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Deux poëmes couronnés/01/06

La bibliothèque libre.
P.-G. Delisle (p. 57-68).


VI

L’ANGE DÉCHU

 Le vent souffle toujours. De la cime des vagues
S’élèvent jusqu’au ciel des bruits tristes et vagues ;
Et les flots onduleux roulent vers le couchant
Comme de blancs troupeaux qui bondissent au champ,
Tel qu’au dessus des mers, ouvrant leurs blanches ailes,
On voit se balancer, camarades fidèles.

Trois cygnes gracieux ; ainsi les trois vaisseaux
Déjà bien loin du port se bercent sur les eaux.
L’onde amère à leur proue étincelle et bouillonne,
Comme au mors d’un coursier que le fouet aiguillonne
Brille un flocon d’écume. Attentifs et muets,
Le cœur livré peut-être à de tardifs regrets,
Les matelots, debout, sont tournés vers la grève
Qui disparaît sous l’onde et s’enfuit comme un rêve.
Les coteaux à leurs yeux abaissent leurs sommets,
Les élégants clochers éteignent leurs reflets,
Et les prés verdissants leur charmante nuance.
Déjà dans le lointain les rives de la France
Semblent ne former plus qu’un flexible cordon
Qui ceinture les flots au bord de l’horizon.
Ainsi nous voyons fuir avec trop de vitesse
Les rivages fleuris de l’heureuse jeunesse !
Nous voguons nous aussi vers des bords inconnus :
Heureux ceux que l’espoir a toujours soutenus !

Nos regards sont tournés vers cet âge tranquille
Où nos légères nefs trouvaient un sûr asile
Contre le souffle amer d’un monde mensonger !
Mais un voile de brume, un nuage léger
Enveloppent déjà de leurs replis de soie
Cet âge d’innocence, et d’amour et de joie !
Il disparaît bien vite ! et nos regards en pleurs
S’épuisent à chercher ses suaves couleurs !
Lui-même aussi n’est plus qu’une ligne étrécie
Qui brille à l’horizon de notre pauvre vie !

 Cependant fendant l’air d’un vol sinistre et prompt,
Un archange déchu qui portait sur son front
Le stigmate honteux qu’y mit le premier crime,
Se hâtait d’arriver à l’éternel abime.


 Loin des mondes brillants pour lesquels le jour luit,
Dépouillé de tout charme et perdu dans la nuit,
Se trouve un vaste lieu dont l’aspect glace et navre
Comme un sépulcre noir, comme un hideux cadavre ;
C’est là que le Seigneur a jeté pour jamais
Cet ange qui du ciel osa troubler la paix.
Avec lui sont tombés ces Esprits pleins d’audace
Qui, dans leur fol orgueil, n’ont point demandé grâce
Au Maître tout puissant qu’ils avaient offensé.
Ils maudissent enfin leur projet insensé ;
Mais leur regret est faux et leur souffrance vaine,
Car leurs cœurs sont toujours pour Dieu remplis de haine.
Ils sortent quelques fois de leurs brûlants cachots ;
Ils traversent sans bruit le funèbre chaos
Qui les entoure au loin d’un cercle lourd et sombre,
Comme les doigts d’un mort qui vous étreint dans l’ombre :
Mais leur peine est la même ; ils souffrent en tout lieu ;
Et partout les poursuit la justice de Dieu.

Aux enfers arrivé, l’ange maudit s’arrête ;
Avec un rire amer il relève la tête
Et jette aux cieux lointains un blasphème impuissant.
Alors la porte s’ouvre. Il entre en frémissant
Dans le gouffre rempli de flamme et de fumée.
Des damnés furieux la plainte accoutumée
Caresse son oreille et réjouit son cœur.
Il leur jette en passant un sourire moqueur ;
Et tâchant d’écarter de ses deux mains la flamme,
Comme un homme qui nage écarte chaque lame,
Il s’approche du trône où s’assied Lucifer :
— « Noble rival du Dieu qui creusa cet enfer,
« Satan, je viens, dit-il, de parcourir ce monde
« Que le maître du ciel de ses bienfaits inonde,
« Comme pour se moquer de nos tristes malheurs
« Et nous faire sentir de nouvelles douleurs.
« Bien des hommes de foi prônent encor la gloire
« Du tyran qui sur nous remporta la victoire.

« Mais malgré les faveurs qu’il épanche sur tous,
« La pluspart, ô Satan, l’outragent avec nous.
« Peut-être que bientôt leur noire ingratitude
« Éteindra son amour et sa sollicitude ;
« Et ces êtres chéris au bonheur destinés
« Dans les flammes seront comme nous enchaînés.
« Ô la lutte superbe ! ô la belle vengeance !
« Qu’il sache, l’ennemi, quelle est notre puissance !
« Nous sommes rois ici comme lui dans son ciel !
« La terre près du sien élève notre autel !
« Combattons cependant, ne cessons pas la guerre !
« Les amis de son nom ne se reposent guère !
« Voici qu’ils vont déjà, pareils à des géants,
« Sur de hardis vaisseaux franchir les océans,
« Pour apprendre sa gloire aux peuplades sauvages
« Qui nous rendent encor de fidèles hommages !
« N’ai-je pas vu moi-même, ô puissant Lucifer,
« Trois navires voguer au milieu de la mer !

« Ils vont au Canada renverser notre culte,
« Et faire à ta puissance une sanglante insulte !
« Ils portent vers ces bords des Prêtres du vrai Dieu !…
« Ces hommes dévoués nous troublent en tout lieu…
« En ruses, en moyens notre esprit est fertile,
« Nous pouvons rendre encor leur projet inutile.
« C’est à toi d’ordonner, c’est à nous d’obéir !
« Que Dieu sache comment nous voulons le haïr !

 Et cessant de parler, le fidèle ministre
Leva sur Lucifer son œil fauve et sinistre.
Une langue de feu le mordit aussitôt
Et lui fit exhaler un lugubre sanglot.
Sur leurs brasiers ardents les damnés se tournèrent,
Et de leurs cris plaintifs les enfers résonnèrent.

 Après avoir paru se recueillir un peu,
Le fier Satan, debout sur son trône de feu,
Laissa tomber ces mots de sa bouche maudite :
— « Oui, c’est en vain que Dieu du haut du ciel médite
« D’empêcher mon pouvoir de sortir hors d’ici !
« Comme lui je suis roi : J’ai mes sujets aussi !
« Mon joug semble plus doux, mes promesses plus belles :
« Je puis rendre à ses lois tous les peuples rebelles.
« Si vous me secondez de vos nobles efforts
« Nous verrons à la fin où seront les plus forts.
« De nous avoir vaincus je veux qu’il se repente !
« Son ciel est escarpé ; mais une douce pente
« Vers mon sombre royaume entraîne les mortels.
« Ranimons le combat ; renversons ses autels !
« Que les bons serviteurs que son amour protège
« Trouvent sur leur chemin à chaque pas un piège !
« Et ne laissons jamais le flambeau de la foi
« S’allumer aux pays qui vivent sous ma loi.

« Il faut faire périr les hommes téméraires
« Qui veulent éclairer ces ténébreuses terres !
« Ministre dévoué, tu dis que sur les eaux,
« Cherchant le Canada, trois rapides vaisseaux
« S’avancent secondés par un vent favorable ?
« Je saurai déjouer ce complot formidable.
« Au fond de l’océan, dans son lit de limon,
« Repose, tu le sais, un perfide démon :
« C’est l’Esprit de la mer. Il commande les ondes :
« C’est lui qui les appaise ou les rend furibondes.
« Va, dis-lui sans retard qu’il déchaîne les vents
« Et lance jusqu’au ciel les flots noirs et mouvants. »

Ainsi Satan parla. Son ministre docile,
Aussi pervers que lui sans être moins habile,
Animé du désir de propager le mal,
Se hâta de laisser le séjour infernal.

Comme un trait enflammé dans une nuit obscure,
Il traversa les champs vides, froids, sans murmure.
Qui s’étendent autour des gouffres éternels.
Il entendit de loin les hymnes solemnels
Que la terre chantait à son Céleste Maître.
Peut-être un noir courroux, un souvenir peut-être
Fit briller un moment une larme à ses yeux :
Ce ne fut que l’éclair qui passe dans les cieux,
Et bientôt il s’arma de sa froideur première.
Il aborda ce monde inondé de lumière,
Cet astre favori que son divin Auteur
Se plut à décorer avec grâce et splendeur
Comme le front serein d’une épouse nouvelle.
Comme un sinistre oiseau se berce sur son aile,
Il se berça longtemps sur les vagues des airs
Et vit les trois vaisseaux qui sillonnaient les mers.
Alors il s’élança vers les grottes profondes
Que l’Esprit de la mer habite sous les ondes.


 Dans le flanc limoneux d’un verdâtre rocher
Où le reptile impur se plaît à se cacher,
Le perfide démon a choisi sa demeure.
C’est là que soucieux on le trouve à toute heure
Tramant contre le ciel, pour tromper son ennui,
Des projets que souvent Dieu tourne contre lui.
Le paresseux polype et l’impure limace
Agitent à ses pieds leur glutineuse masse.
Il tient au lieu de sceptre un roseau dans sa main ;
Sa barbe en verts réseaux retombe sur son sein ;
Et sur son cou nerveux sa glauque chevelure
Semble d’un tronc vieilli la mousseuse ramure.
Quand il voit arriver l’envoyé des enfers,
Il sourit en secret d’un sourire pervers :
— « Que demande, dit-il, à ma faible puissance
« Le glorieux esprit dont la seule présence
« Faisait trembler jadis l’orgueilleux roi du ciel. »
— « Ô roi de l’Océan, notre prince immortel

« Demande ton secours dans une grande lutte
« Aux menaces des cieux il est toujours en butte.
« Voilà que maintenant un lâche adorateur
« De ce tyran jaloux, dur et persécuteur
« Qui nous précipita, pour un prétendu crime,
« Dépouillés de tout bien, dans l’éternel abîme,
« Conduit impunément sur tes dormantes eaux,
« Vers les bords Canadiens trois orgueilleux bateaux !
« Il va proclamer Dieu sur ces terres barbares,
« Et porter la lumière aux peuplades ignares !
« Laisse souffler les vents et soulève les flots.
« Qu’il périsse le traître avec ses matelots !
« Et que le Dieu qu’il sert, s’il s’en pense capable,
« Vienne alors l’arracher à ta haine implacable ! »
Il dit, et sans retard remontant sur la mer,
Il vole en blasphémant aux portes de l’enfer.