Deux et deux font cinq/Proposition d’un malin Polonais

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PROPOSITION D’UN MALIN POLONAIS


M. Maurice Curnonsky, un jeune fantaisiste qui commence à se faire une place au soleil de la Littérature Souriante et qui publie de très vraiment réussies chroniques dans le Chat-Noir (un journal dont je fus le directeur, au temps où ma situation dans le monde m’autorisait encore à tremper dans la confection des petits canards ; comme c’est loin, tout ça !), m’adresse une lettre dont l’intégrale publication me paraît imposée par la plus élémentaire humanité.

Seulement, voulez-vous faire un pari avec moi ?

Je gage que l’idée — si simple, pourtant, et si pratique du jeune Curnonsky — sera en pleine application chez les Anglais et les Américains, cependant que nous autres, fourneaux de Français, en serons encore à ricaner bêtement.

Parlez, mon petit Maurice, et soyez poli :

« Mon cher Maître,

» Tous ceux qui portent des chemises, et s’honorent d’être vos humbles admirateurs, s’accordent à reconnaître qu’un de vos plus grands titres de gloire aux yeux d’une postérité enthousiaste sera d’avoir continué la tradition de ces immortels génies auxquels rien d’humain ne reste étranger.

» Comme celle de Victor Hugo, votre âme


» Mise au centre de tout comme un écho sonore,


a vibré au diapason de tous les sentiments généreux, et Pascal eût salué en vous un de ceux qui cherchent en gémissant.

» Je suis donc sûr que vous serez heureux et fier de me prêter le concours de votre immense tribune pour révéler à la France, la solution d’un des grands problèmes qui intéressent l’humanité : je veux parler de la suppression des tempêtes.

» Quelque temps après Renan, vous êtes né au bord d’une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages, et vous avez pu constater la fâcheuse influence des tempêtes sur la mortalité des navigateurs. Vous savez combien de marins, combien de capitaines, qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, dans le morne horizon se sont évanouis, et vous n’hésiteriez pas à offrir une absinthe-grenadine au monsieur qui viendrait vous dire : « J’ai trouvé le moyen d’en faire une bien bonne à tous les océans, en les forçant à se tenir tranquilles. »

» Eh bien ! mon cher Maître, vous pouvez sans crainte commander un cocktail pour le Captain Cap et une absinthe-grenadine pour moi : car j’ai trouvé le moyen de supprimer les tempêtes ou plutôt, comme on dit dans le grand monde, je suis tout simplement

» Celui qui met un frein à la fureur des flots.

» L’idée de ce frein, aussi pratique qu’imprévu, m’est venue l’autre jour en écoutant notre illustre ami le docteur Pelet discuter, avec son habituelle autorité, la question de l’apaisement des tempêtes par le filage de l’huile. Le savant praticien, qu’aucun Boucher n’attendait ce jour-là, expliquait à deux jeunes demi-vierges qu’il suffit de répandre quelques litres d’huile sur la mer, autour d’un bâtiment en détresse, pour voir les plus fortes lames se changer en petites vagues inoffensives qui enveloppent de caresses très douces les flancs du navire naguère désemparé…

» L’idée avait germé en moi, et j’en vins à me demander s’il ne serait pas possible, non seulement d’apaiser les tempêtes, mais de les prévenir en répandant dans tous les océans assez d’huile pour recouvrir la surface des flots de la très mince couche oléagineuse qui suffit à les rendre inoffensifs… Et, après trois jours de réflexions, je viens vous poser cette question, dont il me semble, comme dirait M. Brunetière, que la poser c’est la résoudre.

» Puisqu’il est reconnu et prouvé par l’expérience que les tempêtes, ces coliques de la mer, ne résistent pas à l’application du plus mince cataplasme à base d’huile, pourquoi ne pas les traiter par la méthode préventive, et assurer pour jamais le calme aux océans, grâce à une très simple application de la pisciculture…… en les peuplant de sardines à l’huile ???

» Je vous laisse, mon cher Maître, le soin de développer cette idée géniale, mais féconde, et, certain que vous serez touché par le ton (mariné) de ma requête, je vous prie de me croire,

» Increvablement,
» Votre fidèle Maurice Curnonsky. »

Pourquoi, mon cher Curnonsky, développerais-je votre idée, puisque vous vous en êtes si magistralement chargé ?

Et puis, l’heure est l’heure. Il est moins le quart et j’avais promis d’être rue Lauriston à la demie.