Deux corsaires malouins sous le règne de Louis XIV/01

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Libraire ancienne Honoré Champion (p. 7-20).


AVANT-PROPOS



Rien n’est plus saisissant, dans l’histoire du règne de Louis XIV, le plus grand de nos Rois, que le développement de notre marine, et que sa lutte avec les flottes d’Angleterre et de Hollande, pour la domination sur mer, et la protection de notre essor colonial.

Parmi les éléments, dont l’influence fut prépondérante pour ce réveil de nos forces maritimes, aucuns ne furent plus décisifs que ceux fournis par le port de Saint-Malo.

De tous temps, ses navires, fins voiliers, généralement d’un faible tonnage, aptes à la navigation dans les parages les plus difficiles, avaient été utilisés pour les besoins de l’État.

De tous temps, aussi, les Malouins avaient donné des preuves si évidentes de leurs qualités nautiques que Louis XIV les désignait, dès le début de son règne, pour fournir les équipages du vaisseau amiral de ses flottes.

Mais, ce fut par la guerre de course qu’ils s’imposèrent, surtout à l’imagination populaire.

Il y eut, en effet, une période, celle de la guerre de la ligue d’Augsbourg, pendant laquelle presque tous les navires de Saint-Malo furent armés, et pendant laquelle ils firent subir d’énormes pertes au commerce ennemi.

La ligue d’Augsbourg avait été conclue, en 1686, par les États d’Allemagne, qu’inquiétait la puissance du roi Louis XIV, et auxquels se joignirent, peu de temps après, l’Espagne, la Hollande et l’Angleterre où Jacques II venait d’être détrôné par Guillaume III.

Celui-ci prince d’Orange, et Stathouder de Hollande, petit-fils de Charles Ier, roi d’Angleterre, et gendre de Jacques II, avait pris parti pour les sujets protestants de son beau-père, qui soutenait au contraire le catholicisme, et qui, chassé de ses états, vint chercher aide et refuge à la cour de France.

Dès lors, Guillaume III, devenu roi d’Angleterre, fut l’âme de la coalition.

C’est devant ce terrible adversaire, auquel on prête ce mot célèbre : « Il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer », que l’orgueil du roi Louis XIV devra s’incliner, en le reconnaissant comme souverain de la Grande-Bretagne.

Au début de la guerre de la ligue d’Augsbourq, les flottes royales n’avaient pas été moins heureuses que les Malouins, et Tourville, notamment, avait obtenu de si grands succès, dans la Manche, en 1690 que Louis XIV put croire qu’il possédait, enfin, l’empire de la mer.

Mais, en 1692, la bataille de la Hogue nous coûtait 14 vaisseaux coulés ou brûlés.

Apprenant ce désastre causé, en partie, par les vents contraires, Louis XIV concluait tristement : « Je n’ai rien à me reprocher, je ne commande point aux éléments ; j’ai fait ce qui dépendait de moi, Dieu a fait le reste. Puisqu’il n’a pas voulu le rétablissement du Roi d’Angleterre, il faut espérer qu’il le réserve pour un autre temps. »

La bataille de la Hogue ruinait en effet les espérances de Jacques II, et nécessitait la reconstitution de nos flottes.

Le roi activa, alors, les constructions navales et fit appel aux corsaires, notamment à ceux de Saint-Malo, non seulement pour s’attaquer au commerce ennemi, mais même pour concourir à la défense de nos côtes.

Ils y répondirent si bien que leur action contribua à effacer l’effet moral et matériel du dernier revers, et permit au roi de tenir tête victorieusement à ses ennemis, jusqu’à la fin des hostilités.

Plus tard, pendant la guerre de la Succession d’Espagne, de 1701 à 1713, la fusion entre les flottes royales, et de nombreux corsaires malouins, devint si complète que ceux-ci opérèrent souvent en escadre, et en obéissant aux instructions qui leur venaient de Versailles.

Mais d’autres corsaires, à la même époque, rendirent des services que la légende n’a guère amplifiés, par leurs expéditions à la Mer du Sud, c’est-à-dire au Chili et au Pérou, considérées depuis quelques temps comme les plus fructueuses pour le négoce, autant que pour le trésor royal.


Sans remonter aux origines de la guerre de course, sans décrire ses divers aspects, il est nécessaire de rappeler que, dès le début du règne de Louis XIV, Colbert la considéra comme un auxiliaire légitime qu’il voulut réglementer, pour l’utiliser au profit de l’État[1].

Le roi délivra ensuite aux corsaires, à partir de 1690, des lettres de marque les autorisant à courir sus aux ennemis de l’État, aux pirates, forbans, et les autorisant à arborer le pavillon royal, mais sous condition de faire observer, à bord, les règlements militaires. Voici le texte intégral de ce document peu connu : [2]


« Louis, par la grâce de Dieu, Roy de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes verront, salut. »

« Plainte que nous recevons, depuis longtemps, de tout ce que nos sujets souffrent, dans leur commerce maritime, de la part des forbans et ennemis de notre État, nous obligeant à porter les remèdes que nous jugerons convenables, nous avons estimé juste et raisonnable de favoriser, en même temps, ceux de nos sujets qui désirent armer en course. »

« Pour ces causes, nous avons donné congé, pouvoir et commission, au sieur X..., commandant le vaisseau le X..., de faire armer et équiper en guerre, au port de Saint-Malo, ledit vaisseau, du port de x... tonneaux, et d’y mettre le nombre d’hommes, la quantité de vivres, de canons et autres munitions qui lui seront nécessaires, pour se mettre en état de courir sus aux pirates, forbans interlopes et gens sans aveu, même aux Espagnols, Anglais, Hollandais et autres ennemis de l’État, les prendre, les amener prisonniers, avec leurs navires, armes, et autres choses dont ils seront saisis ; exercer sur eux toutes les voies et actes permis ; visiter, suivant les lois de la guerre ; à la charge, pour le sieur X..., de garder et faire garder par ceux de son équipage nos ordonnances marines ; porter, pendant son voyage, nos pavillons et enseignes, suivant nos règlements ; faire enregistrer le présent congé au greffe de l’Amirauté, où il fera son armement ; d’y mettre un rôle, signé et codifié de lui, contenant les noms et surnoms, naissances et demeures des hommes de son équipage ; faire son retour aux lieux et autres ports de France ; y faire son rapport de tout ce qui se sera passé pendant son voyage, pour le dit rapport être envoyé au secrétaire d’État ayant le département de la marine, avec les pièces justificatives ; être, le tout, ordonné en notre conseil, ce qu’il appartiendra. »

« Mandons à notre très cher et bien-aimé fils, Louis-Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse, amiral de France, et à tous nos officiers et sujets, de le laisser, sûrement et librement, passer avec son vaisseau, son équipage et ses prises, sans lui donner, ni souffrir qu’on lui donne, aucun trouble ni empêchement, mais, au contraire, tout le secours dont il aura besoin. Car tel est notre plaisir. »

« Prions et requérons tous les princes, potentats des autres États, nos amis, alliés et confédérés, les généraux de leurs armées navales, et tous autres, de donner au sieur X... toutes aides, faveurs et assistances, sans lui donner, ni souffrir qu’il lui soit fait, aucun trouble ni empêchement. »

« Donné à Versailles, le ..... de l’an de grâce ..... et de nôtre règne le ..... »

« Louis »

« Scellé de nôtre sceau de cire jaune. »

À cette commission était joint un congé signé par le duc de Chaulnes, Gouverneur de Bretagne, au nom de l’Amirauté de Bretagne, analogue au précédent, mais mentionnant que le titulaire était autorisé à porter les armes et écussons de la province de Bretagne, et tenu de verser à l’Amirauté le dixième de la valeur des prises.

Il faut ajouter que l’armateur devait déposer une caution de 15.000 livres, pour répondre des injustices que ses représentants pourraient commettre en mer, et que le navire corsaire avait le droit de visiter les navires neutres pour s’assurer qu’ils ne portaient pas de contrebande de guerre.

Il est donc incontestable que la course présentait ainsi toutes les apparences de la légalité, malgré les controverses qui ont eu lieu à ce sujet.

En général, l’armateur désignait le capitaine du navire, qui devait être connu par sa science nautique, son sang-froid, son énergie et sa valeur.

Celui-ci choisissait ses officiers, et il les prenait, souvent, parmi ses parents, ce qui, dans certains cas, pouvait lui donner plus d’autorité sur son équipage, parfois homogène, car bien des matelots préféraient servir sur des corsaires que sur des vaisseaux de l’État ; mais parfois aussi composé d’éléments douteux, recrutés dans les auberges, et qui ne se sentaient aucunement liés par les actes d’enrôlement, passés devant les notaires royaux[3].

Leur engagement signé, les matelots devaient se rendre à bord, 24 heures après avoir entendu le signal donné par le son du tambour. On punissait, leur retard, de fers et de la prison.

S’ils manquaient au départ, ils étaient considérés comme déserteurs, et passibles de trois jours de carcan, ou d’un mois de prison, avec obligation de rembourser les avances.

À bord, les capitaines avaient des droits absolus, même celui d’appliquer la peine de mort.

Si les matelots se révoltaient, s’ils provoquaient une sédition, s’ils compromettaient le salut commun par la perte de vivres, ou de boissons, ou par une faute quelconque, ils étaient pendus au grand mât.

Les moindres fautes, les peines légères étaient réprimées par le fouet, ou par le carcan.

Le départ du navire corsaire, qui portait toujours le pavillon royal, bien qu’il eut aussi le sien, bleu traversé d’une croix blanche, au franc quartier écarlate, portant l’hermine d’argent passante, se faisait, d’habitude, au printemps ou à l’automne.

Suivant la saison ou le projet d’opérations, il se dirigeait vers le cap Saint-Vincent, en Espagne, ou vers les parages de l’île d’Ouessant, ou vers les côtes d’Irlande et le canal Saint-Georges, ou simplement vers les îles Sorlingues.

Arrivé dans l’un de ces parages, sur le parcours habituel aux vaisseaux ennemis, il attendait une occasion favorable.

Il devait compter, moins sur sa valeur combative que sur la rapidité de sa course, et l’habileté de ses manœuvres. Aussi, évitait-il avec soin les gros vaisseaux de guerre, dont l’abordage était presqu’impossible, et dont la puissante artillerie l’eût immédiatement maîtrisé.

Dès que le corsaire s’était emparé d’un navire, l’ « écrivain » tenant lieu d’officier ministériel, se rendait à bord, mettait les scellés sur les écoutilles, sur les chambres, les armoires, sur le coffre-fort du capitaine, qui appartenait, de droit, au capitaine preneur, si sa valeur n’excédait pas 500 écus. Il renfermait tous les papiers dans un sac, soigneusement cacheté.

On faisait ensuite passer à bord du vainqueur tous les matelots ennemis, ou seulement quelques officiers et matelots, si l’on se contentait de rançonner le navire ; mais la rançon ne pouvait pas dépasser un chiffre fixé.

Lorsque la prise était rentrée au port, soit sous la conduite du navire capteur, soit sous celle d’un cadre spécial, les matelots l’amarraient et restaient quelques jours à bord. Aussitôt les officiers de l’amirauté se transportaient sur la prise, vérifiaient les scellés et commençaient l’enquête.

Le résultat de cette procédure était envoyé au secrétaire de la marine qui l’enregistrait, et le remettait au tribunal des prises.

À l’époque considérée, ce tribunal était présidé par le sieur Richome de la Touche, conseiller du Roi, juge des fermes de Sa Majesté, sénéchal de la juridiction de Saint-Malo, et lieutenant général de l’Amirauté de Bretagne.

Ce personnage recevait les rapports des deux capitaines, ou de leurs représentants. Il faisait dresser la liste des objets et du matériel, dont on constituait des lots, qui étaient vendus aux enchères, après la déclaration de bonne prise.

Procès-verbaux étaient établis de toutes ces opérations, qui n’étaient définitivement valables qu’après la liquidation.

Puis on partageait le produit des ventes, après en avoir retiré les frais de justice et le dixième dû à l’État.

Ensuite, les deux tiers du restant revenaient à l’armateur, et le tiers à l’équipage, sur lequel le capitaine prélevait, ordinairement, douze parts sur 36, après avoir indiqué la somme attribuée par lui, aux veuves aux blessés, etc.

De nombreux navires corsaires n’étaient pas destinés, uniquement, à faire des prises ; bien qu’armés en guerre, ils faisaient du négoce, et rentraient à Saint-Malo avec une cargaison.

Cette cargaison revenait de droit à l’armateur, mais le capitaine et les officiers avaient le droit de rapporter, pour leur compte personnel, une cargaison qu’on appelait pacotille, d’une valeur parfois considérable, et que le sieur Hébert, syndic des actionnaires de la compagnie de la Chine, devait caractériser de la façon suivante dans une lettre qu’il adressait au comte de Pontchartrain, secrétaire d’État de la Marine : « Les officiers malouins ont un trop grand nombre de permissions, pour leur compte particulier, qu’ils augmentent au double et au triple » ; et il ajoutait : « il y a sur leurs vaisseaux un trop grand nombre d’officiers que l’on y met par recommandations, ou par parentés ».

Tels furent les usages et les règles, auxquels les corsaires malouins furent soumis, sous le règne de Louis XIV.


En parcourant, aux archives de Saint-Malo, les rapports qu’ils établissaient en rentrant au port, conformément aux prescriptions de la lettre de marque, on constate que, malgré l’intérêt saisissant de ces documents, chacun des combats ou des prises qu’ils relatent, est un épisode distinct, qu’aucun ne se rattache à une opération d’ensemble.

Nous n’avons donc retenu, pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, que ceux de ces rapports qui, tout en étant caractéristiques des combats sur mer de l’époque, se signalent, par des péripéties variées, ou se rattachent à la carrière de deux de ces corsaires, Luc de la Haye, sieur de la Villestreux, et Pierre Perrée du Coudray, plus tard sieur de La Villestreux.

Ces deux personnages étaient parents ; leur sort fut commun en différentes circonstances, et ils feront l’objet principal du récit.

Nous examinerons ensuite, pendant la période la plus brillante des expéditions à la mer du Sud, les services de celui des deux qui devait survivre, en conservant le lien, qui leur était commun, du nom et des souvenirs.

Ces deux existences conjuguées retiendront l’attention, sans l’absorber, et serviront de fil conducteur pour situer, dans un plan uniforme, les personnages et les faits.

  1. Ordonnances du 5 décembre 1672 et diverses de 1681 à 1693.
  2. Archives de l’Amirauté, Mairie de Saint-Malo.
  3. L’Abbé Poulain. Vie de du Guay Trouin, Paris, 1882. E. Herpin, Histoire de la Ville de Saint-Malo. Saint-Servan, 1927.