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Deux voyages sur le Saint-Maurice/02/14

La bibliothèque libre.
P.V. Ayotte (p. 288-319).

DES VIEILLES FORGES
AUX TROIS-RIVIÈRES

Maintenant que je vous ai conté tout ce que je sais sur les Vieilles Forges, reprenons notre promenade. À notre gauche, trois maisons sont encore tout entières ; leurs fenêtres sont comme de grands yeux, mais dans ces yeux le regard est éteint. Les maisons abandonnées font peur, allons notre chemin. Nous voici à la Grande Maison : elle aussi est abandonnée, mais son antiquité nous attire ; nous la respectons comme on respecte les vieillards, même les plus décrépits.

Du côté sud-ouest elle n’a qu’une seule porte qui se trouve à l’extrémité du mur, et à l’autre extrémité du même mur il y a une aile peu élégante : c’est que la façade principale n’est pas de ce côté, mais bien du côté de la rivière. N’est-ce pas tout raisonnable, après tout ? Eh bien ! avec nos idées préconçues, quand nous arrivons sur les lieux nous avons de la peine à comprendre cela.

M. Fortin fait tourner la clé dans la serrure, et nous entrons. Dans la première salle nous trouvons un comptoir qui paraît tout moderne : c’était ici, voyez-vous, le magasin des Messieurs McDougall. Nous pénétrons dans les autres parties de la maison : tout est sale et délabré, les divisions nous paraissent singulières, les cheminées massives ; mais la maison est bien éclairée, la menuiserie belle, les chambres grandes, le plafond élevé : vous trouvez que c’est un château abandonné. M. Faucher de Saint-Maurice écrivait un jour à ce sujet : « J’arrive des Vieilles-Forges où je suis allé en excursion avec Gérin et Buteau-Turcotte. Le manoir a été endommagé, il y a quelques années, par un incendie, mais il a été restauré par son propriétaire actuel, M. Robert McDougall, avec un goût que tous nos industriels n’ont pas. Il lui a scrupuleusement conservé ses anciennes divisions, ainsi qu’une grande partie des vieilles boiseries françaises.

« Rien de plus pittoresque et de plus antiquaille que ces salles immenses, aux larges âtres flanqués de plaques de fer fleurdelysées,… que ces corridors ou toute une compagnie de reîtres et de lansquenets serait à l’aise. C’est à se croire dans la salle d’armes du dernier des Burckards, si l’hospitalité toute écossaise de M. McDougall n’était là pour nous faire songer avec complaisance aux douceurs du temps présent. » Il y a deux portes dans la façade, et six grandes fenêtres. Nous ouvrons la porte du nord et sortons sur le perron : Quelle belle vue !

Nous voyons le Saint-Maurice sur une grande étendue : il précipite ses flots noirs avec bruit dans le rapide, il s’élance, il bouillonne, puis il fait un détour, et, au moment où il paraît s’être adouci, il disparaît entre les arbres. En face, la vue se prolonge dans les champs cultivés ou sur la verdure des grands arbres. Vivent nos pères pour placer agréablement une maison !

Nous revenons à l’intérieur : Deux anciennes cheminées sont là avec leurs crémaillères et leurs chenets. Celle du nord à une grille qui annonce bien qu’on a essayé jadis de chauffer la maison avec un feu de cheminée. Au fond de la seconde cheminée il y a une grande plaque de fonte portant le millésime de 1752. Plusieurs écrivains ont bien voulu parler de cette plaque, et ils sont unanimes à dire qu’elle porte l’année 1732. Un premier s’est trompé en prenant un 5 pour un 3, ce qui peut arriver bien facilement, et les autres ont trouvé convenable de se tromper à sa suite. Mais la vieille plaque reste là, toujours la même, toujours prête à s’offrir aux regards de ceux qui veulent l’examiner attentivement, et elle proteste contre les écrivains qui voudraient faire remonter sa naissance jusqu’à un temps où il n’y avait pas de fonderies dans le Canada. Naître dans de pareilles circonstances, c’eût été, pour le moins, une chose fort incommode.

En arrière, dans l’aile, se trouvait la chambre du gouverneur, grande et magnifique salle. Une porte dans le pignon fait arriver facilement à cette chambre.

Nous montons alors dans les mansardes. Nous trouvons une quantité de moules qui servaient aux fonderies, entr’autres le moule de la croix de la chapelle. Il est bien conservé, à part les lis des extrémités qui sont séparés du reste, et peut-être en partie détruits. En allant du côté sud-est, M. Fortin nous montre au fond de la maison, dans la partie opposée à l’aile, une salle où l’on exposait les corps de ceux qui mouraient aux Forges, avant qu’ils pussent être portés au cimetière. Un prêtre disait de temps en temps la messe dans cette même chambre, lorsque l’ancienne chapelle eut été fermée ou détruite. Mais dans l’aile même, au-dessus de la chambre du gouverneur, était la salle de danse. C’est là que les ouvriers allaient parfois se réjouir au son des violons rustiques. Ces deux salles si différentes se regardent encore avec étonnement, mais la solitude les a rendues semblables.

Hâtons-nous de sortir maintenant, car il ne faut pas que nous passions le reste de la journée ici ; descendons vers le Saint-Maurice, pour reprendre notre course vers les Trois-Rivières. La Grande Maison se trouve auprès de la ravine creusée par le ruisseau des Forges : M. Fortin nous indique un petit sentier, ou plutôt il y descend lui-même le premier. Au bas de la côte nous trouvons un vieux bâtiment : ce fut jadis une moulerie, et du temps des Messieurs McDougal une manufacture de haches, qui fonctionna deux ans.

Un canal emmenait l’eau qui a passé dans la roue du moulin, et cette eau venait faire marcher ici les cylindres d’émeri, les meules et toutes les machines dont on avait besoin. Tout cela est complètement en ruine.

Nous remercions M. Fortin de l’extrême bonté qu’il a eue de nous guider dans notre pèlerinage à travers les Forges, et nous lui disons au revoir ; nous jetons un dernier regard sur la Grande Maison qu’un massif de cèdre blanc (thuya occidentalis) cache en partie de ce côté, et nous reprenons notre voyage interrompu. Sois allègre, petit canot ; vole sur les ondes, c’est notre dernière étape. Nous ne sommes qu’à trois lieues des Trois-Rivières.

À peine étions nous en route, que notre canot était fatigué par les lames, agité dans tous les sens, ballotté d’une manière effrayante. Je ne voulais pas avoir peur, mais j’avoue que de petits frissons fort désagréables me passaient alors fréquemment sur le cœur. J’adressai pourtant la parole à mon guide sur un ton presque stoïque : Les eaux, lui dis-je, sont très agitées ici. Il m’avoua alors que sous une main tant soit peu novice notre nacelle eût été bien vite remplie d’eau. Nous étions dans la partie la plus redoutable du rapide des Forges.

Nous faisons un détour, et nous trouvons le fleuve tout apaisé. C’est probablement ici que Champlain achevait son voyage dans le Saint-Maurice en 1603 : « Nous entrâmes environ une lieue dans la dite rivière et ne pûmes passer plus outre à cause du grand courant d’eau. Avec un esquif nous fûmes pour voir plus avant ; mais nous ne fîmes pas plus d’une lieue que nous rencontrâmes un saut d’eau fort étroit, comme de douze pas, ce qui fut occasion que nous ne pûmes passer outre. Toute la terre que je vis au bord de la dite rivière va en haussant de plus en plus, qui est remplie de quantité de sapins, cyprès et fort peu d’autres arbres. » (Voyage de 1603). Je trouve bien que les deux lieues de Champlain étaient un peu longues, et que ses douze pas étaient des pas de géant, mais passe cependant.

Des maisons bordent ici la rive gauche de la rivière ; ces maisons appartiennent à la paroisse de Saint-Maurice. Sur notre droite, le premier endroit que l’on puisse remarquer est la pointe à Poulin, ainsi nommée en souvenir des anciens propriétaires. Plus loin, la pointe aux Fraises : c’est peut-être la pointe aux Pommes dont parle M. Laterrière, vu qu’elle est sucrée. Nous avons passé aussi l’anse de la Vente-au-Diable, mais je vous en donne ma parole, nous n’avons rien vu ni rien entendu pour donner seulement un commencement de chair de poule.

À une certaine distance de la ville, dans un endroit où la côte est escarpée et sablonneuse, les hirondelles des rivages ont établi leurs nids qu’elles enfoncent dans le sable jusqu’à deux pieds de profondeur. Nous apercevons ces nids établis sur deux lignes, ils se comptent par centaines : c’est la ville des hirondelles placée à côté de la ville des hommes, mais à une distance respectueuse, comme l’exige la prudence. Les nids sont sous terre, c’est un peu triste ; mais les gentilles propriétaires ne s’y tiennent que le temps strictement nécessaire, et le reste du temps, c’est-à-dire à peu près tout le jour, elles sont dans les pures régions de l’atmosphère. Aussi voyez audessus d’Hirondelle-Ville une nuée de ces chers petits êtres, c’est ainsi toute la journée. « Le vol, dit Buffon, est l’état naturel de l’hirondelle, je dirais presque son état nécessaire : elle mange en volant, elle boit en volant, et quelquefois donne à manger à ses petits en volant. Sa marche est peut-être moins rapide que celle du faucon, mais elle est plus facile et plus libre ; l’un se précipite avec effort, l’autre coule dans l’air avec aisance : elle sent que l’air est son domaine ; elle en parcourt toutes les dimensions et dans tous les sens, comme pour en jouir dans tous les détails, et le plaisir de cette jouissance se marque par de petits cris de gaieté. » L’hirondelle est l’emblème du chrétien qui plane continuellement audessus des choses périssables de la vie. Le corps de ce chrétien est sur la terre, mais son âme converse déjà avec les anges de Dieu, nostra conversatio in cœlis est.[1]

Je me plaisais à regarder cette république si paisible, car j’ai une prédilection pour les hirondelles. En général, j’aime tous les oiseaux, tous, excepté une seule espèce, les moineaux. Le bon Dieu n’avait pas mis ce fléau dans notre pays, ce sont les hommes qui nous l’ont imposé : je vois donc toujours ces petits êtres maussades avec peine, et il me semble que les détruire c’est ramener les choses dans l’ordre voulu par la Providence.

Mais voulez-vous que nous leur disions nettement leur fait ? Ils auront leur place ici en qualité d’ennemis des habitantes d’Hirondelle-Ville. Je déteste les moineaux parcequ’ils ont tous les défauts imaginables et que je ne leur connais pas une seule qualité. Les moineaux sont les gamins de la gent volatile.

Connaissez-vous les gamins de ville ? Ce sont des êtres sales, mal-élevés, querelleurs, blasphémateurs, gourmands, voleurs, malfaisants, inutiles dans le monde. Les moineaux ont tous ces défauts, autant qu’un oiseau peut les avoir. Tandis que la plupart des autres oiseaux sont d’une propreté si admirable, voyez les moineaux dans les rues de nos villes : ils se vautrent dans la poussière, vous ne pourriez les toucher sans vous salir. Quand ils sont en bande, ils se fâchent, ils se précipitent les uns sur les autres, ils cherchent à s’entredéchirer, ce sont des diables couverts de plumes. Ils font entendre des cris stridents qui déchirent les oreilles, qui donnent sur les nerfs ; ces cris sont évidemment les sacres de la langue des oiseaux. Les moineaux sont gourmands, voleurs et malfaisants : ils volent le grain des poulets de la ferme, ils vont déterrer le blé des guérets et les graines des carrés du jardin. Ils vont s’emparer sans vergogne des nids des autres oiseaux, et si on leur conteste cette propriété, c’est un tapage, c’est une guerre à n’en plus finir. Ils ne se contentent pas de cela : ils vont casser les œufs dans les nids des autres oiseaux, par pure malice, en vrais gamins qu’ils sont. Enfin, ils font des trous dans les murs, pour se nicher, et si vous les laissez faire, ils vous feront dépenser des centaines de piastres, pour réparer leurs dégâts dans les murs des grands édifices.

À quoi sont-ils bons dans le monde ? ils ne charment pas les regards par l’élégance de leur forme comme la fauvette, ni par la beauté de leur plumage comme le colibri ou le chardonneret ; ils ne chantent pas comme le pinson, la grive et le goglu ; ils sont trapus, ils sont d’un gris sale et ils chantent à peu près comme la lime sur les dents de la scie.

On dit qu’ils font la guerre aux insectes nuisibles, mais je voudrais bien entendre nommer ces insectes. Avez-vous déjà vu les moineaux sur les choux, pour manger les piérides ou leurs larves ? Non. Les avez-vous vus dans les champs de pommes de terre, cherchant à manger les chrysomèles ? Jamais. Les avez-vous vus chassant aux sauterelles ou aux criquets ? Pas du tout. Vous les voyez sur les linteaux ou les larmiers de fenêtres, sur les balustrades et sur les rampes d’escalier ; ils y mangent quelques insectes, mais les insectes vraiment nuisibles se trouvent-ils bien là ? Dans ces chasses d’amateurs, ils laissent partout de nombreux dépôts, au grand déplaisir des ménagères ; on dirait vraiment qu’ils n’ont pas d’autre but. Depuis qu’on a doté notre pays de cet intéressant chasseur, je plaindrais l’aveugle qui voudrait se conduire lui-même en tâtonnant, il n’aurait pas souvent les mains nettes, car les moineaux sont partout et salissent tout.

M. Dionne, dans ses « Oiseaux du Canada, »[2] veut cependant les excuser : « En dépit de ces petites violences, de ces petits rapts, ne nous fait-il pas plaisir de retrouver, lorsque la terre est ensevelie sous un linceul de neige et que toute trace de végétation a disparu, que nos bocages sont mornes et silencieux, ne nous fait-il pas plaisir vraiment de retrouver encore au milieu de nous, ces chers petits êtres qui, par leur pétulance et leur gaieté, semblent nous faire oublier la monotonie des sombres jours de l’hiver ? » Je réponds : non, pas le moins du monde. J’aime mieux la solitude que la présence de ces gamins ailés. J’aime mieux le grand silence de nos jours d’hiver que les cris perçants des moineaux. Pour interrompre ce silence, nous avons assez du sifflement de la bise. Notre oiseau d’hiver, c’est la mésange. Celui que les hommes ont ajouté, c’est un diablotin ou un être qui a mangé le fruit défendu.

Laissons là les moineaux, j’en suis fatigué. Je n’en ai pas vu de mon voyage, que Dieu soit béni, il m’a évidemment protégé.

Nous faisons un coude, et puis nous arrivons à l’ancien moulin d’Odgen. J’ai cherché des yeux les restes de cette scierie, et je n’en ai rien vu. Je vous dirai bientôt quel intérêt m’attache à ces ruines ; en attendant, veuillez suivre cette progression qui est assez curieuse : La première scierie, le long du Saint-Maurice, a été construite par M. Thomas Coffin, puis reconstruite par M. Isaac Gouverneur Ogden, sur un petit ruisseau. La seconde a été construite par M. Greeve sur la rivière Cachée. La troisième a été placée hardiment sur le Saint-Maurice lui-même par M. Baptist, à la chute des Grès. Je crois que la progression est arrivée à son terme, du moins quant aux scieries qui prennent l’eau pour pouvoir moteur.

Lorsque nous étions professeur au vieux collége des Trois-Rivières, les ruines du moulin d’Ogden étaient bien conservées. La grande roue était là avec ses aubes, la dalle emmenait un courant d’eau rapide et bien fourni, le carré du moulin était encore debout, mais le toit avait été enlevé et les scies n’existaient plus. Des arbustes avaient poussé tout autour du moulin, et cachaient la maison de M. Ogden qui se trouvait un peu plus loin.

Quand le ciel était serein, dans les grands congés de la belle saison, je partais du collége avec mon ami de cœur, M. l’abbé Em. Guilbert : nous traversions les ponts du St-Maurice, nous gravissions un coteau et nous nous trouvions en un endroit où le sable poudroie au moindre vent comme la neige en hiver ; nous ne manquions jamais d’écrire sur les bancs de sable de nombreuses sentences que le vent effaçait bientôt, nous avions en cela une image mélancolique et vraie de l’instabilité des œuvres de l’homme sur la terre. Nous passions ensuite un certain nombre de fermes qui sont échelonnées le long du Saint-Maurice, puis nous ne trouvions plus qu’un petit sentier entre les broussailles. Nous le suivions longtemps, et nous arrivions à cette ruine du moulin d’Ogden. On ne saurait croire aujourd’hui combien cela paraissait éloigné de la ville. Nous allions nous asseoir sur une petite élévation : le majestueux Saint-Maurice coulait à nos pieds, à côté de nous le ruisseau du moulin babillait, les oiseaux chantaient dans les arbres, et nous passions ainsi toute une après-midi dans la solitude. Nous nous trouvions tellement seuls que s’il venait à passer quelqu’un par là, il nous semblait que c’était un homme égaré. Ces promenades poétiques sont restées dans mon souvenir, et voilà pourquoi je cherchais du regard ces ruines qui ont disparu avec tant d’autres choses.

À notre droite, voyez le Cap-aux-Corneilles, c’est la pointe du premier de quatre ou cinq coteaux de sable qui s’échelonnent entre la ville des Trois-Rivières et les Forges Saint-Maurice ; et si ce nom vous surprend, c’est que vous n’avez pas vu les noces de corneilles qui se célèbrent si fréquemment en cet endroit aux jours de l’automne.

Notre canot frémit un peu en passant auprès des piliers d’estacades qui se trouvent au pied du Cap-aux-Corneilles, puis il s’élance comme un trait, et passe sous la première arche d’un pont très élevé. En effet, la Compagnie du chemin de fer du Nord a jeté ici un magnifique pont en fer, de 800 pds de longueur, divisé en quatre arches de 200 pieds chacune. Les culées et les trois piles du centre sont en belle pierre taillée. À la hauteur où il se trouve, ce pont nous paraît bien fragile, il ressemble à une toile qu’une araignée monstre aurait jetée entre les deux rives du fleuve.

Tout à côté du pont vous voyez le fond-de-vaux[3] dont je vous ai déjà parlé. Pendant longtemps les Algonquins venaient chaque année dresser leurs tentes en cet endroit, pour échanger leurs pelleteries. C’était le temps favorable pour les marchands de la ville, et c’était un spectacle pour toute la population : on s’y portait en foule. Aussi une côte du voisinage a-t-elle gardé le nom de côte des sauvages.

On appelle souvent l’endroit où nous sommes la traverse des Pagé, du nom des messieurs Pagé qui demeurent de l’autre côté de la rivière, dans la paroisse du Cap de la Madeleine. Lorsqu’il n’y avait pas de pont sur le Saint-Maurice, les habitants du Cap, de Champlain, de Saint-Maurice, etc., qui voulaient aller à la ville se rendaient chez ces Mrs Pagé, et ceux-ci les traversaient dans un bateau ou dans un bac à manége, c’est-à-dire mu par deux chevaux montés sur une voie sans fin. C’était la forme des bateaux passeurs de ce temps.

Nous saluons un grand nombre d’ouvriers qui travaillent au flottage du bois. Chaque bûche porte la marque de son propriétaire, et selon qu’elle porte telle ou telle autre marque, elle doit prendre une direction différente ; tous ces ouvriers sont donc employés à faire la séparation : on amène chaque bûche, on constate sa provenance, et les employés du bourgeois à qui elle appartient la conduisent à l’endroit qu’il faut. On nous salue avec politesse, et nous entendons plusieurs ouvriers dire à demi-voix, et non sans un peu de surprise : c’est un prêtre qui descend en canot d’écorce.

Nous voilà bel et bien en ville : voyez à notre droite cette grande cheminée avec son panache de fumée grisâtre. Entendez le bruit des scies stridentes : nous sommes rendus à la scierie de Hall et Neilson ; c’est un des plus beaux établissements de la Puissance du Canada. L’édifice principal mesure 150 pieds de longueur sur 65 pieds de largeur, et il est d’un aspect vraiment superbe. Dans un bâtiment à part se trouvent deux machines à vapeur dont la force combinée répond à deux cents forces de chevaux.

Les scies rondes[4] sont munies de chariots automatiques, les scies à mouvement alternatif sont les plus avantageuses qui existent. En général, sans regarder aux dépenses, Messieurs Hall et Neilson se sont procuré toutes les machines les plus perfectionnées, et leur scierie mérite d’être étudiée à ce point de vue. Deux cent cinquante hommes y sont employés chaque jour dans le temps du sciage, et l’on a débité 130,000 bûches dans la dernière saison. Pour le travail de nuit, on y a l’éclairage à la lumière électrique d’après le système d’Edison. On retire les bûches de la rivière au moyen de deux chaînes sans fin portant des pointes aiguës et marchant sur un plan incliné. Un ouvrier place les bûches d’une manière convenable, elles sont saisies par les pointes, et elles s’élèvent vers la scierie, Vous en voyez continuellement quatre ou cinq en chemin. Où allez-vous, pauvres bûches, qui avez essuyé tant de péripéties, qui venez peut-être de la Franche ou du Vermillon, qui avez vu les chûtes de la Grand’Mère et de Chawinigane ! Vous voilà rendues à votre dernière étape : le chariot fatal va vous recevoir à votre entrée dans l’usine, et les scies voraces auront bientôt fait de vous dépecer en vingt morceaux. La scierie de Hall, Neilson & Cie fut construite en 1886.

Contiguë à cet établissement remarquable se trouve la manufacture de boîtes de A. Gravel. On emploie ce nom, mais j’avoue qu’ici le nom ne donne pas une idée juste de la chose. M. Gravel prépare tout le bois de chaque boîte, mais au lieu de clouer lui-même les morceaux, il en fait un paquet qu’il envoie à ses pratiques, aux États-Unis.

Le bâtiment principal de cette manufacture a 100 pieds sur 50, et renferme la machinerie la plus parfaite que l’on ait pu trouver. La machine à vapeur est de 100 forces de chevaux. La sècherie a 130 pieds sur 50, et est divisée en sept compartiments ; on peut y faire sécher 100,000 pieds de bois en six jours.

On emploie dans cette manufacture près de 500,000 pieds de bois par année de travail. Le nombre de boîtes manufacturées varie selon les dimensions de ces boîtes ; quand la forme est favorable, on peut en livrer jusqu’à 3000 par jour. M. Gravel ne trouvant pas ici le bois le plus convenable, à sa manufacture, abandonnera probablement le bel établissement que nous venons de décrire, alors MM. Hall et Neilson y placeront quelqu’autre industrie du même genre.

Nous venons de passer sous un pont, en voici un autre devant nous : celui-ci est en bois et pour voitures ordinaires. Mais n’allez pas vous imaginer, par exemple, que le premier pont venu puisse être comparé à celui du Saint-Maurice ! Ouvrez les yeux et les oreilles, s’il vous plaît ; le pont que vous voyez a 2,150 pieds de long. Il traverse l’île Saint-Christophe : la partie qui est en deçà de l’île est de 1,450 pieds, et la partie qui est au delà est de 700 pieds. Pour vous guider un peu dans l’appréciation de ces chiffres, je vous dirai que le grand pont de Brooklyn est de 1400 pieds seulement.

On ne s’était pas aventuré, avant 1832, à faire passer le Saint-Maurice sous le joug, car ce fleuve est redouté, croyez-moi. À cette époque on tenta l’entreprise, mais le Gouvernement devait en payer les frais. Comme essai, on commença par construire dans la partie est de la rivière, en 1832, un brise-glace qui fut appelé Quai de Marguerite, en l’honneur de Marguerite Normand fille de l’architecte François Normand. Le quai de Marguerite ayant résisté vaillamment aux glaces, le Gouvernement donna, par des commissaires nommés à cette fin, l’entreprise du pont à Messieurs Édouard et François Normand, deux citoyens des Trois-Rivières qui portaient le même nom sans qu’il y eût de parenté entre eux. Les travaux de construction furent commencés en 1833 et complètement terminés en 1834.

Vint cependant la funeste année 1837, où les Canadiens parlaient de tout côté de joug insupportable à briser, de révolte devenue nécessaire. Le Saint-Maurice crut aussi que le moment opportun était venu pour lui de se révolter à sa manière et de briser le joug qu’on lui avait imposé : il gonfla donc ses flots et arracha de ses bases la partie du pont qui touche au Cap de la Madeleine, comme Samson arracha avec leurs gonds les portes de la ville de Gaza ; de plus il endommagea tellement l’autre partie du pont qu’il n’y avait plus moyen d’y passer en sureté. Cela fait, il se trouva libre comme son frère le Saint-Laurent, et resta ainsi l’espace de cinq ans entiers.

Dans l’automne de 1842, le Gouvernement fit commencer la construction d’un nouveau pont. Les trois frères Édouard, Joseph et Jacques Normand en avaient l’entreprise, et ils faisaient construire en même temps les ponts de Batiscan et de Sainte-Anne de la Pérade. Les travaux de ces trois grands ponts furent terminés en 1844.

Le Gouvernement ayant la propriété du pont du Saint-Maurice, le louait chaque année par encan, le 1er de juin. Ce qui fut fait jusqu’en 1852.

Cette année-là notre Saint-Maurice se rendit de nouveau coupable d’un très mauvais coup ; ses glaces s’étant amoncelées, brisèrent l’une des arches du pont, dans la partie située à gauche de l’île Saint-Christophe. Le Gouvernement ne voulant pas s’imposer les dépenses d’une reconstruction, vendit le pont à M. Marsh, qui avait été chargé d’en surveiller les travaux en 1844. M. Marsh s’obligeait à réparer le pont et à l’entretenir. Il se mit à l’œuvre et fit construire séparément l’arche qui avait été brisée. Mais quand il s’agit de la mettre à sa place, il arriva qu’elle n’y pouvait entrer, les mesures n’ayant pas été prises d’une manière assez juste. Découragé par ce contretemps, il abandonna son contrat, et alors le Gouvernement céda le pont à M. Édouard Normand

M. Normand remplaça l’arche qui avait été enlevée, puis, par des réparations intelligentes, parvint à le faire durer jusqu’en 1874. À cette époque on dut le fermer à la circulation, et, en 1875, il fallut le démolir, car il tombait de vétusté.

L’honorable H. G. Mailhot étant alors ministre, fit voter une somme de 15,000 piastres pour la construction des ponts du Saint-Maurice. Moyennant un pareil secours, la corporation des Trois-Rivières s’engagea à le reconstruire elle-même, ayant l’espérance bien fondée de rembourser par le péage, et d’en faire même avec le temps une belle source de revenus. Les travaux furent dirigés par un M. Samson, mais je puis vous assurer qu’il n’était pas parent de celui dont parle l’Écriture Sainte, cela soit dit pour vous rassurer. Ce troisième pont fut ouvert au public en 1878.

Je vous en ai dit bien long, cher lecteur, sur ce pont du Saint-Maurice ; je vous prie de ne pas vous en fâcher, j’aime tant à communiquer le peu que je sais.

Tout à côté du pont, en face d’un petit quai, se trouve une jolie maison en brique et à deux étages. Cette maison ne voit pas la ville, mais quelle belle vue sur le Saint-Maurice et sur le pont qui le traverse. L’air doit être pur dans cette maison, et la vue continuelle des flots profonds du Saint-Maurice devrait donner de sublimes pensées. Savez-vous à quoi sert cette maison placée si près de la rivière ? Cher lecteur, c’est ici la tête de l’aqueduc des Trois-Rivières.

Dans le bas de la maison vous trouvez une petite machine à vapeur animée d’un mouvement tantôt lent et tantôt rapide ; cette petite machine qui fait si peu de bruit, remplit cependant une fonction d’une importance bien extraordinaire : elle pompe l’eau dans le Saint-Maurice, et la pousse ensuite par des tuyaux en fer dans toutes les parties de la ville. L’eau est fournie d’une manière abondante, et comme elle est prise dans le courant du Saint-Maurice, il faut ajouter que c’est une eau un peu ferrugineuse, des plus saines et des plus agréables que l’on puisse goûter.

Si la ville emploie beaucoup d’eau, la machine va très vite ; si elle en prend peu, la machine va lentement ; si elle cessait complètement d’en prendre, la machine s’arrêterait, ce qui arrive dans la nuit du dimanche.

Pour être fidèle dans mon exposé, je dois dire qu’il y a réellement deux machines à vapeur. Une seule fonctionne en temps ordinaire, mais si un incendie éclate, on allume le second fourneau, et au bout de cinq minutes on a deux machines en activité, qui poussent l’eau vers la ville et donnent une pression vraiment extraordinaire. Alors les pompiers inondent littéralement les édifices où sévit l’incendie, et le feu est bien obligé de s’éteindre, aussi la ville des Trois-Rivières ne voit-elle plus de grands incendies depuis qu’elle a son aqueduc. Les machines dont je vous parle sont fabriquées par M. Beauchemin de Sorel, et comme le système que ce monsieur emploie est des plus simples, je ne considère pas comme probable qu’on invente jamais rien de plus parfait.

Le Saint-Maurice abreuve sa ville, il l’enrichit par le commerce de bois, et il vient encore par l’aqueduc, préserver les édifices des malheurs de l’incendie, c’est donc, dans la force du terme, un fleuve bienfaisant.

Le Saint-Maurice empiétait jadis sur le terrain occupé aujourd’hui par la ville des Trois-Rivières : un courant, en effet, partait du Fond-de-Vaux, passait près de l’endroit où se trouve la station du chemin de fer, et allait se jeter dans le Saint-Laurent à l’endroit appelé encore aujourd’hui la Fosse. Les jeunes gens eux-mêmes se souviennent d’avoir vu, précisément à l’endroit où s’élève un si joli bocage, une ravine fangeuse qui n’était pas précisément un grain de beauté pour la ville.

Un second courant passait sur le terrain des Ursulines, et allait se jeter dans le fleuve par le ruisseau de la Madeleine.

Il semble que ces courants aient existé dans des temps relativement rapprochés de nous, car on en voit encore les traces d’une manière frappante ; toutefois cela remonte certainement aux temps préhistoriques.

Tel qu’il est maintenant, le Saint-Maurice, au moment de se jeter dans le Saint-Laurent, se partage comme les doigts de la main. Il a donc cinq embouchures, me direz-vous, et alors que deviennent les dires de la véridique histoire ? — Consultez cette histoire, et vous verrez qu’elle dit simplement que le Saint-Maurice a trois principales embouchures, or cela est suffisamment vrai pour qu’on ne soit pas admis à la traiter de menteuse. D’ailleurs ces trois embouchures paraissaient autrefois d’une manière plus frappante qu’aujourd’hui, ainsi que je le montrerai bientôt.

Nous avons en face de nous, mon bienveillant lecteur, tout un groupe d’îles que je dois vous présenter. Mais vous remarquez que ces îles se trouvent presque toutes du côté du Cap de la Madeleine, un grand chenal restant libre du côté de la ville ; on trouve une île dans cette partie seulement au moment d’arriver dans le Saint-Laurent.

Île Ogden. — La première île que l’on rencontre en descendant le Saint-Maurice est l’île Ogden. C’est la plus petite du groupe. Elle est formée d’un morceau de terrain qui s’est détaché de l’escarpement de la côte. Cette île porte le nom de son ancien propriétaire. Elle est maintenant la propriété des Pères de la Compagnie de Jésus. Elle n’a que 6½ arpents en superficie.

Île Saint-Joseph. — Voisine de l’île des Jésuites, un peu en descendant, se trouve l’île Saint-Joseph, qui est d’une étendue de 48 arpents. Elle forme un assez bon établissement. On y voit une maison et de jolies dépendances. La famille qui demeure là paraît singulièrement isolée, néanmoins elle communique assez facilement avec les propriétaires de l’île voisine (que je vais vous présenter), car le chenal étroit qui les sépare vient à sec pendant les chaleurs de l’été. L’île Saint-Joseph est habitée aujourd’hui par M. Thomas Gagné. Elle fut concédée par M. Boucher en 1655, et elle porta le nom de Boucher et de Lacroix.

Île Saint-Christophe. — Nous voici arrivés à l’île communément appelé l’île des Ponts : le peuple la désigne ainsi parce qu’elle divise le pont du Saint-Maurice en deux parties, mais il est bien connu qu’elle a reçu le nom d’île Saint-Christophe. Elle a maintenant la forme des barges du Saint-Maurice, c’est-à-dire qu’elle est effilée des deux bouts, et elle paraît s’effiler de plus en plus. Elle a une superficie de 82 arpents,

La partie de cette île qui est située au nord du chemin des ponts, appartient à M. Cyriac Lymburner, un vrai canadien sous un nom étranger ; la maison de ce brave propriétaire est en brique, et par la manière dont il tient sa ferme, on voit tout de suite qu’il jouit d’une aisance fort enviable. Trois autres maisons se trouvent bâties sur sa propriété.

La moitié sud de l’île Saint-Christophe appartient au gouvernement ; elle est en partie couverte de broussailles. À la pointe, on a élevé une espèce de hangar qui sert aux employés des estacades ; ce serait là un endroit magnifique pour une maison de campagne, car le fleuve Saint-Laurent y paraît dans toute sa majesté. Le gouvernement a fait élever une jolie maison en brique en arrière de ce hangar ; la position en est incomparablement moins belle, mais n’est pourtant pas encore à dédaigner.

L’île Saint-Christophe a été défrichée, au moins en partie, dès les premiers temps de la colonie trifluvienne ; c’est probablement l’une des îles où les Sauvages cultivaient le blé et les citrouilles dès l’année 1628 (Hist. des T.-Riv. page 53).

Le récit suivant des Relations de 1653 a peut-être aussi rapport à cette île :

« Quoique les Sauvages ne plantent pas des siéges à la façon des Européens, ils ne manquent pas néanmoins de conduite dedans leurs guerres : en voici une preuve. Les Iroquois Annichronnons ayant dessein d’enlever la bourgade des Trois-Rivières, plutôt par sürprise que par force, envoyèrent premièrement, autant que je puis conjecturer, quelques petites troupes détachées de leur gros, à Montréal et vers Québec, afin d’occuper nos Français et leur ôter l’envie, aux uns de descendre aux Trois-Rivières, et aux autres d’y monter, et par ce moyen empêcher le secours qu’on aurait pu donner à la place qu’ils voulaient prendre.

« Cela fait, ils se vinrent cacher jusqu’au nombre de cinq cents dans une anse fort voisine du Bourg des Trois-Rivières, la pointe qui forme cette anse les couvrait, en sorte qu’on ne les pouvait apercevoir. La nuit venue, ils se divisèrent en trois bandes ; ils envoyèrent un canot de dix hommes dans de petites îles qui sont toutes voisines du Fort et du Bourg des Trois-Rivières, et ils firent passer onze canots au-delà du grand fleuve, vis à-vis de ce fort. Le reste se cacha dans les bois derrière notre Bourgade : voici leur pensée dans cette conduite.

« Comme ils voyaient des blés d’Inde plantés dans ces petites îles, ils crurent que ceux à qui ces blés appartenaient viendraient au matin travailler à leurs champs comme c’est la coutume, et que ces dix hommes qui étaient en embuscade, prendraient quelqu’un qu’ils emmèneraient dans leur petit bateau, passant devant le Fort, afin de porter les Français à les poursuivre ; et alors les onze canots qui étaient cachés à l’autre rive du fleuve viendraient au secours, et ensuite ils s’imaginaient que les Français s’échauffant sortiraient de leur Bourg et se viendraient jeter en foule sur les bords de ce grand fleuve, partie pour s’embarquer et défaire ces douze canots, partie pour voir ce combat ; et pendant que les uns et les autres seraient occupés à voir et à combattre, le gros qui était caché derrière la Bourgade, la devait facilement surprendre, étant dépourvue de la plupart de ses habitants. Mais la chose ne réussit pas comme ils prétendaient : car nos Sauvages, à qui ces blés appartenaient, ne s’éloignèrent point de leurs cabanes ce jour là, qui était le vingtième d’août, et ainsi personne ne branla ; eux demeurant cachés, et nous dans l’ignorance que nous eussions de si mauvais voisins.

« Le lendemain quelques bestiaux s’étant égarés, les habitants français prièrent des Sauvages de les aller chercher dans les bois, ou sur les rives du grand fleuve : ceux qui se mirent en devoir d’exécuter cette commission retournèrent bientôt sur leurs pas, disant qu’ils avaient vu les pistes d’un grand nombre de personnes, et que l’ennemi n’était pas loin. » Les plans des Iroquois purent ainsi être déjoués, mais ces ennemis des Français ne se retirèrent pas sans avoir commis de grands dégâts dans les environs du Bourg des Trois-Rivières.

Île Caron. — À côté de l’île Saint Christophe, en allant vers le Cap de la Madeleine, se trouve une toute petite île portant le nom de « Caron. » Elle a appartenu à M. Ignace Caron, de là le nom qu’elle garde encore aujourd’hui. Elle appartient maintenant au Gouvernement. Elle n’a que onze arpents en superficie. On communique de l’île Saint-Christophe à l’île Caron par les estacades.

Île de la Potherie. — Passez un petit chenal bien paisible, et vous vous trouverez dans l’île de la Potherie. « Elle portait, dit Benjamin Sulte, lorsque M. de la Potherie la concéda en 1649, le nom de l’île aux Cochons ; elle a reçu successivement les noms de Bellerive, Caldwell et Baptist, propriétaire actuel. Bouchette la désigne, conjointement avec une île voisine, sous le nom des « îles de l’Abri » à cause du refuge efficace qu’elles offrent aux navires. » Sa superficie entière est de 63 arpents.

Jusqu’à ces derniers temps, la partie nord de l’île de la Potherie était couverte de jolis pins dont on voit encore un certain nombre. Ces pins, cependant, n’étaient pas assez gros pour que nous puissions les considérer comme des piliers de l’ancienne forêt, c’étaient évidemment des nouveaux venus.

Dans la partie qui avoisine le fleuve St-Laurent les messieurs Baptist ont élevé, en 1863 et 1864, des scieries très importantes, et alors, dans cette île si solitaire, surgit comme par enchantement un village plein de vie et d’espérance. Au recensement de 1886 il y avait là 20 familles. Une école y fut ouverte et devint florissante. Mais la scierie fut incendiée en 1887, et depuis ce temps le village est désolé. Les mêmes circonstances fâcheuses qui ont fait tomber la scierie des Grès ont aussi empêché de reconstruire celle qui faisait toute la vie du nouveau village. L’avenir, sans doute, réserve des jours plus heureux à l’île de la Potherie.

Île Saint-Quentin. — Revenons maintenant du côté de la ville : dans le bras le plus large du Saint-Maurice, et baignée par les eaux du fleuve Saint-Laurent, se trouve l’île Saint-Quentin, qui a déjà porté le nom d’île de la Trinité. Elle est couverte d’arbres toujours verts, et sa forme arrondie la fait ressembler à une fraiche corbeille.

Quand on pense que cette île si gentille s’appelait communément de ce nom prosaïque dont fut affligée aussi l’île de la Potherie, on trouve véritablement que c’est là une antithèse qui fait peu d’honneur aux Trifluviens. On l’a appelée aussi l’île Maillet, du nom de l’un de ses propriétaires : ceci, au moins, est inoffensif. Tout de même, c’est une chose singulière de voir, comme à l’embouchure du Saint-Maurice, des îles changer de nom chaque fois qu’elles changent de propriétaire. Je dois avouer que je déteste tout à fait cette manière-là.

L’île Saint-Quentin appartient à plusieurs propriétaires, ce qui contribue beaucoup à la tenir oisive et inutile. Son étendue est de 50 arpents d’après les relevés, du cadastre, mais il faut dire qu’elle change continuellement. Des dépôts de sable se font du côté nord et du côté nord-ouest à chaque nouveau printemps, son étendue sera bientôt doublée de cette manière, et sa forme ne sera plus reconnaissable.

Naguère encore c’était le contraire qui avait lieu : elle était rongée par les flots du Saint-Laurent, et son étendue diminuait chaque année. « Le fleuve, dit Benjamin Sulte, a envahi une bande de terrain de trois ou quatre arpents de largeur sur sa rive nord, depuis la Banlieue jusqu’à Batiscan. Les rivages élevés ont été minés et déchiquetés par les eaux, tandis que le sol bas s’est recouvert d’eau graduellement. À la connaissance des vieillards de notre temps, la pointe de l’île de la Trinité ou Saint-Quentin a été rongée d’au moins six cents pieds par la charge du courant du fleuve qu’elle reçoit constamment et par les glaces qui l’assaillent au printemps. » Quand l’île Saint-Quentin et l’île de la Potherie s’avançaient ainsi dans le fleuve, les trois embouchures du Saint-Maurice paraissaient d’une manière beaucoup plus frappante, car les îles Caron et Saint-Christophe se trouvaient alors absolument à l’arrière-plan.

Ce n’est pas une opinion hasardée, mais c’est une chose certaine que l’île Saint-Quentin s’avançait autrefois de six cents pieds, au moins, dans le courant du fleuve ; veuillez donc, cher lecteur, ne pas oublier cela, car nous en aurons besoin bientôt. Cette chose-là étant bien établie, je crois que nous pouvons arriver à une conclusion importante ; suivez-moi seulement et soyez bien patients.

Jacques Cartier, le découvreur du Canada, s’arrêta dans une des îles du Saint-Maurice, et essaya ensuite de remonter la rivière. Voici comment il parle : « Le mardi, cinquième jour d’octobre, nous appareillâmes (dans les îles de Sorel) et fîmes voile avec notre galion et nos barques pour retourner à Québec, où étaient demeurés nos navires. Le septième jour, nous vînmes poser en travers d’une rivière qui vient devers le nord et se jette dans le fleuve Saint-Laurent. À l’entrée de cette rivière, il y a quatre petites îles pleines d’arbres : nous nommâmes cette rivière la rivière de Fouez. Et parce que l’une de ces îles s’avance dans le fleuve et qu’on la voit de loin, le capitaine fit planter une belle grande croix sur la pointe de cette île »… Sur quelle île cette croix a-t-elle été plantée ? C’est une question d’un immense intérêt pour nous ; examinons-la donc et tâchons de la résoudre.

Jacques Cartier dit qu’il y avait quatre petites îles, c’est-à-dire qu’il n’a pas pris la peine de mentionner les îles Caron et Ogden qui ne sont, en effet, que des îlots sans importance. Mais le fait qu’il ne mentionne que quatre îles met tout de suite de côté l’opinion de ceux qui prétendent que, du temps de Cartier, le Saint-Maurice coulait encore par la Fosse et le ruisseau de la Madeleine, de manière à former deux îles de l’emplacement actuel de notre ville. Je dis que le texte de Cartier met cette opinion de côté, et cela est évident, car alors Cartier eût compté au moins six îles, il en eût même trouvé huit ; il n’aurait donc pu dire, en aucune manière, qu’il y en avait seulement quatre. Nous sommes donc forcés de rejeter l’opinion qui veut que la croix ait été plantée sur la pointe avancée du Platon.

Si donc nous voulons savoir où Cartier planta sa belle grande croix, nous n’avons plus à hésiter qu’entre l’île Saint-Quentin et l’île de la Potherie. Vous l’admettez bien, n’est-ce pas. Cherchons donc maintenant s’il n’y aurait pas quelque chose pour faire tomber notre choix sur l’une de ces deux îles.

Champlain, le fondateur de Québec, parle aussi des îles du Saint-Maurice : « Des Trois-Rivières jusqu’à Sainte-Croix, dit-il, il y a quinze lieues. En cette rivière, il y a six îles, trois desquelles sont fort petites, et les autres quelques cinq à six cents pas de long, fort plaisantes et fertiles pour le peu qu’elles contiennent. Il y en a une au milieu de la dite rivière qui regarde le passage de celle de Canada et commande aux autres, éloignée de la terre, tant d’un côté que de l’autre, de quatre à cinq cents pas. Elle est élevée du côté du sud et va quelque peu en baissant du côté du nord. Ce serait à mon jugement un lieu propre pour habiter, et pourrait-on le fortifier promptement, car sa situation est forte de soi, et proche d’un grand lac qui n’en est qu’à quelque quatre lieues »…

L’île qui, d’après Jacques Cartier, s’avance dans le fleuve et se voit de loin, et celle qui, d’après Champlain, regarde le passage de la rivière de Canada et commande aux autres, sont, il faut le reconnaître, une seule et même île. Laquelle serait-ce des six îles dont parle Champlain.

Mettons de côté les îles Caron et Ogden, à cause de leur peu d’importance. Mettons de côté aussi les îles Saint-Joseph et Saint-Christophe, parce qu’elles sont en arrière des autres, et qu’elles ne se trouvent pas sur le passage de la rivière Canada ou Saint-Laurent. Il nous reste donc les îles de Saint-Quentin et de la Potherie, c’est l’une ou l’autre des deux.

Il est dit que cette île est au milieu de la rivière. Rien de moins vrai, s’il s’agit de l’île de la Potherie, qui est tout proche de la rive nord-est. Or remarquez que Champlain est un historien très correct et très consciencieux.

Il est dit que cette île va un peu en baissant du côté du nord. Il est absolument improbable que cela ait jamais pu se dire de l’île de la Potherie qui, au contraire, est élevée du côté du nord.

Mais la description convient-elle à l’île Saint-Quentin ? Je réponds oui, et je le prouve.

1o Cartier arrête sur une île qui s’avance dans le fleuve et que l’on voit de loin, cela était alors très vrai de l’île Saint Quentin. Mais vous me direz que c’était vrai aussi de l’île de la Potherie. — Oui, jusqu’à un certain point. Cependant n’oubliez pas que Jacques Cartier descendait le fleuve, l’île qu’il a vue de loin était donc celle qui vient en premier lieu, c’est-à-dire l’île Saint-Quentin.

2o Le texte de Champlain désigne cette dernière d’une manière encore plus explicite. En effet, l’île Saint-Quentin est à peu près au milieu de la rivière, et c’est d’elle seule que l’on peut dire qu’elle est éloignée de la terre, tant d’un côté que de l’autre, de quatre à cinq cents pas.

3o L’île Saint-Quentin va en baissant du côté du nord : cela est sensible encore aujourd’hui, et il reste une petite élévation au centre. Mais on va me dire : L’île dont parle Champlain était élevée du côté du sud, comment pouvez-vous appliquer cela à l’île Saint-Quentin ? — Rappelez-vous, lecteur, ce que nous avons établi en commençant, savoir que six cents pieds de terre et même davantage ont été enlevés par le courant du fleuve ; je dis donc que cette partie qui a été enlevée était haute, et par cette seule supposition je rencontre parfaitement les deux textes de Cartier et de Champlain, tandis qu’avec les autres îles j’arrive à des impossibilités. Et ne vous scandalisez pas de ce mot de supposition que j’emploie, car ma supposition est appuyée par la tradition des vieillards, de sorte que l’on doit la regarder comme une vérité historique. Je conclus donc que Jacques Cartier a planté sa belle grande croix sur la partie de l’île Saint-Quentin qui a été enlevée par le fleuve.

La construction des quais de la ville a arrêté le travail du fleuve, et l’île Saint-Quentin commence à se reconstituer du côté sud-est ; un endroit historique d’un grand intérêt va donc nous être rendu, espérons que l’on y fera paraître de nouveau dans sa beauté la croix de Jacques Cartier. Nous nous sommes occupés assez longtemps des îles, jetons maintenant, selon notre coutume, un regard sur la terre ferme.

Tout à la tête du pont, sur la rive Est, deux maisons semblables, peinturées et sablées, en face l’une de l’autre, semblaient deux sentinelles placées à la garde du pont. Celle de ces maisons qui était au nord a été transportée de l’autre côté du chemin, auprès de sa sœur ; cela change complètement l’aspect, les deux sentinelles paraissent être relevées de leurs fonctions et vivre aujourd’hui de leurs rentes.

Un peu en arrière, sur un petit ruisseau qui se jette dans le Saint-Maurice, s’élève une tannerie en brique, à deux étages, bâtie par M. J.-B. Normand, et qui a fonctionné quelque temps sous la direction de M. Théophile Blouin. Elle a été abandonnée ensuite, puis est devenue la propriété d’un M. Genest, qui l’a abandonnée à son tour : Elle est encore fermée à l’heure qu’il est. Voilà donc une industrie qui paraît avoir de la peine à réussir, mais elle répond à un besoin de la localité, l’édifice est confortable, les étangs bons, la position excellente, par conséquent il ne s’agit que d’avoir un peu de patience, le succès ne peut manquer de venir. C’est une affaire de temps.

Depuis les ponts du Saint-Maurice le village se continue presque sans interruption le long de la rivière,[5] et ensuite le long du fleuve Saint-Laurent jusqu’au delà de l’église du Cap de la Madeleine. La plupart des maisons appartiennent à des ouvriers ; elles sont toutes en bois, à un seul étage et bien proprettes. Les ouvriers ont été attirés en cet endroit par la scierie de M. Baptist, par la tannerie de M. Normand et par une autre manufacture dont je vais dire un mot.

Sur un joli platin, vis-à-vis l’île de la Potherie, M. Paterson établit en 1875 une petite manufacture de barreaux, manches à balai, etc. L’usine fonctionna plusieurs années, et le travail qu’on y trouvait, bien qu’un peu irrégulier, donnait le pain à plusieurs familles.

M. Paterson ayant fermé sa manufacture, M. Onésime Fréchette acheta le terrain et l’édifice, construisit de nouveaux bâtiments, et ouvrit, en société avec M. O. Brunel, une manufacture d’allumettes. C’était en 1884. La manufacture fonctionna pendant 19 mois, et employa un bon nombre de mains. Pendant ce temps la sècherie de l’établissement brûla deux fois, en 1885 et en 1886. L’incendie de 1886 faillit se communiquer au village, et en amener la ruine complète. Cependant, la compagnie formée par M. Onésime Fréchette n’ayant pu se maintenir, M. N. Gagnon acheta la manufacture et la fit fonctionner jusqu’au printemps de 1887. Elle fut alors fermée définitivement. Un incendie éclata ensuite spontanément dans une salle où se trouvait une grande quantité d’allumettes, tous les bâtiments nouveaux furent consumés, et il ne resta que l’ancienne manufacture de M. Paterson. Les choses en sont à ce point aujourd’hui.

Encore quelques pas, mon cher lecteur, et nous voilà au confluent du Saint-Maurice et du Saint-Laurent. Ne vous laissez pas trop distraire par la vue du grand fleuve, gardez un peu d’attention pour la pointe que nous avons devant nous. Elle est bien dépouillée, bien chenue, mais sachez qu’autrefois elle était couverte de beaux grands pins. Moi-même qui suis jeune, j’ai pu en voir quelques-uns encore ; hélas ! le fleuve continuant à ronger la côte, est venu à bout de faire disparaître le dernier de ces arbres. Le sable maintenant y poudroie continuellement, et forme, sur l’espace d’un mille, un chemin de sable mouvant connu d’un bout du pays à l’autre.

Ce promontoire s’est appelé le cap des Trois-Rivières, mais depuis bien longtemps il porte le nom de cap de la Madeleine, nom qui s’est étendu à tout le village et à toute la paroisse. D’où lui est venu ce nom ? De M. de la Ferté abbé de la Madeleine, chantre de la Sainte-Chapelle, et donateur de la seigneurie où nous sommes, On lit dans les Relations de 1663 : « Il est vrai que ceux de nos sauvages qui sont les plus retenus s’étaient retirés à Sillery, pour se conserver entre quatre murailles, plutôt contre ce démon (le démon de l’ivrognerie) que contre l’Iroquois ; ceux des Trois-Rivières ont trouvé un semblable asile dans un fort que nous leur avons bâti sur un cap qui prend son nom de Monsieur de la Magdeleine, qui a eu dessein en donnant cette terre qu’elle servit à la conversion des Sauvages. »

Saluons ce Cap de la Madeleine où les Jésuites faisaient le bien autrefois, remontons un peu le courant rapide du Saint-Maurice, passons à travers ces îles que nous connaissons, et retournons à la rive ouest que nous avons quittée depuis trop longtemps.

Il y a eu, à notre connaissance, des changements considérables dans la partie qui s’étend depuis le pont jusqu’au fleuve. Le Saint-Maurice s’ouvrant en éventail à l’endroit où commencent les îles, la rive droite porte la charge d’un courant singulièrement fort. Aussi le chemin que nous suivions dans notre jeunesse le long du Saint-Maurice, ce chemin si poétique et si beau, a été emporté par le courant. On ne sait pas jusqu’où la rivière eût poussé ses ravages, mais on y a mis un terme par une digue des plus utiles, qui part du quai de l’aqueduc et se rend jusqu’au fleuve.

La côte, ici, est passablement élevée ;[6] elle se termine au fleuve, par un cap ou pointe qui a reçu bien des noms : on l’appelle pointe de Métabérotine, pointe aux Iroquois, pointe des Chenaux, cap Lieutenant, cap des Trois-Rivières. Choisissez le nom que vous voudrez, mais je vous avertis que le seul nom en usage aux Trois-Rivières est précisément celui que vous aimeriez le moins, c’est-à-dire pointe des Chenaux. Les Trifluviens, cependant, préfèrent encore laisser cette pointe sans nom, afin de se donner le plaisir saugrenu de lui en forger un, chaque fois qu’ils veulent la désigner ; de dire par exemple la pointe près de chez M. Reynar, ou bien la pointe près du moulin de M. Ross.

Cette pointe a peut-être été le théâtre de quelque tragédie sanglante, comme le donne à penser son nom de pointe aux Iroquois, mais aujourd’hui elle a un emploi bien modeste et bien inoffensif, elle porte les cages[7] de planches d’une importante scierie mécanique établie à l’embouchure du Saint-Maurice. Cette usine fut établie en 1853 par deux américains, Messieurs Norcross et Philipps, de là son nom vulgaire de moulin des Américains.

Messieurs Norcross et Philipps poussèrent les opérations avec vigueur, et livrèrent au commerce une grande quantité de bois scié. Dans les intérêts de leurs chantiers, ils construisirent un bateau qui voyagea entre les Piles et la Tuque pendant près de deux ans. C’est ce bateau qu’il s’agit de remplacer maintenant, et certes, il faut bien avouer qu’on a de la peine à y réussir.

La présence de ces américains fut profitable au commerce de bois du Saint-Maurice : quand il s’est agi d’aller chercher le bois au loin, dans l’intérieur des terres, près de petites rivières à peine flottables, autour de petits lacs retirés où il n’y avait aucun courant, ils se sont servis de l’expérience acquise dans leur pays, et cela a prévenu bien des tâtonnements.

Voici donc comment on procède maintenant pour le flottage du bois dans les endroits éloignés du Saint-Maurice. On construit des dames sur les rivières, les criques ou les ruisseaux dont le volume d’eau n’est pas assez considérable pour que le bois puisse y flotter facilement, on élève ainsi le niveau de l’eau, puis à un moment donné on lève subitement les pelles ; alors on voit l’eau se précipiter avec une violence incroyable, et entraîner sans merci tout ce qui se rencontre sur son passage.

Y a-t-il un lac dans un endroit retiré, pendant tout l’hiver on charrie le bois coupé sur la glace de ce lac, et l’on pose des dames dans la rivière ou le ruisseau par lequel il se décharge ; à la fonte des neiges l’eau arrêtée dans son cours s’élève considérablement, et lorsqu’on lui permet de s’échapper, tout le bois qui couvrait le lac s’engouffre dans le courant avec une force irrésistible et se rend ainsi jusqu’au Saint-Maurice.

Les Canadiens sont maintenant passés maîtres dans cet art du flottage des bois, et ils peuvent en montrer aux Américains qui leur ont donné les premières leçons.

M. Philipps fut l’une des victimes de l’ancien vapeur « Montréal, » et comme c’était lui qui fournissait les fonds de la société Norcross et Philipps, on ne put continuer les opérations après sa mort. La scierie des Trois-Rivières ayant donc fonctionné pendant quatre ans fut ensuite fermée, et demeura inactive pendant sept longues années.

M. J. K. Ward qui avait exploité avec grand succès la scierie de Maskinongé, entreprit alors de ressusciter celle des Trois-Rivières. Cependant, comme plusieurs prenaient sur eux d’affirmer qu’il était impossible d’y faire de l’argent, il commença par louer les usines pour 5 ans, avec droit de les acheter pour un prix convenu, s’il jugeait à propos d’en devenir le propriétaire. Il les fit fonctionner pendant quatre ans et réalisa de beaux bénéfices ; il les acheta donc avant l’expiration du bail, mais pour les revendre, avec profit, à M. William Stoddard en 1868.

Je dois faire remarquer ici que ces usines consistaient en deux bâtiments séparés, dont les scies étaient mues par la même machine à vapeur. Or en 1870, un incendie vint détruire le plus récent de ces deux bâtiments, tout en laissant l’autre intact. C’était une lourde perte, car le feu détruisit en même temps une immense quantité de bois scié.

L’incendie du « moulin des Américains » fit grand bruit aux Trois-Rivières et dans les environs. Voici comment en parle M. l’abbé Louis Richard, dans sa belle Histoire du Collège des Trois-Rivières : — « Le premier jour du mois d’avril, vers dix heures du soir, au moment où la communauté entrait dans ce calme et ce silence profond de la nuit, tout à coup, le son du tocsin et en même temps une lueur sinistre s’élevant du côté est de la ville, annonçait à tous les citoyens un épouvantable malheur. En un clin d’œil, les cris « au feu, au feu » avaient mis toute la ville en émoi et l’on ne tarda pas à apprendre que l’incendie s’était déclaré dans une des bâtisses attenantes aux immenses scieries de la compagnie américaine, que déjà l’un des moulins était tout en feu et que l’élément destructeur poussé par un fort vent du nord-est menaçait toute la ville. Au premier signal, les trois compagnies de pompiers s’étaient rendues sur le théâtre du sinistre ; mais les flammes et la fumée poussées violemment du côté où les pompiers pouvaient agir, rendaient leur action impuissante. Bientôt le feu se communiqua aux grandes piles de bois scié qui couvraient plus de vingt arpents en superficie, et il s’y propagea avec une effrayante rapidité. Alors les flammes acquirent une telle intensité et s’élevèrent à une si grande hauteur, qu’elles furent vues à plus de quinze lieues à la ronde. De cet immense brasier, montaient en tourbillonnant de véritables nuages de tisons ardents qui s’abattaient sur la ville en véritable pluie de feu, menaçant de tout détruire. Le feu fut porté à plus d’un mille de distance sur la rue St-Philippe et sur la rue Notre-Dame où des commencements d’incendie furent heureusement arrêtés. Chaque propriétaire dut veiller à la protection de sa maison. Mais ce fut surtout au couvent des Dames Ursulines que le danger fut plus considérable et les commencements d’incendie plus souvent répétés. Ce ne fut que grâce à l’opportunité des secours, s’il a pu être sauvé. »

« Pendant six heures durant, cet immense brasier éclaira la ville et les environs et tint sous le coup d’alarmes continuelles tous les citoyens de la ville, et la plupart des écoliers qui n’avaient pu fermer l’œil de la nuit. Ce ne fut que vers le matin que l’on cessa de craindre, au moins pour les édifices un peu éloignés. Jamais les témoins de cet épouvantable incendie n’oublieront les terreurs qu’il leur a causées durant toute cette longue nuit. »

Je me permettrai d’ajouter un petit détail à cette description si exacte et si magnifique : — M. le chapelain des Mères Ursulines voyant l’imminence du danger, alla ouvrir les portes du cloître, en annonçant aux religieuses qu’il leur fallait se tenir prêtes à partir. Pendant que les pauvres religieuses étaient occupées, les unes à empaqueter les effets, les autres à prier dans la chapelle prosternées devant le Saint Sacrement, on vit un jeune clerc d’avocat de la ville qui se promenait dans le cloître, les mains dans les poches de culotte, en sifflotant à travers les poils follets de sa petite moustache. Dans son enfance un peu orageuse il avait visité tous les coins de la ville, depuis la voûte et le clocher de la Cathédrale jusqu’aux profondeurs du noir Saint-Maurice, il n’y avait que le cloître des Ursulines qu’il n’eût pas encore vu, il profitait donc de la première occasion pour achever le cercle de ses connaissances géographiques.

Le bâtiment incendié ne fut pas rebâti, on continua tous les travaux du sciage avec la seule usine qui restait.

M. Stoddard garda les scieries des Trois-Rivières pendant quatre ans, puis il les vendit à une société formée de J. Ross, W. Ritchie et J. Reynard. M. John Ross devint plus tard le seul propriétaire.

L’année 1878 fut encore une année de malheur, un nouvel incendie éclata. Les usines, cette fois, furent complètement détruites, et le feu alla dévorer avec une espèce de rage tout le bois scié qui se trouvait dans les environs. Ce fut un désastre affreux. Beaucoup de personnes pensèrent que Dieu voulait punir ainsi les blasphèmes commis dans les chantiers, et le peuple disait, en son langage pittoresque : ce bois nous est arrivé tout couvert de blasphèmes, il faut le feu du ciel pour le purifier. L’épreuve fut grande pour la ville des Trois-Rivières, car toutes les affaires y languissent tristement lorsque le commerce de bois fait défaut.

Des ruines enfumées attristaient la vue des Trifluviens depuis trois ans, lorsqu’enfin, en 1881, la scierie actuelle fut construite sous la direction de M. Antoine Saint-Pierre, d’après tous les derniers perfectionnements de l’industrie. L’ancienne cheminée, qui était restée debout, fut démolie et remplacée par celle que nous voyons aujourd’hui, et qui est d’un excellent tirage.

La scierie de l’embouchure du Saint-Maurice a l’immense avantage de posséder un bon quai, où les grands vaisseaux abordent sans crainte, de sorte que les camions de l’établissement vont mener la planche au vaisseau même, sans transbordement. Un embranchement du chemin de fer du Nord passe aussi à quelques pas des cours de l’établissement, et pendant quelque temps on a même établi une communication régulière, de sorte que les wagons venaient prendre leur chargement sur place.

Mais tandis que je glose si longuement, vous me demandez : Qu’est devenue la nacelle ? Qu’est devenu votre guide ? En cette journée du 14 août, nous n’avons point passé le pont de bois, mais nous avons abordé tout auprès de la culée de ce pont. Voyez-vous, le soleil baissait rapidement, et le petit bout de chemin qu’il restait à faire pour déboucher dans le Saint-Laurent, je l’ai parcouru tant de fois, et nous le voyions si bien de nos yeux !

Mon guide prend donc son canot et moi mon sac de voyage, nous montons la côte, et nous voilà sur les trottoirs de la ville. Nous rencontrions de gros messieurs et de grandes demoiselles qui, voyant cet homme coiffé d’un canot d’écorce et ce prêtre qui suivait à pas précipités, ouvraient de grands yeux surpris et nous suivaient longtemps du regard ; mais nous faisions bonne contenance.

Où alliez-vous donc, me demanderez-vous ? Nous allions par la rue du Pont droit à la gare du chemin de fer, et vous comprendrez facilement pourquoi nous y allions. Vous voyez que pour descendre le Saint-Maurice à partir des Piles il ne nous avait fallu qu’une petite journée ; mais pour remonter, c’est autre chose : il eût fallu à M. Maurice deux jours de grande fatigue. Au lieu donc de se donner tant de peines, M. Maurice allait mettre son canot dans un wagon du chemin de fer des Piles, et lui-même devait s’en retourner le lendemain en trois heures, les bras croisés, et assis sur un banc mollet. Ceci allait me coûter une piastre et cinquante-cinq centins, mais il était convenu que je ferais cette dépense. Nous consignâmes donc notre canot d’écorce, et mon aimable guide se chargeant alors de mon porte-manteau, je retournai au palais épiscopal. Je payai mon guide, et je le félicitai de sa bonne conduite, de sa force et de son habileté.

Au souper, j’occupais ma place ordinaire à table ; et Monseigneur et mes confrères de me demander avec empressement si mon voyage avait été heureux. Je répondis sans hésitation : J’ai fait un très beau et très heureux voyage. Tous mes bienveillants lecteurs seront de mon avis, je le suppose.

À ceux donc qui aiment les beaux aspects et la grande nature, je dirai : Descendez en canot des Piles aux Trois-Rivières, pendant quelque beau jour de la saison d’été.


FIN.
  1. Notre conversation est dans les cieux.
  2. Excellent ouvrage, imprimé chez P. G. Delisle, à Québec.
  3. Vaux, pluriel de val, synonyme de vallée. C’était peut-être originairement vau, mot de la langue du Berry qui veut dire aussi vallée. B. Sulte écrit fond-de-veau.
  4. En France on dit scie circulaire, mais les Canadiens ne peuvent souffrir cette expression, et ils n’ont pas tort.
  5. Du pont à la pointe du cap il y a 50 maisons.
  6. Pour une raison ou pour une autre, il n’y a que 7 maisons de la ville qui soient bâties le long du St-Maurice.
  7. Expression employée dans l’exportation du bois, à cause de la manière dont on place les planches pour les faire sécher.