et de sa première tentative contre l’équilibre de l’Europe, M. de Bismarck n’était pas certes en peine de montrer son point de mire : la proie était à la portée de ses mains, et la rade de Kiel s’étalait dans toute sa splendeur devant quiconque avait des yeux pour voir; mais M. de Rechberg en est encore aujourd’hui à chercher et à faire accepter les mobiles de sa coopération dans cette œuvre d’iniquité. « Il s’agissait de maîtriser les passions démagogiques, de prendre l’ascendant sur la révolution, » — c’est de ces phrases pompeuses et sonores, empruntées à la « doctrine, » que l’ancien ministre d’Autriche devait couvrir plus tard dans les délégations austro-hongroises sa fatale et piteuse politique de 1863. A Biarritz, le président du conseil de Prusse demandait en termes très nets la ligne du Mein pour son pays, tandis que le rêveur de Ham recommandait « la grande guerre pour la nationalité allemande » et laissait flotter son regard indécis tantôt sur la rive droite du Rhin et Mayence, tantôt sur les limites de 1814, et ne l’arrêtait d’une manière fixe que sur le lion ailé de Saint-Marc. De 1867 à 1870, le chancelier de la confédération du nord préparait résolûment l’unification de l’Allemagne et la conquête de l’Alsace et de la Lorraine, en laissant à son ancien collègue de Francfort tout loisir « d’éveiller les échos de l’Orient » et de leur demander le mot des destinées prochaines de la Russie. Dans chacune de ces circonstances fatidiques, c’est toujours le même grand réaliste éconduisant les idéologues à divers degrés et à divers titres, c’est toujours le même Fortinbras de Shakspeare, — le fort en bras de la Germanie, — venant proclamer sa domination là où des Hamlets doctrinaires, mélancoliques ou faiseurs de mots n’ont su que s’égarer dans des machinations chimériques et puériles et, en face d’une « tuerie qui crie au ciel, » ne trouver d’autre parole que : the time is out of joint, le siècle a déraillé !.. « La Russie ne saurait éprouver aucune alarme de la puissance de la Prusse[25], » disait le prince Gortchakof en réponse aux représentations qui lui furent faites dès les premiers jours de l’incident Hohenzollern sur « le danger qui résulterait pour la Russie de l’agrandissement de la Prusse et de l’extension de son influence en Europe. » Quant à la candidature espagnole du prince prussien, le chancelier rappelait que, « lorsque le prince Charles de Hohenzollern devint (en 1866) souverain de Roumanie avec l’appui de la France et malgré la Russie, cette dernière s’était bornée à des remontrances et avait ensuite accepté le fait; il ne voyait pas pourquoi aujourd’hui la Prusse pourrait être davantage responsable de l’élection d’un autre membre de la famille royale au trône d’Espagne. » Ainsi parlait déjà le ministre du tsar au début même du conflit, le 8 juillet 1870, avant la renonciation du prince Antoine, avant tout emportement du cabinet des Tuileries et au moment où l’Europe donnait encore raison aux susceptibilités légitimes de la France. Lorsque vint bientôt l’heure de l’aveuglement et du vertige, et que le gouvernement de Napoléon III perdit tout le profit d’un grand succès diplomatique par son langage provocant devant le corps législatif, par ses exigences d’Ems et sa fatale déclaration de guerre (15 juillet), il n’était plus permis de se faire les moindres illusions sur les sentimens véritables du cabinet de Saint-Pétersbourg. « N’en déplaise au général Fleury, écrivait avec humeur M. de Beust au prince de Metternich le 20 juillet, la Russie persévère dans son alliance avec la Prusse, au point que dans certaines éventualités l’intervention des armées moscovites doit être envisagée non pas comme probable, mais comme certaine. » C’est que, aussitôt après la déclaration de guerre du 15 juillet, le gouvernement russe avait adressé à Vienne l’avertissement très clair et très catégorique qu’il ne permettrait pas à l’Autriche de faire cause commune avec la France; le général Fleury dut même bientôt s’estimer heureux d’avoir obtenu du moins que cette clause dirimante touchant l’empire des Habsbourg ne fût pas mentionnée explicitement dans la déclaration de neutralité que l’empereur Alexandre II fit publier le 23 juillet[26].

« La Russie nous a fait beaucoup de mal, » s’écrie le duc de Gramont par rapport à cette mise en interdit de l’Autriche[27]. Elle pesa également sur la cour de Copenhague et la força à la neutralité, malgré tout l’enthousiasme du malheureux peuple scandinave pour une alliance à laquelle se rattachait un projet français de débarquement dans le nord, une entreprise du plus haut intérêt stratégique, a dit le général Trochu, qui devait y prendre part. « La Russie, pensait avec un journal officieux du pays le ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg, a plus contribué à la neutralité que toute autre nation; elle a forcé par ses menaces l’Autriche à ne pas bouger, et elle a réussi, par l’influence de l’empereur et du prince héritier, à empêcher le Danemark de prendre parti pour la France[28].» L’Angleterre, il est juste de l’ajouter, secondait en tout cela puissamment le chancelier russe ; elle était plus indisposée que jamais contre la France, grâce aux récentes et terribles révélations de M. de Bismarck sur les négociations dilatoires en août 1866 au sujet de la Belgique. Il était évident qu’au gré du prince Gortchakof la conflagration venait beaucoup trop tôt ; les préparatifs militaires de la Russie n’étaient point faits; l’action même toute « morale » sur le monde slave avait subi un arrêt depuis la conférence au sujet de la Grèce. M. de Bismarck n’avait pas précisément demandé son heure à son collègue sur la Neva; ainsi que l’avait prédit M. Benedetti, il a tenu essentiellement à ne pas intervertir les rôles et à ne s’inspirer que de ses propres convenances et opportunités; mais Alexandre Mikhaïlovitch ne s’appliquait pas moins à s’acquitter de son rôle dans la mesure de ses forces. Un observateur sagace, le ministre des États-Unis déjà mentionné, mandait vers ce temps de Saint-Pétersbourg à son gouvernement : « L’opinion générale paraît être ici que, si la Russie était prête, elle déclarerait la guerre et essaierait d’en retirer certains avantages... Le gouvernement fait tous ses efforts pour parer aux événemens : les fabriques de cartouches travaillent nuit et jour; une commande de cent canons Gattling vient d’être envoyée en Amérique. » On armait, on détournait ou intimidait les alliés probables de la France, croyant ainsi égaliser pour le moment les chances entre les deux belligérans[29], et on se flattait toujours de trouver plus d’une occasion favorable au milieu des nombreuses péripéties d’une guerre que Napoléon III proclamait lui-même devoir être « longue et pénible. »

Les désastres effroyables de la France dès les débuts de la campagne vinrent soudain arrêter les imaginations dans leur vol et faire évanouir la sublime vision d’un « nouveau monde gréco-slave » qui depuis 1867 hantait les esprits sur les bords de la Moskova et de la Neva. Avec la merveilleuse aptitude politique et réaliste qui la distingue, la nation russe comprit aussitôt que c’en était fait, pour le moment, de toute croisade en Orient, que les destinées du monde se décidaient au pied des Vosges, et qu’il fallait aller au plus pressé et au possible. Phénomène curieux, la péninsule du Balkan ne fut jamais aussi relativement tranquille, aussi peu tourmentée par la « grande idée » que pendant ces années 1870-1871, pendant cette « lutte intestine en Europe » que Fuad-Pacha mourant avait tant appréhendée pour l’empire des Osmanlis. Vers la fin du mois d’août, encore avant la catastrophe de Sedan, l’opinion publique en Russie ne songeait plus qu’à l’article déplaisant du traité de Paris au sujet de l’Euxin. « La Russie, disait un journal influent de Saint-Pétersbourg[30], n’a pas empêché l’unification forcée de l’Allemagne et, à son tour, elle ne songe pas à l’unification forcée des Slaves, mais elle a le droit de demander que sa position sur la Mer-Noire et les bords du Danube soit améliorée. Nous espérons que ses demandes légitimes seront prises en considération dans le congrès européen qui suivra probablement la présente guerre. » Un congrès européen ! c’était là en effet la seule issue logique et tant soit peu rassurante à des événemens aussi graves, perturbateurs de l’équilibre du monde, et il faut rendre cette justice à la plupart des Russes d’alors qu’ils avaient le sentiment vrai de la situation et aspiraient à un rôle aussi légitime qu’honorable. Ils voulaient obtenir une satisfaction d’amour-propre; mais ils ne demandaient pas à lui sacrifier la France et les intérêts généraux du continent ; la petite question n’était à leurs yeux que le corollaire de la grande. A Constantinople, on n’augurait pas autrement de la conduite que tiendrait indubitablement le cabinet de Saint-Pétersbourg, tout en la redoutant. Dès le 2 septembre, M. Joy Moris, ministre des États-Unis près la Porte, écrivait à son gouvernement que la conviction générale sur le Bosphore était que la Russie profiterait de la crise pour provoquer la révision du traité de 1856. « Il serait étrange qu’elle n’y réussît pas, ajoutait le diplomate yankee, cherchant, comme elle le fera, à obtenir des conditions honorables de paix pour la France et exerçant une influence dominante sur le règlement des termes de la paix. » Malheureusement, et pour la première fois dans son règne long et populaire au palais de la chancellerie, le « ministre national » fit en cette circonstance divorce avec le sentiment de la nation, et au lieu d’agir « en bon Européen, » selon l’expression favorite de M. de Talleyrand, il chercha surtout à se montrer le bon ami de son ancien collègue de Francfort. Il n’eut garde de renoncer à la question de la Mer-Noire, il devait bien à son pays cette petite consolation après d’aussi grands mécomptes; mais il résolut de séparer deux causes que l’opinion publique en Russie demandait à unir, et elle le demandait dans une pensée encore plus politique que généreuse, dans un instinct encore plus sensible aux intérêts vitaux de l’avenir qu’à la satisfaction plus ou moins vive du moment présent. Il ne crut pouvoir mieux servir la cause russe sur l’Euxin qu’en desservant autant que possible la cause de l’Europe dans l’Alsace et la Lorraine, et s’ingénia avant tout à laisser la France et la Prusse vider leur querelle en champ-clos. Aussitôt après les premiers désastres français, il saisit avec empressement l’idée ingénieusement perfide de la ligue des neutres, idée italienne d’origine, naturalisée anglaise par le comte Granville et devenue bientôt entre les mains du chancelier russe, ainsi qu’on l’a très finement remarqué, le moyen le plus efficace pour « organiser l’impuissance en Europe. » M. de Beust avait vainement essayé, tout en adoptant le principe de la proposition anglaise (19 août), d’en changer le caractère, d’en faire le point de départ d’une intervention concertée; il demandait « des efforts non séparés, mais communs en vue d’une médiation, » au lieu d’une conception dérisoire qui ne « liguait » les états que pour empêcher toute démarche collective. « La combinaison que le ministre d’Autriche suggérait alors, dit à ce sujet un historien judicieux, il la renouvela incessamment pendant toute la durée de la guerre; si elle avait été adoptée, elle aurait pu changer le cours des choses; on peut dire que c’est pour cela que l’Europe ne l’adopta point[31]. »

C’est pour cela que le prince Gortchakof surtout s’y opposa du premier jour jusqu’au dernier. Il y eut un moment où l’Angleterre elle-même éprouva quelque frisson de conscience et montra une velléité de médiation. C’était au commencement du mois d’octobre, après qu’une circulaire de M. de Bismarck eut annoncé à l’Europe les conditions de paix de l’Allemagne, qui étaient l’Alsace et la Lorraine. « L’ambassadeur de Prusse communiqua au gouvernement russe cette circulaire, et le prince Gortchakof s’abstint de faire connaître ses impressions. Sir A. Buchanan lui dit alors qu’à Londres on était disposé à se régler dans une certaine mesure sur ce qu’on ferait à Saint-Pétersbourg. Le chancelier répondit simplement que la Prusse ne lui ayant pas demandé son avis, il ne l’avait pas donné[32]. » Le comte de Granville eut le courage, extraordinaire pour sa nature, de revenir pourtant à la charge, et sir A. Buchanan lut au chancelier russe un memorandum demandant timidement « s’il ne serait pas possible à l’Angleterre et à la Russie d’arriver à une entente sur les conditions auxquelles la paix pourrait être conclue et de faire ensuite, avec les autres puissances neutres, appel à l’humanité du roi de Prusse en recommandant également la modération au gouvernement français. » Le prince Gortchakof fit à ces ouvertures un accueil sec et dédaigneux. La Prusse, dit-il, a indiqué ses conditions de paix, une victoire seule pourrait les modifier, et cette victoire n’est pas vraisemblable : des conversations confidentielles entre l’Angleterre et la Russie seraient donc sans objet; des représentations communes auraient toujours un caractère plus ou moins menaçant, l’action isolée de chacune des puissances neutres auprès du roi de Prusse est préférable[33]... L’action isolée! Alexandre Mikhaïlovitch ne sortait pas de là, et pour la Russie cette action se résumait en plusieurs lettres personnelles adressées par l’auguste neveu à son royal oncle, lettres très belles qui recommandaient la paix, la justice, l’humanité et la modération, et auxquelles le vainqueur de Sedan répondait toujours affectueusement, le cœur ému et les larmes aux yeux, en invoquant ses devoirs envers ses alliés, ses armées, ses peuples et ses frontières[34]. C’est cette « politique d’euphémisme, » comme l’a si bien appelée l’historien, que, sur les bords de la Neva, on ne cessa de pratiquer, toute la guerre durant, envers le général Fleury aussi bien qu’envers M. Thiers et M. de Gabriac, et le dernier mot comme la première pensée de « l’action » du prince Gortchakof fut de laisser la France seule en face de son vainqueur, seule jusqu’à l’épuisement, usque ad finem. On sait en quels termes cette fin fut annoncée à Saint-Pétersbourg. « C’est avec un sentiment inexprimable et en rendant grâces à Dieu, télégraphiait de Versailles l’empereur d’Allemagne à l’empereur de Russie le 26 février 1871, que je vous annonce que les préliminaires de la paix viennent d’être signés. Jamais la Prusse n’oubliera que c’est à vous qu’elle doit que la guerre n’a pas pris des dimensions extrêmes. Que Dieu vous en bénisse. Pour la vie votre ami reconnaissant. »

« Longue et pénible, » hélas! fut cette guerre, comme l’avait bien prédit le César malheureux, assez longue du moins pour laisser l’Europe mesurer toute la profondeur de son abaissement et « lui donner tout le temps de rougir à point, » selon la forte expression du poète. Plus humiliante encore peut-être que cet abaissement est la pensée de la similitude parfaite des deux catastrophes effroyables qui se succédèrent dans l’intervalle de quatre ans à peine; en montant sa seconde tragédie si peu de temps après la première, le destin fut assez dédaigneux envers notre génération pour ne pas même changer de procédé et faire quelques frais d’imagination : l’œuvre de 1870 n’était que le calque exact de celle de 1866. — Vous prendrez l’Orient, laissa dire M. de Bismarck à Saint-Pétersbourg par le général Manteuffel, comme sur la plage de Biarritz il avait dit à l’empereur Napoléon III de prendre la Belgique, faisant toujours le même abandon du bien qui ne lui appartenait pas, le même don gracieux du fruit défendu par le dragon. Les rêveurs de Moscou crurent à une ère nouvelle, à un « nouveau monde gréco-slavo-roumain, » tout aussi bien que Napoléon III avait eu le songe d’une Europe remaniée d’après le principe des nationalités. « La Russie ne saurait éprouver aucune alarme de la puissance de la Prusse, » déclarait le prince Gortchakof au début de l’incident Hohenzollern, exactement comme l’avaient affirmé de la France les zélateurs du droit nouveau à la veille de la campagne de Bohême. Dans l’une et l’autre des années terribles, on avait compté sur les péripéties et les occasions d’une guerre lente et à fortunes diverses, on s’était même appliqué à égaliser dérisoirement les chances des belligérans, et la surprise, l’effarement, ne furent pas moins grands à Saint-Pétersbourg après Reischoffen et Sedan qu’ils ne l’avaient été à Paris après Nahod et Sadowa. Les préparatifs militaires firent défaut à la Russie en 1870 comme à la France en 1866, et après l’une comme après l’autre des calamités qui désolèrent et bouleversèrent le monde, on n’eut que des pensées égoïstes et mesquines, on empêcha à dessein toute intervention collective, on aida la Prusse à s’affranchir de tout contrôle de l’Europe, on sacrifia en un mot la politique de la justice, de la conservation et de l’équilibre libre à un calcul aussi faux que sordide, et que le grand humoriste de Varzin avait qualifié un jour de politique de pourboire.

Le chancelier russe, il est juste de le reconnaître, fut plus heureux après Sedan que ne l’a été Napoléon III après Sadowa : il eut son Luxembourg, il put proclamer l’abrogation de l’article 2 du traité de Paris, « abrogation d’un principe théorique sans application immédiate » ainsi qu’il devait le rappeler lui-même dans un document officiel[35]. On sait le jugement que portèrent dans le temps les cabinets sur cette « conquête » purement nominale au fond et dans tous les cas minime par rapport à toutes celles qu’Alexandre Mikhaïlovitch avait laissé faire à son ancien collègue de Francfort. Il réussit, mais non point par les moyens légitimes, par cette action d’éclat et d’équité qu’on avait espérée en Russie, redoutée à Constantinople; il ne provoqua pas la révision du traité de 1856, en a cherchant à obtenir des conditions honorables de paix pour la France et en exerçant une influence dominante sur le règlement des termes de la paix[36]. » Il choisit précisément « le moment psychologique » des défaites de la France, du désarroi de l’Europe et de l’ébranlement funeste du droit public, pour venir lui porter à son tour un coup humiliant, un telum imbelle, mais non sine ictu. Il s’affranchissait lui-même et de son propre chef d’un engagement contracté envers les puissances, comme il avait affranchi son ami de Berlin de tout contrôle de l’Europe. « Le procédé de la Russie, disait le comte Granville dans sa remarquable dépêche du 10 novembre à sir A. Buchanan, anéantit tous les traités; l’objet d’un traité est de lier les contractans l’un à l’autre; d’après la doctrine russe, chaque partie soumet tout à sa propre autorité et ne se tient obligée qu’envers elle-même. »

Au commencement de l’année 1868, un esprit éminent que les désastres de la patrie devaient bientôt rendre à la vie politique que lui fermait le second empire s’élevait ici même[37] avec une éloquence passionnée contre « le mépris croissant de ce droit élémentaire que l’honneur et le bon sens public ont appelé la foi des traités. » — « Nous voyons, disait-il, se créer chaque jour sous nos yeux une jurisprudence féconde dont le rapide développement n’étonne pas ceux qui connaissent quelle force les faux principes empruntent et prêtent tour à tour aux passions qu’ils favorisent. Il y a peu d’années, on mettait encore à cette résiliation unilatérale des traités synallagmatiques quelques conditions qui en rendaient l’usage sinon plus légitime, au moins plus rare et moins périlleux. On voulait bien encore admettre que, pour qu’un état pût prétendre à répudier un traité signé par des représentans régulièrement accrédités, il fallait que dans son intérieur se fut opéré un de ces grands bouleversemens d’institutions, de personnes et de choses qu’on appelle une révolution. Une révolution était une sommation d’huissier par laquelle une nation faisait savoir à qui de droit son intention de se mettre en faillite elle-même et de ne plus payer ses dettes. C’était là, ce me semble, une facilité assez large, mais la dernière mode du droit nouveau ne la trouve pas encore suffisante à son gré. La formalité d’une révolution est gênante et coûteuse à remplir. Un changement de ministère ou, mieux encore, un vote de parlement donne moins d’embarras. Il n’en faut pas davantage désormais pour qu’une convention dont Dieu, l’honneur et la conscience ont été pris à témoin l’année passée puisse être foulée aux pieds l’année suivante. »

Eh bien ! nous avons assez vécu, depuis le temps où une conscience honnête poussait ce cri d’alarme, pour voir l’étrange jurisprudence se produire sans même la formalité d’une révolution, d’un changement de ministère ou d’un vote de parlement, pour l’entendre proclamer par le ministre d’une monarchie régulière, absolue, par un chancelier russe. Il est vrai que les Italiens également eurent hâte alors de profiter des malheurs de la France pour rompre à leur tour un engagement solennel pris envers elle dans un acte public, qu’ils ont même devancé en 1870 le prince Gortchakof dans une voie bien connue d’eux; mais ce n’était point à un gouvernement né d’hier que le successeur du comte Nesselrode aurait dû précisément emprunter les procédés. Il y eut un jour où Alexandre Mikhaïlovitch reprocha à ce même gouvernement de marcher avec la révolution pour en recueillir l’héritage[38]. Depuis lors il a marché, lui aussi, avec la révolution, — avec une des révolutions les plus audacieuses, les plus violentes qui aient jamais renversé les trônes et bouleversé les royaumes; — il n’en a point recueilli l’héritage, il est vrai (elle n’est que trop en vie, comme on sait), il n’a accepté d’elle qu’un legs gracieux, une donation entre-vifs, une cadeau modique en somme et hors de proportion avec les services rendus, mais qui n’en était pas moins entaché de captation, et qui lésait le droit des tiers, le droit des nations.

Combien autrement considérables et glorieuses eussent pu être les « conquêtes » d’Alexandre Mikaïlovitch, si, en s’inspirant, dans le mois d’octobre 1870, de l’ambition légitime du peuple russe, le « ministre national » avait provoqué un concert européen pour amener la paix entre la France et l’Allemagne et régler les affaires si profondément troublées du continent ! « Nous avons toujours été d’avis, écrivait M. de Beust dès le 10 septembre à Saint-Pétersbourg, que c’est à la Russie de prendre l’initiative. » Sa grande situation au dehors, sa sécurité à l’intérieur, ses bonnes relations avec le vainqueur, lui assignaient en effet une telle initiative, et certes ni l’Autriche, ni l’Italie, ni l’Angleterre n’eussent hésité à se ranger sous sa bannière. Point n’était besoin d’une intervention menaçante, ni même de cette neutralité armée que recommandait M. Disraeli[39] : la volonté fermement exprimée par toutes les puissances du continent eût pleinement suffi. On eût pu limiter ainsi les pertes de la France, pourvoir à ce que l’Allemagne reçût une organisation moins redoutable, plus en harmonie avec les aspirations et les occupations libérales de notre siècle, — les grands vassaux du nouvel empereur n’eussent pas manqué eux-mêmes d’y prêter leur concours; — un désarmement général eût rendu au travail réparateur et fécond une génération bien cruellement éprouvée, et qui à l’heure qu’il est ne peut même faire son repos de sa stérilité. Et qui oserait douter qu’après de tels services la Russie n’eût obtenu de l’Europe reconnaissante l’abrogation de tel article onéreux du traité de 1856? Ce n’est pas la France certes qui eût pensé y mettre obstacle; ce n’est pas l’Autriche qui eût maintenu une clause qu’elle avait combattue dès l’origine et que, quatre ans auparavant, elle avait déjà solennellement déclaré n’être « qu’une question d’amour-propre » dont les intérêts les plus graves demandaient le sacrifice; quant à l’Angleterre, on sait bien que depuis un certain temps il y a des accommodemens avec elle, ou plutôt que depuis un certain temps elle s’accommode de tout. Combien un pareil bienfait procuré à l’humanité par un gouvernement monarchique, voire absolu, eût donné de force à la cause de l’ordre et de la conservation, de rajeunissement au principe monarchique! de quel prestige il eût entouré le peuple russe, quelle splendeur impérissable il eût attachée au nom d’Alexandre II! L’appel du destin était bien manifeste, le rôle aussi indiqué que facile : le successeur du comte Nesselrode s’y est dérobé. Ce ne fut qu’un péché d’omission, si l’on veut, mais du genre de ceux auxquels le sublime justicier Alighieri ne pardonnait guère quand ils étaient commis envers son idéal de justitia et pax. A pareil péché, il infligeait le nom de il gran rifinto.


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er juillet, du 15 août et du 15 septembre.
  2. Dépêche du comte de Mülinen au baron de Beust, 30 décembre 1866.
  3. Dépêche de M. de Beust au baron de Prokesch à Constantinople, 22 janvier 1867.
  4. « Ce qui m’alarme le plus, c’est le changement considérable que la pacification des provinces du Caucase a apporté à la situation de la Russie. Il est hors de doute pour moi que, dans les éventualités futures, les attaques les plus sérieuses des Russes seront dirigées contre nos provinces de l’Asie-Mineure. » Ainsi s’exprimait au commencement de 1869 Fuad-Pacha dans son testament politique adressé au sultan.
  5. Paroles de l’empereur Nicolas à sir Hamilton Seymour. — Pour les bruits concernant la Thessalie et l’Épire, voyez surtout la dépêche de Fuad-Pacha aux ambassadeurs à Paris et à Londres, 27 février 1867.
  6. Benedetti, Ma Mission en Prusse, p. 249.
  7. « Je veux bien que vous envoyiez votre voiture devant ma porte, mais à la condition que vous montiez en effet chez moi, » disait spirituellement à M. de Budberg un des prédécesseurs de M. de Moustier à l’hôtel du quai d’Orsay quelques années auparavant, mais dans des conjonctures semblables où la Russie faisait sonner haut les avances du cabinet des Tuileries en même temps qu’elle éludait avec soin tout engagement positif envers lui.
  8. Les préliminaires de Nikolsbourg ainsi que le traité de Prague avaient stipulé la rétrocession au Danemark des districts du nord du Slesvig après un vote des populations. On sait que la Prusse a éludé jusqu’à ce jour l’exécution de cet engagement.
  9. M. de Beust écrivait au sujet de ces conventions militaires avec une finesse résignée : « Une alliance établie entre deux états dont l’un est faible et l’autre est fort, alliance qui n’a pas de texte particulier, mais qui doit être maintenue en permanence pour toutes les éventualités de guerre, n’est pas de nature à faire croire à une existence internationale indépendante de l’état faible. » Dépêche au comte Wimpffen à Berlin, 28 mars 1867.
  10. Discours du sous-secrétaire d’état, M. Fox, au banquet offert par le club anglais de Saint-Pétersbourg à la mission extraordinaire des États-Unis en 1866.
  11. Circulaire de M. de Lavalette, 16 septembre 1866.
  12. Voyez la Revue du 1er septembre 1867 : le Congrès de Moscou et la propagande panslaviste.
  13. Elle émanait directement du ministère de l’intérieur, était rédigée ou français et destinée à « éclairer » l’opinion étrangère sur les faits et gestes du gouvernement russe.
  14. Voyez à ce sujet les documens parlementaires anglais, français et autrichiens de l’année 1868, et notamment les rapports des agens de l’Autriche à Iassy et à Bukharest.
  15. Annexe à la dépêche du consul de Knappitsch au baron de Prokesch à Constantinople, Ibraïla, 14 août 1868.
  16. Dépêche de sir A. Buchanan au comte de Clarendon, 19 décembre 1868.
  17. Journal officiel de l’empire russe, 12 décembre 1869.
  18. On peut lire ce document remarquable, qui porte la date du 3 janvier 1869 dans l’intéressante brochure de M. J. Lewis Farley, The decline of Turkey, London 1875, p. 27-36.
  19. Lettre particulière à M. le comte Daru, 27 janvier 1870.
  20. Voyez à ce sujet la curieuse dépêche du 10 novembre 1867. La correspondance de Mazzini avec M. de Bismarck pendant les années 1868 et 1869, suggérant le plan de renverser Victor-Emmanuel si ce dernier se faisait l’allié de l’empereur Napoléon III, n’a été révélée que plus tard et tout dernièrement, après la mort du célèbre agitateur italien.
  21. Lettre confidentielle de M. de Verdière, Saint-Pétersbourg, 3 février 1870. Papiers et correspondance de la famille impériale, t. Ier, p. 129.
  22. « L’empereur de Russie a pris le général tout à fait en goût; il l’emmène sans cesse dans ses chasses à l’ours et le fait voyager avec lui sur une f... dans son traîneau à une place. C’est le suprême de la faveur, et je pense que la politique s’en trouvera bien. » Lettre confidentielle de M. de Verdière, 25 janvier 1870. Papiers et correspondance, t. Ier , p. 127.
  23. Expression de la Gazette allemande du Nord (organe principal de M. de Bismarck) du 20 juillet 1867, à l’occasion du congrès de Moscou.
  24. Drang nach Osten.
  25. Dépêche de sir A. Buchanan, Saint-Pétersbourg, 9 juillet 1870, — Pour les détails de ces années 1870-71, nous ne pouvons que renvoyer le lecteur à l’ouvrage si instructif de M. A. Sorel, Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, Paris, Plon, 1875, 2 vol. — Nous n’aurions que deux réserves à faire à l’égard d’un livre écrit avec autant de sincérité dans les recherches que d’élévation d’esprit : l’auteur montre un faible prononcé pour « la diplomatie de Tours, » et restreint beaucoup trop les visées originelles du prince Gortchakof dans sa connivence avec la Prusse depuis 1867.
  26. Dépêches de sir A. Buchanan du 20 et 23 juillet. — Valfrey, Histoire de la diplomatie du gouvernement de la défense nationale, t. Ier, p. 18.
  27. La France et la Prusse, p. 348.
  28. Dépêche de M. Schuyler à M. Fish, Saint-Pétersbourg, 26 août. — Général Trochu, Pour la vérité, p. 90.
  29. Le prince Gortchakof était loin d’avoir au début une confiance absolue dans la victoire de la Prusse; il a raconté à M. Thiers plus d’un détail piquant à ce sujet. [Déposition de M. Thiers devant la commission d’enquête, p. 12.) Dans un entretien, vers la fin de juillet, avec un personnage politique qu’il savait être en relation avec Napoléon III, il aurait même laissé échapper ce mot : « Dites à l’empereur des Français d’être modéré. » Valfrey, I, 79.
  30. Le Golos, cité dans la dépêche de M. Schuyler, 27 août.
  31. A. Sorel, Histoire diplomatique, t. Ier, p. 254. — Citons encore le passage d’une autre dépêche de M. de Beust datée du 29 septembre et destinée pour Londres : « ne craignons pas de le dire : ce qui aujourd’hui sert puissamment à prolonger la lutte jusqu’aux dernières horreurs d’une guerre d’extermination, ce sont, d’un côté les illusions et les fausses espérances, de l’autre l’indifférence et le mépris à l’égard de l’Europe spectatrice du combat. »
  32. A. Sorel, Histoire diplomatique, t. Ier, p. 402.
  33. Rapport de sir A. Buchanan du 17 octobre.
  34. Il n’est pas jusqu’à la simple recommandation d’armistice, sans autre dessein d’influencer en quoi que ce soit sur les conditions de la paix, que le prince Gortchakof n’ait évité de faire en commun. M. d’Oubril, son ministre à Berlin, se trouva au dernier moment sans instructions à ce sujet. « Il est assez singulier, écrivait lord Loftus le 26 octobre, que la Russie, après avoir en mainte circonstance prouvé son désir de la paix, se tienne ainsi à l’écart et préfère une action isolée à l’action commune. »
  35. Dépêche du prince Gortchakof au baron Brunnow à Londres, 20 novembre 1870.
  36. Dépêche de M. Joy Moris du 2 septembre, citée plus haut.
  37. Voyez la Revue du 1er février 1868 (la Diplomatie et les principes de la révolution française, par M. le prince Albert de Broglie).
  38. Note au prince Gagarine à Turin, du 10 octobre 1860.
  39. Discours du 1er août dans la chambre des communes.