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Deux mois à Lille par un professeur de musique/CHAPITRE VIII

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Mme Bayart (p. 45-48).


CHAPITRE VIII

La Musique dans les soirées particulières.


Tout d’abord, il faut citer les petits concerts organisés par les membres seuls de la famille. On les a souvent critiqués : les morceaux exécutés ne sont pas des chef d’œuvres, le père n’y voit plus guère, malgré ses lunettes, et joue quelques fois à côté de la note, le frère est bien étourdi, il lui arrive de croquer un temps, et la sœur barbote tant soit peu dans les traits rapides. Malgré les accrocs dont se rendent coupables mes bons amis X… et les amateurs de leur force, ma critique respecte leurs réunions : elles retiennent la jeunesse trop souvent portée à dédaigner les pures jouissances de la famille pour aller chercher au dehors de dangereux amusements d’amères déceptions.

Dans d’autres maisons, on invitera quelques artistes et quelques amis amateurs ; on y entendra un trio ou un quatuor classique bien choisi, du chant, des soli originaux ou des motifs d’opéra ; en un mot, le programme satisfera à cette condition indispensable, la variété.

Un divertissement musical assez usité consiste à réunir quelques chanteurs pour exécuter un opéra avec accompagnement de piano. Dès mon arrivée ici, je fus invité à une soirée de ce genre.

— J’accepterais volontiers, dis-je, si j’étais chanteur.

— Mais vous pouvez solfier la partie ; dispensez-vous des paroles, si cela vous gêne. Notre but est avant tout de reproduire l’harmonie de l’auteur.

— Cela est possible : mais vous me donnez un rôle de ténor et je n’ai qu’une basse très restreinte.

— Allez toujours !

Force me fut de suppléer par la voix de tête au peu d’étendue du registre de poitrine ; mais au bout de quelques morceaux, cet exercice devenait très fatigant, et j’en fis l’observation.

— Nous ne voulons pas votre mort ; asseyez-vous devant cet harmonium et jouez-y votre partie.

L’opéra entrepris était une de ces œuvres de l’ancien répertoire pour l’interprétation desquelles les indications de mouvement ne suffisent pas toujours aux jeunes musiciens ; mais le maître de la maison tenait le piano : contemporain de l’œuvre, il en avait conservé la tradition, et moitié chantant moitié jouant, nous arrivâmes au bout de notre opéra.

Un des mes honorables co-sociétaires du Cercle du Nord convoque chez lui quelques amateurs pour exécuter des opéras entiers réduits pour deux violons, alto et violoncelle. « Monsieur, j’aime beaucoup ce genre de musique, me disait-il dernièrement ; ces anciens opéras de Boieldieu et d’Auber ont bercé mon enfance et charmé ma jeunesse ; ils me rappellent les plus heureux jours de ma vie. Dès que je fus agréé pour gendre, mes beaux-parents futurs m’admirent à venir passer la soirée du dimanche avec ma fiancée ; voici le cantabile que je soupirais, voici la romance que j’aimais lui entendre chanter, vous voyez là le duo par lequel nous terminions invariablement la soirée. Eh bien ! Monsieur j’ai en dessous de moi un voisin qui s’imagine être un second Servais parce qu’il racle du violoncelle et qui tourne en ridicule nos quatuors d’opéras ; croiriez-vous qu’il a fait mettre la séance de musique classique de M. *** le même jour que la mienne, afin, et il le dit hautement, de ne pas nous entendre ? Quand j’étudie ma partie, je l’entends fermer sa porte avec bruit et descendre les escaliers comme si quelqu’un le poursuivait. Vous êtes fou, m’a-t-il dit un jour, de vouloir rendre avec quatre instruments ce qui a été écrit pour de chanteurs et un orchestre complet. » Le malheureux ! Je croix que Mozart et Haydn n’auraient jamais laissé voir le jour à leurs œuvres s’ils avaient pu penser avoir un tel interprète.

Un amateur d’instruments à clavier, frappé des beautés que renferment certaines œuvres classiques pour instruments à cordes, a eu l’ingénieuse idée de les transcrire et de les exécuter sur le piano et l’harmonium ; mais les virtuoses de l’archet protestent énergiquement contre ce qu’ils appellent un abus. À leur avis, c’est tronquer, défigurer le morceau. « Despote, tyran musical, répondent les musiciens du clavier. Il est certain qu’il vaut toujours mieux que la pensée de l’auteur soit rendue par les instruments qu’il a choisis. Cependant, Beethoven et plusieurs autres compositeurs ont fait pour eux-mêmes exception à cette règle en arrangeant pour piano, violon, alto et violoncelle des œuvres qu’ils avaient primitivement écrites piano et instruments à vent en bois et en cuivre. Ces œuvres n’avaient qu’à perdre à ce changement à cause de l’uniformité des timbres des instruments à archet ; mais les grands maîtres ont prouvé par là que le beau est toujours le beau partout et que l’intérêt offert par la musique classique réside plutôt dans les combinaisons harmoniques que dans le choix des instruments. »

La comédie dans quelques salons, l’opéra et la poésie chez un de nos riches financiers, contribuent avec la musique au charme de la réunion. La danse même apporte quelquefois son contingent. Mais là je m’arrêterai, car je sortirais de mon cadre tout musical.