Deux pages de l’histoire d’Amérique/5

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SUR LE DROIT DES GENS.


Tout le monde ne pourrait pas nous définir rigoureusement ce que c’est que le droit des gens ; mais tout le monde conçoit, je pense, que c’est la morale dans les hautes régions des sociétés humaines, le point d’honneur entre nations. Si ce n’est pas là une définition du droit des gens, c’en est au moins une description bien sentie ; je crois que c’est l’idée que s’en font tous les hommes intelligens.

Si nous voulons cette définition rigoureuse, il y a à noter que les modernes ne définissent pas le droit des gens tout à fait comme le fesaient les Romains. Pour le définir selon les Romains, il faut remonter au droit naturel qu’ils définissaient : celui que la nature a enseigné à tous les animaux. Cela peut vous paraître si étrange que je devrai citer les termes eux-mêmes : Omnia animalia docuit. Le droit naturel passait donc pour être commun aux hommes et aux bêtes. Qu’était-ce que ce droit naturel des bêtes, sinon ce mouvement primoprime par lequel l’animal est enclin à mordre la main qui le frappe, quand il n’y reconnaît pas celle de son maître ?… Je ne sais. Toujours est-il que nous définissons aujourd’hui le droit naturel celui que la divinité a enseigné aux hommes, et que nous ne faisons pas aux bêtes l’honneur de les introduire.

Le droit naturel particulier à l’homme, c’est celui-là que les Romains appelaient droit des gens, tandis que nous donnons aujourd’hui ce nom à cette partie du droit des gens des Romains qui forme, avec ce que nous verrons qu’on y a ajouté, notre droit international. Que le droit international fût à peine séparé du reste chez les anciens, cela ne doit point étonner, car il y avait peu de rapports entre les nations et l’on ne sentit pas le besoin de classer les droits des ambassadeurs, les traités[1] et les cartels qu’on faisait rarement. La servitude était le plus souvent la suite de la captivité.


Notre droit des gens, dis-je, est le droit international, que je veux qu’on distingue du droit public, qui est plus spécial, chaque peuple ayant le sien, qui lui est propre. Ainsi la forme anglaise de constitution est un échantillon de droit public particulier aux Anglais ; tandis que le droit international est le droit commun des nations.

Notre droit des gens n’est sans doute pas plus étranger au droit naturel que celui des Romains mais il ne s’arrête pas là, et se compose de deux, élémens. Il y a le droit de gens absolu, qui est en effet le droit naturel appliqué aux affaires internationales, et le droit des gens positif, qui naît des circonstances : ou, si je me sers des termes qu’emploient les publicistes de la Germanie, il y a le droit des gens nécessaire et le droit de gens secondaire.

Voilà, messieurs, des maximes et des principes. Mais comment exemplifierai-je, si on me permet cet anglicisme, la différence qu’il y a entre le droit des gens nécessaire et le droit des gens ; secondaire, si ce n’est par des exemples tirés de l’histoire ?

Le droit des gens même nécessaire, le droit des gens absolu, sans lequel il n’y aurait dans le monde que la force brutale, n’a-t-il pas été violé à diverses reprises dans le cours des âges ? Oui, ce n’est que trop vrai.

Quand les consuls Romains, encouragés par la haine de Masanases contre Carthage et par la défection d’Utique, s’étant transportés en Afrique, promirent aux Carthaginois d’épargner la cité, s’ils livraient leurs armes et leurs vaisseaux, ceux-ci livrèrent Carthage flottante, — leurs machines et leurs armures de guerre, croyant avoir satisfait aux exigences de la cruelle Rome ; mais les consuls leur dirent : allez-vous-en maintenant bâtir une ville à trois lieues de la mer, car le sénat a promis d’épargner la cité, qui consiste dans les habitans, et non la ville, urbem. On connaît ce qui s’en suivit. Rome se mit par cette équivoque fameuse au-dessus du droit des gens nécessaire.

Ce droit nécessaire fut violé par les Espagnols en Amérique et par les Anglais aux Indes. Il n’y a jamais eu de conquérans plus farouches, de plus grands fléaux pour les peuples que les Cortez et les Pizarre. Quand Warren Hastings, pour amener les Indiens à sa volonté, accapara dans les greniers publics le riz, presque la seule nourriture que leur religion leur permît, il viola le droit des gens nécessaire. Quand les Anglais ont fait la guerre aux Chinois, parce qu’ils trouvaient qu’ils n’achetaient pas assez d’opium pour leur compte, il faut en dire autant. Et dans notre propre histoire ne voyons-nous pas de semblables violations. Quand Louis XIV écrivait à M. de LaBarre, son gouverneur, de lui envoyer les prisonniers qu’on pourrait faire sur les Iroquois pour en faire des galériens, il avait d’étranges idées du droit des gens, et le marquis de Denonville s’en écarta encore plus en outrepassant ces désirs jusque à attirer à Cataracouy, sous prétexte d’une conférence amicale, les principaux chefs des Cantons et les envoyer aux galères. Le monarque eut au moins la bonne politique de les renvoyer.

Inutile de vous parler de Napoléon Bonaparte, qui se fesait, par habitude, un jouet du droit des gens. Sa supercherie envers l’Espagne et envers St. Domingue n’est pas moins raffinée que celle de Rome envers Carthage ; seulement elle a été moins favorisée par la fortune.

Guillaume Penn observa le véritable droit des gens en traitant à l’amiable avec les naturels de la Pensylvanie, et en leur achetant le terrain nécessaire à ses établissemens. J’admire que l’avoyer De Vattel ait pû se persuader autrement.

Le czar Nicolas a-t-il violé envers la Porte le droit des gens absolu ? Je ne suis pas suffisamment préparé sur la question d’Orient pour le décider ; mais je sais qu’il violait ou menaçait l’équilibre européen. L’équilibre européen, voilà ce qui va me servir de transition au droit des gens positif ou secondaire, dont il est la création la plus considérable. D’où vient cet équilibre, cette balance de pouvoir en Europe ? Ce sont les circonstances et l’intérêt commun qui l’ont faite. Après la guerre de religion, dite de trente ans, les princes d’Allemagne qui avaient embrassé le protestantisme, ne pouvant prévaloir contre l’empereur, ni celui-ci les assujettir, le traité de Westphalie fixa l’état futur de l’Europe, et fut la base des traités subséquens de Ryswick, d’Utrecht, d’Aix-la-Chapelle, de Fontainebleau. Cette fameuse balance des pouvoirs était inconnue aux anciens. Annibal et Mithridate seuls pressentirent ce système. Si le second Philippe de Macédoine l’eût compris, lors de son traité avec le Carthaginois, il ne l’aurait pas laissé se débattre seul avec Rome, pour venir ensuite soutenir lui-même une lutte inégale et par conséquent inutile. Mais l’antiquité n’avait pas les mêmes élémens pour constituer un pareil système. Il n’y avait guères qu’une grande nation. On n’entend parler que d’un empire d’Assyrie, puis de celui des Perses ; — ensuite, de l’empire éphémère des Macédoniens, et enfin de l’empire Romain. Les Grecs ne formèrent point un empire opposé à celui des Perses, car quand Xerxès marcha contre eux, ils se soumirent presque tous, et Lacédémone et Athènes résistèrent seules. Et du temps de Lysandre et de Conon, Artaxerces neutralisait tour à tour ces deux républiques l’une par l’autre. Carthage, il est vrai, tint tête à Rome, et parut même la surpasser, mais enfin les as du jeu restèrent à Rome, parce qu’Annibal ne fut point compris ; Annibal et Mithridate pouvaient établir un pareil système, s’ils eussent été secondés.

Aujourd’hui, en Europe, il n’y a pas qu’un empire ; il y a la France, la Russie, l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse, sans parler de l’Espagne et de la Turquie, qu’on dirait n’exister plus que de nom. Leur crainte mutuelle, leur intérêt commun est la sauvegarde des petites puissances. L’Europe est si fortement constituée depuis le traité de Westphalie, que Napoléon lui-même, qui était sans doute l’ennemi de l’équilibre, puisqu’il rêvait la monarchie universelle, n’a pu faire disparaître perpétuellement même le plus petit royaume. Voilà un effet salutaire et merveilleux de la balance européenne ; — salutaire, puisque personne ne peut prendre plaisir à ces bouleversemens qui tourmentent les peuples sous les Tamerlan, les Genghis Khan et les Thamas Koulikhan, — bouleversemens qui ne peuvent plus arriver. Sans doute la guerre sera toujours ; mais le peuple vaincu perdra tout au plus une lisière de terrain et paiera les frais de guerre, parce qu’il trouvera des médiateurs et que le droit commun de l’Europe s’oppose à la conquête. La disparition d’une grande puissance est encore non seulement plus difficile à effectuer, mais elle serait plus à craindre pour tous. Ainsi, après Waterloo, les petits esprits de l’Allemagne ne rêvaient que la partition de la France ; mais les esprits dont la portée était au niveau des circonstances extraordinaires de l’époque, — les triumvirs Wellington-Castlereagh, Alexandre et Metternich — comprenaient aussi bien que M. de Talleyrand, que la balance européenne ne pouvait être maintenue qu’avec une France, et une France tout entière. L’équilibre européen sauva donc la monarchie de Louis XIV compromise par la révolution.

Mais l’effet le plus merveilleux de l’équilibre européen, le voici. L’établissement des Turcs à Constantinople fut sans doute une honte pour l’Europe à une époque ; et, de nos jours, c’est une sauvegarde, une nécessité. Cet empire ottoman tomberait sans presque de résistance, si les forces équilibrantes de l’Europe ne lui fesaient un rempart. Mais pourquoi le soutiennent-elles ? Parce que Constantinople évacuée par les Turcs serait une fameuse pomme de discorde entre les grandes puissances. Napoléon ne rêvait que Constantinople en Égypte, à Tilsit, à Erfurth, et il disait de Sidney Smith à Ste.-Hélène : cet homme-là m’a fait manquer ma destinée, parce qu’il la trouvait la mieux située de toutes pour le siège d’un empire. Il vengeait bien la politique de Constantin, qu’on a blâmé d’avoir abandonné Rome.

Oui, messieurs, l’équilibre européen est une création salutaire du droit des gens positif, et il faudrait que l’Europe songeât enfin à l’établir en Amérique, où les États-Unis prétendent franchir toutes les bornes. Cette puissance brutale ne viole-t-elle pas le droit des gens nécessaire par son esclavage et ses pirateries. N’a-t-elle pas voulu avoir Cuba uniquement parce qu’elle lui convient ? Comment le Texas a-t-il été séparé du Mexique ?

Je croyais en finir ici avec le droit des gens positif, mais j’entrevois une seconde création importante de ce droit. On n’a guères ouï parler d’un droit des gens non tout-à-fait international, mais entre les métropoles et leurs colonies. Carthage ne leur reconnaissait pour ainsi dire aucun droit : elle alla jusque à défendre l’agriculture à des peuples qu’elle voulait faire dépendre de l’Afrique pour leur nourriture. Quand Napoléon vendit la Louisiane aux États-Unis, ou quand il rétablit l’esclavage à la Martinique par un décret simultané à celui par lequel il feignait de l’abolir à St. Domingue, il n’aurait pas été à propos de faire des remontrances, car Napoléon était fort. Il n’en est pas ainsi des gens de Downing street aujourd’hui. Extrêmement ôsés quand ils ne s’attendent pas à la résistance, ils deviennent pusillanimes à l’excès quand on fait seulement mine de leur résister. Ainsi ils se sont dit : troquons les droits territoriaux et commerciaux de Terreneuve avec la France ; allons même jusque à imposer aux colons de faire eux-mêmes les lois dont la France aura besoin pour ses sujets à l’encontre de ceux de Terreneuve. Mais Terreneuve s’indigne de tant d’impudence, ecclésiastiques et laïcs s’en mêlent, on envoie des députes en Canada, on veut que la résistance se communique d’une colonie aux autres comme par un fil électrique ; c’en sera trop pour les gouvernans anglais qui se souviennent de la leçon de 1775 : de là la lettre de M. Labouchère non seulement au gouverneur de Terreneuve, mais communiquée à tous les autres. C’est une base d’un nouveau droit des gens entre les métropoles et leurs colonies, qui en avaient déjà d’autres préparées par l’octroi des constitutions parlementaires. De nos jours le Parlement provincial fait tout ce qu’il veut, ne laissant à la métropole que la protection, qui est plutôt une charge qu’un avantage : les colonies s’émancipent.

Un membre se lève pour dire qu’il doute que le droit des gens, dont parle le président, soit une chose réelle ou que les puissances reconnaissent, si ce n’est quand il s’accorde avec leurs intérêts.

Le président répond que les attentats contre le droit des gens, de la part des puissances, ne prouvent pas plus contre l’existence du droit des gens que les fautes journalières des particuliers ne prouvent contre celle de la morale. Au reste, dans une lutte chaque pouvoir ne dérobe-t-il pas au monde ses véritables motifs, s’il y en a qu’il ne puisse avouer sans déshonneur, et ne cherche-t-il pas par un manifeste couché dans le langage habile de la diplomatie, à mettre le droit de son côté : c’est là, messieurs, reconnaître l’existence du droit des gens. Avec messieurs les diplomates, vous ne connaissez que des prétextes et presque jamais les vrais motifs. Ainsi, dans l’affaire de Naples, les prétendues cruautés de Ferdinand données pour motifs par la France et l’Angleterre, n’étaient que des prétextes, tandis que tels étaient les motifs : du temps de l’empire, les Anglais avaient Palerme et Napoléon Ier Naples ; l’Angleterre et la France, aujourd’hui alliées, voulaient en revenir là et raffler tout simplement son royaume à Ferdinand, si la Russie n’avait montré que la campagne de Crimée n’était pas de nature à lui faire abdiquer sa position et son influence en Europe.


  1. Droit fécial.