Deux et deux font cinq/Les Arbres qui ont peur des moutons

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LES ARBRES QUI ONT PEUR DES MOUTONS


Du ponant, du couchant, du septentrion, du midi, du zénith et du nadir m’adviennent mille sanglants reproches pour le lâche abandon que j’ai commis envers la question si poignante de ces pèlerins passionnés que sont les végétaux.

Certes, quand Mirbeau écrivit l’histoire de son Concombre fugitif, il n’espérait point faire couler tant d’encre, susciter d’incomptables correspondances, inquiéter tant d’âmes frétillantes.

Et de toutes parts me pleuvent des communications touchant à la sensibilité, l’ambulativité des plantes et la part réellement psychique qu’elles prennent à la vie.

Dans le lot des aimables lecteurs (et aussi lectrices) qui s’intéressent à la question, se trouvent d’agréables fantaisistes, d’effrénés convaincus et d’autres plus difficiles à classer.

Un lieutenant d’infanterie qui signe Guy de Surlaligne (très probablement un pseudonyme) m’affirme que dans les environs de sa garnison, à Tulle, pousse une espèce de violette, à laquelle on peut, sans sourciller, attribuer le record de la modestie.

« Vous cueillez, assure ce militaire, un bouquet de violettes, vous le posez sur une feuille de papier blanc, et vous vous reculez en fixant indiscrètement les pauvres fleurettes.

» Aussitôt, et de lui-même, le bouquet s’enroule dans le papier blanc, comme ferait un mort dans son linceul, et aussi rapidement (car on sait que les morts vont vite).

» Si vous avez laissé quelques épingles à la portée du bouquet, ces menus ustensiles se trouvent immédiatement attirés et fichés dans le papier, comme pompés par la force vive de l’incoercible pudeur. »

Quelle leçon pour les jeunes filles américaines qui se trouvaient cet été à Burlington !

À la Faculté de droit de Paris, immeuble qui ne passe certainement pas pour le refuge des rigolades fin de siècle, fut, le mois dernier, abordée la question des forêts baladeuses.

M. Ducrocq, le très aimable professeur de droit administratif, proféra ces paroles textuelles :

« À cette époque, messieurs (vers 1872, 1873), les forêts nationales se sont promenées de ministère en ministère, de l’Agriculture aux Finances, des Finances à l’Agriculture, etc., etc. »

Hein, mon vieux Shakespeare, les voilà bien les forêts qui marchent, les voilà bien !

Sans nous arrêter à la légitime stupeur du flâneur rencontrant la forêt de Compiègne dans la rue de Rivoli, passons à une troisième communication qui ne fut pas sans me bouleverser :

« Il y a des arbres, m’écrit M. le vicomte de Maleyssie, notamment les bouleaux et les chênes, qui éprouvent un trac abominable quand passe, non loin d’eux, un troupeau de moutons. Et cette frayeur se traduit par un retrait immédiat de la sève dans l’arbre, au point qu’il n’est plus possible de détacher l’écorce de l’aubier. »

Un peu, ce me semble, comme lorsque nous éprouvons un sentiment de constriction à la gorge.

Et, à l’appui de son dire, M. le vicomte de Maleyssie m’adressa des documents, dont quelques-uns assez précieux ; entre autres, le numéro d’avril 1833 du Cultivateur.

À la page 210 de ce vieil organe, je trouve le récit suivant dû à la plume du grand-père même de M. de Maleyssie :

« Des ouvriers étaient employés à écorcer des chênes sur l’un des penchants d’un coteau situé entre deux vallées, dans la propriété que j’habite. Le temps était très favorable à ce genre de travail ; aussi avançait-il assez vite, lorsque peu à peu il devint moins aisé. L’écorce ne se souleva plus qu’avec peine, et bientôt il fut impossible de l’enlever autrement que par petits morceaux.

» Les ouvriers, n’ayant aperçu aucune variation dans l’état de l’atmosphère, attribuèrent unanimement ce phénomène au voisinage de quelque troupeau de moutons.

» En effet, j’avais donné l’ordre au berger d’amener le sien sur le revers du coteau où travaillaient les ouvriers.

» Cela bien constaté, je fis retirer les moutons, et à mesure qu’ils s’éloignaient, le pelage des arbres devenait plus aisé. Néanmoins, la sève, pendant toute la journée, ne reprit pas sa circulation avec la même activité qu’auparavant.

» Cette expérience, répétée deux années de suite, a produit le même effet. »

Les Annales de la Société d’Horticulture de Paris (tome XII, page 322), s’occupent également de cet étrange phénomène et citent un cas analogue constaté dans les pépinières royales de Versailles en 1817.


L’auteur de la communication conclut ainsi :


« Quoique je sois très porté à chercher une explication, bonne ou mauvaise, à tous les phénomènes de la végétation, je ne suis jamais arrivé à expliquer celui-là. C’est sans doute le plus délicat de tous ceux que nous offrent les végétaux. M. de Candolle n’en a rien dit dans sa Physiologie générale. »

Vous pensez bien que si M. de Candolle n’a rien trouvé à dire sur cette question, ce n’est pas un pauvre petit gars comme moi qui éclairera les masses botanisantes.

Seulement, je pense que si le roseau apprenait la frousse énorme qu’un simple mouton peut infliger à

Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts,

il rirait bien, le souple et charmant roseau.