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Deux mois d’émotions/Préface

La bibliothèque libre.
W. Coquebert (p. v-xvi).



PRÉFACE.




LA PROVINCE ET LES PROVINCIAUX.


16 juin 1848.

Il y a huit jours, saisie par le froid, ressentant cette espèce de spleen que les pluies incessantes donnent aux enfants du Midi, je contemplais de la fenêtre de mon quatrième étage l’immense panorama de Paris qui se déroulait devant moi : au premier plan les charmantes habitations de la rue Blanche et des rues adjacentes ; les massifs d’arbres du beau jardin de Tivoli ; puis, ce vaste amas des toitures de l’immense cité, accidentées çà et là par les faites des monuments ; les dômes inégaux de la Salpétrière et du Panthéon ; du Val-de-Grâce et de la Sorbonne ; de la Chambre des députés et des Invalides ; puis les tours de Notre-Dame, celles de Saint-Sulpice, la colonne de la place Vendôme où veille l’empereur ; au loin, l’arc-de-triomphe de l’Étoile, admirablement découpé sur la teinte rose d’un pâle soleil couchant ; plus loin encore, le Mont-Valérien, où déjà s’élèvent à demi les forts détachés  ; constructions encore inachevées qui, à distance, ont l’aspect pittoresque de vieilles constructions en ruine ; enfin, à l’horizon, comme un cadre au tableau, les verdoyants coteaux aux pentes insensibles qui bornent au midi la campagne parisienne. Cette vue imposante d’une cité reine, digne d’être reproduite par le pinceau de Martinn, cette vue, qui par un soleil éclatant est si belle et si animée, était ce soir là d’une accablante tristesse  : sombre anomalie  ! Dans ce mois de juin, où d’ordinaire on respire des flammes, une pluie glacée kiondait les arbres, les toitures et les monuments  ; je voulus un instant résister à son irritante influence ; mais le froid de l’athmosphère me gagna, je fus contrainte de refermer ma fenêtre, et je me mis à rêver dans un fauteuil. Ma pensée s’envola où elle va toujours quand le travail ne l’absorbe pas, vers ce berceau que j’aime, vers ces terres où le soleil n’a que des voiles passagers qui se fondent dans ses flots de feu, où le sang bout, où l’ame se réchauffe à la chaleur du sang, et ne connaît pas ces heures froides et inertes qui sont un avant-goût de la tombe. Attirée vers ces régions brûlantes, je me rappelais les deux mois de repos que j’y avais vécu l’an passé, deux mois d’émotions tristes et douces à la fois ; halte au milieu d’une vie que les labeurs enchaînent, que la fatigue éteint. Pour un jour chaud savouré soit au bord de la mer, soit sur un rocher des Alpines[1], ou dans la fraîche pleine du Vistre[2], j’aurais donné tout ce printemps de glace dont je traînais le poids heure par heure sous l’atmosphère parisienne. Voulant me rattacher par mes sensations à ce temps regretté, je pensais à relire les pages que j’avais tracées sous ce beau ciel, impressions de voyage adressées à mes amis de Paris, et où je retrouvais tour à tour les sites, les drames, les habitants des lieux que j’avais parcourus. Je me plongeais dans ces souvenirs, et, vu à distance, tout me paraissait beau et bon dans ce cher pays natal ; les plaines brûlées, où des flots de poussière tourbillonnent, glissaient devant mes yeux en frais et riants mirages ; j’oubliais que ces jours chauds que j’aime tant font naître des fièvres épidémiques ; que ces soleils couchants si splendides sont souvent obscurcis par des trombes de moucherons, qui pénètrent dans toutes les demeures, et dont la piqûre agançante éloigne le repos des couches les mieux closes. Les impressions physiques, quelque désagréables qu’elles soient, s’effacent avec le temps, et cela se conçoit  : l’ame les domine  ; mais il faut une puissance plus grande pour effacer celles de l’esprit. Cette puissance, l’amour du pays l’exerçait en cet instant sur moi. Non-seulement la terre natale me semblait nn Éden, mais encore les provinciaux me paraissaient aimables, bons, tolérants, exclusivement vertueux. J’embrassais mentalement les beaux horizons de ma Provence, et je revoyais avec attendrissement ses habitants aimés.

Je fus arrachée à ma rêverie par un coup de sonnette retentissant, tels qu’en font entendre en arrivant chez moi les visiteurs haletants. On m’annonça la belle comtesse de X*** ; elle arrivait d’Italie. Ses traits noBles étaient voilés par sa magnifique chevelure dorée, qui semblait garder encore les reflets de ce soleil chaud, dont j’aurais payé si cher quelques rayons en ce moment.

— Oh ! lui dis-je après les premières paroles de bienvenue échangées entre nous, que vous êtes heureuse ! non-seulement vous venez de parcourir l’Italie, cette terre de mes rêves, mais encore vous avez visité en passant Aix, Marseille, Arles, Nîmes, tous ces beaux lieux où je suis née, où j’ai vécu, où je voudrais vivre encore. Je n’ai plus qu’un désir : deux mois, deux mois des chères et douloureuses émotions que j’ai senties il y a un an, puis…

— Puis la mort, interrompit la comtesse avec un éclat de rire moqueur. Oh ! oh ! votre amour pour la Provence m’égaie ; je voudrais, pour vous en punir, vous condamner à vivre là-bas, loin de Paris, envers qui vous êtes ingrate, dont vous oubliez le climat sain, la délicieuse campagne, et par-dessus tout la société tolérante, aimable, intellectuelle.

— Mais tout cela est dans mon pays, lui dis-je, encore possédée par mon hallucination.

— Allons-donc, vous rêvez, ma chère. Aix est une ville sépulcre, où l’herbe croit dans les rues ; à Marseille j’ai craint de gagner la peste, tant les exhalaisons du ports sont infectes. Arles a déchiré mes pieds aux cailloux qui pavent ses rues  ; à Nîmes, le mistral a manqué de me lancer contre un mur ; nos pluies parisiennes, que vous maudissez tant, me paraissent beaucoup moins redoutables.

— Mais le ciel, repris-je, en est-il un plus beau ?

— Bath ! répliqua dédaigneusement la comtesse, le ciel est monotone à force d’être pur.

— Mais les habitants ?

— Ils sont tout aussi monotones, en étant beaucoup moins purs.

— Ils sont bons, dévoués, enthousiastes, ils m’aiment, lui dis-je.

— En vérité, vous perdez la tête, et dussé-je vous faire de la peine, pour vous désangouer, je m’y résigne. Elle ajouta d’un ton plus sérieux : Notre pauvre espèce humaine est partout plus ou moins dénigrante, envieuse, querelleuse et jalouse, et cela se comprend jusqu’à un certain point : elle cherche de bonnes et mauvaises agitations pour combattre les chagrins et l’ennui qui la rongent ; mais comme nulle part on n’est plus en proie à l’oisiveté et partant à l’ennui qu’en province, c’est là que couvent surtout les foyers incandescents des petites haines, des foreurs mesquines, des rancunes invincibles ; et ne pensez pas que quelques aboiements légers traduisent les ressentiments de cette lourde espèce ; non, non, il leur faut de grosses ruades ; comme l’âne de la fable, contrefaisant le petit chien, ils ont des coups de pied au lieu de coups de pâte. Dieu vous garde, ma chère, de ces féroces attaques.

— Mais Dieu m’en a gardé, lui dis-je, ils sont pour moi plein de courtoisie ; j’ai là mes impressions de voyage, je vous les ai communiquées, ne portent-elles pas l’empreinte de la satisfaction qu’un aimable accueil m’a fait partout éprouver ?

— Oui, l’an passé, ils vous ont fêtée, mais aujourd’hui

— Eh ! quoi ? lui dis-je en l’interrompant avec effroi.

— Aujourd’hui, ma chère, ils vous dénigrent ; vous les avez blessés au vif.

— Moi !…. comment ?

— Par ces impressions de voyage où vous pensiez leur avoir rendu hommage.

— Mais c’est impossible !

— Je viens de tous ces lieux ; j’ai vu et j’ai entendu ; vos amis mêmes sont un peu moins vos amis.

— Mais de quoi suis-je donc coupable, m’écriai-je ?

— Nîmes ne vous pardonne pas d’avoir rappelé ses haines religieuses, ses courses de taureaux et ses saturnales de théâtres ; ce sont là ses passions mauvaises, ses goûts barbares ; elle ne veut pas s’en défaire ; elle en est honteuse et elle défend qu’on en parle.

— Du moins, repris-je, les poètes, les artistes que j’ai nommés, ne m’en veulent pas de mes éloges ?

— Détrompez-vous ! les poètes ont trouvé vos louanges trop minces, et les célébrités locales que vous avez passé sous silence vous jugent fort impertinente d’avoir ignoré leur gloire.

Voilà pour Nîmes, lui dis-je ; mais Arles, de quoi pourrait-elle m’en vouloir ? — Là, vous avez pour vous les jeunes femmes ; vous avez vanté leur beauté, vous l’avez décrite avec amour, et elles prennent votre défense ; mais les doctes du pays vous accusent hautement de scandale, pour avoir fouillé dans les vieux cartulaires et réveillé dans leurs cercueils les folles vierges de Saint-Césaire.

— Marseille, du moins, n’a pas de griefs contre moi ? — Mais, au contraire, deux très vifs ! Vous avez parlé sans beaucoup de respect de sa foi à Notre-Dame-de-la-Garde et de son levain de légitimité. Vous voyez bien que vous êtes pour Marseille philosophe et démocrate ; c’est-à-dire un être abominable. — Mais du moins mon berceau me reste, m’écriai-je, ma chère ville natale ne s’est pas unie contre moi à cette coalition de cités. — Je voudrais vous laisser cette illusion, me dit la comtesse en me prenant les mains d’un air sérieusement comique, il faut pourtant que vous sachiez la vérité, l’affreuse vérité ; elle vous éclairera et vous détachera de l’ingrate patrie. — De quoi suis-je donc coupable ? je cherche en vain ; dans mes souvenirs sur Aix pas un mot ne m’est échappé qui ne respire l’affection la plus tendre, le respect le plus filial.

— Là, l’orage est venu d’un autre côté, et s’est amassé contre vous lourd, furieux, bruyant, comme ces pluies tonnantes du Midi, que vous préférez à nos placides pluies du Nord ! — Mais encore quel a été mon crime ? — Eh ! ma chère, n’avez-vous pas écrit la Provinciale à Paris ? Vous faites naître inconsidérément votre héroïne à Aix ; vous lui donnez le nom d’une famille que vous croyiez éteinte, comme celle des Lapalisse, mais qui a des héritiers en chair et en os, des alliances, des ramifications jusqu’en Béotie : gare à vous, plus de ménagement à espérer ; vous jouez avec l’honneur des familles nobiliaires, vous, pauvre bourgeoise, pauvre poète 1 De quoi n’êtes-vous point capable ! Est-il bien sûr que vous n’ayez point commis quelque petit assassinat occulte ? N’êtes-vous pas par aventure une Brinvilliers ? cela est mis en doute ! Mais ce qui est bien certain, c’est que vous êtes une femme libre, une épouse rebelle, une mère dénaturée, une pédantesque bas-bleu, etc., etc.

— Et tout ce bruit pour une innocente bluette qui a fait sourire Paris ! Du moins mes amis ont pris ma défense ? ils ont opposé leur bon sens à ces folles criailleries ? — Vos amis ! vous oubliez qu’en province on est fort timoré. Les plus sages ont gardé le silence, les plus audacieux n’ont pas trouvé de meilleur moyen de vous venir en aide, que de nier que le malencontreux article fût de vous ? — Quoi La Provinciale à Paris ? — Oui, La Provinciale à Paris, vos amis ont dit hautement que c’était d’un homonyme. — En vérité, comtesse, je ne vous crois plus : non contente de faire mes compatriotes méchants, vous les faites ridicules. — Tout ceci est d’une exactitude rigoureuse, c’est une leçon que je vous devais pour l’avenir. — Vous m’épouvantez ! si quelques fragments publiés dans les journaux ont soulevé contre moi de pareilles tempêtes, que sera-ce quand mon livre paraîtra ? il est sous presse, et peut-être notre causerie d’aujourd’hui lui servira-t-elle de préface. — En ce cas, attendez-vous à être lapidée si vous reparaissez-jamais dans leurs murs. — C’est insensé ! — C’est très heureux pour nous, dit-elle avec un aimable sourire ; enfin, vous ne nous menacerez plus chaque année de votre exil en province ; vous nous restez forcément. — Mais mon beau ciel, mon soleil vivifiant ? — Il faut se faire un ciel intérieur inaltérable, un ciel de jouissances intellectuelles et de pures affections contre lequel l’atmosphère et le monde ne peuvent rien.

En cet instant l’orbe du soleil couchant se dégageant lumineux de son voile de nuages apparut au-dessus de l’arc de triomphe de l’Étoile. — Voyez, dit la comtesse, le printemps nous revient, demain vous aurez un beau soleil du Midi, moins la province et les Provinciaux.

Une douce petite voix se fit entendre à ma porte : j’ouvris ; ma fille, blonde et rose se jeta dans mes bras. — Voilà le complément du beau ciel qui se prépare me dit la comtesse ; quoi ! avec cette enfant et vos amis, vous regrettez toujours votre pays, ajouta-t-elle d’un ton de tendre reproche ? — Je l’embrassai avec effusion. — Enfin vous voilà vaincue, à jamais convertie. — Mon Dieu excusez ma faiblesse, lui dis-je, il faudra pourtant que j’aille mourir là-bas, j’y suis née, c’est une attraction invincible.

  1. Petite chaîne de montagnes qui s’étend à l’ouest de la Provence.
  2. Plaine de la campagne de Nîmes.