Deux voyages sur le Saint-Maurice/Texte entier

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P.V. Ayotte (p. cov-Tdm2).

DEUX VOYAGES
— SUR LE —
SAINT-MAURICE
— PAR —
M. L’ABBÉ N. CARON
Chanoine de la Cathédrale des Trois-Rivières
TROIS-RIVIÈRES
LIBRAIRIE DU SACRÉ-CŒUR
P. V. AYOTTE
LIBRAIRE-ÉDITEUR

PRÉFACE

Chers et bienveillants lecteurs, me voici devant vous avec un volume de 300 pages. C’est gros, c’est long ; vraiment, ainsi chargé, je me sens confus comme un grand coupable. Mon péché est sous vos yeux, je ne puis le nier ; je présenterai au moins des excuses et je chercherai des circonstances atténuantes.

Pourquoi n’avoir pas été plus court dans votre récit, me demandera-t-on tout essoufflé ? — En effet, ce volume devait être court, ou plutôt ce ne devait pas être un volume, mais quelques lettres écrites à la hâte pour les lecteurs du Journal des Trois-Rivières. Les lettres ont été publiées, et, par une bienveillance extrême, les lecteurs ont bien voulu y trouver quelqu’intérêt. Plusieurs amis ont même insisté fortement pour qu’elles fussent imprimées en brochure : hélas ! je n’ai pas su résister à leurs instances.

Je me préparai donc à donner à ces lettres une forme plus durable. On me fit remarquer alors, et je m’aperçus bien moi-même que j’avais fait une lacune en ne parlant pas des missionnaires du Saint-Maurice. Je voulus réparer cette omission, et j’écrivis un chapitre spécial sur les travaux de ces missionnaires.

Oh ! c’est ici que je vous prends, s’écriera mon lecteur : vous avez raison d’écrire, mais pourquoi n’avez-vous pas su vous borner ? — Mes amis, vous ne vous montrerez pas inexorables : J’avais une moisson abondante, et il m’en coûtait de mettre des épis de côté. En faveur des hommes de Dieu que mon livre va peut-être tirer de l’oubli, pardonnez à mes fautes d’écrivain.

Mais bientôt surgit une autre difficulté : Quoi, me disait-on, vous allez publier un ouvrage sur le Saint-Maurice, et vous ne parlerez pas de la chute de Chawinigane ? Vous devez bien voir que c’est impossible !

Je le voyais en effet, et alors que fallait-il donc faire ? Aller voir le Chawinigane, en faire la description et ajouter cela à mon volume ? Vous comprenez vous-mêmes que cet appendice aurait eu toutes les allures d’un champignon. Je me vis donc comme forcé d’entreprendre un second voyage, et de décrire, non pas seulement la chute de Chawinigane, mais tout le Bas Saint-Maurice. Ce voyage a donné la matière de la seconde partie du présent ouvrage.

Ici ce n’est plus la marche triomphale d’un prince de l’Église au milieu d’une population ivre de bonheur, c’est la marche silencieuse d’un très humble particulier dans un petit canot d’écorce. Dans des circonstances si désavantageuses, j’ai recours à l’histoire et à la légende pour donner de l’intérêt à mon récit. Je me débats tant que je peux pour empêcher mes lecteurs d’avoir sommeil, car l’injure la plus sanglante que l’on pût me faire, serait de peindre mon volume ouvert sur les genoux d’un lecteur endormi.

Allons, mes amis, entrez vaillamment dans la lecture de ces pages et j’espère que vous en pourrez voir le terme sans broncher.

Le premier voyage eut lieu en 1887 et le second en 1888.

PREMIÈRE PARTIE

UN VOYAGE
Dans le Haut Saint-Maurice

AVANT-PROPOS

Il y a, échelonnée le long du Saint-Maurice, une population intelligente, que l’on a trop longtemps oubliée et méconnue. Ce n’est pas que l’on ait manqué de s’en entretenir fort souvent, mais elle avait le malheur d’être devenue légendaire ; on en parlait le soir au coin du feu, comme on peut parler de Roland ou de Jean de Calais, et l’on paraissait avoir oublié que ce sont des frères en chair et en os, qui ont leurs aspirations et leurs besoins ; que ces frères nous aiment et demandent à être aimés de nous ; qu’ils souffrent dans un isolement cruel, et qu’ils réclament une petite part de ces améliorations étonnantes que notre gouvernement prodigue dans toutes les autres parties du pays.

Nos compatriotes doivent y réfléchir sérieusement ; à cause de notre apathie et de notre négligence, la Tuque se trouve aujourd’hui plus éloignée de nous que Winnipeg, et les communications avec les habitants de la Rivière Croche sont plus difficiles qu’avec les habitants de Calgary. Cependant, c’est bien notre sang qui coule dans les veines des colons du Haut Saint-Maurice ; ils sont même plus canadiens que nous ; je le dis sans crainte d’être démenti, car je viens de les voir et d’étudier leurs mœurs. Allez sur ces parages, si vous voulez retrouver le type des anciens Canadiens.

Monseigneur Laflèche, évêque des Trois-Rivières, a rendu un immense service à cette population abandonnée, en y faisant solennellement cette année sa visite pastorale. Le voile de la légende est déchiré enfin. C’était la première fois que l’évêque des Trois-Rivières paraissait dans cette partie de son diocèse. Plusieurs trouvaient que son âge et ses infirmités ne lui permettaient pas un voyage aussi fatiguant, mais la charité ne connaît pas les obstacles. D’ailleurs, ces enfants qui n’avaient jamais vu leur père au milieu d’eux, le demandaient avec beaucoup d’instance ; il est allé se jeter dans leurs bras, et nul d’entre eux n’oubliera jamais les émotions de cette première et sainte visite.

L’un des heureux témoins de ces scènes touchantes sent aujourd’hui le besoin de dire ce qu’il a vu et ce qu’il a ressenti. Que dans notre narration aucun détail ne vous paraisse trop petit ; nous voulons, bienveillants lecteurs, que vous marchiez avec nous, que vous voyiez tout de vos yeux, comme si vous eussiez été présents.

À la fin, vous aurez pour agréable que nous fassions nos remarques et nos suggestions, le tout par amour de la religion et de la patrie.

Mgr Laflèche ayant décidé de faire la visite pastorale dans les missions du St-Maurice, il ne manquait pas de prêtres haut placés et vieillis dans le ministère qui eussent désiré l’accompagner ; mais Sa Grandeur, avec une bonté dont nous lui serons toujours reconnaissant, déclara qu’elle voulait garder auprès d’elle ses compagnons de la visite du mois de juin ; et c’est ainsi que, dans ce remarquable voyage, notre modeste individualité se trouve à côté de M. le chanoine Prince, qui avait sa place marquée d’avance auprès de Monseigneur.


DES
TROIS-RIVIÈRES
AUX PILES

Monseigneur Laflèche, en compagnie de votre humble serviteur, partit des Trois-Rivières, par le train des Piles, le lundi, 15e jour d’août, à 7 heures du matin. On célèbre en ce jour la fête de l’Assomption de la Sainte Vierge : la patronne de la Cathédrale des Trois-Rivières avait sans doute pris notre voyage sous sa protection spéciale, aussi fut-il heureux depuis le premier moment jusqu’au dernier.

La nature était souriante, Monseigneur était d’une gaieté parfaite, et nous, comme étant le plus jeune, sans doute, nous sentions dans le cœur la joie vive d’un enfant que ses parents emmènent à la promenade. Nous ne rougissons pas de ce sentiment : tous les hommes sont un peu enfants, et ceux qui prétendent ne l’être plus du tout, prouvent seulement qu’ils le sont un peu plus que les autres. Le Saint-Maurice nous attirait mystérieusement ; on eut dit que les effluves poétiques de cette nature si grande et si pittoresque nous arrivaient de loin comme un parfum, et commençaient déjà à enchanter notre âme.

La vapeur nous emporte rapidement vers le nord, et bientôt nous arrivons à la station de St-Maurice. Il y avait beaucoup de monde à la station, mais le compagnon de voyage que nous attendions en cet endroit, M. le chanoine J. Prince, ne s’y trouvait malheureusement pas. Le train des Piles avait changé ses heures de départ ce matin-là même, et M. Prince n’avait pas été averti du changement. Nous étions fort contrariés, car M. Prince est l’un des plus aimables compagnons de voyage que l’on puisse rencontrer. Monseieur chargeait quelqu’un de l’avertir de nous rejoindre à la Mékinac, lorsque nous vîmes sur la route de l’église, au milieu d’un nuage de poussière, une voiture qui venait à toute vitesse. C’était notre compagnon qui nous arrivait heureusement, et qui put prendre sa route avec nous.

Le train s’ébranle, nous faisons un certain bout de chemin, puis notre locomotive nous laisse sur la voie, et disparaît en suivant dans les buissons un embranchement fort tortueux. Les Forges Radnor sont à quelques arpents, on est allé y chercher des wagons chargés de fonte. Mais, me direz-vous, si le chemin de fer passait auprès des Forges, ce serait beaucoup plus commode et moins ennuyeux pour les voyageurs. Sans doute, et d’après le premier tracé fait par le regretté M. Legendre, le chemin passait au village Saint-Maurice et aux Forges Radnor, et la construction en devait être bien moins dispendieuse ; mais le comté de Champlain avait refusé de voter cent mille piastres en faveur de la compagnie du chemin de fer du Nord, et il fallait le punir de ce vote intelligent. Monsieur l’arpenteur Gaudet reçut donc l’ordre de faire un autre tracé, qui ne passât ni par l’Église ni par les Forges ; et le tracé fut fait et le chemin construit de cette manière. La conséquence, c’est que la gare de St-Maurice se trouve au milieu d’un champ, que l’on a été obligé de jeter un pont sur la rivière au Lard, et que pour relier le chemin de fer aux Forges, on a dû construire le détestable petit embranchement dont nous venons de parler. Disons entre nous qu’il y a des esprits étroits qui ne peuvent faire que des choses étroites ; il ne faut jamais mettre ces gens-là à la tête d’une grande entreprise, car ils gâtent tout. Les habitants de Saint-Maurice en savent maintenant quelque chose.

On va peut-être s’écrier que nous faisons des malices ; ne vous découragez pas, cher lecteur, cela ne nous arrivera pas souvent.

Notre locomotive revient, et nous reprenons notre route vers les Piles. Nous voici au lac à la Tortue, et nous admirons la gare la plus agréablement située de tout notre pays. Le lac a la forme d’une tortue, de là son nom, et la gare a été placée juste à la tête, de manière à commander à tout le lac. S’il y avait eu des habitations au lac à la Tortue, et si l’on eut refusé de voter le règlement des cent mille piastres, nous serions curieux de savoir où les grands hommes du chemin de fer du Nord auraient placé cette station !

Nous aurons occasion de parler de nouveau du lac à la Tortue, car ce sera le dernier poste que nous visiterons en revenant du Saint-Maurice.

Nous continuons notre voyage ; nous entrons dans une voie fort accidentée ; il y a des tranchées considérables, des courbes et des rampes très prononcées, nous traversons des ravins et des précipices ; une chute d’un grand volume d’eau, mais de peu de hauteur mugit à notre gauche, et nous voilà dans un coquet village, bâti en amphithéâtre : c’est le village des Piles.

Ce nom de Piles a fort intrigué les voyageurs ; les uns ont cru trouver l’origine de ce nom dans le fait que les glaces s’accumulent ou s’empilent au pied de la chute. D’autres ont pensé que ce nom avait été donné par les flotteurs de bois, à cause des grandes accumulations de bûches qui se faisaient souvent à la chute. Ces explications nous paraissent peu satisfaisantes. Quant à en chercher dans l’imagination, nous pourrions en trouver dix autres aussi acceptables que celles-là ; mais nous présenterons quelque chose de mieux à nos lecteurs.

Dans son grand dictionnaire, Littré donne d’abord au mot Pile le sens que nous venons d’y attacher : c’est, dit-il, un amas de choses placées les unes sur les autres. Mais au No 2, voici ce qu’il donne : Pile, s. f. Grosse pierre qui sert à broyer, à écraser. Eh bien ! une vieille sauvage qui porte allègrement ses quatre-vingt-dix ans, Madame Tamakoua, tient de ses ancêtres que les anciens sauvages, quand ils descendaient faire la traite des pelleteries, avaient l’habitude de s’arrêter ici pour piler leur blé-d’Inde. Ils y trouvaient facilement des Piles, ces grosses pierres qui servent à broyer, et de là est venu le nom donné à cet endroit. Ce sont les sauvages, ou plutôt leurs interprètes, qui ont donné ce nom, et les flotteurs n’ont fait qu’employer un mot qui était en usage depuis longtemps.

Êtes-vous satisfaits mes bienveillants lecteurs ? J’ose l’espérer ; et si vous ne l’étiez pas, je vous accuserais d’être un peu difficiles.

Monseigneur Laflèche a érigé une paroisse aux Piles, le 28 avril 1885, et l’a mise sous le patronage de S. Jacques, en souvenir du père Jacques Buteux qui fut tué par les Iroquois le 10 mai 1652, dans un voyage chez les Attikamègues ou Poissons-Blancs.

On voit par les lettres du père Buteux que ce saint missionnaire était parti avec le désir du martyre ; il tarda peu à trouver ce qu’il cherchait, et avec le martyre il trouva le souverain bonheur.

Ça été vraiment une sainte inspiration de donner le nom de ce glorieux martyr à la paroisse fondée au portage des Piles. Le père Buteux doit protéger ce territoire du Saint-Maurice où il a mérité la couronne de la vie éternelle.

Nous arrivâmes aux Piles vers dix heures. Un grand nombre de personnes, monsieur le curé en tête, attendaient Monseigneur à la station. Des voitures nous conduisirent au presbytère, où nous prîmes le dîner vers onze heures. Nous tenions à partir de bonne heure, car nous avions cinq lieues à faire pour nous rendre au poste le plus rapproché des Piles.

En attendant le départ, nous pûmes recueillir les quelques notes suivantes, qui intéresseront certainement nos lecteurs. Le plus ancien résidant du territoire formant aujourd’hui la paroisse de Saint-Jacques, fut M. Toussaint Bellemare, qui s’était établi le long du St-Maurice, en haut des Piles, et qui est maintenant décédé. Mais à l’endroit où s’élève actuellement le village, le plus ancien résidant est M. François Lahaie, père.

Le premier enfant baptisé aux Piles est Joseph Adélard Agapit Desrosiers, fils de George Desrosiers et d’Emérentienne Lafrénière. Cet enfant fut baptisé le 4 janvier 1885.

La première sépulture fut celle de Marie-Louise Lahaie, âgée de 19 mois, enfant de François Lahaie, fils. Cette sépulture eut lieu le 8 janvier 1885.

Le premier mariage fut celui de Grégoire Giguière et d’Aurélie Ross, mariés le 14 janvier 1885 et résidant à la Matawin.


À LA MÉKINAC

Nous prenons aux Piles notre compagnon le plus nécessaire, celui qui devra commander la caravane, Monsieur l’abbé Télesphore Gravel, missionnaire des postes que nous allons visiter. Et pour compléter notre brigade, nous nous donnons le luxe d’ajouter un jeune laïque comme servant de messe : nous emmenons pour cela M. Nestor Desilets, fils de M. Éphrem Desilets, marchand des Piles. Notre servant de messe, le secrétaire de Monseigneur, comme nous l’appelions, est un élève du séminaire des Trois-Rivières ; il a quinze ans, n’est pas timide, et se montre toujours une jovialité charmante. M. Prince était allé chercher lui-même ce compagnon, et nous le félicitons de son heureux choix.

M. le curé se multiplie pour faire les derniers apprêts du voyage. Son coffre de mission est d’un poids redoutable ; en effet il renferme un ornement blanc et un ornement rouge, une aube, des amicts, des surplis, une barrette, des cartons d’autel, une pierre d’autel, un missel, un calice, des purificatoires, des burettes, des hosties, du vin de messe, etc., etc. Les gens du Saint-Maurice ont besoin d’avoir de bons poignets, s’ils veulent jouer à la balle avec ce coffre-là.

Un baptême se présente un peu avant le départ ; je me charge de le faire, et j’ai pour la première fois l’occasion d’inscrire mon nom dans le registre de Saint-Jacques des Piles.

Enfin tout semble prêt. Nous allons réciter les prières de l’itinéraire avec Monseigneur, et nous nous rendons aux bords du Saint-Maurice. Des coups de fusil retentissent ; c’est le prélude d’un concert qui va se continuer pendant toute la visite : le long du Saint-Maurice, c’est comme dans les camps militaires, chacun a son fusil, et pour exprimer de la joie, pour honorer un personnage, il faut brûler un peu de poudre. Une petite flottille, toute pavoisée, nous attend depuis plusieurs heures ; il y a une grande barge pour Monseigneur et sa suite, et il y a trois canots d’écorce qui devront faire cortège. Dans chaque canot se trouve un fusil qui ne restera pas muet ; c’est jour de fête.

Les barges du Saint-Maurice sont des espèces de grands canots, effilés des deux bouts, avec fond plat, mais de peu de largeur. C’est la nacelle qu’il faut ici, car en bien des endroits le fleuve n’a pas de profondeur.

Deux hommes robustes et bien plantés, deux braves canadiens comme le Saint-Maurice en fournit un grand nombre, sont à l’avant de notre barge. Ils sont armés de longues perches ; car c’est de règle : le Saint-Maurice se remonte à la perche et se descend à la rame. Un troisième brave est au gouvernail, et ces trois hommes vont nous conduire rapidement et sûrement à la Mékinac, premier poste que nous allons visiter. Mékinac est un mot de langue algonquine, mikinak, qui veut dire tortue ; on pense que ce nom fut donné à cause d’une montagne qui a plus ou moins la forme d’une tortue.

Nous passons à travers une quantité considérable de bois flotté : l’un de nos canotiers court pendant quelque temps sur les estacades en tirant notre barge ; puis les perches font vaillamment leur office.

Alors Monseigneur, de sa voix nette et sonore, entonne l’Ave maris stella. Oui, salut Étoile de la mer ! salut douce Mère de Dieu ! conduis-nous sûrement sur les ondes, et donne-nous la paix pendant notre voyage.

Funda nos in pace,
Mutans Evæ nomen.

Nous avons à gauche l’île aux Fraises, qui paraît presque au niveau de l’eau, et à notre droite la montagne des Maurice, ainsi appelée du nom des messieurs Maurice qui demeurent dans le voisinage. C’est la montagne la plus élevée que l’on rencontre des Piles à la Tuque ; elle a environ 1,000 pieds de hauteur. C’est un bon commencement pour donner une idée des territoires du Saint-Maurice ! Cette montagne baigne ses pieds dans le fleuve, et elle est coupée presqu’à pic. Cependant, entre les lits de pierre, des arbres se sont accrochés je ne sais comment, et s’élèvent droit vers le ciel, suspendus au-dessus de l’abîme.

On tire du fusil auprès de cette montagne, et nous avons des effets de répercussion étonnants ; c’est absolument le bruit de la foudre dans les jours d’orage.

Un peu plus loin nous découvrons l’île aux Morpions. Ce n’est pas un nom poétique, celui-là ! Mais pourquoi, direz-vous, avoir donné un nom aussi malsonnant ? C’est facile à comprendre, comme vous allez voir. Les pauvres voyageurs qui avaient passé un hiver dans les grands bois, avec des gens venus de toutes parts, à coucher dans des lits de camp aussi mal tenus que possible, amassaient, quoiqu’ils fissent, bien des petits animaux malfaisants. Quand ils descendaient de leurs chantiers lointains, au moment d’entrer dans le monde civilisé, ils trouvaient à propos de se débarrasser de leurs parasites incommodes. Une petite île s’offrait à eux, facile à aborder, couverte d’un joli bouquet d’arbres : c’était vraiment le temps de tourner la chemise à l’envers. Et cela se fit tant de fois, que l’île a pris le nom des mauvaises petites bêtes dont elle a reçu les cadavres. Il reste pourtant aux délicats la ressource de l’appeler l’île Pigouînak.

À notre droite se déroule en ce moment la partie la plus importante de la paroisse des Piles : c’est une lisière de terre qui s’étend le long de la rivière, au pied des hauts rochers, et qui est couverte de jolis établissements.

Nous interrompons un instant notre course, pour arrêter chez M. Alfred Maurice dont la femme est très-malade. Toute la famille est réunie devant la porte, et la malade elle-même, toute consumée par la fièvre, paraît au milieu des autres, et se prosterne aux pieds de l’évêque. Monseigneur bénit cette intéressante famille, mais il a une bénédiction particulière et des paroles de consolation pour la pauvre malade, qui remercie les larmes aux yeux.

Nous continuons notre route, et bientôt M. le curé Gravel nous annonce que nous entrons dans la mission de la Mékinac. Monseigneur entonne alors Esprit-Saint, descendez en nous ; tout le monde répète avec entrain et avec émotion le premier couplet qui sert de refrain, et nous espérons que l’Esprit de Dieu aura écouté cette prière qui partait du fond de nos cœurs.

Des pavillons français flottent à peu près à chaque maison, et on nous salue par des détonations que les montagnes répètent en les multipliant. S’il y a de longs espaces sans maison, c’est dans les canots qui nous suivent que commencent les décharges d’armes à feu, afin d’avertir les habitants de notre approche. Quand notre barge passe vis-à-vis une maison, nous voyons toute la famille se mettre à genoux, la mère portant généralement le plus jeune dans ses bras, et Monseigneur les bénit de loin. Ceux qui ne sont pas rendus à la mission se mettent pour la plupart à notre suite, souvent avec toute leur famille : nous avions bientôt après nous onze canots d’écorce, tous pavoisés et chargés de monde.

Auprès d’une maison pauvre et solitaire, un homme nous attend pour nous souhaiter la bienvenue : c’est un Paganini rustique, il tient son violon à la main. Dès qu’il nous aperçoit, il se rend au bord de la rivière et se met à jouer. Tant que nous sommes en vue, il joue avec un courage digne de tout éloge.

L’action de cet homme peut vous faire sourire, cher lecteur, mais pour nous, nous en fûmes singulièrement touché. Ce que ce musicien des montagnes peut faire de plus beau, c’est avec son violon qu’il le fait ; il est donc venu avec l’instrument de sa gloire, et il a rempli l’air des notes les plus harmonieuses. Nous l’avons peu entendu, il est vrai, mais l’intention d’honorer l’évêque du mieux possible était évidente : que cet homme soit donc béni de sa bonne action.

Cependant nous nous apercevons que nos canotiers font de plus grands efforts pour vaincre le courant ; l’eau bouillonne autour de nous et se précipite avec une vitesse effrayante : c’est le rapide du Français, ainsi nommé à cause de M. Louis Vaugeois, un français venu de Normandie il y a trente-deux ans, qui demeure à quelques arpents de là. En haut de ce rapide vient se décharger la rivière Mékinac.

Nous voyions depuis un certain temps une haute montagne qui paraissait boucher complètement le fleuve ; c’était la montagne de Mékinac : le fleuve se fait petit et obéissant auprès de cette masse énorme, il fait un détour, et forme une belle pointe sur laquelle est établi M. Louis Vaugeois.

Nous passons sans arrêter devant la nouvelle maison de M. Vaugeois, et nous débarquons vis-à-vis son ancienne demeure, qui est transformée en chapelle pour la circonstance et laissée entièrement à notre usage. La transformation est complète : les murs sont couverts de branches de sapin clouées ou de toile bien blanche, un autel magnifique, portant des bouquets et des cierges allumés, s’élève au fond de la maison, vis-à-vis la porte ; un grand prie-Dieu est placé pour Monseigneur et des bancs à dossier attendent la foule pieuse. N’eussent été les deux lits élevés pour nous dans la partie opposée à l’autel, nous aurions cru que c’était vraiment une chapelle, comme nous en rencontrerons dans deux autres endroits le long du Saint-Maurice.

La mission de la Mékinac s’est déjà faite chez M. Sem Jourdain, si je ne me trompe, mais depuis longtemps elle se fait invariablement ici, et le missionnaire a toujours trouvé dans la famille Vaugeois une hospitalité des plus généreuses. On continuera sans doute à profiter de cette hospitalité si chrétienne ; il a été dit aux missionnaires : Nolite transire de domo in domum, ne passez pas d’une maison à l’autre. Cependant lorsqu’une chapelle sera bâtie, elle sera nécessairement placée en bas de la rivière Mékinac, car nous sommes ici presqu’à l’extrémité du territoire. C’est ce que M. Vaugeois nous fit remarquer lui-même. Ce brave citoyen sera prêt à travailler à la nouvelle chaelle, quel que soit l’endroit où l’évêque voudra bien la placer.

La chapelle improvisée se remplit rapidement de monde ; Monseigneur prend le rochet et le camail, et il chante lui-même le cantique « Travaillez à votre salut. » Tout le peuple répond :

Sans le salut, pensons-y bien,
Tout ne nous servira de rien.

C’était véritablement beau de voir cette scène : Mgr avait un visage réjoui, c’était un père qui chantait au milieu de ses enfants. On saisissait chacune des syllabes de ce cantique si simple, mais rempli de vérités si importantes. Après avoir chanté tous les couplets, Monseigneur adressa au peuple une de ses plus belles instructions sur l’importance du salut, mais dans un langage tout simple et tout paternel ; il insista sur la manière de sanctifier le dimanche, dans les circonstances particulières où la mission se trouve. Il prit ensuite la mitre et la crosse, et donna la bénédiction solennelle. Ô première bénédiction de l’évêque dans les territoires du Saint-Maurice, puisses-tu porter des fruits bien abondants ! Habitants de la Mékinac, il me semble que vous êtes privilégiés : vous avez été bénis les premiers, vous pouvez vous en prévaloir devant Dieu, vous avez maintenant le droit d’aînesse. Monseigneur fait annoncer quarante jours d’indulgence, et il en prend occasion d’expliquer aux fidèles, en quelques mots très clairs, ce que sont les indulgences de l’Église. Le peuple se retire, et on nous prépare dans la chapelle un vrai souper de prince : nous y faisons honneur, car il était tard et nous avions voyagé.

Quand vint le temps de se coucher, Mgr prit l’un des lits de la chapelle, le second lit restant probablement pour M. Prince et pour moi. Mais il y avait une tente dressée sur le gazon ; il me prit fantaisie d’éprouver comment on s’y trouvait pour dormir. M. Prince voulait aussi dormir sous la tente, ce qui n’était pas nouveau pour lui. M. Ad. Landry, jeune ecclésiastique du Séminaire des Trois-Rivières qui était en promenade sur les bords de la Mékinac, et M. Nestor Desilets, notre aimable servant de messe, voulurent aussi être de la partie, et nous nous trouvâmes quatre compagnons, autant que la tente pouvait en contenir.

Au moment de nous rendre à notre tente, le tonnerre commença à gronder ; je sentis un petit frisson involontaire. Des grains de pluie commencèrent à tomber ; je regardai la chapelle avec un peu de regret. Mais à la fin je me dis : l’expérience sera plus concluante, allons coucher sous la tente, quelque temps qu’il fasse. La pluie tomba en abondance durant la plus grande partie de la nuit. Il ne pleuvait pas dans notre tente ; cependant nous sentions comme une petite bruine qui nous rafraîchissait agréablement le visage. Malgré tout, je pus dormir assez bien, et il est évident que si j’avais couché là une seconde fois, j’aurais dormi comme une bûche. L’expérience était en faveur du coucher sous la tente.

M. Nestor Desilets se leva le premier pour remplir ses fonctions de servant de messe : M. Prince l’accusa alors de lui avoir fait passer la nuit blanche ; même il poussa la cruauté jusqu’à le comparer à une anguille qui remue, qui frétille, comme dit la chanson. M. Nestor essaya de se défendre, mais ce n’était pas aisé, car par suite d’une maladie commune sur la terre, il avait passé la nuit sans connaissance. Il s’abstint au moins de demander pardon.

M. Prince, M. Landry et moi, nous avions mis nos soutanes sous nos oreillers. Le matin, les soutanes de mes deux compagnons faisaient des becs, des contorsions qui n’étaient pas très agréables à voir ; la mienne était un peu mieux, car je l’avais pliée avec précaution, le soir ; néanmoins, je dois dire que nous étions passablement frippés tous les trois.

Nous nous rendons à la chapelle, nous faisons une toilette en abrégé, et les confessions commencent. M. le curé Gravel dit la première messe, un peu avant six heures ; M. Prince dit la deuxième, et Monseigneur dit la troisième messe, à sept heures et demie.

À la dernière messe, que nous disons à huit heures et demie, Monseigneur chante trois cantiques. Il chante d’abord :

Accourez, peuple fidèle,
Venez à la mission.

À l’Élévation il chante « Ô l’auguste Sacrement ; » et, à la fin de la messe, « Esprit-Saint, comblez nos vœux. »

Ce que Monseigneur a fait à la Mékinac, il l’a répété dans toutes les Missions ; et ces cantiques chantés d’une voix grave nous ont paru l’une des prédications les plus édifiantes que l’on puisse trouver.

M. Prince fit ensuite une instruction très vigoureuse et très bien pensée sur le péché de blasphème, Ce sujet semblait s’imposer au prédicateur, car le Saint-Maurice a entendu tant de blasphèmes ! Il faut bien dire cependant que les pires blasphémateurs n’étaient pas les résidents du Haut Saint-Maurice ; c’étaient des espèces de brutes qui montaient des villes ou des vieilles paroisses. Ils vidaient une bouteille avec des imprécations horribles sur le perron de la chapelle des Vieilles Forges, ils mettaient le bon Dieu en cache en passant aux Piles, et ils vivaient tout l’hiver comme des démons incarnés. Les habitants de la Mékinac ont bien pu prendre quelque chose de ces mauvais exemples qui leur ont été prodigués ; le sermon de M. Prince ne manquera pas de leur inspirer de l’horreur pour un vice aussi affreux et aussi déshonorant que le blasphème.

Après le sermon, Monseigneur donna la confirmation à 14 personnes, et 50 personnes avaient reçu la communion aux différentes messes. Sa Grandeur entretint les nouveaux confirmés sur l’action du Saint-Esprit et sur les rapports des esprits bons ou mauvais avec nous ; et à la fin, elle donna de nouveau la bénédiction solennelle.

C’était la fin de la partie officielle de la visite, mais Monseigneur avait encore quelque chose d’important à faire. Il envoya le peuple se reposer, et il avertit les hommes de revenir au bout d’une demi-heure, pour s’entretenir familièrement avec lui des intérêts de la mission.

En effet, au bout d’une demi-heure tous les hommes étaient réunis, et Monseigneur leur dit d’abord : «  Lorsqu’un enfant est baptisé, l’Église lui donne le nom d’un saint, et le met sous la protection de ce saint. Or, ce que l’Église fait pour les enfants, elle le fait aussi pour les paroisses et les missions. Cet endroit-ci se nomme la Mékinac ; c’est le nom civil ; eh bien ! je vais aujourd’hui lui donner un nom religieux, le mettre sous la protection d’un saint. Comme nous célébrons en ce jour la fête de S. Roch, je donne ce grand saint pour patron à votre mission, et vous la nommerez à l’avenir Saint-Roch de la Mékinac. »

Monseigneur donna alors un petit abrégé de la vie de S. Roch. Ensuite il s’informa de plusieurs choses concernant la mission. Il dit enfin, pour terminer l’entretien, à peu près ce qui suit : « Votre mission est maintenant assez forte pour construire une chapelle ; il faudra donc y songer ; mais je veux que vous fassiez les choses en règle. Vous allez m’adresser une requête, signée par la majorité des habitants de votre localité, pour demander régulièrement la permission de bâtir une chapelle. J’examinerai avec soin l’endroit où il conviendra de la placer ; je vous enverrai mon archidiacre pour vérifier votre requête, et je fixerai par lui la place de cette chapelle. Je n’ai pas d’intérêt à favoriser les uns aux dépens des autres : je fixerai l’église où je trouverai qu’il est raisonnable de la fixer, après mûr examen. Fiez-vous-en à moi. »

Et le peuple se retira ; la mission était terminée.

Pendant la conversation, il avait échappé à l’un des interlocuteurs un mot blessant pour la famille qui nous donnait l’hospitalité ; de là quelques paroles vives échangées ensuite à la porte de la chapelle. Il n’en est rien résulté autre chose que cela, mais c’était déjà regrettable dans un pareil moment. C’est le seul petit nuage qui soit survenu dans toute la visite.

La mission de la Mékinac renferme 131 âmes, 24 familles catholiques et une famille protestante. Sur 25 chefs de famille, il y a 23 cultivateurs. Le premier colon de la mission fut M. Antoine Vaugeois, résidant aujourd’hui à la Matawin, qui s’établit d’abord dans l’île aux Bouleaux. Cette île fait maintenant la limite de la mission du côté des Piles. Toutes les terres sont d’une qualité supérieure.

Habitants de la Mékinac, vous formez la mission la plus importante de tout le Saint-Maurice, vous êtes tenus en honneur de vous bâtir une chapelle, et de la bâtir sans retard. Hâtez-vous donc de signer votre requête à l’évêque, et mettez-vous à l’œuvre comme des chrétiens généreux que vous êtes. Il n’y a véritablement aucun sujet de division parmi vous. Qu’à pareille époque, l’an prochain, on voie sur vos parages une maison où chacun se rendra avec gaieté de cœur : ce sera la maison de prière, la maison de Dieu au milieu de vous.

Monseigneur accorda des éloges bien mérités à Monsieur et à Madame Vaugeois, et à toutes les personnes qui avaient contribué soit à l’ornementation de la chapelle, soit à la préparation de ces splendides repas qui nous avaient été servis avec tant de délicatesse. Sa Grandeur donna un petit souvenir à chacune de ces personnes, et en même temps à tous ces braves canotiers qui nous avaient guidés ou escortés sur les ondes du Saint-Maurice. Nous prîmes un bon dîner, nous bûmes un bol de cet excellent café français que Madame Vaugeois sait préparer à point, et nous nous disposâmes à partir pour la Matawin.


À LA MATAWIN

Nous partons à une heure et un quart, dans une barge bien commode. Nos rameurs, un seul excepté, sont les mêmes qu’hier : nous sommes sûrs d’être bien conduits. Trois canots nous font escorte… Parmi ces canots se trouve celui de M. Paterson, un commis de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui se fait conduire à Montachingue. Ce monsieur a la complaisance de rendre avec lui M. Gravel, et de soulager ainsi notre barge qui se trouvait un peu chargée.

Sur la route que nous avons à parcourir, il y a un espace de trois lieues sans habitations, mais l’intérêt du voyage ne diminue pas. Si l’homme ne paraît pas ici avec ses œuvres d’un jour, l’œuvre de Dieu nous apparaît dans toute sa variété et sa majesté.

Voici que nous doublons une pointe de roches appelée la pointe à Château. Vous allez penser qu’il se trouve là quelque château rustique, ou un projet d’édifice quelconque ; mais il n’en est rien. Château est ici un homme. Cet homme-là n’a pas joué un rôle comme celui de Bonaparte ou d’Alexandre-le-Grand, nous ne savons ni ce qu’il était ni ce qu’il faisait, mais son nom va tout de même passer à la postérité.[1]

La pointe à Château est célèbre par un évènement sinistre qui s’y passait il y a quelques années.

Aux eaux basses, cette pointe paraît assez inoffensive, mais quand le niveau des eaux s’élève, et quand la rapidité du courant augmente, le fleuve vient s’y briser avec fracas, et forme un remous des plus redoutables. Or, un chaland chargé d’hommes et de provisions remontant un jour le Saint-Maurice, dans la saison des pluies, il arriva que celui qui était au gouvernail fit dévier quelque peu son vaisseau de la direction qu’il lui fallait suivre ; le chaland fut emporté immédiatement par un courant irrésistible, et chavira dans le remous. Douze hommes perdirent la vie : c’était un malheur comme le Saint-Maurice n’en avait jamais vu de semblable. Un poète populaire[2] a composé sur cet évènement tragique une complainte qui se chante encore sur les bords du Saint-Maurice. On ne trouve qu’un défaut à cette complainte : elle fait trembler la voix de celui qui la chante, et elle fait pleurer ceux qui l’entendent chanter.

Voici les mots de ce chant, tels que nous avons pu les recueillir ; la musique, sans aucun doute, en augmente de beaucoup la valeur.

La rime échappe bien souvent, les incorrections de toute sorte abondent, mais il faut laisser les chants populaires tels qu’ils sont.

Vous me demandez que je chante
À tout moment
Une chanson très-affligeante.
Dernièrement
Sur la rivière Saint-Maurice,
Il n’y a pas longtemps,
Dans l’automn’ de soixante-neuf,
Un accident.
II
Dans la classe des voyageurs,
C’est très-souvent
Qu’on est exposé à sa perte
Dans un moment.
Souvent la prudence nous manque
En voyageant,
C’est sur la rivière Saint-Maurice,
Dans ces chalands.

III
Donc aujourd’hui de Mékinac
Monte un chaland,
Chargé de monde et de bagage
Solidement,
Horrible, triste et trop fatale
Pointe à Château !
Là s’sont noyés douz’ d’nos confrères
En chavirant.
IV
Ô horrible spectacle à voire
Ce matin-là !
Des lamentations horribles
Des cris perçants.
Cett’journée est le neuf octobre
Assurément.
Elle est restée très remarquable
En y pensant.
V
Trent’huit hommes sont à la nage
En chavirant,
Parmi les chevaux, le bagage,
Charge du chaland.
Treiz’propriétair’s s’y noyèrent
Ainsi qu’Souci
Des gens bien connus par icite,
De nos amis.
VI
Ah ! malheureux le gouvernaille
De ce chaland !
Il est rayé d’la list’des hommes
Depuis longtemps.
Je n’mentionn’ pas son caractère,
Non plus son nom ;
L’arsenic, le corde attend c’brute
Assurément.

VII
La voiture des voyageures
C’est un chaland,
À partire depuis les Piles,
Post’ bien plus haut.
Quand on est rendu à la Tuque,
Post’ bien connu,
Les barg’s ensuit’sont nos voitures
Ou les canots.


Un peu plus loin que la pointe à Château on découvre la pointe à Doré. Pour donner l’origine de ce nom, il faut recourir à la légende sauvage. Les Sauvages donc virent en cet endroit un doré d’une grandeur prodigieuse ; c’était le grand serpent de mer du Saint-Maurice ; il avait les yeux de la grosseur d’une tonne, et pendant que sa tête touchait l’une des rives du Saint-Maurice, sa queue dérangeait les cailloux de la rive opposée. Le prodigieux doré s’enfonça ensuite mystérieusement sous le rocher.

Mon cher lecteur, vous ferez de cette légende ce que bon vous semblera, mais il faut bien laisser à la pointe de terre dont nous parlons son joli nom de pointe à Doré.

En approchant du rapide Manigonse, le canotier ne manquera pas de vous montrer, avec une émotion visible, le lieu où périt Théodore Olscamp, frère de l’ancien curé de Saint-Stanislas, avec sa femme et son enfant. M. Olscamp était l’homme le plus aimé et le plus respecté de tout le Saint-Maurice. C’était un père pour tous ceux qui voyageaient dans ces endroits éloignés, mais un père plein de foi et de religion. M. Xavier Normandin, le poète populaire de la Rivière-aux-Rats, résidant aujourd’hui à Saint-Maurice, a composé sur la mort de M. Olscamp une complainte que nous croyons devoir mettre sous les yeux de nos lecteurs.

I
Écoute, chrétien, la triste complainte ;
Que tout l’genre humain entende la plainte,
De sept enfants affligés
Qui virent leurs parents noyés.

II
Un jeudi au matin mil huit cent soixante-dix-huit,
Le vingt-neuf août, sur la rivière Saint-Maurice,
Ont péri subitement
Le père, la mère et l’enfant.
III
Ce canot chargé faisant diligence,
Part de Mékinac, monte à la Grande-Anse,
Arrivée d’un frison d’eau
Qu’a fait verser ce canot.
IV
Ce qui a causé ce ravage étrange,
C’était une pointe où l’eau se tourmente ;
N’oubliez pas de prier,
Ce sont des amis qu’vous connaissez.
V
Ce coup est terrible. Près du Manigonse,
Et en bas du rapid’ de ce bois si sombre,
Voyageur a remarqué
Là qu’une croix est plantée.
VI
On s’en fut avertir dans le voisinage,
Chacun a couru avec grand courage,
Ils ont fait tous leurs efforts
Pour trouver ces pauvres corps.
VII
Ont fait les recherches, descendant sur le sable
En bas d’Mékinac suivant les écores,
Et c’est au pied d’un rocher
Qu’ont trouvé le père noyé.
VIII
Pendant les recherches personne se lasse,
Tout le mond’ s’empresse de chercher de tout bord ;
D’un quart d’heure assurément
Trouve la mère et l’enfant.

IX
Cher enfant chéri qu’accompagnait son père,
Il a subi aussi le même sort de sa mère :
Ils seront tous regrettés,
Ils partent pour l’éternité.
X
Ô Vierge Marie, fill’ d’la bonne Sainte Anne,
Vous qui soulagez tant de millions d’âmes,
Je vous supplie humblement
De soulager les parents.
XI
Parents et amis qu’avez tous le cœur tendre,
C’est à vous aussi que je le demande :
Priez Dieu donc humblement,
Dieu sera reconnaissant.


Cette complainte a été admirée sur les bords du Saint-Maurice, et il est peu de familles où elle n’ait été chantée bien des fois.

On avait élevé une croix, ainsi que le dit la complainte, pour rappeler cet évènement funeste, mais l’inondation du printemps dernier a emporté cette croix. On la remplacera sans doute par une autre, car la mémoire de cet homme de bien est vivante dans tous les cœurs.

Enfin nous voici au rapide Manigonse. On va me dire : N’est-ce pas plutôt le rapide de la Manigance, parce qu’il faut se donner beaucoup de mouvement pour le remonter ? Allons, ne vous creusez pas la tête inutilement ; c’est un sauvage qui a donné son nom à ce rapide.

Manigonse est une abréviation du mot Ménahigonse qui veut dire épinette blanche.

Nous voyons figurer plusieurs fois ce nom dans les registres de la paroisse des Trois-Rivières, mais presque toujours avec quelque variante. Ainsi, dès l’an 1730, le 25 janvier, Dominique Manigonse vient aux Trois-Rivières pour faire baptiser un de ses enfants âgé de neuf jours. C’est le frère Siméon Dupont, récollet, qui fait le baptême. Plus de cent ans après, Pierre Manigonse vient à son tour réclamer les services du prêtre pour un de ses enfants. Voici l’acte de baptême, tel qu’il se lit aux registres : « Le premier février mil huit cent trente-sept, nous prêtre curé soussigné avons baptisé Pierre Paul, né depuis six jours, du légitime mariage de Pierre Menahigonse algonquin et de Marie Anawenwet de cette paroisse. Le parrain a été Louis Anawenwet et la marraine Ursule Mikinac qui ont, ainsi que le père, déclaré ne savoir signer.

T. Cooke, Ptre.

Enfin, quelques mois plus tard, ce même Pierre meurt aux Trois-Rivières, et son acte mortuaire se lit comme suit :

«  Le vingt-quatre août mil huit cent trente-sept, je curé soussigné ai inhumé dans le cimetière de cette paroisse le corps de Pierre Manaïgonse, décédé depuis deux jours, âgé de vingt-quatre ans, époux de Marie-Louise Ananwawit de cette paroisse. Furent présents à la sépulture Léandre Cadieux et François Lachance qui ont déclaré ne savoir signer.

T. Cooke, Ptre.

Maintenant, n’allez pas me demander si c’est Dominique ou si c’est Pierre qui a donné son nom au rapide, car je serai obligé de vous répondre que je n’en sais rien, et que je ne connais personne qui puisse aujourd’hui nous renseigner sur ce point.

Pendant que nous vous parlons ainsi du Manigonse, notre marche ne se ralentit pas. Nous traversons le fleuve pour trouver un chenal plus propice à notre barge, et nos braves canotiers remontent hardiment ce grand rapide, le plus considérable qu’il y ait entre les Piles et la Tuque.

Ici qu’on nous permette de décrire une jolie scène de la vie des habitants du Haut Saint-Maurice. Parmi les canots qui nous suivaient, il y en avait un chargé d’une famille complète. L’homme était à l’avant et poussait le canot à la perche, la femme était à l’arrière et maniait vigoureusement l’aviron. Les enfants étaient au milieu, et nous nous plaisions à regarder ces chères petites têtes qui s’élevaient juste au-dessus des bords du canot. Quand le courant était trop rapide, comme au Manigonse, l’homme descendait sur le rivage, et traînait le canot à la cordelle pendant que la femme gouvernait.

Ce brave canadien avait donc avec lui, sur une frêle écorce, tout ce qu’il a de plus cher au monde. Nous trouvions en cela une image mélancolique de la vie humaine.

Il nous suivit longtemps ainsi ; mais au haut du rapide Manigonse, nous le vîmes se hâter et prendre les devants. Sa demeure s’élève un peu plus loin, solitaire au pied d’un rocher ; il s’y rendit avec sa petite famille et nous salua à notre passage. Que cette famille soit bénie, nous l’aimons sans la connaître.

Pour se reposer de la fatigue éprouvée en remontant le Manigonse, nos canotiers abordèrent à un endroit où il descend de la montagne de petits ruisseaux d’une eau extrêmement douce à boire, M. Nestor Desilets courait en chantant sur les roches qui vont en pente douce ; tout-à-coup il tombe, et les pieds lui glissent dans le petit ruisseau qui coule en cet endroit. Il reste sans mouvement, le visage tout contracté, et fait entendre une plainte sourde. Je cours à lui, un de nos hommes vient aussi à son secours ; nous lui retirons les pieds du ruisseau, et nous le conduisons vers notre barge. Après une vingtaine de pas, il pouvait déjà marcher seul, bien que péniblement. En se frappant le genou sur la pierre, il avait ressenti une douleur extrêmement vive, mais passagère. Il reprit vite sa gaieté accoutumée, mais il resta blême tout le reste du jour. À cause de cet accident, nous donnâmes à cette fontaine le nom de fontaine du Genou. C’était bien notre droit, n’est-ce pas ?

Nous nous remettons en marche, et nous longeons l’île des Cinq, ainsi nommée à cause de cinq sauvages qui y sont morts et qui y sont enterrés. Le nom de cette île s’est étendu à une petite rivière qui coule un peu plus loin, et à un lac où cette rivière prend sa source.

À la pointe de l’île des Cinq, nous apercevons le canot de M. Paterson qui nous avait quitté au rapide Manigonse. Ce canot, qui portait M. Gravel, s’approche de nous et nous jette une boîte de magnifiques bleuets cueillis sur l’île,

Cependant nos canotiers font de nouveau de grands efforts pour faire avancer notre embarcation, nous sommes encore dans un rapide : celui-ci s’appelle le rapide de la Cuisse. On dit que ce nom vient d’un pauvre noyé, dont le corps en décomposition se serait tellement brisé sur les pierres, qu’on n’en aurait retrouvé qu’une cuisse au pied du rapide. Nous voulons bien accepter cette explication, mais tout le monde est frappé de la forme d’un rocher qui s’étend sur la longueur de la rivière, en haut du rapide ; ne serait-ce pas là plutôt l’origine de ce nom un peu étrange ? Je vous laisse à juger cela, mon cher lecteur ; dans tous les cas, vous ne manquerez pas d’admirer le rapport qu’il y a entre le rapide de la Cuisse et la fontaine du Genou. Hem ! c’est nous qui avons donné ce dernier nom, souvenez-vous-en.

Mais nous voici au milieu des habitations de la Matawin. Devant chaque porte s’élèvent de beaux mâts, avec de splendides pavillons. On nous salue partout, et Monseigneur bénit les bonnes gens qui viennent se mettre à genoux sur la rive.

Notre escorte augmente ; elle se compose maintenant de huit canots, bien chargés. Monseigneur chante un cantique, mais pour aider les rameurs il faudrait des chansons. Elles commencent à se faire entendre un peu timidement. Monseigneur qui sait bien que le chant est presqu’indispensable à nos rameurs canadiens, invite lui-même les gens à chanter. Une bonne vieille chante alors deux de nos belles chansons du temps passé ; avirons et pagaies frappent l’onde en cadence, et de tous les esquifs s’élèvent des voix pour répéter le refrain en chœur. Cette Canadienne avait une voix forte et magnifique, et Monseigneur lui-même voulut l’applaudir. Des hommes, des femmes, continuèrent à chanter soit des chansons à répondre, soit des cantiques sacrés.

Mais savez-vous qu’à l’embouchure de la rivière Matawin il y a une quantité de belles et bonnes cerises ? Nos braves rameurs n’ignorent pas cela, et ils ont un petit faible pour les bonnes cerises ; nous faisons donc une petite station en cet endroit.

Nous en profitons pour aller voir de près la rivière Matawin, qui roule une masse d’eau considérable. Son nom vient d’un mot algonquin, Matawane, qui veut dire décharge des eaux. Quelques minutes à peine étaient écoulées, quand nos gens reparurent les bras chargés de branches de cerisier ; nous avions des cerises à revendre. On a coutume de dire que les cerises sont chargeantes pour l’estomac, mais parle-t-on de cela quand on voyage en plein air, quand on voyage sur le Saint-Maurice ?

Nous reprenons notre course, cependant, et nous sommes bientôt devant la maison de M. Isaïe Neault ; c’est ici le plus ancien colon de la Matawin, et la mission s’est faite chez lui pendant plusieurs années.

Enfin nous sommes en vue de la maison de M. Antoine Vaugeois, où nous allons donner la mission ; Monseigneur entonne l’Ave maris stella ; nous avons le temps de chanter cette hymne d’un bout à l’autre, et puis nous abordons vers six heures du soir.

La demeure de M. Vaugeois est formée de deux maisons placées l’une près de l’autre, et communiquant ensemble ; l’une de ces maisons est changée en chapelle, et est mise absolument à notre disposition. Les murs sont couverts de toile blanche, l’autel est bien orné ; nous ne sommes pas si mal dans ces missions du Saint-Maurice !

Monseigneur chante le cantique « Travaillez à votre salut ; » il fait ensuite sur l’Importance du salut à peu près la même instruction qu’à Saint-Roch de la Mékinac ; puis, prenant la mitre et la crosse, il donne la bénédiction solennelle.

Le souper nous est servi dans la chapelle. M. Paterson mange avec nous.

Après le souper, M. Vaugeois intéresse beaucoup Monseigneur en rappelant ses souvenirs français. M. Antoine Vaugeois, frère de M. Louis Vaugeois de la Mékinac, est né et a vécu en France. Avant de venir au Canada, il demeurait chez M. le comte de Morny, bras droit de l’empereur Napoléon. Il a une juste admiration pour son ancien maître, et il sait rapporter à propos des traits caractéristiques, pour montrer quels étaient l’esprit d’entreprise, l’habileté hors ligne, l’intégrité et aussi la générosité de cet homme si célèbre. Il a connu aussi un grand nombre des principaux personnages de France, il les a vus de près chez M. le comte de Morny, et il en parle avec un intérêt saisissant.

Même au milieu des charmes d’une si instructive conversation, nous sentons le besoin du sommeil. La journée a été bien remplie, il est temps de se reposer. Nous étions contents, la nuit dernière, de coucher sous une tente ; cette nuit, nous ne sommes pas fâchés de trouver un bon lit, sous un bon toit : la température est si froide !

Le lendemain matin, il y avait une brume un peu froide encore, mais tout annonçait un beau jour. Je dis la première messe à cinq heures et demie, M. Prince dit la deuxième, et Monseigneur dit la troisième un peu après sept heures. M. Gravel dit la dernière messe, et Monseigneur chante trois cantiques à cette messe, comme il a fait à la Mékinac.

Nous donnons alors une instruction sur l’efficacité de la prière. Franchement, pour cette circonstance nous aurions voulu être orateur. Ces chrétiens qui nous écoutent ne peuvent assister au très-saint sacrifice de la messe et recevoir les sacrements de l’Église, tout au plus, que deux fois par année. Ils sont privés des plus grands avantages ; mais il leur reste, comme à tous les chrétiens, le bienfait de la prière. Que ne sommes-nous capables de faire comprendre à ces chères âmes la valeur de ce bienfait de Dieu ! Que ne pouvons-nous leur faire comprendre que le don de la prière peut remplacer tous les autres dons ! Nous faisons au moins notre possible pour les porter à bien employer ce grand moyen de salut qui est mis à leur disposition.

Après le sermon, 12 personnes reçoivent le Sacrement de Confirmation, et parmi ces personnes, le plus ancien colon de l’endroit, M. Isaïe Neault, âgé de 79 ans. Trente personnes ont reçu la sainte communion.

Monseigneur adresse des avis paternels à cette population animée d’un très bon esprit, et il donne pour patron à la mission S. Nicolas, évêque de Myre, en mémoire de M. Nicolas Sévère Dumoulin, vénérable curé d’Yamachiche, qui fut l’un des premiers à visiter les postes du Saint-Maurice, après le père Buteux.

La mission de la Matawin renferme 69 âmes, 11 familles et 40 communiants. Tous y sont catholiques et cultivateurs.

La mission de Saint-Nicolas de la Matawin n’est pas considérable aujourd’hui, mais il nous semble qu’elle a de l’avenir. Il ne faut pas vous laisser tromper par ces montagnes qui bordent la rive gauche du Saint-Maurice, vis-à-vis l’embouchure de la Matawin ; gravissez cette côte abrupte, et vous trouverez un terrain plan et très fertile. On trouve aussi des terres cultivables le long de la Matawin, dans les limites de la mission. Le gouvernement devrait favoriser l’établissement des colons dans ces endroits, afin que l’excellent groupe qui se trouve à la Matawin puisse former une paroisse, avoir un curé et établir des écoles.

Disons en passant, puisque le nom de la rivière Matawin est sous notre plume, que si l’on remonte cette rivière, on sort de la région des hautes montagnes, et l’on trouve, au témoignage de M. James Barnard, un beau territoire où pourront se former un bon nombre de paroisses. Quelques-unes de ces nouvelles paroisses feraient partie de notre diocèse. On sait que l’établissement des MM. Brassard se trouve sur cette rivière.

M. Vaugeois a de grandes propriétés, et sa récolte a une apparence magnifique ; il nous affirme que les céréales y mûrissent bien, et que la température en cet endroit est à peu près la même qu’aux Trois-Rivières.

La demeure actuelle de M. Vaugeois se trouve à l’embouchure de la rivière Caribou, mais il doit se bâtir une nouvelle maison, cet automne même, à une dizaine d’arpents plus bas, vis-à-vis l’établissement de M. Louis Descoteaux. Je n’hivernerai certainement pas ici, nous dit-il avec conviction ; et cet homme fort se mit à pleurer comme un enfant ;

Oui les cœurs de lion sont les vrais cœurs de père.

Cet homme a vu de trop grands deuils dans la maison qu’il habite aujourd’hui, il n’en peut plus supporter la vue ; l’air de ces chambres l’étouffe, il y a vu trop de cercueils ; il ira demeurer plus loin. En effet, l’hiver dernier, des fièvres malignes jointes à la terrible diphtérie se jetaient sur cette maison, et y faisaient l’une de ces moissons qui font dresser les cheveux sur la tête. Dix personnes furent emportées dans l’espace de quelques jours. Le soleil du joyeux jour de Pâques éclairait quatre cadavres dans la maison de ce père malheureux, les cadavres de ses quatre filles. Non seulement ses enfants furent ainsi moissonnés, mais la mort alla aussi frapper ses petits-fils : Tous les enfants de sa fille furent emportés avec leur mère. La mort semblait ne vouloir plus borner ses fureurs. Vraiment Dieu n’envoie de pareilles épreuves qu’à ceux qu’il préfère, et qu’il veut récompenser ensuite d’une manière digne de lui : Quia acceptus eras Deo, necesse fuit ut tentatio probaret te, Tob. XII, 13 ; parce que vous étiez agréable à Dieu, il a été nécessaire que la tentation vous éprouvât.

Père tendre, mère chrétienne et dévouée, je sais que votre douleur a été terrible et qu’elle dépasse toute expression, mais consolez-vous en regardant au ciel. Le ciel a des splendeurs qui peuvent nous faire pénétrer l’énigme de cette vie. Vous avez été traités moins sévèrement que le saint homme Job, puisque Dieu vous a laissé l’aîné de vos fils, l’espoir de votre maison. Quand vous aurez accompli votre tâche ici-bas, quand la mort vous détachera des bras de ce cher enfant, votre cœur devra éprouver peu d’angoisses et de terreur, toute une famille vous sourira du haut du ciel.

Monseigneur donna des souvenirs à Monsieur et à Madame Vaugeois, et il consola par des paroles suaves ces cœurs si profondément affligés. Il les remercia de l’hospitalité généreuse qu’ils donnent depuis longtemps au missionnaire, et de cette réception princière qui nous avait été faite.

Monseigneur donna aussi des souvenirs à ceux de nos rameurs qui n’en avaient pas encore reçu, à M. Neault comme premier colon ; et apercevant alors la vieille femme qui avait si bien chanté la veille, il lui donna aussi une petite récompense.


À LA GRANDE-ANSE

Mon cher lecteur, il y a du nouveau aujourd’hui. Nous voyagions bien confortablement dans notre jolie barge, mais voilà qu’on veut nous faire voyager plus à notre aise encore : c’est un beau grand chaland superbement pavoisé qui va nous transporter à la Grande-Anse, à quatre lieues de la Matawin. Ce chaland est couvert d’une toile, pour nous préserver des ardeurs du soleil ; nous y sommes sur un bon plancher, nous avons des chaises comme dans une maison, nous avons même une table avec des pots de fleurs ; mais nous aurons en même temps l’air pur et le spectacle grandiose des montagnes. Un cheval, monté par son cavalier, marche sur le rivage, et traîne à grands pas notre lourde embarcation. Il fait bon voyager ainsi. Et dire que nos gens, aux Trois-Rivières, croient que nous faisons un voyage de misère dans les missions du Saint-Maurice ! À notre départ, Monseigneur entonne l’Ave maris stella, et réunis en cercle autour de lui, nous l’aidons du mieux que nous pouvons à chanter les louanges de la Mère de Dieu. Nous sommes à chanter ainsi, quand nous passons vis-à-vis l’embouchure de la rivière Caribou.

Ô rivière Caribou, tu fais bien la douce pendant la saison de l’été, tu n’es maintenant qu’un petit filet d’eau qui ne remue pas un grain de sable, mais nous te connaissons : quand vient le printemps, tu deviens un torrent furieux, tu roules des masses de sable, tu déracines les grands arbres, et tu les traînes aussi facilement que des fétus. Je ne trouve rien de beau ni dans ton cours, ni sur tes rives, tu ne peux que nous effrayer dans tes moments de colère, tu n’es vraiment qu’une nuisance publique. Adieu, rivière Caribou.

Le cheval fait monter notre chaland avec rapidité. Mais j’entends mon lecteur me dire : Que faites-vous quand les rochers se rendent jusqu’à l’eau profonde, ou quand il y a des obstacles sur le rivage ? C’est tout simple : nous faisons monter le cheval dans le chaland, et alors nous avons six hommes forts qui, avec leurs longues perches, nous font certes bien avancer sur la rivière. Dès que la grève paraît propice, le cheval redescend et continue à nous traîner, pendant que nos hommes se reposent.

Bien souvent l’obstacle n’est qu’un arbre renversé par le vent : on essaiera alors de passer dans la rivière pour détourner l’obstacle ; le cheval aura peut-être de l’eau pardessus la croupe, le cavalier aura les deux jambes entièrement plongées dans l’eau, mais tout cela est peu de chose ; on passe et le voyage se continue paisiblement.

Nous arrêtons un instant chez M. Grandmont, le propriétaire du chaland où nous voyageons.

M. Robert Grandmont vient de la paroisse de Saint-Stanislas. Se trouvant ruiné, et voulant cependant, comme un homme de cœur, avoir son petit domaine à lui, il est allé s’enfoncer dans la Matawin. Il ne le regrette pas ; il ne dépend de personne, et la terre où il est lui donne le pain de sa famille. Il ne désire qu’une chose maintenant, mais celle-là, il la désire avec une grande ardeur : c’est la présence d’un prêtre à la Grande-Anse ou à la Rivière-aux-Rats. Voyez-vous, il est père de dix enfants, et il voudrait bien les élever tous dans la pratique de notre sainte religion. Il s’en est ouvert à Monseigneur lui-même, et, par la réponse qu’il en a reçue, nous croyons pouvoir lui prédire que, dans un temps qui n’est pas éloigné, il verra ses justes désirs accomplis.

Monseigneur bénit M. et Mme Grandmont avec leur nombreuse famille ; et nous nous hâtons de repartir. Une grande partie de cette famille, cependant, nous accompagne à la Grande-Anse. L’une des filles apporte avec elle son accordéon ; nous voilà donc avec un instrument de musique ! Vraiment nous regorgeons de bien.

La rivière de la Bête-Puante vient ici se jeter dans le Saint-Maurice : il faut croire qu’il y a sur ses rives un grand nombre de ces bêtes intéressantes qui jettent de l’eau d’odeur à leurs ennemis.

Mais quel amas énorme de gros cailloux intercepte en partie le cours de notre fleuve ! Il est donc vrai que les eaux ont emporté toutes ces pierres-là et les ont ainsi arrondies ! Ah ! dans certains temps, le Saint-Maurice est une terrible rivière !

Voici cependant une merveille plus étonnante encore : c’est la montagne de l’Oiseau. On dit qu’elle est moins haute que celle des Maurice, mais il y a certainement peu de différence, et elle est beaucoup plus à pic. Imaginez-vous un mur de 900 pieds de hauteur, avec de grands arbres sur son sommet, pour montrer qu’il est bâti depuis des siècles, vous aurez une idée de la montagne de l’Oiseau. Ce grand mur massif, dont les flots du fleuve baignent tristement le pied, a l’air d’un immense donjon, bâti par le roi du Saint-Maurice. Écoutez, n’entendrions-nous pas des plaintes sorties de cette masse sombre ? On l’appelle montagne de l’Oiseau, sans doute pour dire que les oiseaux seuls peuvent la gravir.

Il y a toute une légende à propos de cette montagne. M. Elzéar Gérin, dont les lettres canadiennes déplorent la mort prématurée, en parle ainsi dans le récit d’un voyage qu’il faisait sur le Saint-Maurice en 1851 :

« Décidément les premiers voyageurs avaient de l’imagination. La montagne qui s’élève devant nous et qui semble fermer le St-Maurice, ils l’ont appelée Mont-L’oiseau et prétendent qu’elle a la forme d’un oiseau. Alors c’est un oiseau qui n’existe plus, ou bien les ravages du feu sur la crête de la montagne l’ont bien défigurée. N’importe, c’est un des pics les plus élevés du St-Maurice. Il a du reste de la réputation dans les annales de la fantasmagorie.

« La plupart des voyageurs vous assurent qu’il est impossible de camper au pied de cette montagne. La nuit, disent-ils, on entend des bruits de chaînes et des craquements d’os froissés l’un contre l’autre, comme si des squelettes se battaient entre eux. Des hommes qui ont essayé de camper là m’ont assuré qu’ils avaient entendu tous ces bruits-là et n’avaient pu fermer l’œil de la nuit. Mais d’où vient cela, dis-je à l’un d’eux ? Quelle explication donne-t-on ? Pourquoi les esprits frappeurs ou les revenants hantent-ils cette place plutôt qu’une autre, le Mont L’Oiseau plutôt que le Mont-Caribou ? Une tradition assez vague rapporte que plusieurs hommes auraient été assassinés en cet endroit, et alors, ajoutent-ils, vous savez qu’on ne peut jamais dormir tranquille sur le lieu de sépulture d’un homme assassiné.

« Je donne ces faits pour ce qu’ils valent. Les uns y croiront, les autres en riront, mais il n’en restera pas moins vrai que c’est la croyance générale dans le St-Maurice que le pied du Mont-L’oiseau est hanté par des êtres mystérieux. Si vous êtes sujet à avoir la chaire de poule, n’allez pas vous coucher au bas de cette montagne. » (Revue Canadienne, 1872).

Un homme sage, qui formait partie de notre expédition, a réduit, sans doute, notre légende à ses justes proportions, en nous disant que les oiseaux de nuit se réunissent en grand nombre sur cette montagne, et que leurs cris empêchent souvent les voyageurs de dormir.

Cependant Mgr nous annonce qu’il va nous chanter un cantique en sauvage, sur l’air « Travaillez à votre salut. » Nous prenons sur notre calepin le refrain de ce cantique, et à la fin du premier couplet nous pouvons répondre bravement :

Mizi kekway e mayatak
Naspits iyekatenamouk.

Comme Monseigneur a chanté ce cantique bien des fois pendant notre voyage, nous allons le transcrire avec la traduction littérale. Nous devons dire, cependant, que Monseigneur entremêlait généralement les couplets de ce cantique à ceux du cantique « Travaillez à votre salut, » de manière à nous faire répondre alternativement en français et en sauvage.

CANTIQUE CRIS SUR LE SALUT.

Air : Travaillez à votre salut.

1
Nanagataweyitamouk
Manito ot itasiwewin,
Kiyawaw e ayamihayek
Peyatik wi ijiwebisik.
REFRAIN.
Mizi kekway ce mayatak
Naspits iyekatenamouk. (bis)
2
Ka wi manitokasoyek,
Naspits ki matchitotenawaw ;
Peyakow-kije-Manito,
Wiya piko omamtomik.
Mizi kekway, etc.
3
Ozam e kitimahisout,
Awiyak e kihiskwebeskit,
Wawats e pichigwatisit,
Wawats e nitta kichiwachit.
Mizi kekway, etc.
4
Ayiman matchimanito,
Kakike kihtchi witapimit ;
Ekagwataweyitamik,
Kakike ichkoutek e ayak.
Mizi kekway, etc.

TRADUCTION.

1
Méditez souvent
Dieu sa loi,
Vous qui priez,
Sagement veuillez vous conduire.
Refrain
Toute chose qui est mauvaise,
Fortement éloignez-la.
2
Vous qui faites les Dieux (qui jonglez),
Beaucoup vous faites mal ;
Il est un, le Parfait Esprit,
Lui seulement, ayez-le pour Dieu.
Toute chose etc.
3
Trop il se rend misérable
Celui qui est ivrogne,
Et aussi celui qui est impudique,
Et aussi celui qui se fâche.
Toute chose etc.
4
C’est dur le mauvais esprit
Toujours que l’on soit avec lui ;
Que l’on soit tourmenté,
Toujours que l’on soit dans le feu.
Toute chose etc.

Une grande joie, je vous le dis, règne dans la mission de la Grande-Anse. Partout des coups de fusil, partout des pavillons français que plusieurs font jouer sur leurs mats, à notre passage, pour nous saluer ; et nos hommes qui ne sont pas des nigauds, saluent avec notre grand pavillon, comme on fait sur les vaisseaux d’outre-mer. Cinq barges et un canot d’écorce sont à notre suite. De la Grande-Anse, une autre barge, bien chargée, vient audevant de nous, et nous attend chez M. Pierre Fortier.

Enfin nous voici en face de la ferme de feu M. Théodore Olscamp ; c’est l’une des plus belles fermes du Saint-Maurice. Elle est occupée aujourd’hui par M. Télesphore Pelletier, gendre de M. Olscamp. Elle va être vendue bientôt ; espérons que M. Pelletier l’achètera, afin de continuer les traditions de religion et d’hospitalité de son beau-père.[3]

Nous comprenons facilement pourquoi on appelle cette mission-ci la Grande-Anse ; vis-à-vis la ferme de M. Olscamp, où se trouve la chapelle, le fleuve s’élargit en demi-cercle, et forme une anse des plus grandes et des plus belles que l’on puisse voir.

Nous sommes donc au terme du voyage de ce jour ; nous abordons chez M. Pelletier, où nous sommes accueillis de la façon la plus cordiale.

La maison, bâtie par M. Olscamp, est très confortable et très spacieuse. On voit que ce chrétien voulait se mettre en état d’exercer une hospitalité aussi large que son cœur était généreux. Mais il a surtout donné la mesure de son esprit de foi et de sa générosité, en bâtissant, à ses propres frais, une jolie chapelle de 35 pieds sur 25. Cette chapelle est très gaie, et elle suffit amplement pour la mission. À l’intérieur il n’y a pas de voûte ni d’enduits, mais l’autel est fait avec beaucoup de goût. Personne ne nous reprochera de dire que c’est l’ouvrage de M. Pelletier lui-même. Devant l’autel se trouve une belle lampe donnée par M. Neilson des Trois-Rivières.

À la Grande-Anse on se croirait au milieu d’une vieille paroisse, et l’on oublie volontiers que l’on est si loin de la ville. La mission prend ici un caractère de solennité qu’elle n’avait pas ailleurs, à raison du local qui se prête mieux aux cérémonies religieuses, mais tout se fait dans le même ordre et de la même manière que dans les deux missions déjà visitées. Monseigneur parle aussi à peu près dans les mêmes termes.

Chez M. Pelletier nous avons un grand salon, des chambres à coucher, un grand réfectoire qui peut convenir à un évêché, et des mets assez bien préparés pour donner du dépit à nos ménagères trifluviennes.

Après le souper, nous allons faire une petite excursion de pêche ; Monseigneur est de la partie. Nous traversons le fleuve, et nous rapprochant d’une petite crique, nous faisons quelques tours en traînant une ligne ; mais hélas ! il fait déjà trop sombre, le poisson ne mord pas. Cependant un doré qui avait peut-être meilleure vue que les autres, saisit l’hameçon ; on se hâte de tirer la ligne, et le poisson paraît hors de l’eau, mais alors il s’échappe. Nous revenons les mains vides. Il faut dire que nous commencions à nous accoutumer à cela ; combien de fois notre bon petit Nestor n’a-t-il pas jeté sa ligne à l’eau pendant notre voyage, mais il y avait toujours d’autres vaisseaux derrière le nôtre, et, par suite de cela, il prenait toujours des poissons d’avril, autrement dits des petits riens tout neufs.

Nous gagnons bien vite notre lit après cette pêche infructueuse, et nous nous vengeons en dormant sur les deux oreilles. Oh ! qu’on dort bien à la Grande-Anse !

Je dis la messe à cinq heures et demie, et M. Prince la dit après moi. Nous avons pour la servir le jeune Joseph Olscamp, frère de Madame Pelletier. Monseigneur, comme à l’ordinaire, dit sa messe à sept heures et demie.

C’est M. Prince qui rompt le pain de la parole au bon peuple de la Grande-Anse ; il prêche sur le blasphème.

Monsieur le curé dit la dernière messe, pendant laquelle Monseigneur fait encore seul les frais du chant, toujours avec le même succès. Monseigneur confirme ensuite 26 personnes ; 47 personnes avaient reçu la sainte communion.

À la fin de son entretien sur le Saint-Esprit, Monseigneur met la mission sous le patronage de S. Théodore, en mémoire de M. Théodore Olscamp, fondateur de la chapelle et premier colon de la Grande-Anse. Et la cérémonie se termine par la bénédiction solennelle.

Quand nous étions allé prendre une tasse de café après notre messe, Madame Pelletier avait bien voulu nous chanter la complainte sur la mort de son père. Ce ne fut pas sans de terribles serrements de cœur, mais elle tenait à nous la faire entendre. Le chagrin causé par cette mort est pour elle un de ces choses que le cœur ne peut oublier, tant qu’il n’a pas cessé de battre. Ah ! quelle perte la mission tout entière de Saint-Théodore n’a-t-elle pas faite par la mort soudaine d’un tel bienfaiteur !

Mme Pelletier nous apprit plusieurs choses intéressantes concernant sa famille. Madame Olscamp fut la première femme canadienne qui alla résider dans le Haut Saint-Maurice. M. George Gouin qui l’avait fait monter à la Tuque, avait donné à ses gens l’ordre de voir à ce que cette première canadienne du Saint-Maurice ne manquât de rien. Monsieur Olscamp était alors contremaître, au service de M. Gouin. Pendant la deuxième année de son séjour à la Tuque, Madame Olscamp donna le jour à une fille ; cette fille qui porta le nom de Marie devint Mme Pelletier. Madame Pelletier est donc la première canadienne qui soit née dans les missions du Saint-Maurice.

Saint-Théodore de la Grande-Anse renferme 90 âmes, 16 familles catholiques, 1 famille protestante, et 46 communiants. Tous les habitants sont cultivateurs. Monseigneur fit les présents d’usage à la famille Pelletier et à tous ceux qui nous avaient rendu quelques services. Nous prîmes le diner à onze heures et demie, et à midi et un quart nous étions prêts à partir pour une nouvelle course de quatre lieues, vers la Rivière-aux-Rats.


À LA RIVIÈRE-AUX-RATS

Un bon nombre de personnes montent avec nous dans le chaland, entr’autres Monsieur et Madame Pelletier, et nous partons à midi et un quart. Nous passons bientôt l’île aux Noix, où nous remarquons effectivement de superbes noyers ; l’île aux Pierres, dont le nom s’explique assez par lui-même.

Notre cheval fournit bravement sa route sur le rivage. Il y a des obstacles nombreux ; il les évite, soit en gravissant la côte, soit en entrant dans le courant du fleuve. Mais en un certain endroit il y a plusieurs arbres entassés les uns sur les autres, et sur ce monceau l’eau du printemps a déposé une couche de terre. Le cavalier a cru pouvoir franchir ce nouvel obstacle ; il lance son cheval, et voit la pauvre bête s’enfoncer entre les troncs d’arbres. Le cheval faisait des efforts terribles, et s’enfonçait de plus en plus. Alors nous approchons du rivage, et une dizaine d’hommes de notre suite s’élancent à terre ; ces hommes forts éloignent quelques troncs d’arbres, préparent une sortie assez facile, et après quelques minutes notre cheval était déjà prêt à continuer sa route.

Nous allions entre deux rangs de grands arbres et de hauts rochers, quand nous commençâmes à entendre de nombreuses décharges d’armes à feu : on nous dit alors que nous arrivions chez M. George Adams. Ce monsieur possède des carabines à seize coups ; on peut bien avec cela simuler la présence d’un régiment tout entier. Nous faisons ici une petite halte.

M. George Adams est protestant, mais son épouse, Olive Dontigny, est catholique. Monsieur le curé avait été averti de la naissance d’un enfant dans cette famille, et comme la mère n’était pas assez bien portante pour venir à la mission, il avait promis de baptiser le nouveau-né à la maison, à son prochain voyage. Il invita Monseigneur Laflèche à faire le baptême lui-même, et cette invitation fut acceptée avec plaisir. Tous ceux qu’il y avait dans le chaland montèrent chez M. Adams, à la suite de Monseigneur ; la famille de M. Louis Blackburn, une famille canadienne française, malgré son nom britannique, vint s’unir à nous, et nous formâmes ainsi un cercle considérable autour du vénérable évêque qui commença immédiatement le baptême. L’enfant, une jolie petite fille, reçut le nom d’Alice Isabelle ; Madame Adams la portait elle-même au baptême, et les parrains étaient Monsieur et Madame Pelletier de la Grande-Anse. Monseigneur fit d’importantes recommandations aux parrains et à la mère, puis nous retournâmes à notre chaland. Les coups de carabine commencèrent de nouveau à retentir ; les effets d’écho sur les grands rochers voisins étaient saisissants.

Notre chaland est en marche, et nous passons bientôt à l’embouchure de la petite rivière Batiscan. Il y a sur les bords de cette rivière de belles terres à coloniser ; mes chers lecteurs, n’oubliez pas cela, je vous en prie.

Mais quelle est cette pointe qui s’avance ici dans le fleuve ? On nous répond que c’est la pointe de Sintamaskine. Ce nom sauvage, probablement un peu défiguré par les canadiens, signifie, paraît-il, l’action de se baisser. C’est ici qu’autrefois les guerriers venaient se mettre en embuscade ; ils se baissaient au pied des grands arbres, puis ils tombaient d’une manière inopinée sur leurs ennemis qui débouchaient par la petite rivière Batiscan. D’après les traditions des voyageurs du Saint-Maurice, quarante hommes auraient été tués sur cette pointe dans un combat meurtrier contre les Iroquois.

L’histoire est-elle d’accord avec la tradition ?

Nous permet-elle de préciser en quelle année eut lieu cette terrible rencontre ? En consultant nos vieilles annales, nous croyons trouver qu’il s’agit ici d’une scène navrante qui se déroulait en 1661. Voici dans quels termes les Relations des Jésuites racontent ce fait mémorable.

« La bourgade des Trois-Rivières n’a pas eu meilleur traitement. Le cœur lui saigne encore de la perte qu’elle a faite, presque en même temps, de quatorze français enlevés tout à la fois, et d’une trentaine de sauvages du pays des Poissons-Blancs, nos alliés qui, allant en traite avec deux français dans les terres, firent rencontre de quatre-vingts iroquois, contre lesquels ils se battirent vigoureusement, pendant deux fois vingt-quatre heures que dura ce combat, mais avec tant de chaleur qu’ils se laissèrent percer de coups plutôt que de se rendre, aimant mieux se voir glorieusement ensevelis dans leur propre sang que dans les feux des Iroquois. Les femmes mêmes ne cédaient pas aux hommes en courage ; elles n’épargnaient rien pour se faire tuer, plutôt que de tomber vives entre des mains qui leur devaient faire souffrir autant de morts qu’ils leur donneraient de jours à vivre. Tous étaient animés par la vue d’un des deux français, fils de Monsieur Godefroy, qui signala son courage par une longue et généreuse résistance ; il soutint le choc des ennemis avec une hardiesse qui le faisait paraître comme invulnérable, au milieu du feu continuel que faisaient sur lui les ennemis, ne cessant d’encourager les siens et par paroles et par exemple, jusqu’à ce que, tout couvert de plaies dont plusieurs étaient mortelles, il tomba sur son sang et se traîna, comme avaient fait les autres, à un tas de morts, pour rendre le dernier soupir entre les bras de ses généreux compagnons. En ce combat qui fut sanglant aux ennemis, puisque vingt-quatre y sont demeurés sur la place, tous nos algonquins firent merveille jusqu’au dernier soupir, et sans une mésintelligence qui se trouva entre les chefs, la victoire leur fût sans doute demeurée. La nouvelle de cette défaite fut peu après portée aux Trois-Rivières, par un des prisonniers qui s’échappa de la captivité et des feux. »

Il est certain que les endroits si paisibles où nous sommes en ce moment ont été jadis le théâtre d’un grand nombre d’escarmouches sanglantes, lorsque les Iroquois se jetèrent sur les tribus du Nord comme des loups sur un troupeau de brebis. Il arrivait souvent que les partis de guerre se rendaient sur le Saint-Maurice par la petite rivière Batiscan, aussi les Algonquins conservent-ils le souvenir de ces épreuves d’autrefois en l’appelant, aujourd’hui encore, Innétopalékanangue, la rivière des combats.

Non loin de la pointe dont nous parlons, il y a une montagne qui porte aussi le nom de Sintamaskine, et qui rappelle un peu celle de l’Oiseau. Dans le flanc de cette montagne, les pierres, vues sous un certain jour, donnent une image assez nette d’une personne et d’une paire de raquettes. Tiens, cela nous met en mémoire une petite histoire de chasseur, que quelques-uns rapportent à la montagne de Sintamaskine. C’est le chasseur lui-même qui parle : Je poursuivais, dit-il, un grand caribou, et mon bon chien de chasse était sur le point de le saisir, lorsque le caribou, arrivant au bord de la montagne, se jette tout simplement en bas ; mon bon chien le suit sans hésiter. Moi qui courais, en raquettes, à une petite distance, j’arrive presque immédiatement après eux, et, dans mon empressement à poursuivre mon gibier, je m’élance aussi en bas. C’était bien inutile : je trouvai le chien et le caribou en charpie au pied de la montagne ! — Et vous, père ? — Eh bien ! en tombant, j’ai cassé le talon de mes raquettes.

Écoutez, mon cher lecteur, je n’ai pas vu sauter ce chasseur, et les débris des deux animaux ne sont plus là, mais vous ne voudrez pas suspecter la parole d’un chasseur du Saint-Maurice. Tout de même, je puis bien gager que vous et moi, si nous eussions sauté d’une hauteur de 850 pieds et au-delà, nous nous serions égratignés un peu.

Mais des cris de joie et des applaudissements retentissent : c’est une barge de la Rivière-aux-Rats qui vient audevant de nous, chargée de monde, et qui se met à notre suite pour nous faire escorte.

Nous étions trente-six personnes dans notre chaland, mais chez M. Ovide Dontigny six personnes montent avec nous, nous sommes donc maintenant quarante-deux.

Pendant notre voyage il y a chant de cantiques et d’hymnes sacrés, récitation du chapelet, etc. Et comme les chants profanes ne sont pas défendus, surtout quand on a le cœur bien en joie, notre servant de messe se permet de chanter

Allouette
Jolie gentillette,
Allouette, je te plumerai.

Il lui plume jusqu’aux griffes, ce qui est considéré comme une opération difficile.

Bien d’autres chants retentirent, entremêlés parfois de quelques airs d’accordéon ; mais selon une règle invariable, tout dut se terminer par l’Ave Maris stella.

Nous arrivons à la Rivière-aux-Rats vers six heures du soir, Il y a ici une jolie chapelle élevée par les soins de M. l’abbé Moïse Proulx, en 1869, au moyen de contributions recueillies dans les chantiers, et d’un peu d’argent reçu de la Propagation de la Foi. M. Ovide Dontigny en fut le constructeur. Elle nous a paru un peu plus grande que celle de la Grande-Anse (bâtie en 1873), et de plus elle est surmontée d’un clocher ; mais hélas ! la cloche est encore absente. Quand donc entendra-t-on, le long du haut Saint-Maurice, cette voix sainte de la cloche qui chante, trois fois le jour, les louanges de Jésus et de Marie ? En attendant, on voit dans la chapelle trois statues magnifiques : celle du Sacré-Cœur, audessus de l’autel, celle de la S. Vierge, du côté de l’Épitre, et celle de S. Joseph, du côté de l’Évangile.

Nous nous dirigeons donc vers la chapelle, et la mission s’ouvre avec une grande solennité. C’est ici que nous avons l’assistance la plus nombreuse, parce qu’il nous est venu un bon nombre de personnes des missions voisines. Après avoir donné la bénédiction solennelle, et expliqué, comme ailleurs, ce que sont les indulgences de l’Église, Monseigneur presse les gens de se rendre à bonne heure pour les confessions, car nous aurons demain une longue route à faire.

Auprès de la chapelle de la Rivière-aux-Rats, il y a plusieurs maisons, un commencement de village. Le paysage, ici, est tout-à-fait charmant. En face de la chapelle, de l’autre côté du Saint-Maurice, on voit l’entrée de la rivière aux Rats et celle de la rivière Wastaneau ou Wessaneau, qui se trouvent à une douzaine d’arpents l’une de l’autre, et surtout on voit les bâtiments de la grande ferme de M. John Baptist. Ces bâtiments si nombreux et si bien entretenus ressemblent à un petit village bien propret.

Comme j’ai coutume de donner l’origine des différents noms que nous rencontrons, je vous dirai que le nom de rivière aux Rats vient nécessairement des rats d’eau que l’on y trouve, et non des rats de grange qui n’ont pas encore paru dans ces endroits éloignés. Quant au nom de la rivière Wastaneau, je n’ai pu rien découvrir à son sujet.

Après la cérémonie, nous nous retirons chez M. Hercule Desilets, à une dizaine d’arpents au nord de l’église. Nous trouvons dans cette famille la bonne hospitalité canadienne : excellent souper aux omelettes, gâteaux de choix, sirop de framboise que nous recommandons à ceux qui n’y auraient pas encore goûté.

Après le souper, Mlle Mary Jane Smith, une orpheline, vient faire à Monseigneur une offrande généreuse de cinq piastres. Monseigneur la remercie, en la félicitant de son bon cœur. Il y a des âmes qui trouvent leur bonheur à donner et à se sacrifier, remarquons-les quand nous les rencontrons, car elles deviennent rares dans le monde.

La maison où réside M. Desilets, ci-devant occupée par M. X. Normandin, est très grande et nous donne un bon logement pour la nuit.

Le lendemain, nous n’étions pas prêts à nous rendre à l’église aussi vite qu’il aurait fallu ; nous payerons ce retard quand nous arriverons à la Tuque. M. Prince dit la première messe et moi la seconde. Monseigneur, comme les jours précédents, dit la troisième messe ; et ensuite je suis appelé à donner le sermon. Je monte dans la chaire, la première que nous ayons trouvée dans le Haut Saint-Maurice, et je parle des péchés de la langue. C’est un sujet qui regarde tout le monde.

Quarante-sept personnes ont reçu la sainte communion, et vingt-sept reçoivent le sacrement de confirmation.

Monseigneur a donné à la mission de la Rivière-aux-Rats le nom de Saint-Jean-Baptiste, et cela pour deux raisons : 1o parce que S. Jean-Baptiste est le patron des Canadiens-Français, et que, cependant, aucune paroisse de notre diocèse n’était encore sous son vocable ; 2o parce que le plus ancien résidant de l’endroit est Jean-Baptiste Hennesse[4], qui demeure encore aujourd’hui tout près de la chapelle.

Monseigneur fit son discours d’adieu, et termina par la bénédiction solennelle. Il rappela au peuple que nous sommes ici à l’extrémité du diocèse des Trois-Rivières ; en effet, le prochain poste que nous visiterons se trouve dans le vicariat apostolique de Pontiac.

La population de Saint-Jean-Baptiste de la Rivière-aux-Rats est paisible et religieuse. Elle renferme 81 âmes, 14 familles catholiques, 1 famille protestante, 52 communiants. Sur 15 chefs de famille, il n’y en a que 7 qui soient cultivateurs.

Le plus ancien colon fut Jacques Naud (ou Neault), qui demeurait à droite de la chapelle, dans une maison qui vient d’être démolie.

Avant de partir, Monseigneur alla faire visite à Jean-Baptiste Hennesse, un sauvage très vieux et très malade. Le vieillard pleurait en demandant la bénédiction. Monseigneur s’entretint familièrement avec lui et avec les autres membres de la famille, quelquefois en employant la langue crise, que ces sauvages comprennent, bien qu’ils parlent un dialecte un peu différent. Nous avons remarqué une réflexion de Jean-Baptiste Hennesse : Le gouvernement, disait-il, défend tout maintenant ; il défend la chasse, il défend la pêche ; comment veux-tu que les Sauvages vivent ?

Nous reviendrons sur ce sujet qui intéresse aussi les nouveaux colons.

Nous traversâmes ensuite à la ferme de M. John Baptist. Cette ferme est tenue par M. Alexander Adams, qui a sous ses ordres une équipe de 13 hommes tous catholiques. Il récolte une grande quantité d’avoine, et plus de 30,000 bottes de foin sur cette terre magnifique.

Monseigneur entra d’abord chez M. Adams, où il fut très bien reçu ; mais il voulut ensuite visiter les treize hommes à gage, qui résident dans une maison à part, où ils forment comme une communauté. M. Adams avait mis généreusement ces hommes en congé pour le temps de la mission. Monseigneur les bénit avec affection, et leur fit des recommandations toutes paternelles, qu’ils ne devront jamais oublier.

Après cette visite, nous nous hâtons de retourner chez M. Desilets ; Monseigneur fait sa distribution de souvenirs et de récompenses, nous prenons le dîner aussi promptement que possible, et nous partons pour la Tuque à midi et demi. C’est bien tard, car nous avons sept lieues à faire, et le trajet est un peu difficile.


À LA TUQUE

Notre diocèse est né coiffé. Dieu lui avait donné la coiffure des anciens Canadiens, la tuque traditionnelle ; comment donc lui a-t-elle été enlevée ? Vraiment, cela a dû se faire par mégarde, car La Tuque est inséparable des autres postes du Saint-Maurice. Elle n’a pas une grande valeur en elle-même, on y trouve peu d’habitants et presque pas de terre cultivable, mais elle a de la valeur pour nous en ce qu’elle complète le Saint-Maurice, qu’elle en est la clef et le fronton. Unir La Tuque à Pontiac, c’est lui donner l’apparence d’un champignon ; c’est mettre un fronton à la base d’un édifice. Nous croyons qu’un jour ou l’autre Monseigneur de Pontiac sera d’avis lui-même de nous la restituer, tant la division qui a été faite est peu naturelle.

En attendant, Monseigneur Laflèche, à la demande de Mgr Lorrain, fait desservir ce poste par ses prêtres, et il va, cette année, y faire la visite pastorale.

Toute la population de la Rivière-aux-Rats voudrait suivre son évêque ; le chaland s’emplit, et vous savez déjà qu’il peut contenir beaucoup de monde. C’est absolument comme du temps de Notre Seigneur. Il y en a de tous les âges et de tous les caractères, mais ils sont tous remplis de foi. Où cette population trouvera-t-elle à se loger ? Où trouvera-t-on de quoi la nourrir ? On ne s’occupe pas de cela. On va, on suit le représentant de Jésus-Christ. D’ailleurs on n’a réellement rien à craindre : ç’a été l’une des joies de notre voyage, de trouver le long du Saint-Maurice, toute vivante et religieusement pratiquée, l’admirable hospitalité des anciens jours. Hélas ! nous avions pensé qu’elle ne se trouvait plus que dans les récits des auteurs canadiens.

Nous avançons vers le nord en chantant l’Ave maris stella, et une masse de voix répète ce chant ancien et toujours nouveau.

Nous voici rendus chez M. Honoré Thibault : nous arrêtons quelques instants en cet endroit, car le cheval qui nous a traînés depuis notre départ doit être laissé ici, et c’est le cheval de M. Thibault qui nous mènera jusqu’à La Tuque.

Monsieur Thibault avait construit sa maison à une assez bonne distance du Saint-Maurice et dans un endroit élevé ; eh bien ! le printemps dernier, le fleuve se mit à ronger sournoisement la côte, et avec une malice tout humaine, il fit une excavation affreuse et à la fin culbuta la maison. Nous considérons cette œuvre malicieuse et nous en sommes réellement étonnés. Il a donc fallu que le brave colon allât se bâtir un peu plus loin, mais cette fois je pense qu’il n’a rien à redouter de la fureur des flots.

Allons ! à bord tous ceux qui viennent à La Tuque, nous partons à l’instant.

L’endroit le plus difficile à franchir est maintenant le rapide Croche, qui est à deux lieues de la Rivière-aux-Rats. Le fleuve s’engouffre ici entre des rochers, et il suit une pente rapide, en décrivant une esse. Force nous est de prendre le cheval dans notre vaisseau, comment donc remonterons-nous ce courant ? Trois jeunes gens volent sur le rivage, ils grimpent sur les roches vives en tirant sur la cordelle, nos hommes, pendant ce temps, manient vigoureusement la perche, et en peu d’instants nous avons franchi le rapide. Un peu d’émotion, une variété piquante, point de fatigue du tout, voilà le résultat net pour les heureux passagers du chaland.

Ne laissons point passer sans la remarquer la crique du rapide Croche, car dix mille bûches de pin y ont été enterrées par un éboulement subit ; c’est donc une petite fortune qui est ensevelie en cet endroit.

Nous passons chez M. Lafrance où nous remarquons du magnifique blé bien mûr. Nos gens, qui savent tout prévoir, ont obtenu de M. Lafrance la permission de faire ici une provision de cerises ; ils peuvent emporter les cerisiers tout ronds s’ils le veulent. Courir à la côte et revenir chargés de cerises, c’est pour eux l’affaire d’un instant, et nous nous remettons en marche.

Un banc de sable qui barre presque complètement le fleuve nous rappelle les bancs de sable du Mississippi ; il y a d’ailleurs plus d’un rapport entre ces deux fleuves ; mais le Mississippi est sillonné de bateaux à vapeur, quand donc fera-t-on le même honneur au Saint-Maurice ?

La grande ferme de M. Luckeroff des Trois-Rivières s’offre à nos regards : c’est ici que l’on voyait la plus belle maison du Saint-Maurice, mais un incendie désastreux l’a détruite l’année dernière. Personne ne donne signe de vie sur cette ferme : M. Courteau, le fermier, nous a précédés à La Tuque ; il a agi sagement, comme nous le comprendrons encore mieux ce soir.

À notre gauche nous avons bientôt la pointe à la Madeleine. Cette pointe a pris le nom d’une sauvage de quelqu’importance qui y a souvent campé. Cette même sauvage a aussi donné son nom à une pointe qui forme aujourd’hui partie de la paroisse des Piles : le gouvernement d’alors, paraît-il, lui avait donné des terres en cet endroit.

Nous saluons de loin, sur notre droite, la petite rivière Bostonnais qui, avant de se jeter dans le Saint-Maurice, forme une belle chute de 200 pieds. Les deux rivière Bostonnais doivent leur nom à un métis qui était venu des États-Unis, et qu’on appelait pour cette raison Bostonnais. On sait que les Canadiens ont longtemps désigné sous ce nom tous les Yankees.

Mais vous resterait-il quelque doute à propos de ce nom de Bostonnais ? Alors faisons ce que nous avons fait pour le nom de Ménahigonse, consultons les Régistres des baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse des Trois-Rivières ? Nous ne chercherons certainement pas longtemps sans y trouver quelque chose.

Voici, en effet, ce que nous lisons au régistre de l’année 1823 :

Le dix-huit juin mil huit cent vingt trois, par nous vicaire soussigné a été baptisé Pierre Joseph né depuis quatre mois et quelques jours du légitime mariage de Jean-Baptiste Bostonnais abénaquis et de Marie-Anne Jeannot. Le parrain a été Pierre Delaunière, la marraine Émilie Delaunière qui n’ont su signer.

C. Th. Caron, ptre, vic.

Cela vous suffit, n’est-ce pas ? Ainsi, ces personnages qui vous paraissaient tellement anciens que vous auriez voulu jeter quelques doutes sur leur existence même, deviennent maintenant vos contemporains : les vieillards du Saint-Maurice ont pu les connaître, ils peuvent donc en parler avec connaissance de cause.

Mais voici l’île Longue, une île toute verdoyante, sur laquelle les gens de La Tuque viennent faire du foin. Nous ne sommes donc pas absolument éloignés de La Tuque.

Il commence à se faire tard, et pourtant il nous faut nécessairement faire une station ici. Au milieu de ses pêches infructueuses, notre bon petit Nestor s’était toujours écrié : c’est au lac à Quinn que nous prendrons notre revanche ! C’est là que nous tirerons de beaux brochets ! Eh bien ! ce lac à Quinn si longtemps désiré est sous nos yeux. Il a plutôt l’air d’un marais que d’un lac, mais le brochet fourmille entre les joncs qui voilent sa surface.

Ce petit lac doit son nom à M. J. Quinn, homme important de Québec, qui a fait le commerce de bois pendant plusieurs années sur le Saint-Maurice, et qui faisait paître ses chevaux ou récoltait du foin dans les environs de ce lac.

Nous mettons donc pied à terre auprès du lac à Quinn. S’il y a du poisson en cet endroit, il y a aussi une légion de cousins. Nous n’en avons pas vu du voyage, mais ici l’air en est rempli. Pendant que nous nous défendons bravement contre les maringouins, un de nos hommes descend un joli canot d’écorce qui se trouvait en travers sur le coqueron de notre chaland. Il est prêt à emmener deux passagers : en avant les pêcheurs ! M. Prince et M. Gravel montent dans le canot. Et Nestor Desilets ? Il se suce le pouce. Il y a des moments terribles dans la vie ! Voilà donc nos pêcheurs qui entrent dans le lac, et qui commencent à en faire le tour. J’ai un poisson à ma ligne, dit M. Prince : vous vous trompez, dit M. Gravel, c’est à la mienne qu’il est pris. On tire les lignes : oh ! le glouton de brochet ! il avait avalé les deux hameçons. Il surgit une question bien grave, savoir à qui appartiendra le brochet, et qui pourra se vanter d’avoir fait cette belle pêche. M. Gravel tire avec beaucoup de peine les deux hameçons du corps du brochet, dans son émotion il est prêt à faire chavirer le canot ; mais il constate avec regret que l’hameçon de M. Prince a été avalé le premier.

Les pêcheurs font deux fois le tour du lac, et M. Gravel prend un second brochet, beaucoup plus petit que le premier.

Nous trouvons qu’ils nous font perdre trop de temps, nous leur crions de s’en revenir, ou que nous allons les quitter là. Ils s’en reviennent, et montrent avec orgueil leur belle pêche. Nestor Desilets avait probablement désiré dans son cœur qu’ils ne prissent rien du tout. Demain, veille de l’Assomption, étant maigre et jeûne, M. Prince se félicitait d’avoir à présenter un si beau brochet à la maîtresse de la maison où nous recevrions l’hospitalité, Hélas ! ce poisson devait régaler les chats de Madame Lacroix de La Tuque. Mais qu’importe ! on pêche pour le plaisir de pêcher.

Le canot qui avait servi à nos pêcheurs se charge de cinq personnes qui retournent à la Rivière-aux-Rats. Adieu et bon voyage.

Nous repartons, et un peu après six heures nous apercevons La Tuque. C’est un cri général : La Tuque ! La Tuque ! les compagnons de Christophe Colomb n’ont pas crié plus fort : terre ! terre !

La Tuque est une montagne de forme ronde, un peu comme la montagne de Belœil, mais plus régulière. Elle a la forme de ces bonnets de laine que nous appelons tuques, mais d’une tuque bien enfoncée sur la tête de son propriétaire.

Nous faisons descendre le cheval sur l’île aux Goélands, et nous avançons rapidement. L’île aux Goélands est ainsi appelée parce que les goélands venaient autrefois y faire leur ponte. Ces temps sont bien loin de nous.

La nuit est venue, et nous n’avons encore que l’espérance de nous rendre bientôt.

Et vous étiez partis depuis le midi, me direz-vous, ah ! vous deviez être bien ennuyés de la route. — Pas du tout, mes chers lecteurs.

Un brave canadien qui a fait le voyage de l’Égypte, a fort intéressé Monseigneur en lui racontant les péripéties de ce long voyage. Il lui a dit, entr’autres choses, qu’à leur retour, pas un des 400 canadiens qui se trouvaient dans le même vaisseau, n’a été malade un seul instant sur la mer. En vain il s’éleva une tempête effroyable, en vain les matelots eux-mêmes pâlissaient de frayeur : plus les vagues étaient furieuses, plus la gaieté des canadiens augmentait. Nul d’entr’eux ne perdit un seul repas. Eh bien ! nous nous sommes montrés canadiens en cette circonstance ; quand vint le temps où il eût été naturel de s’ennuyer, la gaieté augmenta sensiblement. Monseigneur avait chanté des hymnes et des cantiques ; il avait dit le chapelet, fait la prière du soir. La nuit maintenant commençait à tomber, nos rameurs devaient être un peu las, c’était le temps des chansons. Sur l’eau, la fatigue s’enfuit au bruit des chansons. Monsieur Lebel nous en avait déjà chanté de gentilles, il continua sans se lasser. Monsieur le curé se mit de la partie, votre humble serviteur se mit de la partie, et plusieurs autres encore.

Ce soir-là, pour la première fois, nous avons entendu chanter la chanson de la Belle Françoise d’un bout à l’autre. Dans les chansonniers, le dernier couplet se lit ordinairement comme suit :

Ceux qui vous l’ont dit, belle, lon, gai,
Ceux qui vous l’ont dit, belle,
Ont dit la vérité, ma luron, lurette,
Ont dit la vérité, ma luron, luré,

et les chanteurs canadiens ont l’habitude de terminer aussi la chanson en cet endroit. Nous avons toujours trouvé qu’elle finissait ainsi d’une manière brusque. M. Lebel ajoute plusieurs couplets. Le beau marin donne l’ordre d’appareiller et il met à la voile. Quand il est en mer, il entend de loin le son des cloches : hélas ! ce sont les glas de la belle Françoise. Alors il revient au rivage, afin de la voir enterrer ; mais loin de se montrer touché de cette mort soudaine, il finit en disant qu’il voudrait voir son amante à vingt pieds sous terre. Certes, le mot de la fin est cruel. Cependant il s’accorde assez bien avec les mots :

Ceux qui vous l’ont dit, belle,
Ont dit la vérité,

qui sont loin d’être consolants pour le cœur de Françoise.

M. Ernest Gagnon, dans la seconde édition de ses Chansons Populaires du Canada, donne aussi une suite à la chanson de la Belle Françoise. Les deux amants se disent adieu, et le guerrier ajoute avec tendresse :

Je vous épouserai
Au retour de la guerre,
Si j’y suis respecté.

Les scènes de la mort, des glas et de l’enterrement de Françoise sont donc entièrement omises. Nous sommes portés à croire que la version de M. Lebel vaut beaucoup mieux, et que M. Gagnon lui-même l’eût préférée s’il l’eût connue avant de donner la seconde édition de son remarquable ouvrage.

Monsieur Gravel nous chanta cette chanson de menterie dans laquelle on s’engage à ne pas dire un mot de vérité, sous peine d’être pendu.

Il n’y en a pas un, en effet. La chose qui paraît la plus naturelle, c’est que les mouches au plancher de haut s’éclataient de rire, et vous voyez que ce n’est pas suffisant pour exposer la vie d’un homme.

Quand M. le curé chanta pour la dernière fois le refrain

Laissez-moi aller
Laissez-moi aller jouer,

volontiers nous lui aurions dit : Veuillez nous emmener avec vous, car nous aimerions à vous entendre chanter encore.

Il chanta aussi la chanson de Michaud qui était monté dans un pommier.

La branche a cassé
Michaud a tombé ;
T’es-tu fait mal Michaud ?
Non, non, non.

Il fallait entendre cela ! Un écrivain de théâtre dirait que cette chanson eut un succès fou.

Mais j’entends mon lecteur qui me dit : Vous, qu’avez-vous chanté ? Certes, je vous trouve bien curieux, ami lecteur. Je vous donnerai le catalogue de mes chansons une autre fois. Je puis bien vous dire, cependant, que la seule de ces chansons qui parut produire de l’effet a été :

Trois canards déployant leurs ailes,
Coin ! coin ! coin !

Un chant sublime, comme vous voyez. De plus, j’ai constaté une chose très honorable pour moi : De tous ceux qui ont élevé la voix en cette circonstance, c’est moi qui chantais le plus mal, et de beaucoup encore, Il y a toute sorte de manières de s’illustrer.

Quelques-uns ou quelques-unes ont chanté, comme à la sourdine, des chansons où il y avait des mots un peu tendres : Monseigneur eût préféré que celles-là n’eussent pas été chantées, et il l’a dit formellement le lendemain. Mais pour ce qui regarde la conscience, je me porte garant qu’il n’y a pas eu un péché véniel de commis. La gaieté fit commettre quelques imperfections, voilà tout.

On fait descendre le cheval sur la rive sud-ouest. Il fait horriblement noir, mais nos guides connaissent si bien ce pays. Des détonations retentissent : on nous attend à La Tuque.

Enfin nous débarquons ; il passe neuf heures, et il nous faut maintenant faire un trajet d’un mille, à pied, dans de très-mauvais chemins, M. Thompson des Trois-Rivières et M. Jean-Baptiste Tessier sont les premiers à nous souhaiter la bienvenue. Nous passons au milieu des gens attroupés, et nous commençons immédiatement le voyage. M. Thompson et M. Tessier portaient chacun un fanal : ils nous éclairaient avec un soin extrême, et nous prévenaient dès qu’il y avait un endroit un peu difficile à franchir. Quant à ceux de notre caravane qui se trouvaient à marcher loin des lumières, ils sentirent plus d’une fois l’eau boueuse inonder leurs chaussures, et firent nécessairement plus d’un faux pas.

Monseigneur marchait le premier, et il fit le trajet aussi allègrement qu’un jeune homme.

Tout ce chemin que nous parcourons a été balisé par les soins de M. Thompson.

Nous arrivons à la maison du gouvernement, maison vaste et propre à recevoir une caravane comme la nôtre. Madame Lacroix (son mari, François Lacroix, est employé à la Grand-Mère) nous accueille avec une grande politesse. La table se met, et nous soupons à neuf heures et trois quarts. Après le souper, les jeunes gens, pour montrer sans doute qu’ils n’étaient pas fatigués, font sonner l’accordéon d’une manière réjouissante. Monseigneur leur fait annoncer que ce n’est plus le temps de faire de la musique, mais bien de se reposer et de dormir. Il y a encore quelques éclats de rire, puis le silence se fait. Madame Lacroix a emmené les filles et les femmes avec elle, et les hommes forment des dortoirs à leur guise. Plusieurs couchent sur le lit moelleux des frères Trappistes ; heureux encore s’ils peuvent avoir un oreiller pour se soulever un peu la tête.

Avouons que quelques-uns dorment un peu par cœur. L’un crie : tu m’écrases le pied. Un autre trouve qu’on va le défoncer, car il y a un compagnon qui joue des coudes. Un autre a voulu déranger son oreiller, et en se recouchant il donne du menton dans l’œil de son voisin. Néanmoins, quand l’aurore a paru, tout ce monde est allègre et dispos.

Nous n’avions pu monter nos effets de chapelle le soir ; ils étaient restés chez M. Bourassa, près du rivage où nous avions abordé. Mais, dès cinq heures du matin, M. Thompson les envoyait chercher, en traîneau, s’il vous plaît. M. Gravel se met donc à préparer l’autel et les ornements pour la messe. Je dis la première ; M. Prince dit la seconde, et Monseigneur fait du chant à cette messe. Comme la mission n’a pu commencer hier soir, Monseigneur se charge seul de la prédication : il parle près d’une heure et ensuite il dit sa messe. Le nombre des communions est en tout de 36, ce qui est beaucoup pour la mission peu nombreuse de La Tuque. Après l’action de grâces, Monseigneur dit aux gens d’aller se reposer, et pendant cette récréation Monsieur le curé dit sa messe, à peu près seul avec son servant. Ensuite Monseigneur fait entrer le peuple : il chante un cantique et confirme 15 personnes. Il leur parle encore une fois, puis il termine la mission comme à l’ordinaire, par la bénédiction solennelle.

Que le métier d’historien est pénible parfois ! Il faut que je m’accuse de n’avoir pas assisté à la cérémonie de la confirmation. Où étais-je pendant ce temps ? J’admirais la situation de la maison qui est juchée sur le rocher, en face de La Tuque et de la chute dont on entend le murmure. Je regardais ce beau mat qu’on a planté devant la porte, et qui est surmonté d’un grand pavillon. Je descendais la côte, et j’allais, malgré les attaques des maringouins, examiner de près les trois cascades de la chute, grimpant à travers les roches escarpées, mangeant des bleuets sans penser que c’était jeûne, courant ici et là, et constatant à la fin que la deuxième cascade est la plus belle.

Je vois bien ce qui me pend au bout du nez : pour me punir du mauvais exemple que j’ai donné, vous m’imposez l’obligation de décrire la chute. Il n’y a rien que je ne fasse pour obtenir mon pardon. À l’œuvre donc, puisqu’il le faut.

Le Saint-Maurice, venant de Montachingue, roule ses flots noirs avec une grande majesté ; il est profond, c’est le roi du Nord qui s’avance. Mais tout à coup une montagne, La Tuque, se rencontre juste sur son passage ; voilà deux majestés en présence ; il y a combat, mais il faut bien que le fleuve cède. Il se détourne à regret, et trouve à côté de la montagne un passage de quelques pieds seulement. Quoi ! un si petit espace pour le roi du Nord ! Deux rochers s’élèvent de chaque côté, impassibles dans leur masse, et le fleuve est obligé de se contenter de l’espace qu’on lui laisse. Il s’enfle, il gronde, puis il se précipite avec fracas et forme la première cascade. Ses flots ne sont pas encore apaisés, qu’une arête de rocher se trouve encore sur son passage : il frappe, il bondit, il s’irrite, mais le rocher tient bon, et le fleuve est obligé de sauter lourdement pardessus l’obstacle. Il écume de rage, et pendant l’espace d’un arpent, il lance son onde vers le ciel en jets multipliés, comme pour menacer encore le rocher si dur qu’il vient de rencontrer. Cependant il lui faut faire un troisième et dernier saut ; alors on ne lui voit plus cette majesté qu’il déployait à la première et à la deuxième cascade : tout couvert d’écume, il s’élance irrégulièrement tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; c’est la colère impuissante et lassée de ses propres excès.

Mais ici les rochers s’éloignent subitement, le fleuve comprimé voudrait prendre tout l’espace qu’il a maintenant devant lui, il s’élargit outre mesure, court encore quelque temps sans but et sans raison, puis il s’apaise peu à peu, et à la fin il s’endort comme d’épuisement. Pendant son sommeil, il laisse tomber les terres qu’il tenait en suspension, et forme des îles qui se couvrent ensuite de verdure. L’île aux Goélands est un rêve du St-Maurice endormi.

Pendant que nous étions à courir sur les rochers, M. Prince était à la maison ; un baptême se présentait, et il avait l’honneur d’être choisi pour parrain, avec Mme Lacroix. Voilà ce que cela procure de se trouver à point en toute occasion.

La nature est belle à décrire, mais les personnes doivent attirer encore plus sérieusement l’attention. Je vous dirai donc, cher lecteur, qu’à La Tuque les mœurs sauvages commencent à se faire sentir. Il y avait à la mission plusieurs femmes avec leurs bébés ; or chacun de ces bébés était attaché à une planche que l’on veut bien appeler son berceau. Vous reconnaîtrez facilement en cela une coutume sauvage.

Il faut décrire ce berceau en détail, n’est-ce pas ? Eh bien ! prenez une planche de trois pieds de long, et clouez vers le bas une planchette bien mince, pliée en demi-cercle ; maintenant établissez sur la longueur, et de chaque côté, une corde bien forte, fixée en trois endroits, s’il est possible. Couchez sur cette planche l’enfant enveloppé dans ses moelleuses couvertures, en lui mettant les pieds sur la planchette ployée à cette fin, puis passez en lacet des bandelettes dans les cordes longitudinales, de manière à fixer solidement l’enfant sur la planche depuis la tête jusqu’aux pieds : vous aurez alors le berceau employé par les canadiennes de La Tuque.

Complétez cependant votre berceau : mettez en couronne audessus de la tête de l’enfant un demi-cercle bien fort ; s’il y a des mouches, vous pourrez toujours y jeter un voile ; et si la planche tombe par accident sur le sol, le bébé sera protégé.

Fixez enfin une lanière en arrière de la planche, et si vous voulez porter l’enfant, passez cette lanière sur votre front, le bébé sera sur vos épaules, et vous aurez un grand plaisir à l’entendre gazouiller, pendant que vous marcherez les mains libres. Quand vous serez dans la maison, vous placerez l’enfant comme vous voudrez : vous pouvez l’appuyer le long du mur, le suspendre au crochet avec votre chapeau, et vous pourriez même, si vous ne l’aimiez pas tant, le mettre dans le coin du balai.

De temps en temps, détachez un bout des lanières, de façon à laisser les petites mains du bébé libres, et ce sera ravissant de voir tout le mouvement qu’il se donnera.

Enfin pour le bercer, ayez une balançoire suspendue au plafond ; à la place du siège mettez le berceau, et donnez un coup : il balancera un quart d’heure sans que vous ayez la peine d’y toucher.

C’est ainsi que les mères prennent soin de leurs petits enfants à La Tuque. J’en suis bien sûr, mes lectrices vont s’écrier : ces pauvres petits ! Eh bien ! ne vous en déplaise, ces enfants ne sont pas du tout à plaindre ; ils sont bien, et ils ne sont pas exposés à contracter d’infirmités fâcheuses.

Leurs mères les détachent trois fois par jour, et si elles les laissent longtemps ainsi, ils pleurent ; et quand elles les ont attachés de nouveau, ils commencent à gazouiller de plaisir.

Mais M. le Rédacteur commence à dire que je prends le Journal à moi tout seul, et que je parle comme une pie : hâtons-nous donc de finir.

La mission de la Tuque renferme 40 âmes, 7 familles catholiques, 1 famille protestante, 23 communiants, 3 cultivateurs.

Le plus ancien colon est M. Jean-Baptiste Tessier, qui demeure du côté nord-est de la rivière, et qui arrivait en cet endroit il y a trente-six ans.

Monseigneur Laflèche donna bien ses conseils et ses avertissements paternels aux habitants de La Tuque, mais il ne mit pas la mission sous le patronage d’un saint, comme il avait fait à tous les autres postes du Saint-Maurice. En effet, donner des patrons aux paroisses et aux missions, cela appartient à l’évêque diocésain, et Monseigneur ne voulait pas empiéter sur les droits de l’évêque de Pontiac. Mais la population était affligée de cette différence. Alors Monseigneur eut une inspiration qui conciliait très bien tous les intérêts : il annonça qu’il choisissait S. Zéphirin pour patron de la mission de La Tuque, en l’honneur de Mgr Zéphirin Lorrain, le premier évêque qui ait visité cette mission, et aussi le premier évêque de Pontiac. De cette manière, son choix sera certainement confirmé par l’évêque diocésain, et son action ne peut plus raisonnablement être considérée comme un empiètement. Tout le monde est satisfait.

Alors M. Prince, parlant au nom de M. Richard Brûlé, un habitant de la Rivière-Croche, demanda que cette dernière mission fut mise sous la protection de S. François d’Assise, patron de Mgr Laflèche. La demande était à brûle-pourpoint, et ne pouvait être refusée ; Monseigneur l’accorda donc aux applaudissements de tout le peuple.

Maintenant les braves chrétiens qui nous ont accompagnés de la Rivière-aux-Rats s’en retournent avec notre chaland. Pour redescendre le Saint-Maurice, M. Thompson nous fournira une barge et les rameurs nécessaires.

Il pleut légèrement, et les maringouins nous incommodent beaucoup. Monseigneur distribue, comme à l’ordinaire, des souvenirs et des récompenses à tous ceux qui nous ont rendu service ; et il n’oublie pas de donner une médaille à M. Tessier, le plus ancien colon.

Nous dînons un peu avant midi, et à midi et demi nous partons pour la Rivière-Croche.


À LA RIVIÈRE-CROCHE

Monseigneur monte dans une barge, accompagné de votre humble serviteur ; M. Prince est en canot d’écorce avec son ex-paroissien, M. Richard Brûlé ; nos deux autres compagnons sont aussi en canot d’écorce. Il pleut, mais nos parapluies nous protègeront suffisamment : en avant, sur le Saint-Maurice ! Cette fois nous sommes en haut de La Tuque. Nous voyons l’autre versant de cette montagne ; il est absolument régulier, et on en ferait l’ascension d’une manière relativement facile.

La grande rivière Bostonnais que nous avions aperçue de la maison, ce matin, est maintenant à deux pas de nous avec ses deux embouchures séparées par une île verdoyante. On dit que sur ses bords il y a des marécages, où se forme une quantité prodigieuse de ces cousins que nous décorons du nom harmonieux de maringouins. Je le crois facilement, car depuis notre départ de La Tuque, ces insectes nous enveloppent comme d’un nuage vivant. On relève les collets des habits, on se met un mouchoir autour du cou ; quelques-uns se mettent leur mouchoir sur la tête, en capuche, de manière à ne laisser au contact de l’air que le nez, les yeux, et quelques endroits adjacents. Mais toutes les parties exposées ont terriblement à souffrir, et celui qui est avare de son sang doit se préparer à combattre sans relâche contre une nuée d’ennemis.

Je vous dirai, mon cher lecteur, que les maringouins de la Rivière-Croche ne sont pas comme les nôtres ; j’oserais dire que ce sont des lourdauds, s’ils n’étaient pas si maigres et si fluets. Les nôtres ont des manières ; on voit tout de suite qu’ils ont étudié les fables de Lafontaine : ils sonnent loyalement la charge, et s’élancent ensuite vaillamment à la curée. Ce sont aussi des maringouins d’expérience : quand ils voient votre grosse main s’approcher d’eux, ils savent bien comprendre que ce n’est pas pour les flatter, et ils vont prudemment attaquer un autre point de la capitale. Mais ceux de la Croche ont tous l’air de maringouins sourds-muets : ils se posent sur votre joue comme sur une écorce, sur votre nez comme sur un champignon, et se mettent aussitôt à se repaître en silence, comme de vrais écornifleurs. Vous les touchez du doigt, ils ne comprennent pas que c’est pour leur signifier de s’en aller. Vous en écrasez dix, vingt, trente, pas un des voisins ne prend la fuite, et dix, vingt, trente autres prennent la place de ceux qui viennent de trépasser. Évidemment, ce sont des maringouins peu intelligents, mais ils piquent comme des sourds qu’ils sont.

Nos amis de la Croche prétendent qu’il y en a beaucoup moins à présent qu’aux mois de juin et de juillet ; nous ne savons comment comprendre cela. Il faut toujours bien que ces insectes aient leur place dans l’air ; or il nous semble que pour en mettre davantage, il faudrait les emboîter les uns dans les autres. Ceci nous fait comprendre du moins combien ces braves colons ont eu à souffrir pendant la saison de l’été.

Les défrichements éloigneront cet insupportable fléau.

À l’endroit où la rivière Croche se jette dans le Saint-Maurice, il y a deux magnifiques fermes ; celle qui est du côté de La Tuque appartient à M. Alex. Baptist et a été louée à M. B. Hall. Celle qui est du côté nord appartient à M. Jean-Baptiste Boucher, ci-devant chef des Sauvages de Montachingue. Nous voudrions que nos cultivateurs des rives du Saint-Laurent vissent quelques-unes des terres de la Rivière-Croche, surtout celle de M. J. B. Boucher, cela leur ôterait de la tête l’idée que les belles terres ne se trouvent qu’à la banlieue des Trois-Rivières ou à la Rivière-du-Loup.

Monseigneur va d’abord visiter la ferme de M. Hall, près de laquelle nous avions débarqué. Il y a ici plusieurs hommes d’employés, il y en à moins, cependant, qu’à la ferme de la Rivière-aux-Rats. M. Dicky est le contremaître de cette équipe. Dès que Monseigneur est entré dans la maison, par politesse, on la remplit de fumée ; autrement les maringouins n’auraient pas permis de faire la conversation. Vous voyez que la politesse est une chose bien relative. Au milieu donc d’un nuage de fumée, Monseigneur s’entretient familièrement avec les hommes, et il les quitte absolument satisfaits.

Nous prenons ensuite les canots d’écorce, et nous remontons un peu le Saint-Maurice, pour nous rendre chez M. Boucher.

Ce monsieur est un Métis intelligent et bon chrétien ; par ses ancêtres français, il est de la même famille que le seigneur Boucher de Maskinongé. Il a épousé une sauvage, et il garde un goût prononcé pour la chasse ; mais il est cultivateur par raison. Il a une jolie maison en bois, extérieurement lambrissée en déclin. Quant à la terre qu’il possède, il nous semble qu’un homme qui a une propriété comme celle-là est déjà arrivé à la richesse.

Madame Boucher a plusieurs enfants, et nous avons vu le plus jeune sur un de ces berceaux dont nous avons déjà donné la description.

Elle a tous les traits du type sauvage, parle bon français, mais paraît vouloir toujours laisser la parole à son mari.

De retour à la ferme de M. Hall, nous nous organisons pour remonter la Croche. Je me trouve dans le même canot que Monseigneur, M. Prince reste dans celui de M. Brûlé, et M. Gravel monte dans le troisième canot, et emmène avec lui nos effets de chapelle. Trois hommes partent à pied, de leur nombre est notre compagnon Nestor Desilets. Ils vont suivre un sentier qui leur fera éviter les sinuosités de la rivière, et de cette manière ils seront rendus tout aussi tôt que nous.

On peut dire que la rivière Croche n’est pas navigable aux eaux basses ; nous sommes en canot d’écorce, et ces embarcations si légères touchent presque continuellement au fond. On n’emploie pas la pagaie mais la perche.

Les canots s’en vont ainsi misérablement, à distance les uns des autres ; car un canotier croit plus avantageux de passer par tel chenal, les autres supposent qu’il sera mieux de suivre tel autre chenal ; et pendant ce temps-là, les maringouins nous assaillent de toutes parts. Nous avons pris des feuillages pour nous défendre, et nous sommes obligés de les agiter sans relâche.

La rivière Croche doit son nom au cours sinueux qu’elle suit, et vous pouvez donner libre cours à votre imagination, pour prendre une idée de la manière dont elle serpente au milieu des terres. Nous allons donc tantôt du nord au sud, tantôt du sud au nord, tantôt de l’est à l’ouest ; pour faire un arpent, il faut décrire autour d’une pointe une parabole qui en a cinq.

Pendant cette navigation désagréable, la pluie commence à tomber. Nous ouvrons nos parapluies, ce qui nous protège bien la tête et les épaules ; mais mes jambes allant un peu trop loin, mon parapluie s’entendait avec celui de Monseigneur pour faire couler sur elles des ruisseaux d’eau froide. Je n’osais changer de position, craignant de faire chavirer le canot, et j’endurai tant qu’il plut cet arrosement importun, dont je me ressentis tout le reste du jour et le lendemain. La pluie cessa heureusement après un temps assez court.

Mais vous me demanderez : quel est l’aspect du pays que vous parcourez ? Nous sommes au milieu d’une vallée qui s’élargit sans cesse, mais peu à peu.

En entrant dans la rivière, nous avons à notre droite des terres cultivables, mais qui sont encore entre les mains des commerçants de bois. À notre gauche, la ferme de M. Boucher, puis un coteau de sable qui s’étend sur un espace d’environ un mille.

Quand nous avons passé la partie qui est en bois, nous arrivons à la terre de M. Israël Deschênes, et depuis ce moment, quelle succession de terres magnifiques ! Quelles moissons abondantes se déroulent à nos yeux ! Quel plaisir de contourner ces pointes si fertiles, ces champs si plantureux !

Ah ! ce n’est plus ici la navigation variée du Saint-Maurice ; ce n’est plus le panorama de ses montagnes ; ce ne sont plus ces décharges d’armes à feu, ces pavillons flottants, ces démonstrations de toute sorte : le silence règne partout, et nous sommes comme perdus dans les détours de cette petite rivière ; mais la beauté des champs réjouit vraiment les yeux.

Vers le milieu du chemin, nos hommes qui étaient partis à pied paraissent sur le rivage. Nous abordons. M. Prince se hâte de descendre ; il était fatigué du canot, et comme il s’était chaussé de bonnes bottes sauvages pour la circonstance, il demande à faire le reste du voyage à pied ; Nestor Desilets au contraire, ennuyé de marcher au milieu de la rosée, demande à monter en canot.

Nous changeons un peu les dispositions : je passe dans un autre canot et Nestor Desilets prend ma place dans le canot de Monseigneur, puis nous partons.

Il y a trois milles de La Tuque à l’embouchure de la rivière Croche, et il y en a quatre de cette embouchure à la demeure de M. Adolphe Larue, où nous ferons la mission ; mais ces quatre milles nous paraissent aussi longs que dix. À un moment donné, le canot où j’étais se trouvant enfoncé dans le sable, mon canotier descend dans la rivière, et pousse le canot jusqu’au chenal le plus proche.

Nous arrivons enfin, et nous montons notre canot sur la grève : un chemin se trouve tracé dans le champ et balisé jusque chez M. Adolphe Larue. Devant cette maison il y a un grand mât avec un magnifique pavillon. Nos compagnons qui venaient à pied arrivent au bout de quelques instants. M. Larue vient au devant de Monseigneur, et nous nous rendons à sa maison. Sur le seuil est un joli petit garçon, avec un papier à la main : c’est Joseph Larue, élève de Sixième au Séminaire des Trois-Rivières. Il salue gracieusement, et lit l’adresse suivante :

Monseigueur,

Permettez-moi de vous présenter cette adresse au nom de mon père et de tous les colons de ce township, pour vous exprimer les sentiments de joie et de reconnaissance que nous éprouvons de l’honneur insigne que vous nous faites en venant nous visiter dans notre pauvre vallée. Car vous le savez, Monseigneur, c’est toujours un jour de fête et de plaisir pour ces enfants, de voir l’arrivée d’un père bien-aimé. C’est ce que nous ressentons aujourd’hui, tout en priant Votre Grandeur de nous excuser de l’humble réception que nous vous faisons. Cependant, Monseigneur, nous osons croire que vous agréerez notre bonne volonté, et que vous considèrerez l’éloignement où nous sommes, et le court espace de temps que nous avions pour nous préparer à vous faire une réception. Agréez, Monseigneur, les souhaits que nous formons pour votre bonheur, et les sentiments de respect et de haute considération avec lesquels nous demeurons vos enfants dévoués et respectueux, en vous demandant, Monseigneur, votre bénédiction.

Une adresse bien tournée, présentée d’une manière si agréable dans les profondeurs de la Rivière-Croche, n’est-ce pas quelque chose de charmant ?

M. Adolphe Larue est un Trifluvien. Il a voyagé en Californie et en Australie, il a demeuré ensuite quelque temps aux Trois-Rivières, puis il est venu ici, il y a 19 ans, prendre possession d’une belle ferme qui appartenait d’abord à un commerçant de bois, M. George Gouin.

M. Larue est le premier colon de la Rivière-Croche.

Sa maison n’est pas très-grande, mais elle est confortable. Les murailles sont couvertes de papier peint bien propre ; et il y a un salon très convenable où se dresse l’autel pour la mission. On y trouve aussi des moustiquaires, c’est-à-dire ces toiles métalliques qui laissent passer l’air et la lumière, mais qui arrêtent les moustiques et les autres insectes. Ce ne sont pas des objets de luxe à la Rivière-Croche. Grâce à ces moustiquaires, nous n’avions pas un seul maringouin dans la maison.

Madame Larue fait toute seule les honneurs de sa maison, ce qui ne doit pas surprendre dans ces endroits éloignés. D’ailleurs les reines autrefois ne filaient-elles pas la laine de leurs propres mains, et la Nausicaa d’Homère, fille du roi des Phéaciens, ne lavait-elle pas ses robes et celles de ses frères ? Madame Larue avec ses manières si distinguées, semble aussi une reine dans son petit domaine.

Plusieurs voisins, et avec eux M. J. B. Boucher, viennent passer la soirée avec Monseigneur. M. Larue aurait donné un charme particulier à la conversation par le récit de ses longs voyages, mais il souffre depuis plusieurs jours d’une dysenterie qu’il a beaucoup aggravée en travaillant aux préparatifs de la visite, et il est obligé de quitter la compagnie.

On peut dire que toute la petite colonie était présente à la mission le lendemain matin, qui était un dimanche. Il y eut 18 communions, et 5 personnes furent confirmées. Toutes les choses se firent de la même manière qu’à La Tuque ; seulement Monseigneur prit dans ses discours un ton plus familier, ayant à s’adresser à un plus petit auditoire.

Il y a six maisons de construites à la Rivière-Croche. On y voit 41 âmes, 26 communiants, 9 familles, 8 cultivateurs et 1 journalier. La première femme qui soit montée dans cette colonie est Madame James Blondin. La mission s’est toujours faite chez M. Larue.

M. Richard Brûlé a commencé l’établissement d’une scierie, et dès que ses moyens pourront le lui permettre, il posera aussi une moulange pour moudre le blé, Un moulin à farine, dans ces endroits, est une chose de première nécessité ; il est certain qu’on l’aura dans quelques mois.

Mais après tout, quel est l’avenir de la Rivière-Croche ? Un très-bel avenir, à notre avis. Au-delà des habitations actuelles, les montagnes continuent à s’éloigner, et les terres gardent toujours leur même qualité supérieure. Il y aura donc plusieurs paroisses qui s’échelonneront le long de la rivière, car nos Canadiens ne sauraient laisser dormir d’aussi belles terres dans l’inaction. Quand les clochers s’élèveront vers le ciel, quand le prêtre sera là comme un père au milieu de ses enfants, les habitants de la Rivière-Croche seront les hommes les plus heureux de la terre.

Quoi ! dira-t-on, vous appelez heureux de pauvres gens qui seront séparés de toutes les autres parties du pays, sans communications, sans commerce ! Vous êtes dans l’illusion, mon bien-aimé lecteur. Savez-vous ce qu’il faut pour que les habitants de La Croche aient des communications faciles ? Faire voyager un petit bateau à vapeur entre les Piles et La Tuque. Ce n’est pas la mer à boire. Alors on fera un chemin qui longera la rivière, sans en suivre les sinuosités ; ce chemin passera sur la ferme de M. Baptist, traversera la rivière Bostonnais où l’on établira facilement un pont sur des tréteaux, et ensuite, suivant le portage dit des Sauvages, se rendra au pied de la chute pour rencontrer le bateau. Sont-ce là des communications si difficiles ? Ajoutons que l’autre extrémité de la colonie communiquera avec le Lac-Saint-Jean. Je puis donc dire que dans vingt ans on s’arrachera les terres de la Rivière-Croche, et on aura raison.

N’oublions pas que les habitants de la Rivière-Croche vendent les produits de leurs fermes sur les lieux, aux commerçants de bois, et qu’ils les vendent toujours le double du prix que peuvent trouver les habitants des bords du Saint-Laurent. Cela mérite considération.

Reprenons cependant le fil de notre récit.

Lorsque les cérémonies de la visite furent terminées, Monsieur le curé fut invité à bénir la grange de M. Larue. Or voici pourquoi on demandait cette bénédiction : Il y a deux ans, un homme que nous appellerons A. L. travaillait à presser du foin dans cette grange. Cet homme blasphémait d’une manière horrible. Un jeune homme qui travaillait avec lui, lassé et effrayé d’entendre ces paroles abominables, se permit de lui dire un jour : Vous devriez avoir honte d’insulter ainsi le bon Dieu ; ne craignez-vous donc pas d’être puni comme vous le méritez ? Le blasphémateur répondit : Il n’y a pas de bon Dieu ici, et comme il achevait ces affreuses paroles, il tomba comme foudroyé sur le plancher de la grange. Mais tout à coup, se relevant à demi, le visage tout contracté, il montra de la main un objet invisible, en disant : Regarde donc le diable ! Alors il retomba de son long sur le plancher, et se mit à râler comme un homme à l’agonie. Le jeune homme effrayé prit la fuite. Il alla avertir que A. L. se mourait, et conta tout ce qui s’était passé. Deux hommes se rendirent à la grange, et trouvèrent que le malheureux avait un côté de paralysé, qu’il n’avait presque pas de connaissance, et surtout qu’il ne pouvait plus parler. On l’emporta dans une maison du voisinage, mais aucun des habitants de La Croche ne voulait garder le blasphémateur pendant la nuit. On le conduisit à la ferme de M. Hall ; mais là aussi le blasphémateur était un objet de terreur et de mépris. Alors M. Brûlé se décida à le conduire aux Piles dans sa propre voiture. Il le mit ensuite dans un wagon du chemin de fer, paya son billet de route, et le renvoya ainsi dans sa famille.

Ce blasphémateur n’est pas mort : il parle aujourd’hui, et mène une vie assez chrétienne, mais il est paralysé pour le reste de ses jours.

M. Gravel va donc bénir cette grange témoin d’un si grand forfait et d’un si prompt châtiment. Lorsqu’il revient, nous commençons sérieusement à faire les apprêts du départ.

Monseigneur Laflèche a atteint ici le poste le plus éloigné qu’il eût à visiter ; il a donné ses avis paternels et il a béni cette mission paisible qui portera désormais son nom ; il va maintenant retourner sur ses pas, et remonter ensuite la rivière Mékinac, où de braves colons attendent aussi en grande hâte la visite de leur premier pasteur.

EN RETOURNANT

Nous faisons nos adieux à la famille Larue, et nous trouvons au rivage trois canots d’écorce qui nous attendent.

Nous voilà de nouveau sur la Rivière-Croche, mais aujourd’hui nous descendons le courant, ça va deux fois moins mal. M. J. B. Boucher gouverne l’un des canots, tandis qu’un petit garçon conduit son cheval par le sentier dont nous avons déjà parlé. Nous descendons la rivière Croche en assez peu de temps, et puis, sans arrêter, nous nous élançons sur les flots du Saint-Maurice. Nous entendons bientôt les mugissements de la chute, mais nous sommes à une assez bonne distance pour qu’il n’y ait pas de danger. Cela nous rappelle, cependant, que dans le temps des crues un cheval a sauté les trois cascades, et s’est rendu en bas avec sa pleine connaissance et sans une égratignure. Lord Byron, pour se rendre célèbre, essaya de traverser le Bosphore à la nage ; notre cheval a fait une action incomparablement plus éclatante, il est donc raisonnable de léguer son nom à la postérité. Eh bien ! il s’appelait d’abord Charly, mais après son mirobolant exploit, on l’appela simplement « La Tuque. » Sur ses vieux jours il perdit ses dents, sans perdre sa force extraordinaire ; comme il ne pouvait plus manger, son propriétaire résolut de le fusiller, pour lui rendre service. Mais avant d’en venir là, on fit une gageure singulière : on gagea que ce cheval rendu monterait douze quarts de farine dans une côte appelée la côte à Blondin. « La Tuque » monta bravement cette charge monstre, puis il périt au champ d’honneur.

Pendant que nous pensons à ces choses, de joyeuses détonations retentissent, et nous abordons à deux heures et quarante minutes ; plusieurs personnes sont sur le rivage pour nous recevoir. Madame Lacroix nous a préparé un bon goûter auquel nous faisons honneur.

Madame Lacroix est une métisse, née et élevée à Montachingue ; elle a nom Marguerite Walker. Par son teint et ses traits on voit tout de suite qu’elle a du sang sauvage, mais elle est de haute stature, et elle a toutes les bonnes manières de nos compatriotes.

Après le goûter, Monseigneur bénit Madame Lacroix et toute sa famille, et nous faisons de nouveau ce trajet d’un mille, que nous avons déjà fait en pleine nuit. Ce n’est aujourd’hui pour nous qu’un exercice salutaire. Dans tout cet espace, il n’y a plus de grands arbres, et certains morceaux de terrains sont complètement défrichés. On dirait vraiment que la nature a préparé ces lieux pour en faire l’emplacement d’une ville, et d’une très belle ville. Est-ce que l’industrie canadienne pourra, plus tard, opérer cette merveille ?

Monseigneur arrête faire une visite à M. McGregor, premier contremaître de M. Ross. J’entre d’abord avec Sa Grandeur, mais comme je ne suis pas décidé à déployer la profonde connaissance que j’ai de la langue anglaise, je profite de l’entrée d’un certain nombre d’autres personnes pour m’esquiver et courir chez M. Bourassa. Nous sommes toujours mieux chez les nôtres.

Bientôt Monseigneur vient à son tour chez M. Bourassa, et après quelques minutes d’entretien, nous partons pour la Rivière-aux-Rats.

Nous sommes en barge, et nous avons trois rameurs qu’on nous donne comme les meilleurs du Saint-Maurice. Ce n’est pas peu dire. M. Honoré Thibault, accompagné de son épouse, nous suit en canot d’écorce.

Nous voici au lac à Quinn, mais nous ne ferons pas la pêche aujourd’hui. Nous allons atterrir sur une pointe sablonneuse, de l’autre côté de la rivière.

Je marchais seul sur le sable pour me dégourdir, quand il me prit fantaisie de monter sur la côte. Me voici donc grimpant des pieds et des mains, m’accrochant aux arbustes, et enfin arrivant au sommet. Je pensais bien me trouver seul en cet endroit, mais à ma grande surprise, il y avait déjà quatre ou cinq de mes compagnons qui y étaient rendus. Nous avions sous les yeux une grande plaine littéralement couverte de bluets. Disons pour les étrangers qui pourraient nous lire, que les Canadiens appellent bluets non pas la Centaurée des blés, mais l’Hedyotis cærulea avec ses baies d’un bleu foncé fort recherchées dans notre pays. Nous en emportons à brassée.

Nous repartons et nous considérons encore avec surprise toutes ces hautes montagnes qui s’échelonnent des deux côtés de la rivière.

En haut du rapide Croche, Monsieur Prince nous raconte une anecdote dont je veux vous faire part ; nous ne sommes pas très pressés, et puis il m’a semblé que vous désiriez un petit récit, renfermant quelque chose de merveilleux.

Plusieurs habitants de Saint-Maurice travaillaient à la coupe du bois dans la forêt que nous avons à notre droite, et à mesure que les bûches étaient coupées, ils les amenaient sur le bord de la montagne, à l’endroit le plus escarpé. Ils trouvaient là, en effet, un lançoir préparé par la nature, et au printemps ils n’auraient qu’à pousser les bûches pour les voir rouler dans le fleuve.

Un nommé Alexis Marcotte était occupé à transporter ainsi le bois préparé par les bûcherons ; comme il allait tourner sa voiture auprès de l’escarpement, elle commença tout à coup à glisser, et alors, en un clin d’œil, homme, cheval et traîneau furent emportés dans l’abîme.

Les compagnons de Marcotte restèrent comme abasourdis ; mais après le premier moment de stupeur ils se dirent : allons voir ce qu’il est devenu. Le contremaître, qui était un anglais, les avertit de prendre leur temps, car votre compagnon, dit-il, est certainement mort, et vous n’en trouverez que les débris. Ils descendirent par un ravin qui se trouvait à une certaine distance. Arrivés au pied de la montagne, ils aperçurent un homme qui semblait occupé à se préparer un chemin à travers la neige : c’était Marcotte qui gagnait le ravin pour retourner à son ouvrage. — Mais tu ne t’es donc pas fait mal — Non, répondit-il tranquillement, tout en marchant vers le ravin. Et le cheval s’avançait aussi, et paraissait n’avoir aucun mal. Or ils étaient tombés d’une montagne qui a plusieurs centaines de pieds de hauteur. Faites-vous montrer cette montagne, amis lecteurs, et vous trouverez comme nous qu’il y a dans cette protection quelque chose de merveilleux. Pour conserver le souvenir d’un fait aussi étrange, quelques personnes se sont plu à nommer l’endroit où il s’est passé le saut de Marcotte.

Nous sommes à la Rivière-aux-Rats à huit heures et dix minutes. Il nous fait plaisir de retrouver l’excellente famille Desilets, ce sont de nos amis maintenant.

Après le repos d’une bonne nuit, nous nous rendons à la chapelle. Monseigneur dit la première messe et M. Prince la seconde. Monseigneur voyant l’heure trop avancée, nous condamne, M. Gravel et moi, à ne pas dire la messe ce matin-là. J’étais contrarié, je l’avoue. Mais, sur ces entrefaites, M. Gravel arrive et dit qu’il veut faire communier M. J. B. Hennesse. Je suis donc forcé de dire la messe, car il faut consacrer une hostie pour ce vieillard. C’est une nécessité bien douce pour moi.

Nous partons à 9 heures, dans ce chaland de M. Grandmont qui nous a menés si heureusement à La Tuque. Madame Pelletier et ses deux beaux petits garçons reviennent à la Grande-Anse, Madame H. Desilets nous accompagne aussi jusqu’à la Grande-Anse. On chante, on lit, on cause. Un grand aigle se montre quelque temps, et se replonge dans la forêt.

Mais tandis que nos amis s’amusent si bien, voulez-vous que nous vous donnions une idée générale des territoires du Saint-Maurice, que nous connaissons maintenant ? Promettez-moi seulement de ne pas dormir pendant que je vous parlerai.

Le Saint-Maurice est un fleuve très puissant, qui coule à travers une masse de montagnes. Ces montagnes ne sont pas des plus hautes, car un arpenteur qui a pris des mesures lui-même, nous assure qu’il n’y en a pas qui dépassent mille pieds, mais elles n’ont jamais rien de monotone. Tantôt elles sont abruptes et baignent leur pied dans le fleuve, tantôt elles sont à pente douce et couverte d’une belle végétation. Ici elles prennent la forme d’un demi-cercle, là elles ont l’apparence d’un mamelon. Les incendies ont mis à nu les roches de plusieurs pics, d’autres sont couverts de grands arbres. Quelques montagnes sont couvertes de troncs noircis et dépouillés, quelques autres prennent une apparence de jeunesse sous la nouvelle végétation qui les recouvre.

Des rivières assez considérables et des criques nombreuses coupent ces montagnes, et ajoutent encore à la variété du panorama.

Mais vous vous écriez : Parlez-nous des habitations ; vous ne parlez que de montagnes ! Les terres, où donc les placez-vous ? — Eh bien ! voici : De temps en temps les montagnes s’éloignent du Saint-Maurice, en laissant une bande de terre de 15, 20, 30 arpents, ou un peu plus ; c’est sur ces terrains d’alluvion que sont les habitations actuelles. Quelquefois il n’y a de place que pour un seul habitant, qui se trouve séparé de ses voisins par de hautes montagnes. D’autres fois il y a place pour deux ou trois ; plus rarement, une dizaine d’habitants ont pu se mettre ensemble au pied d’un rocher plus indulgent. Ajoutons, pour être bien véridique, que le groupe de la paroisse des Piles est plus considérable. La seule voie de communication de tous ces cultivateurs, c’est le Saint-Maurice.

Parfois, à la hauteur des rochers qui bordent la rivière, on trouve de belles terres, bien fertiles et bien planes, mais ces terres sont peu nombreuses relativement à la grandeur du territoire, et la colonisation ne s’est pas encore aventurée jusque là. Voilà le Saint-Maurice tel que nous l’avons trouvé.

« S’imaginer, dit un auteur de nos amis, qu’il y a moyen de créer dans le territoire du Saint-Maurice une série d’établissements agricoles du genre des anciennes paroisses qui bordent le fleuve (Saint Laurent), serait une pure utopie. Les endroits colonisables qu’il possède, n’offrent ni l’étendue, ni les facilités des terrains unis de la plaine ; ils se trouvent disséminés par-ci par-là à travers les chaînes de montagnes, les lacs et les rivières et souvent à d’assez grandes distances. » Voilà qui s’accorde bien avec ce que nous venons de vous dire.

Cependant l’auteur que nous citons voit un bel avenir pour les territoires du Saint-Maurice dans le développement de l’industrie, et il pense que l’industrie s’y développera quand nous aurons des moyens de communications faciles. L’agriculture toute seule n’y peut rien faire de bien important, mais si l’industrie vient s’unir à l’agriculture, ces deux forces vives pourront produire des merveilles.

« Du moment, continue-t-il, que, laissant les vallées généralement étroites des rivières, vous atteignez le sommet des élévations que d’en bas vous aviez pris pour des montagnes d’une certaine hauteur, vous avez devant vous de vastes plateaux offrant un sol uni, richement boisé et sans autre accident que les tranchées formées de distance en distance par des pièces d’eau enchâssées de verdure. Il y a bien ça et là quelques cimes qui émergent de ces vastes plaines, mais non pas en nombre suffisant pour justifier l’idée qu’on aurait pu d’abord se former du caractère montagneux du pays. Cette immense contrée coupée en tout sens de rivières et de lacs magnifiques, possédant les plus riches pouvoirs d’eau du monde, couverte de forêts de pin, d’épinette, de liards alternant avec de riches zones de bois francs, offrant en quantité illimitée le minerai de fer de la meilleure qualité, sans compter les carrières de marbre, de granit et d’ardoise, n’attend que le travail intelligent de l’industriel et du colon aidé de moyens faciles de communications, pour devenir l’une des florissantes parties du Canada. » (La vallée du St-Maurice, p. 3.)

Oui, c’est dans l’exploitation de ces grandes forêts que nous voyons s’étendre à perte de vue, c’est dans l’exploitation aussi des minerais précieux que renferment ces montagnes si nombreuses et si hardies que se trouve l’avenir de notre Saint-Maurice. Et de peur qu’on ne voie en tout ceci que des paroles en l’air, nous désignerons spécialement certaines sources de richesses : 1o. À la montagne de l’Oiseau vous trouverez le minerai de fer en quantité immense, et ce minerai est de qualité supérieure. 2o. Vis-à-vis l’île aux Noix, sur la rive droite de la rivière, vous trouverez deux montagnes de marbre blanc ; la première est du marbre le plus pur qu’il y ait en Amérique, la seconde est d’un marbre veiné, un peu moins riche que le premier. Sur cette dernière montagne il y a aussi de la plombagine. 3o. On connaît depuis deux siècles les belles peintures de la rivière Vermillon, elles s’offrent à qui veut les prendre, et personne cependant ne va s’en emparer. Pas de moyens de transport, voyez-vous !

Nous mentionnons ces trois exploitations entre bien d’autres que l’on pourrait faire. Et combien de richesses ne découvrirait-on pas en étudiant de plus près les montagnes du Saint-Maurice !

Donnez-nous donc des communications faciles, et demain l’industrie fera peut-être surgir au pied de ces montagnes des villages florissants.

Pendant que nous causions ensemble, le chaland a franchi un espace considérable, et nous sommes arrivés au poste de la Grande-Anse. Nous nous reposons quelques instants ici, et nous goûtons aux bons gâteaux et aux excellentes confitures de Madame Pelletier. Cela n’était pas dans notre programme, car le dîner nous est préparé chez M. Vaugeois mais il est midi, et le voyage aiguise l’appétit. Nous adressons des remercîments bien mérités et des souhaits bien sincères à la famille Pelletier, puis nous continuons notre voyage.

Les choses humaines ont presque toujours leur mauvais côté. Ce chaland où nous sommes si bien a un grand défaut dans la circonstance, il ne va pas assez vite. Quand donc nous sommes arrivés chez M. Grandmont, nous le remercions du grand service qu’il nous a rendu, mais nous exprimons le désir de voyager maintenant en barge, afin de gagner un peu de temps. On prépare en effet une nouvelle embarcation, et à trois heures nous étions chez M. Vaugeois. Le dîner était prêt depuis midi, et on commençait à croire que nous ne viendrions pas. On n’a rien perdu pour attendre, car les appétits sont féroces.

Mon cher lecteur, souvenez-vous que c’est ici la famille affligée dont nous avons parlé dans notre article sur la Matawin. N’ajoutons rien à ce que nous avons dit, car ce sujet réveille des souvenirs trop douloureux.

Dès que notre équipage a pris le dîner nous nous mettons en route, car nous sommes déjà bien en retard.

Un joli petit garçon vient nous présenter une platée de bluets d’une beauté et d’une grosseur extraordinaires ; nous approchons du bord pour les recevoir et donner une petite récompense, et puis nous filons à toute vitesse.

Nous reconnaissons la fontaine du Genou : Nestor Desilets soulève le grand chapeau de paille garni de mousseline qu’il portait dans le voyage, et salue cet endroit remarquable pour lui.

Nous descendons le rapide Manigonse par l’endroit le plus facile, nous sommes si sages ! Ceux qui aiment le pittoresque descendent par quelqu’endroit où l’eau est plus tourmentée, mais ils sont exposés à voir les vagues sauter dans leur embarcation.

En passant à l’endroit où périt M. Théodore Olscamp, nous nous découvrons et nous chantons le psaume De profundis, que Monseigneur entonne d’une voix grave et émue.

En arrivant chez M. Louis Vaugeois, la plupart de nos compagnons, Monseigneur en tête, descendent sur la grève et coupent la pointe en s’avançant à pied. Nous ne restons que trois dans la barge, et pour éviter de faire un très long détour, nous longeons la côte mais avec beaucoup de difficultés, car il y a bien peu d’eau.

Comme nous approchons du rivage, un coup de canon retentit ; oui, un canon est rendu sur le Saint-Maurice ! Les montagnes, en cet endroit, forment presque une circonférence ; l’écho forme aussi un cercle de son autour de nous ; rarement nous avons entendu quelque chose d’aussi beau et d’aussi terrible à la fois.

Les habitants de la mission de Saint-Joseph de la rivière Mékinac nous attendent chez M. Vaugeois. Ils ont préparé un chaland pour la circonstance. Nous leur pressons la main, nous saluons aussi la famille Vaugeois, et sans plus de cérémonie nous partons. Il faut bien se hâter : il est six heures du soir, et nous avons trois lieues à faire sur une rivière à peine navigable.


À St-Joseph de la Mékinac

Notre chaland s’ébranle, et un vigoureux coup de canon va dire au loin que l’évêque des Trois-Rivières part en ce moment, pour faire sa première visite dans la mission de St-Joseph. Six hommes robustes poussent le chaland avec leurs longues perches ; un septième est au gouvernail. Nous reconnaissons plusieurs des hommes qui nous ont conduits sur le Saint-Maurice ; reposons-nous sur la force et le courage de ces braves.

Les passagers sont fort à l’aise, mais quelle navigation pénible pour ceux qui poussent le chaland ! À chaque instant nous touchons aux pierres qui sont répandues partout dans le lit de la rivière, et il faut toute la force de ces hommes du Saint-Maurice pour nous faire passer outre.

Il vient des moments où le chaland s’échoue complètement ; il semble alors que nous ne pouvons aller plus loin, et vous auriez dit, vous aussi bien que moi : retournons sur nos pas, il est impossible de remonter la rivière Mékinac, la nuit, avec une pareille embarcation et une pareille charge. Eh bien ! savez-vous ce que font nos hommes ? Les quatre qui sont aux coins du chaland sautent dans la rivière, ils poussent le chaland, ils le soulèvent au besoin, et lui font franchir l’obstacle.

Il y a de grosses pierres qui obstruent le passage, mais à côté de ces pierres l’eau est assez profonde, les hommes en ont jusqu’à la ceinture et parfois même jusque sous les bras. N’importe ! ils n’ont pas un moment de faiblesse ou d’irrésolution. Quand l’obstacle est franchi, ils s’élancent sur le chaland avec leurs habits trempés. Or, à mesure que la nuit s’avance, il s’élève un vent glacé des plus désagréables ; nous qui sommes bien vêtus et toujours sur un plancher sec, nous sommes grelottants. Nous trouvons donc la conduite de ces hommes admirable, en considérant surtout que plusieurs ont déjà reçu la visite chez eux, et ne se trouvent ici que par complaisance et par esprit de foi.

Non seulement la navigation est difficile, mais encore il faut faire des sinuosités qui rappellent bien celles de la rivière Croche. À un endroit surtout, on arrive sur un rocher qui s’élève en dos d’âne, on fait un détour considérable, puis on revient à un demi-arpent du point d’où l’on est parti.

Il y a peu de chant pendant ce voyage : le travail immense que s’imposent nos hommes nous ôte l’envie de chanter.

Nous avions au-dessus de nos têtes un beau ciel étoilé, et Monseigneur s’occupa longtemps à montrer à notre aimable servant de messe les constellations les plus intéressantes.

Nous arrivons au rapide Blanc, ainsi nommé à cause de la mousse blanche que forment les eaux en s’y brisant sur les pierres. Ici, nous devrons faire un trajet en voiture ou à pied.

La lumière d’un fanal brille sur la rive : nous abordons, et nous reconnaissons, au milieu de plusieurs autres, M. Adolphe Landry, le jeune ecclésiastique que nous avons déjà rencontré à Saint-Roch de la Mékinac. Une grande voiture, entourée de feuillages, nous attend. Monseigneur, M. Prince, M. Gravel et moi y prenons place ; les autres font le trajet à pied.

En haut du rapide, une barge reçoit Monseigneur et M. Prince, un canot d’écorce porte M. Gravel et votre humble serviteur, et nous voguons sur la rivière mais toujours péniblement.

À mi-chemin, M. Prince qui redoute les mouvements de la petite barge où il est, descend à terre et, s’unissant aux autres hommes, fait le reste du chemin à pied. M. Gravel suit l’exemple de M. Prince.

Enfin nous arrivons chez M. Joseph Belleville ; c’est le terme de notre voyage. La mission a coutume de se faire un peu plus loin, chez M. Joseph Gagnon. C’est bien là aussi que devait se faire la visite épiscopale ; les préparatifs étaient déjà commencés, et quelle fête n’était-ce pas pour cet excellent chrétien ! Mais samedi, un vent soudain passa en tourbillonnant, et emporta le toit de sa maison. Dieu a éprouvé son serviteur en le privant d’une grande consolation ; le serviteur s’est soumis sans murmure, il a baisé la main de son maître.

Il fallut alors choisir une autre maison : M. Belleville offrit la sienne et on la transforma en chapelle. On couvrit les murs de branches de sapin, on éleva un autel magnifique et qui restera dans la mission ; on se procura de beaux chandeliers et de beaux tapis, enfin la chapelle fit honneur à ceux qui l’avaient préparée.

Mais savez-vous quelle heure il était quand nous nous trouvâmes réunis chez M. Belleville ? Onze heures et trois quarts de la nuit. La table étant toute mise, nous nous hâtons de manger avant minuit. Nous prenons un instant de récréation et nous essayons de dormir quelques heures. Nous étions six chez M. Belleville, car M. Landry s’était joint à nous.

Je ne sais pas ce qu’il en fut des autres, mais pour ma part je ne dormis pas bien cette nuit-là, j’étais trop grelottant.

À six heures du matin, Monseigneur dit à haute voix : Benedicamus Domino, et il descend le premier du lit. Le vieil évêque était moins brisé que ses jeunes prêtres.

Monsieur Prince dit la première messe ; notre bon petit servant est fatigué du voyage d’hier, il est obligé, à l’évangile, de se faire remplacer par M. Ad. Landry. Monseigneur dit la seconde messe ; je dis la troisième et M. Gravel dit la dernière. Monseigneur chante des cantiques comme dans les autres missions, et il fait seul tous les frais de la prédication.

Il n’y a personne à confirmer, mais nous donnons la communion à 24 personnes.

La mission Saint-Joseph, au recensement de 1886, renfermait 33 âmes, 6 familles, 24 communiants ; aujourd’hui on y compte 10 familles, de sorte qu’il y a une augmentation considérable.

Le premier colon fut Zéphirin Doucet, et Mme Doucet fut la première femme résidante. Le premier enfant qui ait été baptisé à Saint-Joseph est Marie-Anne Philomène Doucet, fille de Louis Doucet et de Rosanna Hamel. La première mission fut donnée par notre compagnon, M. le chanoine Prince, chez M. Joseph Gagnon, le 18 septembre 1885, jour de la fête de S. Joseph de Cupertino. En conséquence, M. Prince donna à la mission le nom de Saint-Joseph. Messieurs les abbés F. Beaudet et P. H. Marchand assistaient à cette cérémonie.

M. l’abbé Théophile S. de Carufel avait d’abord désigné le lot 23e comme devant recevoir la future chapelle, mais plus tard M. le chanoine Prince choisit à cette fin le lot 18e.

M. Joseph Gagnon voulut absolument nous conduire à l’endroit où sera élevée la chapelle, et c’est avec un grand bonheur que nous nous rendîmes à ses désirs.

Tout en cheminant, nous admirons l’excellente qualité de la terre, les défrichements qui sont déjà faits, et la beauté de la moisson qui couvre les terrains défrichés. Monseigneur prit la peine de mesurer une tige d’avoine, elle avait cinq pieds et demi.

La chapelle sera située dans un endroit agréable, non loin de la rivière et sur le bord d’un joli ruisseau.

M. Joseph Gagnon conserve la hutte où il s’est logé en arrivant à Saint-Joseph : cela rappelle les cellules des anciens solitaires. Franchement, nous admirons ce vieillard qui, jouissant d’une douce aisance à Saint-Maurice, est parti cependant pour s’enfoncer dans la forêt, à un âge où l’homme a droit de réclamer un légitime repos. Ses parents, ses amis cherchaient à le détourner de cette entreprise, mais une voix intérieure le sollicitait avec plus de force encore ; le ciel a des missions de dévouement pour certaines âmes choisies.

Un jour que les obstacles semblaient se multiplier outre mesure, il se jeta à genoux dans la forêt et dit à S. Joseph : Si ce n’est pas la volonté de Dieu que je m’établisse le long de la Mékinac, je suis prêt à y renoncer ; mais si c’est la volonté de Dieu que je me dévoue à cette œuvre, donnez-moi les moyens de vaincre les obstacles que je rencontre. Il se leva réconforté ; il continua son œuvre, et aujourd’hui il a deux belles terres, l’une pour lui-même, l’autre pour le plus jeune de ses fils, car ses autres enfants sont bien établis à Saint-Maurice même. Ces terres ont déjà une grande valeur, et il continue à les défricher avec courage : c’est l’œuvre de ses vieux jours, il y met tout son cœur.

Son rêve maintenant, c’est de voir avant de mourir une chapelle s’élever au milieu de cette petite colonie dont il se regarde comme le père, et d’entendre le long de la Mékinac retentir les sons de la cloche sainte. Oh ! quand il vous parle de cela, les larmes lui viennent aux yeux.

La paroisse de Saint-Joseph est formée de trois rangs parallèles ; les terres sur ces trois rangs sont excellentes, et la plus grande partie en est absolument plane. Ce sont des terres de belle argile, et la glaise se trouve à quelques pieds sous la terre arable.

Si M. le Dr Trudel, représentant du comté de Champlain, nous fait l’honneur de lire nos humbles notes, c’est à lui que nous nous adressons plus spécialement en ce moment. Il faut un chemin de sortie pour cette colonie intéressante ; il faut la mettre en communication avec les centres commerciaux. Or elle ne peut avoir de communication facile qu’avec la paroisse de Saint-Tite. Il faut donc qu’un chemin de colonisation s’établisse entre la paroisse de Saint-Tite et la nouvelle paroisse de Saint-Joseph. Ce chemin aura trois lieues de long, traversera un terrain plan et fertile, et ouvrira le deuxième rang de St-Joseph à la colonisation. Ce sera là un chemin utile s’il en fut jamais, et quand il sera fait, la formation d’une paroisse bien organisée sur la rivière Mékinac sera l’affaire de deux ou trois ans. Monsieur le Dr Trudel, n’oubliez donc pas nos amis de Saint-Joseph dans le partage de l’argent de colonisation.

Viendrait-on nous objecter que les paroisses de Sainte-Flore, de Saint-Tite, de Saint-Narcisse veulent avoir leur part de cet argent ? Je serais vraiment surpris d’une pareille objection. Quoi ! n’est-ce pas en faveur des vieilles paroisses que l’on travaille en ouvrant des chemins dans les terres nouvelles ? Qui donc prendra possession de ces terres, si ce ne sont pas les enfants des vieilles paroisses ? Qu’on ne vienne donc pas poser d’objections puériles, mais qu’on aide de toutes ses forces à ouvrir un large champ à la colonisation, afin que les jeunes gens n’aillent pas s’expatrier, en disant qu’ils ne savent plus où s’établir.

Nous avons vu le terrain de la future église, nous retournons maintenant chez M. Belleville, et ensuite se fera le départ.

La visite pastorale est donc terminée. Elle a été bien courte, mais elle laissera de longs souvenirs à Saint-Joseph.

Comme nous descendons la rivière en plein jour, il nous semble qu’elle n’est plus la même ; le voyage se fait rapidement. Nous comptons neuf jolies maisons le long de la Mékinac.

Nous avons retrouvé notre chaland d’hier au pied du rapide Blanc, mais arrivés chez M. Vaugeois, nous sommes priés de monter dans un autre où nous nous trouverons plus à l’aise. On y pose des talets, car nous allons descendre le Saint-Maurice à la rame. On met le canon sur notre chaland : il faut que les habitants des Piles ouvrent les oreilles à notre arrivée.

Nous descendons fort heureusement et fort gaiment aussi. Mais quand nous sommes vis-à-vis la maison de M. Alfred Maurice, nous voyons venir un canot d’écorce vers notre chaland ; c’est M. Maurice lui-même qui le monte. Il aborde et dit à M. le curé Gravel : Je vous prie de venir chez nous, ma femme se meurt. C’est cette femme que Monseigneur a bénie quand nous sommes montés dans le Saint-Maurice. La joie et la tristesse se touchent dans notre pauvre vie ; qui n’a éprouvé cela mille fois ? M. le curé passe dans le canot d’écorce, et nous continuons notre route.

Nous rencontrons un autre canot qui remonte le fleuve, et l’homme qui le conduit nous dit avec humeur : Vous allez assister à un beau spectacle ; les hommes de M. L. sont sur l’île aux Fraises, et je crois bien qu’ils sont à s’égorger, c’est effrayant de les entendre. C’était un parti de flotteurs qui campait sur cette île. Sans doute, ils étaient allés chercher de la boisson aux Piles, et la chicane s’était ensuite élevée parmi eux. Pauvres gens si courageux, si admirables d’ailleurs, pourquoi donc permettez-vous que la boisson vienne vous enlever et l’honneur, et la pureté de l’âme, et tout le fruit de vos pénibles travaux ?

Quand nous sommes vis-à-vis l’île aux Fraises, nous entendons retentir une voix ; nos rameurs s’arrêtent à l’instant. La voix continue alors : Monseigneur, on vous demande votre bénédiction. Nous étions loin, il n’y avait pas moyen de tenir une longue conversation, Monseigneur répondit : Je vais vous bénir, mes enfants, mais à une condition : c’est que vous ne vous saoûlerez pas. Nous crûmes entendre que la voix répondait : C’est bon. Alors Monseigneur leur donna sa bénédiction.

Un coup de canon parti de notre chaland va dire aux habitants des Piles que Monseigneur est proche. Un second coup réveille l’attention de ceux qui auraient été distraits au premier. Il commence à se faire tard. Nous voyons une lumière courir sur la rivière : c’est le gardien des estacades qui se hâte de les ouvrir pour nous livrer le passage.

Les détonations retentissent de toutes parts. Une chaloupe vient audevant de nous, chargée de trois prêtres et de quelques laïques. Ils chantent l’Ave maris stella, le Sub tuum, etc. Ils chantent bien mieux que nous, mais nous avons une bonne excuse à donner ; nous sommes enrhumés parce que nous avons trop chanté pendant le voyage. En descendant comme en remontant le Saint-Maurice, nous avons employé le temps à ce plaisant exercice.

Enfin nous abordons. On crie des hourras, on tire du fusil, même quelques maisons sont illuminées. Nous serrons la main d’une foule d’amis et nous gagnons le presbytère.

Oh ! la bonne et belle nuit que celle du retour !


un entretien
AVEC LES MINISTRES

Avant de quitter les Piles, je dois accomplir une œuvre bien importante : j’ai vu vos besoins, Ô mes amis du Saint-Maurice, et je veux les exposer immédiatement à qui de droit. Je veux m’aboucher avec les ministres de notre gouvernement provincial, et leur dire sans ambage ce qu’ils ont à faire pour vous.

Comment pouvez-vous faire cela aux Piles ? Croyez-vous donc rencontrer les autorités provinciales sur ce petit coin de terre ? — Il faut savoir, mes amis, que j’ai naturellement des attributs téléphoniques. Je puis parler à Québec, à Montréal et à Ottawa, et tout cela sans sortir des Piles. Je vais à l’instant même vous montrer tout mon savoir-faire.

Messieurs les ministres de Québec, j’ai l’honneur de vous saluer. Je suis le représentant du Haut Saint-Maurice. Il est vrai, mon élection s’est faite d’une manière peu intéressante : il n’y a pas eu de bagarre, pas un œil poché, pas un faux serment, pas un petit blasphème ; mais tout de même je suis représentant. J’ai été librement accepté par un peuple libre, et j’ai le plaisir de vous affirmer que je suis fier du peuple que je représente. Je viens, sans plus de retard, plaider la cause de mes commettants ; et comme je n’ai que des choses justes et raisonnables à vous proposer, j’ose espérer que je serai le bienvenu auprès de vous.

1o. Tout le territoire que je représente est une vaste réserve forestière, or, mes commettants et moi, nous sommes opposés aux réserves forestières ; nous trouvons que cette loi pèse lourdement sur le colon et constitue parfois une espèce d’injustice.

Les montagnes se réserveront bien d’elles-mêmes, pas besoin de loi pour les protéger contre le soc de la charrue ; mais si les terres sont propres à la culture, qu’on laisse nos frères aller y chercher le pain de leur famille, ce seront autant d’âmes enlevées au gouffre dévorant des États-Unis. Dites-moi donc, Messieurs les Ministres, vous proposez-vous sérieusement d’empêcher toute colonisation dans les vastes territoires du Saint-Maurice ! Et les hommes courageux qui y sont déjà établis, qu’en voulez-vous faire ? Voulez-vous les condamner à un isolement irrémédiable ? Voulez-vous qu’ils ne puissent jamais avoir au milieu d’eux, vu leur petit nombre, ni un prêtre pour avoir soin de leurs âmes, ni un instituteur pour instruire leurs enfants.

Vous voulez, dites-vous, le bonheur de tous les colons ! C’est bien ce qui doit être, mais alors ne leur mettez pas d’entraves ; ouvrez toutes grandes les portes de la colonisation ; le défrichement des terres présente assez de difficultés par lui-même.

Je vous entends balbutier que ce n’est pas vous qui avez fait cette loi : je le sais, mais je sais aussi que vous me donnez une mauvaise raison. Si vous appliquez la loi, vous en devenez responsables.

D’ailleurs ne disons pas trop de mal des auteurs de cette loi, ils ne sont peut-être pas responsables de tout ce qui se fait aujourd’hui. Je pense, moi, que cette loi est devenue mauvaise par la manière dont on s’est mis à l’appliquer. Il y avait lieu de donner au Gouverneur en Conseil le droit de faire des réserves forestières. Par exemple, en certains endroits on fait assurément des déboisements excessifs, il est donc à désirer que l’autorité puisse intervenir et dire aux défricheurs : je défends de coloniser tel morceau de terre car il doit rester en forêt. Oui, je suis prêt à admettre que cela peut se faire dans l’intérêt de toute la province ; seulement il faudra que ces réserves soient relativement petites et que le lieu en soit bien choisi. Mais réserver un immense territoire pour empêcher la colonisation d’y pénétrer, cela n’aurait jamais dû entrer dans la tête des Canadiens-Français.

La loi des réserves forestières, telle qu’elle est comprise et appliquée aujourd’hui, étant une nuisance pour les colons, je demande qu’elle soit abrogée à la prochaine session. Mes commettants n’entendent pas badinage sur ce point.[5]

2o Quand on a remonté le Saint-Maurice jusqu’à La Tuque, on est à se demander comment il peut se faire qu’il n’y ait pas un petit bateau à vapeur qui voyage entre ce poste et le village des Piles. Comment cela se fait-il ? C’est toute une histoire.

Jusqu’à ces dernières années, cette ligne de bateaux à vapeur a toujours été considérée comme partie intégrante de la ligne du chemin de fer des Piles, et la tête de ce chemin devrait être à La Tuque. Quand le Gouvernement de Québec se substitua, plus tard, à la Compagnie du chemin de fer du Nord, il accepta cette clause de la charte aussi bien que les autres, et se mit en frais de l’exécuter royalement. Il envoya des hommes compétents pour examiner comment sont construits les bateaux qui voyagent sur l’Ohio, et sur d’autres rivières où l’eau est peu profonde ; des plans furent faits en conséquence, et le contrat fut donné pour la construction d’un bateau à vapeur sur le Saint-Maurice.

Le gouvernement avait voté pour cette entreprise une somme de 13000 piastres. Hélas ! c’était trop. Il est quelquefois désavantageux d’avoir trop d’argent, et nous l’avons bien éprouvé dans la circonstance. Les entrepreneurs devaient recevoir 13000 piastres, il leur fallait donc faire un beau bateau ; ils ne suivirent pas les plans qui leur avaient été donnés, ils firent un beau bateau pour naviguer en eau profonde, c’est bien là qu’on a coutume de trouver les beaux vaisseaux.

Sur ces entrefaites, le gouvernement conservateur tomba. M. Joly arrivé au pouvoir fit terminer le bateau du Saint-Maurice, et organisa une grande fête pour l’inaugurer. Un français, M. de la Galissonnière, fut invité à cette fête, et on eut la délicatesse de donner son nom au nouveau bateau. On partit joyeusement des Piles, et on alla s’échouer à une petite distance, ainsi qu’on pouvait bien le prévoir.

Quelqu’un était coupable de ce fiasco, on aurait dû reprendre la construction de ce vaisseau selon les plans qui avaient été donnés ; mais les préoccupations politiques étaient extrêmes alors, et tout en resta là pour un temps indéfini.

Ne devait-on pas, au moins, faire marcher ce vaisseau dans les eaux hautes, afin d’en tirer tout le parti possible ? On nous répond : La roue était trop proche du bateau. — Mais une roue, cela peut s’éloigner, je suppose. — Les machines étaient mal placées. — Mais des machines, cela se déplace.

Enfin M. Chapleau vint au pouvoir, et M. Sénécal loua le chemin de fer du Nord. Ce monsieur ne trouvant pas qu’il y eût d’argent à faire en voyageant entre les Piles et la Tuque, fit condamner le pauvre « La Galissonnière » comme impropre à la navigation du Saint-Maurice ; il en vendit les machines et le laissa, comme un corps sans âme, à rien faire dans le courant du Saint-Maurice. Cette coque de vaisseau, qui avait coûté si cher, resta là comme le monument d’un inexcusable fiasco. Un printemps, quelqu’un qui était ennuyé de la voir ainsi, coupa les câbles qui la retenaient, et le « La Galissonnière » alla s’abîmer dans la chute.

M. Sénécal acheta ensuite le chemin de fer du Nord, et le revendit enfin au Pacifique Canadien ; mais il paraît qu’on ne voit plus dans le contrat la clause qui obligeait à mettre un bateau à vapeur entre les Piles et La Tuque. La tête du chemin de fer des Piles est aux Piles mêmes. On ne peut donc pas s’adresser à la compagnie du Pacifique Canadien pour avoir cette ligne ; nous devons le regretter beaucoup, car ce serait une bien petite chose pour cette puissante compagnie, et elle aurait sans doute rempli ses engagements depuis longtemps.

L’histoire du « La Galissonnière » vous fait peut-être penser que le haut du Saint-Maurice n’est pas navigable. Détrompez-vous, cette expérience n’est plus à faire, elle est faite : Messieurs Norcross et Philipps, quand ils faisaient fonctionner leurs grandes scieries des Trois-Rivières, avaient mis sur le Saint-Maurice un bateau à vapeur qui faisait régulièrement le service entre les Piles et La Tuque. Ce qui a été fait peut se faire encore. Cependant M. Philipps étant mort, la société dont il faisait partie tomba en faillite, et le bateau s’en alla avec le reste.

Mais quelle espèce de bateau nous faut-il ? Un bateau plat ; disons le mot : un chaland à vapeur, avec une seule roue à l’arrière. Sans doute, ce vaisseau devra être entouré et couvert, pour la commodité des voyageurs ; mais que ce soit un chaland, si l’on veut naviguer aux eaux basses.

Demandons-nous donc là une chose si coûteuse ? Eh bien ! cette chose si minime donnerait une vie toute nouvelle à nos colonies du Saint-Maurice.

Si c’est une chose si facile, me direz vous, pourquoi les particuliers ne l’entreprennent-ils pas ? Les particuliers du Haut Saint-Maurice l’entreprendraient certes bien, mais les fortunes sont rares parmi eux, je vous l’assure. Quant aux hommes d’affaires des autres parties du pays, ils ne s’occupent pas de nous, ils ne nous connaissent pas. D’ailleurs cette entreprise n’est pas assez considérable pour attirer les grands capitalistes. Elle sera payante, mais en raison de la mise ; or ce n’est pas avec un capital de trois mille piastres qu’on peut faire une fortune. Le gouvernement, lui, doit veiller surtout aux intérêts des petits et des faibles, nous nous adresserons donc à lui en toute confiance.

Messieurs les Ministres, c’est le temps de vous parler à bouche ouverte, n’allez pas faire la sourde oreille : je vous demande de remplir envers les habitants du Haut Saint-Maurice les obligations contractées par vos devanciers. Vous avez une dette d’honneur à nous payer : faites construire par des hommes compétents un bateau qui puisse voyager entre les Piles et La Tuque, et faites vite, car mes commettants ont déjà langui trop longtemps dans une vaine attente. Ne posez aucune objection ; donner un moyen de communication aux habitants délaissés de la rivière Croche, c’est une de ces nécessités devant lesquelles on ne récrimine pas.

3o Quand ce bateau à vapeur si longtemps attendu aura enfin commencé ses voyages, quel est celui qui voudra se priver du plaisir d’aller contempler le panorama si varié du Haut Saint-Maurice ? Des milliers de personnes voudront faire l’ascension de La Tuque, quitte à faire parfois la connaissance des maringouins de la Croche. Quel est le véritable chasseur qui n’ira pas, plusieurs fois l’année, se mettre à la poursuite des caribous de la Sintamaskine ? Et les pêcheurs donc ! croyez-vous qu’ils laisseront plus longtemps dormir en paix les truites du lac Batiscan et les brochets du lac à Quinn ?

J’allais nommer plusieurs autres lacs, mais me voilà bel et bien arrêté : on a loué ces lacs à des clubs, et maintenant il est défendu aux colons, il est défendu aux touristes d’aller y faire la pêche. On voit bien que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Si le Gouvernement louait le lac Saint-Pierre ou même le petit lac Saint-Paul de manière à empêcher les habitants des paroisses environnantes d’aller y faire la pêche, on dirait : Les Ministres étaient-ils bien éveillés quand ils ont fait une pareille abomination ? Pourquoi donc serait-il plus raisonnable de louer le lac des Cinq ou tout autre lac ? Y a-t-il une distinction entre canadiens et canadiens ? Ceux du Saint-Maurice sont-ils des parias ?

Un colon doit pouvoir jouir de tous les avantages que lui offre le pays où il se trouve. La vie est assez dure pour lui, n’allez pas la rendre plus pénible encore ; ne le parquez pas dans son petit domaine. Je veux que l’on dise au colon du Saint-Maurice : Ta famille a faim, mon brave, eh bien ! va dans le lac des Cinq et trouve là de quoi apaiser la faim de tes enfants. Tu n’as pas d’argent : Va faire la pêche dans tel lac que tu voudras, et descends à la ville pour vendre le produit de ton travail. Et si l’on vient me dire qu’une loi défend une chose si légitime, je dis que nos législateurs ont souffleté mon pays en fabriquant cette loi-là. Si l’on parle d’amende et de châtiment contre ce pauvre homme, je dis que c’est une chose criante, et qu’on ne se croirait plus dans le libre pays du Canada.

Sous le régime féodal on trouvait de ces défenses-là en faveur des Seigneurs, mais en compensation, on avait les avantages de ce système de gouvernement, qui n’étaient pas à dédaigner alors pour le peuple. Je vous le demande, quelle compensation nous donnerez-vous, à nous, pour avoir ainsi gêné notre liberté ? Oserez-vous montrer les misérables centins que les clubs vous ont payés ? Je vous dirai que tous les clubs des États-Unis et du Canada, réunis ensemble, n’ont pas assez d’or et d’argent pour acheter une parcelle de la liberté de mon noble pays.

Tout ce que le gouvernement peut faire, c’est de donner des privilèges à l’égard des autres clubs. Par exemple, un club de pêche aura loué le lac des Piles, il empêchera tous les autres clubs d’aller y faire la pêche.

C’est le Gouvernement qui donne l’existence légale aux clubs, il peut augmenter ou restreindre leur liberté, il peut décider à son gré des rapports qu’ils doivent avoir entre eux. Mais s’agit-il des individus ? halte-là, messieurs du Gouvernement, c’est Dieu qui les a créés et mis au monde, ce n’est pas vous. Il y a des limites que vous ne pouvez franchir.

4o J’ai pourtant à traiter d’un quatrième sujet toujours en faveur de nos colons. Ce sera en quelques mots cette fois.

Le Gouvernement vend ses terres trente centins de l’acre, c’est bien. S’il y a peu de perte sur les lots, je conçois qu’on ne retranche rien d’un prix de vente aussi minime. Mais si le tiers, la moitié, ou même les deux tiers du lot sont en roc vif, que l’agent des terres de la Couronne reçoive donc instruction de se montrer abordable, pour diminuer le prix de ce lot.

Des hommes mal intentionnés achetaient des lots du Gouvernement à trente centins l’acre, faisaient le premier versement, et ensuite ne s’occupaient plus ni de payer les autres versements, ni de remplir les conditions de défrichement requises par la loi. Quand ils avaient entièrement dépouillé leur lot de tout le bois de commerce, ils déménageaient, le plus souvent pour s’en aller aux États-Unis. Le gouvernement était alors obligé de canceller la vente, et restait avec un lot de terre sans valeur. On a voulu protéger le Gouvernement contre un tel brigandage, et on a eu raison. Mais, comme il arrive souvent quand on se donne un élan vigoureux, il paraît qu’on a outrepassé le but. En voulant arrêter les brigands, on a gêné considérablement les colons de bonne foi. Pour empêcher les voleurs d’infester les grandes routes, il ne faut pas murer les honnêtes gens dans leurs maisons. Il vaut mieux souffrir quelques abus que de s’exposer à persécuter un seul de nos bons défricheurs. Ainsi je recommande tout spécialement aux hommes d’État d’avoir des cœurs de pères pour nos colons du Saint-Maurice, qui sont tous des colons de bonne foi.

Messieurs les Ministres, je vous remercie beaucoup de m’avoir écouté avec tant de bienveillance. Je me suis laissé aller parfois à ma vivacité naturelle, mais vous ne vous en formaliserez pas ; j’ai fait cela à dessein, pour vous empêcher de prendre sommeil en m’écoutant. Je vous assure que si j’ai l’écorce un peu rude, au fond j’ai un bon cœur.

Je vous fais mes adieux, et je vous invite cordialement à venir avec moi, par le nouveau bateau, au mois d’août prochain, goûter la douce hospitalité de mes amis du Haut Saint-Maurice.


À LA GRAND’MÈRE
— ET AU —
LAC-À-LA-TORTUE

Un beau soleil se lève à l’horizon, il souffle un vent frais des plus agréables ; nous sommes tous bien reposés et nous avons dit nos messes dans la chapelle de Saint-Jacques des Piles ; maintenant Monseigneur Laflèche, qui ne paraît éprouver aucune fatigue, veut traverser le Saint-Maurice, passer par la Grand’Mère et visiter la mission du Lac-à-la-Tortue. Ce voyage est prémédité, bien que ne rentrant pas précisément dans la Visite Pastorale ; aussi M. l’abbé F. Beaudet, curé de Sainte-Flore, est-il ici avec sa belle voiture pour emmener Monseigneur. Le marguiller en charge de Sainte-Flore, M. Bellemare, est de l’autre côté de la rivière, prêt à conduire les prêtres ou autres ecclésiastiques qui voudront faire escorte. La Grand’Mère se trouve dans la paroisse de Sainte-Flore et à deux lieux des Piles.

Monseigneur et ses deux compagnons montent dans la voiture de M. Beaudet, mais comme le village des Piles est en amphithéâtre, nous commençons presque immédiatement à descendre pour nous rendre au chaland. Le cheval, qui n’est pas harassé par le travail, voudrait aller son trot dans ce chemin en pente, et comme une main ferme le retient, il fait mine de se mutiner. C’est avec bien de la peine que nous nous rendons jusque chez M. Éphrem Desilets. Nous entrons saluer la famille et dire adieu à Nestor ; au revoir est notre dernier mot, et nous nous rendons au chaland. Nos hommes de la Mékinac arrivent de toutes parts, et nous sommes heureux de leur serrer une dernière fois la main. Vivez heureux, ô braves canadiens, nous garderons longtemps votre souvenir.

Traverser le Saint-Maurice vis-à-vis les Piles est l’affaire de quelques instants. Arrivés de l’autre côté, Monseigneur et ses compagnons montent de nouveau dans la voiture de M. Beaudet, tandis que M. Gravel, M. Adélard Bellemare vicaire de Chawinigane, M. Adolphe Landry et M. Joseph Ferron, jeunes ecclésiastiques, sont à la charge de M. Bellemare. Nous n’étions pas bien rassurés, je l’avoue ; et à la première côte que nous rencontrâmes, M. Beaudet jugea prudent de sauter en bas de la voiture, sans cesser de conduire son cheval. Ce n’est pas ainsi qu’il fallait faire, nous le comprîmes sans difficulté. À la côte suivante donc, M. Prince et moi, nous descendons de voiture ; puis nous prenons notre temps comme des gens qui vivent de leurs rentes. Nous n’avions pas versé une sueur, quand nous arrivâmes sur le terrain plan où la voiture nous attendait. Nous fîmes ce petit jeu-là trois fois dans l’espace de deux lieues.

Mon cher lecteur, quand vous voyagez en voiture ordinaire, aimez-vous à descendre et à remonter les côtes à pied ? Moi, je n’aime pas cela. Je veux que chacun fasse son ouvrage ; l’ouvrage du cheval, c’est de nous mener. Mais ici nous n’avions pas à choisir ; nous craignions que dans sa mauvaise humeur le cheval se mit à ruer et à nous envoyer par la tête les débris de la voiture ; ou bien nous croyions à chaque instant qu’il allait prendre le mors aux dents, et, dans une course vertigineuse, nous assommer quelque part. Quel dommage, si je m’étais fait tuer dans cette circonstance ! je n’aurais donc pas pu vous conter mon voyage. Aussi, il fallait voir avec quel dévouement je m’élançais hors de la voiture ! Quand les côtes furent passées, rien de plus agréable que notre petit voyage.

Cependant le malin de cheval fit si bien qu’il nous obligea d’arriver à pied à la Grand’Mère. Cela fait moins de poussière et de bruit.

Monsieur Théophile Larue, gardien des estacades, vint recevoir Monseigneur qui arrivait en voiture, lui du moins, et nous entrâmes dans la maison que le gouvernement fédéral possède en cet endroit.

Après quelques minutes de conversation, nous partons pour visiter les travaux de la grande manufacture de pulpe. En passant, Monseigneur examine les machines d’une scierie qui fonctionne en cet endroit, puis nous voilà au milieu des ouvriers de la Compagnie.

On fait ici un travail gigantesque, et qui coûtera certainement un million de piastres. À côté de la chute, on pratique dans le roc vif un canal large et profond, qui pourrait recevoir au besoin le Saint-Maurice tout entier. C’est avec la dynamite que l’on fait ces travaux extraordinaires.

Une drille armée de son foret est mue par une petite machine à vapeur ; le foret, qui a le même mouvement que l’aiguille dans une machine à coudre, s’enfonce rapidement dans la pierre. Quand il est plongé dans toute sa longueur, on l’enlève et on le remplace par un autre plus long, et ainsi de suite jusqu’à ce que la pierre soit forée à une profondeur d’une vingtaine de pieds ; alors on met une fusée à laquelle se rattachent deux fils communiquant avec une petite pile électrique.

Les ouvriers s’éloignent de tous côtés ; l’un des ouvriers établit subitement le circuit en pesant sur une espèce de piston, et une étincelle jaillit dans la fusée : alors vous entendez comme un effroyable coup de canon, le rocher éclate et les débris en sont lancés dans les airs. On vous montrera auprès de la maison une pierre énorme qui a été ainsi lancée du fond du canal.

Les ouvriers reviennent, enlèvent tous les quartiers de roche qui viennent d’être détachés et les transportent plus loin. Quand on a vu le haut rocher qui s’élevait en cet endroit, et qu’on voit maintenant cette excavation au fond de laquelle les ouvriers nous paraissent comme des nains, on ne peut s’empêcher de jeter un cri de surprise.

Le pouvoir d’eau du Saint-Maurice, à la Grand’Mère, est évalué à cinquante mille forces de chevaux ; quand les travaux seront terminés, on pourra disposer de telle partie de ces forces que l’on voudra. M. Scott qui dirige ces immenses travaux, disait à Monseigneur que la Compagnie veut établir la plus grande manufacture de pulpe de l’Amérique. Certes, je n’ai pas de peine à le croire. Mais on ne se contentera pas, sans doute, de manufacturer de la pulpe, on fera aussi du papier de toute sorte. Un village va certainement surgir autour de la manufacture.

Cependant vous brûlez, mon cher lecteur, d’entendre parler de la chute, et d’apprendre enfin pourquoi on l’appelle de ce nom singulier de Grand’Mère. Allons, ne soyez pas si impatient, j’arrive au moment de vous satisfaire.

Quittez donc les bords du canal et venez près de la rivière. Vous voyez ce rocher étroit qui se tient au milieu de la chute pour la diviser en deux parties, et qui est comme un défi lancé au Saint-Maurice. Regardez maintenant sur l’angle de ce rocher : vous voyez bien distinctement, n’est-ce pas ? les traits d’une vieille personne ; vous remarquez ses yeux, son nez, son menton en galoche ; mon ami, saluez la Grand’Mère. Elle est là depuis des siècles, nouvelle femme de Loth, dans son manteau de pierre, regardant tranquillement venir les flots rapides du Saint-Maurice. Ces flots ont bien hurlé autour d’elle, ont cherché bien des fois à la précipiter dans les ondes : elle est là, et telle que nos pères l’ont vue, nous la voyons. Vous pouvez aller sur ce petit rocher, ou plutôt cet îlot de pierre ; de là vous verrez plus facilement les deux chutes. Celle qui est à droite du rocher, en regardant l’embouchure du fleuve, c’est la Grand’Mère ; et l’autre, celle de gauche, c’est naturellement le Grand-Père. Comme il est aisé de le comprendre, le Grand-Père est plus fort que la Grand’Mère. Maintenant venez, passons à la droite du canal, puis descendons en bas du rocher : voyez quelle anse magnifique vous avez sous les yeux. Mais courons sur le rivage, approchons-nous du pied de la chute ; voyez comme la Grand’Mère est imposante ; quelle masse d’eau ! quel bruit ! quels mouvements tumultueux ! Savez-vous qu’ici on a une manière particulière de faire la pêche ? Il n’y a pas besoin d’hameçons, ni d’appâts, encore moins de rets : ayez seulement votre panier au bras. Entrez dans le remous, au pied de la chute, vous voyez de belles carpes, n’est-ce pas ? Eh bien ! prenez celles que vous voudrez, avec vos mains, elles ne se sauveront pas. Elles sont comme abasourdies par le bruit et le mouvement de l’eau, et avant qu’elles aient eu le temps de se reconnaître, elles sont déjà dans votre panier. Je n’ai jamais pris un poisson au bout d’une ligne, mais je n’en doute nullement, je serais capable de pêcher de cette façon-là.

Quand Monseigneur eut bien examiné les travaux du canal, nous retournâmes chez M. Théophile Larue. Ce monsieur nous reçut avec sa gentillesse ordinaire, et il eut surtout l’heureuse idée de nous faire servir un dîner excellent. Il est vrai, il se plaignait de ce que le chemin de fer ne lui avait pas emporté tels et tels mets déjà achetés, mais nous trouvions, nous, qu’il ne manquait rien. Les preuves de notre sincérité furent très visibles et très fortes.

Après le dîner, nous prenons plaisir à nous asseoir un instant au belvédère, sur le bord du Saint-Maurice, au pied d’un mat où flotte un grand pavillon ; puis l’heure déjà avancée nous oblige à traverser le fleuve. M. Larue vient nous reconduire, et c’est M. François Lacroix, de La Tuque, qui gouverne notre barge. Nous sommes tout heureux de faire la connaissance de M. Lacroix ; sa dame nous a si bien reçus quand nous sommes passés à La Tuque !

Arrivés de l’autre côté, nous trouvons plusieurs voitures, dont deux nous sont spécialement destinées. Nous disons adieu à nos amis de la Grand’Mère, et nous partons pour le Lac-à-la-Tortue, par un chemin tout neuf mais bien roulant cependant. Nous félicitons de ce beau travail M. Léandre Houle, qui vient de le construire pour la Compagnie de pulpe du Saint-Maurice. Par ce chemin nouveau la Grand’Mère n’est plus qu’à une lieue de la gare du Lac-à-la-Tortue, sur le chemin de fer des Piles. Nous nous rendons en peu de temps.

Il tombe quelque grains de pluie, mais c’est seulement pour faire souvenir à Monseigneur qu’il a laissé sa capote en caoutchouc chez M. Théophile Larue, et à M. Prince qu’il a laissé son parapluie aux Piles.

Nous voici au Lac-à-la-Tortue : nous sommes surpris de trouver une foule considérable qui attend Monseigneur. Mais nouvelle et délicieuse surprise, en entrant dans la gare, nous trouvons un autel splendide et splendidement orné. Plusieurs belles lampes y brûlent et plusieurs cierges y sont allumés. Un autel dans une gare de chemin de fer ! c’est un de ces spectacles doux et consolants que Dieu met quelques fois sur notre chemin, pour nous empêcher de prendre à dégoût cette vie de la terre, où l’on voit hélas ! tant de choses affligeantes. Cela fait aussi honneur à M. Joseph Brunel, le religieux chef de cette gare.

Quel dommage que les valises de Monseigneur soient à la gare des Piles ! la Visite se serait faite ici avec la même solennité qu’à la Mékinac et aux autres postes du Saint-Maurice. Monseigneur entre en bénissant ; il chante « Esprit saint descendez en nous », et fait ensuite un beau sermon sur l’Importance du salut. À la fin de son discours, il annonce qu’il a décidément l’intention de former une paroisse sur les bords du lac à la Tortue, et, comme préliminaire, il veut mettre la mission sous le patronage d’un saint. En souvenir de feu M. l’abbé Théophile Sicard de Carufel, premier curé de Notre-Dame du Mont-Carmel dont cette mission fait partie, le patron sera S. Théophile, martyr du troisième siècle, dont la fête se célèbre le vingt-trois de juillet. La future paroisse se nommera donc Saint-Théophile. Monseigneur chante ensuite le cantique « Nous vous invoquons tous », puis il donne la bénédiction solennelle, bien qu’il n’ait ni la mitre, ni la crosse.

Les femmes et les enfants sont avertis de se retirer, car Monseigneur veut s’entretenir familièrement avec les hommes de la chapelle qu’il va s’agir d’élever bientôt.

Il y avait déjà un commencement de division parmi les habitants ; Monseigneur leur recommanda l’union avec tant de force, qu’il réussit, nous l’espérons du moins, à étouffer ce premier et malheureux germe. Il leur dit : Dressez-moi une requête par laquelle vous demanderez simplement la permission de bâtir une chapelle. J’enverrai mon archidiacre pour vérifier votre requête et pour examiner les lieux, et après avoir tout pesé, je fixerai moi-même l’endroit de la chapelle, comme il m’appartient de le faire. Quand cet endroit sera fixé, soumettez-vous sans murmure, quand bien même ce ne serait pas de votre goût ; il est certain que je ne puis mettre la chapelle à la porte de tout le monde. Monseigneur cite alors l’exemple de certaines paroisses qui ne prospèrent pas, et restent depuis des années dans l’état d’enfance. Si vous voulez, dit-il, que votre paroisse grandisse rapidement, soyez unis et restez soumis à votre évêque.

Tous parurent très bien disposés, et nous avons lieu de croire qu’en peu de temps Saint-Théophile prendra rang parmi les bonnes paroisses du diocèse.

Monseigneur s’entretint ensuite longuement avec M. Joseph Brunel sur les intérêts de la mission, et surtout sur les moyens qu’il faudrait prendre pour se procurer immédiatement une maison qui servirait de chapelle. On jeta les yeux sur une maison à deux logements, qui se trouve sur la rive nord du lac. Que Dieu aplanisse toute difficulté, pour que la religion fleurisse dans ce champ nouveau et fertile.

Il y a une école bien fréquentée au Lac-à-la-Tortue, et le dimanche, les habitants de l’endroit, ne pouvant entendre la messe, ont l’habitude de se réunir pour prier et chanter des cantiques. C’est M. Joseph Brunel qui a pu obtenir ces résultats si beaux. Les efforts persévérants que ce monsieur a faits pour maintenir l’ordre et l’esprit religieux dans le poste isolé où il réside, lui sont comptés depuis longtemps au livre de vie.

En attendant le train des Piles, Monseigneur prend beaucoup d’intérêt à examiner le travail qu’on exécute dans le lac à la Tortue.

Ce lac a quelque chose de particulier : c’est comme un réservoir où il se fait encore actuellement des dépôts considérables de mine de fer, je veux dire de cet oxyde de fer qu’on appelle limonite ou fer hydroxydé. Les messieurs Hall ont mis un dragueur sur le lac, ils peuvent ainsi enlever la limonite du fond de l’eau, et la recueillir dans ces chalands qu’on appelle proprement des maries-salopes. Quand une marie-salope est remplie, un petit bateau à vapeur l’emmène à la tête du lac. Les rails d’une voie d’évitement ont été posés juste au bord de l’eau, et en cet endroit on a élevé une noria, c’est-à-dire une machine composée d’une courroie sans fin portant des godets et s’enroulant sur deux tambours. Ces tambours sont mus par la vapeur d’une scierie située à deux ou trois arpents de là. Quand donc la noria est en mouvement, un ouvrier prend la limonite à pleine pelle et la jette dans les godets. Les godets passent sur le tambour supérieur, se renversent et déchargent leur contenu dans un wagon placé là tout exprès. Le train des Piles vient prendre les wagons remplis, et les conduit aux Forges Radnor. Nous emportons un spécimen de cette limonite pour le cabinet de minéralogie du Séminaire des Trois-Rivières.

Mais voici que le train nous arrive. La seule voiture destinée aux voyageurs est divisée en deux compartiments, celui de première et celui de seconde classe ; il est superflu de dire que nous montons en première classe : Monseigneur lui-même avait acheté les billets pour tous ceux de sa suite, et Sa Grandeur ne fait jamais des politesses de seconde classe, tout le monde le sait.

Nous arrivons à Saint-Maurice, paroisse de M. Prince ; notre aimable compagnon nous quitte donc. Certes, nous aurions été heureux de l’emmener avec nous jusqu’au terme du voyage, mais sa vieille mère de quatre-vingt-sept ans le demande ce soir même, il serait cruel de tromper cette attente.

Nestor Desilets nous quittait aux Piles, M. Prince nous quitte à Saint-Maurice, c’est ainsi que les amis se dispersent aux quatre vents du ciel dans les sentiers de la vie ; chaque brise qui passe en emporte quelques-uns.

Nous voici au chemin de fer du Pacifique Canadien ; il se trouve ici une petite gare, mais personne dedans. Quoi ! jusqu’à la compagnie du Pacifique qui fait des ménagements de bouts de chandelles, selon une expression populaire qu’on a bien tort de n’avoir pas mise au dictionnaire. Où y a-t-il besoin d’un chef de gare, et d’un chef bien sûr, si ce n’est à l’endroit où deux chemins de fer se réunissent. Et le pauvre postillon du Cap de la Madeleine, quand le train retarde et qu’il fait grand froid ou qu’il neige à plein ciel, est donc obligé de rester à la belle étoile pour attendre, car il n’y a pas de maison dans le voisinage. Que pensez-vous maintenant, chers lecteurs, du petit compliment que j’ai fait à cette compagnie, en parlant du bateau à vapeur des Piles ? Je le rétracte.

Nous entrons sur la voie du Pacifique, nous passons sur le grand pont de fer, et nous voilà à la gare des Trois-Rivières. M. le chanoine L. S. Rheault nous attend sur le quai ; il est tout enchanté de voir que Monseigneur a l’air si dispos. Nous montons dans la belle voiture de M. Lacombe, le fidèle cocher des prêtres ; M. Prince nous a quittés, mais M. Gravel le remplace auprès de Monseigneur. Tous les confrères de l’Évêché sont en belle humeur ; plusieurs viennent d’arriver d’un grand pèlerinage à Sainte-Anne de Beaupré. J’aime beaucoup sainte Anne, et j’aurais voulu faire ce pèlerinage à son sanctuaire vénéré, mais je ne puis avoir de regret en ce moment, j’ai l’esprit trop occupé du beau voyage que je viens de faire dans le Haut Saint-Maurice.

Mes bienveillants lecteurs, je vous remercie de l’attention soutenue que vous m’avez donnée ; je vous en garde une reconnaissance immortelle. Et comme plusieurs d’entre vous, en entendant parler ainsi du Saint-Maurice, ont regretté de ne pas voir figurer la merveille de ce grand fleuve, la chute de Chawinigane, je tâcherai d’y faire un petit voyage dans quelques jours, et je vous communiquerai mes impressions.


LES MISSIONNAIRES
DU SAINT-MAURICE

I

Voilà notre voyage terminé, et cependant pas un mot des admirables missionnaires du Saint-Maurice ! Quelques personnes ont été étonnées de cela, peut-être un peu scandalisées, et elles en ont fait la remarque. Pour les punir sévèrement de ces murmures, nous allons, sans retard, leur infliger un long, un très long chapitre sur nos missionnaires du Saint-Maurice, anciens et nouveaux. Or il faudra le lire ce chapitre ; car sur un point nous sommes semblable aux auteurs plus futés que nous : nous écrivons pour nous faire lire. Dans notre modeste étude nous ne remonterons pas jusqu’à Adam, ni même jusqu’aux Apôtres, mais nous remonterons jusqu’au milieu du 17e siècle. C’est déjà bien raisonnable.

Le père Jacques Buteux, dont le nom a déjà été prononcé à nos lecteurs, est le patriarche des missionnaires du Saint-Maurice. Il a répandu son sang généreux au milieu de ses labeurs, et par le martyre il a fécondé le champ qu’il allait cultiver. Chose remarquable, en effet, toutes les tribus qu’il voulait convertir ont entendu la parole de vérité, et les descendants de ces sauvages sont aujourd’hui de fervents chrétiens.

Le père Buteux naquit à Abbeville, en Picardie, dans le mois d’avril de l’année 1600, et il entra dans la sainte compagnie de Jésus le 2 octobre de l’année 1620. Il fit ses vœux de religion à Rouen, ville ou l’on s’occupait si activement des intérêts du Canada. Il était dès lors sous la main de Dieu comme l’argile sous la main du potier. Dieu en fit un vase d’élection pour porter sa parole au milieu des nations sauvages du Nouveau-Monde. Ayant terminé ses études théologiques, il se consacra immédiatement, en effet, aux laborieuses missions de la Nouvelle-France, et arriva à Québec le 24 juin 1634.

Il fut l’un des fondateurs de la mission des Trois-Rivières, et visita le poste de Tadoussac pendant 4 ans, de 1644 à 1647.

Il consacra 18 années de sa vie à la conversion des peuples Montagnais et Algonquins, et il avait pour ces peuples une véritable affection de père. D’ailleurs Dieu lui avait donné une grâce particulière pour toucher les cœurs des pauvres sauvages infidèles, et parmi les néophytes, on reconnaissait immédiatement ceux qui étaient sortis de ses mains, par une tendresse de dévotion et par une foi solide qu’on ne rencontrait pas au même degré chez les autres convertis. C’était un homme d’oraison, et il prenait dans ses entretiens avec Jésus cette piété tendre et sincère qu’il instillait si heureusement ensuite dans le cœur de ses disciples. Le père Buteux était d’une complexion faible, d’une santé chancelante, et pourtant il se mortifiait d’une manière terrible ; il couchait toujours sur la dure, passait une partie des nuits en prière, et s’imposait des jeûnes presque continuels. Il désirait faire encore davantage, il désirait recevoir le martyre de la main des Iroquois. Leur cruauté est grande, disait-il, et de mourir à petit feu c’est un tourment horrible ; mais la grâce surmonte tout, et un acte d’amour de Dieu est plus pur au milieu des flammes, que ne le sont toutes nos dévotions séparées des souffrances. Il convertit un très grand nombre d’âmes ou plutôt quantité de nations sauvages, comme parle le père Ragueneau ; sa piété, sa douceur attiraient mystérieusement les âmes à l’amour de Jésus. Le père Buteux est le S. Bernard de notre pays.

Il aimait tous les peuples sauvages, car il eût voulu les donner tous à Jésus-Christ, mais les enfants de son cœur étaient les Attikamègues. « Il avait imprimé dans l’âme de ces sauvages des sentiments de dévotion si puissants et si efficaces, qu’il semblait que ces bonnes gens ne fussent nés que pour le ciel. » (Lettre du père Ragueneau). Il fit une grande mission chez ce bon peuple en l’année 1651. Le premier parmi les Français, il remonta ainsi une partie considérable du Saint-Maurice, et les Relations des Jésuites nous ont conservé le récit de son voyage. Nos lecteurs nous sauront gré de leur mettre sous les yeux ce premier des « Voyages dans le Haut Saint-Maurice ; » nous accompagnerons la vieille narration de quelques commentaires, pour en faciliter l’intelligence.[6]

Le père Buteux écrit donc :

« On ne saurait s’imaginer les poursuites que firent les bons Attikamègues pour m’attirer en leur pays ; je n’y étais que trop porté d’affection, mais le congé ne m’étant pas donné, je ne pouvais accorder leur demande.

« Enfin, ayant permission d’y aller, je le signifiai aussitôt au capitaine d’une bande qui était aux Trois-Rivières. On me choisit un hôte qui prit charge de me fournir de tout ce qui m’était nécessaire : d’une traîne pour traîner après moi mon petit bagage : de raquettes pour marcher sur les neiges, etc.

« Le 27 mars, nous partîmes quatre Français, savoir : monsieur de Normanville et moi et nos deux hommes, en compagnie d’environ quarante Sauvages, tant grands que petits. Une escouade de soldats nous accompagna la première journée, à cause de la crainte des Iroquois. Le temps était beau, mais il n’était pas bon pour nous, à raison de l’ardeur du soleil qui faisait fondre les neiges. Je fus surpris d’une glace qui manqua sous mes pieds. Sans l’assistance d’un soldat qui me prêta la main, je n’eusse pu me sauver du naufrage, à cause de la rapidité de l’eau qui coulait dessous moi. Le chemin de cette première journée fut parmi de continuels torrents rapides et parmi des chutes d’eau qui tombaient du haut de précipices qui faisaient quantité de fausses glaces très dangereuses et très importunes, à cause que nous étions contraints de marcher le pied et la raquette en l’eau, ce qui rendait la raquette glissante, lorsqu’il fallait grimper sur des rochers de glace, proche des saults ou des précipices ; nous en passâmes quatre cette journée-là ; tout le chemin que nous pûmes faire fut d’environ six lieues, marchant dès le matin jusqu’au soir. La fin de la journée fut plus rude que le reste, à raison d’un vent froid qui gelait nos souliers et nos bas de chausses, qui avaient été mouillés depuis le matin. Notre escorte de soldats peu accoutumée à ces fatigues, était étonnée, et le fut encore davantage quand il fallut le soir faire la cabane au milieu des neiges, comme un sépulcre dans la terre. »

Ce premier campement dut se faire à la Gabelle. Aller des Trois-Rivières jusque-là, dit M. Benjamin Sulte, en une journée, la raquette aux pieds, à la fin de mars, par un soleil ardent, avec femmes, enfants, soldats novices en ces sortes de voyages, et des provisions pour quarante personnes, c’est le plus que l’on demande aux forces humaines. Le père Buteux et sa troupe se sont arrêtés aussitôt après avoir franchi la Gabelle. Pas de doute. Cela, dira-t-on, ne nous donne que cinq lieues ! Mais cinq lieues bien comptées, bien mesurées, ne peuvent-elles pas répondre d’une manière assez juste à cette estimation du père Buteux : environ six lieues ? Nous croyons que oui. Alors les quatre précipices dont il est parlé doivent être ceux des Forges, de l’Islet, de la pointe aux Baptêmes et de la Gabelle.

Deuxième journée — « Nous congédiâmes notre escorte et avançâmes vers le haut de la rivière. Nous rencontrâmes à une lieue de notre gîte, une chute d’eau qui nous boucha le passage ; il fallut grimper pardessus trois montagnes, dont la dernière est d’une hauteur démesurée. C’était pour lors que nous ressentions la pesanteur de nos traînes et de nos raquettes ! Pour descendre de l’autre côté de ces précipices, il n’y avait point d’autres chemins que de laisser aller sa traîne du haut en bas, qui de la raideur de cette chute allait audelà du milieu de la rivière, qui en cet endroit peut être de quatre cents pas. Suivaient, environ de lieue en lieue, trois autres sauts d’une prodigieuse hauteur, par lesquels la rivière se décharge avec un bruit horrible et d’une étrange impétuosité. C’est par ces lieux pleins d’horreur qu’il nous fallait marcher, ou plutôt se traîner. Enfin après onze heures de marche, nous nous arrêtâmes au haut d’une montagne très difficile à surmonter. »

La chute aux trois montagnes que rencontre d’abord le père Buteux est, sans aucun doute, ce que l’on appelait alors le Premier Saut. Cette chute, comme l’écrit la Mère de l’Incarnation, était très renommée, et elle fut tout à fait aplanie dans le grand tremblement de terre de 1663. Les trois montagnes ont été déracinées et englouties pendant la même catastrophe. Les trois sauts d’une prodigieuse hauteur qui se succèdent ensuite de lieue en lieue sont faciles à reconnaître pour la chute de Chawinigane, le rapide des Hêtres et la chute de la Grand’Mère. Le repos du soir eut lieu sur la montagne de la Grand’Mère.

« Le troisième jour, nous débarquâmes de grand matin, et nous marchâmes sur la rivière toujours glacée, grandement large en cet endroit-là. Sur les deux heures après-midi, le mirage nous ayant fait paraître en forme d’hommes quelques branches d’arbres enfoncées dans la rivière, chacun crut que c’était une bande d’Iroquois qui nous attendaient au passage. On envoie quelques jeunes gens à la découverte qui firent leur rapport que c’était l’ennemi. Pour lors, chacun des chrétiens se dispose à recevoir l’absolution et les catéchumènes au baptème. Après cela, le capitaine exhorte ses gens avec une harangue toute chrétienne, mettant sa confiance en Dieu ; chacun se résolut à vaincre ou à mourir. Aux approches, cet ennemi se trouva être imaginaire, mais les sentiments de dévotion étaient solides dans leur cœur, et je puis dire en vérité que je n’ai jamais vu une confiance en Dieu ni plus forte ni plus filiale. »

La fausse alarme qui fit voir chez les Attikamègues une piété si sincère dut être donnée un peu au delà de la montagne des Maurices.

« Le quatrième jour, je dis la sainte messe dans une petite île qui eut le bonheur de recevoir cet adorable sacrifice, qui fut le premier offert à Dieu en ces contrées. Pour ce sujet, ces bons chrétiens firent une salve d’escopetterie après l’élévation du Saint Sacrement, et, ensuite de leurs dévotions, un festin de blé-d’Inde et d’anguilles. Pour toutes provisions de plus de quarante personnes que nous étions, nous n’avions qu’environ deux boisseaux de farine de blé-d’Inde, un de pois et un petit sac de biscuits de mer. La difficulté de traîner des vivres nous avait obligés de n’en prendre pas davantage, outre que nous espérions de faire quelque chasse en chemin ; — mais elle ne fut pas telle qu’il nous eût été nécessaire, à peine eûmes-nous ce qu’il fallait plutôt pour éviter la mort que pour soutenir notre vie. Pour moi, j’avais assez de mon petit meuble ; le chemin, la lassitude et le jeûne, que je ne désirais pas rompre au temps de la Passion, ne me permettaient pas de me charger de vivres. Dieu néanmoins me donna plus de courage qu’à un jeune homme que j’avais emmené avec moi, lequel succomba sous le poids et fut contraint de nous abandonner pour s’en retourner avec deux femmes Algonquines, qui nous quittèrent deux jours après. »

La première messe dans les Territoires du Saint-Maurice fut donc dite le 30e jour de mars de l’an 1651, tout probablement dans l’île aux Bouleaux. Les fervents chrétiens qui l’entendaient firent à cette occasion une salve d’escopetterie, c’est-à-dire des décharges de carabines ; cela ne vous rappelle-t-il pas, comme à moi, ce qui vient de se passer, sur les bords de ce même Saint-Maurice, pendant la visite épiscopale ? Vous voyez que l’on suivait de glorieuses et très-anciennes traditions.

« Le cinquième et le sixième jour furent bien différents, et néanmoins tous deux semblables pour la fatigue des chemins ; le premier fut tout pluvieux, et le suivant fort beau, mais l’un et l’autre étaient fort incommodes, à cause que les neiges fondues aux rayons du soleil chargeaient nos raquettes et nos traînes ; pour éviter cela, il fallut les dix jours suivants partir de grand matin, avant que les glaces et les neiges fondissent. »

À la fin de cette sixième journée, on devait être plus loin que la Rivière-aux-Rats.

« Le septième jour, nous marchâmes depuis les trois heures du matin jusqu’à une heure après-midi, afin de gagner une île pour dire la sainte messe le jour des Rameaux ; je la dis, mais vraiment portant sur moi une partie des douleurs de la Passion de notre bon Maître, et dans une soif qui attachait ma langue au palais de ma bouche. La surcharge qu’il m’avait fallu prendre après que mon compagnon m’eût quitté, avait aussi accru mes peines : ces bons chrétiens qui avaient reconnu ma faiblesse durant la messe, me réconfortèrent d’une sagamité faite pour moi seul, d’une poignée de galette bouillie dans l’eau, et de la moitié d’une anguille boucanée. Après le dîner, nous dîmes les prières publiques au lieu de Vêpres, chacun avait marché le chapelet en main, le récitant en son particulier. »

Cette seconde messe fut dite, croyons-nous, dans l’île aux Goélands, à une petite distance de La Tuque.

Qu’il est beau, mes chers lecteurs, qu’il est édifiant de voir ce saint missionnaire au milieu d’un voyage si long et si pénible, rester strictement à jeun, parcequ’on était au temps de la Passion ! Qu’il est touchant de le voir jeûner jusqu’à une heure après-midi, malgré des fatigues incroyables, malgré les horreurs d’une soif dévorante, pour pouvoir dire la messe à de pauvres sauvages au dimanche des Rameaux ! Et ces sauvages, n’est-ce pas un spectacle admirable de les voir le chapelet à la main, marchant dans une prière continuelle à travers les glaces et les neiges ! Si le Saint-Maurice a vu des spectacles dégoûtants, il en a vu aussi qui étaient vraiment dignes du ciel.

« Le huitième jour, pour éviter les torrents rapides et les dangers de la rivière, dont les glaces commençaient à se rompre, et qui n’eussent pas pu nous porter, nous entrâmes dans le bois par un vallon qui est entre deux montagnes ; ce n’était qu’un amas de vieux arbres abattus par les vents, qui embarrassaient un chemin très fâcheux, et sur lequel nous avions de la peine à gravir, nos raquettes à nos pieds, qui s’engageaient dedans les branches de ces arbres. Nous gagnâmes enfin au-dessus des terres une montagne si haute, que nous fûmes trois heures avant que d’être au coupeau. Outre ma traîne, j’avais entre mes bras un petit enfant de trois ans, fils de mon hôte : je le portai pour soulager sa mère, qui était chargée d’un autre enfant avec son bagage dessus sa traîne. Au dessus de cette montagne nous rencontrâmes un grand lac, qu’il fallut traverser ; chaque pas nous faisait songer à la mort et nous laissait dans les craintes de nous voir abîmés dans ces eaux ; nous y enfoncions jusqu’à mi-jambe et davantage au-dessous d’une première glace qui était plus tendre, la seconde glace nous arrêtait. Souvent le chemin trop glissant et de fausses démarches nous faisaient tomber assez rudement, et alors non-seulement les jambes, mais tout le corps enfonçait dans l’eau. »

Le père Buteux ne fit pas le portage de La Tuque, mais il s’enfonça dans la forêt en suivant ce qu’on appelle aujourd’hui la crique de Deverick, et traversa un grand nombre de lacs, entre autres le lac Siconsine qui a pour rives des roches toutes droites, plus hautes qu’aucune falaise de France. Le quatorzième jour, il célébra la fête de Pâques dans une petite chapelle bâtie de branches de cèdre et de sapin, et parée extraordinairement, c’est-à-dire qu’un chacun y avait apporté ses images et ses couvertes neuves. Le dixième jour d’avril, on partit de grand matin, mais il fallut marcher dans l’eau jusqu’à mi-jambe.

« Après avoir traversé quatre lacs, » continue le père, « nous arrivâmes à celui où mon hôte fait sa demeure plus ordinaire. Nous allâmes nous cabaner sur un tertre de sable, et sous des pins, où la neige était fondue : nous y dressâmes une chapelle, où je dis la sainte messe en action de grâces, on y planta après une belle croix. Jusqu’ici nous nous étions contentés en nos cabanages d’entailler quelques croix sur un arbre, mais nous dressâmes en ce lieu ce bel étendard. Nous demeurâmes en repos le reste du jour, nous avions le temps de manger, si nous eussions eu de quoi ; la neige étant à demi fondue, et le poisson ne terrissant pas encore, nous fûmes l’espace de quinze jours en grande disette. Mes gens se mirent à faire des canots, ils y travaillaient depuis le matin jusqu’au soir ; je m’étonne comme ils pouvaient resister au travail, ne mangeant pas en tout chaque jour, la valeur de six onces de nourriture. Leur plus grande peine était de nous voir pâtir ; ils offraient à Dieu gaiment toutes ces peines. Voyant que tout le monde cherchait sa vie, je me joignis avec un bon vieillard pour aller tendre des lacets aux lièvres ; un jour je m’égarai dans les bois et ne pus retrouver ma route. Je marchai tout le long du jour par d’étranges pays, par des montagnes et des vallées pleines d’eaux et de neige fondue, sans me pouvoir reconnaître ; la lassitude, la froideur des eaux, et la nuit qui me surprenait étant encore à jeûn, me contraignirent de me jeter au pied d’un arbre, tout mouillé et tout gelé, car il gelait tous les soirs : j’amassai des branches de pin, dont je me fis un matelas pour me défendre de l’humidité de la terre, et une couverture pour m’abrier contre le froid, j’eus toutefois le loisir de trembler toute la nuit. L’altération était ma plus grande peine, j’étais proche d’un grand lac, dont je puisais de l’eau de fois à autre pour soulager ma soif ; je m’endormis à la fin, et à mon réveil, après m’être recommandé à mon ange gardien et au feu Père Jean de Brébeuf, j’entendis un coup d’arquebuse. C’étaient de nos gens qui avaient été toute la nuit en peine pour moi ; je répondis de la voix au coup qu’on avait tiré, qui redoubla. Je pris la route du côté d’où venait le son, et arrivant au bord d’un lac, je vis le sieur de Normanville qui me venait chercher en canot avec mon hôte. M’étant rendu en la cabane, on m’y traita comme un homme ressuscité, d’un peu de poisson qu’on avait pris, et cela se mange sans pain, sans vin, sans autre ragoût que l’appétit qui ne nous manque pas.

« Le jour de Saint Marc, après la Procession et la Messe, on bénit le lac, et on lui donna le nom de saint Thomas, on bénit aussi les canots, et on donna à chacun le nom de quelque saint, qu’on écrivit dessus avec de la peinture rouge. »

On devait être près de la rivière Vermillon dont le lit renferme une belle peinture rouge.

« Tous les chrétiens, avant que de partir pour aller aux lieux où se font les assemblées, se disposèrent par une communion générale, qui se fit le premier jour de mai ; le lendemain nous nous mîmes en canot, et nous fûmes jusqu’au dix-huitième jour de mai à voguer par diverses rivières, par quantité de lacs, qu’il fallait chercher par des chemins dont la seule mémoire me fait horreur, par des rochers quasi inaccessibles, et souvent nous étions contraints de traverser des terres pour trouver des lacs et des rivières qui n’avaient point de communication : c’est-à-dire qu’il fallait nous charger de nos canots et de notre bagage, souvent n’ayant rien de quoi vivre, et n’en pouvant trouver.

« Enfin le jour de l’Ascension, après avoir dit la messe sur une belle roche toute plate, au milieu d’une petite île, et après avoir traversé des lieux de terreur et d’effroi, nous arrivâmes au lieu de l’assemblée. Je fus ravi d’y voir en un lieu éminent une haute et belle croix, nous l’adorâmes et invoquâmes l’assistance des anges gardiens, et de saint Pierre, patron de ces contrées. Ensuite nous fîmes une salve d’arquebuse, à laquelle nous n’eûmes point d’autre réponse que les voix de quelques enfants, ce qui nous étonna. Mais le capitaine qui parut seul peu de temps après, et nous vint au devant sur le rivage, nous en emporta la raison. Mon père, me dit-il, si l’on n’a point répondu à votre salve, ce n’est pas manque ni de pouvoir de le faire, ni d’amour que nous ayons pour toi ; il y a ici quantité d’armes à feu, de la poudre et du plomb, et il n’y en a pas un d’entre nous qui ne t’aime autant qu’il a d’amour pour son salut ; mais on est maintenant aux prières dans la chapelle, on t’y attend pour remercier Dieu de nous avoir donné ta personne. Allons-y a la bonne heure, lui dis-je, mais qui a planté cette croix ? Il y a longtemps, dit-il, que les premiers chrétiens l’ont érigée, et pourquoi ne l’auraient pas fait ? ajouta-t-il, n’y étaient-ils pas autant obligés que les Français ? mais allons, entrons dans la chapelle. C’était une cabane d’écorces faite en berceau, au fond de laquelle il y avait une façon d’autel, le tout paré de couvertes bleues, sur lesquelles étaient attachées des images de papier, et quelques petits crucifix ; nous dîmes tous le chapelet de compagnie et chantâmes quelques motets de dévotion.

« Les principaux me vinrent faire leurs compliments et m’invitèrent de baptiser leurs petits enfants, j’en baptisai sur l’heure une quinzaine ; la nuit me fit remettre les autres à la première commodité. Les adultes me pressaient tellement pour l’instruction, qu’à peine pouvais-je dire mon office. Je commençai par les vieilles gens, j’en rencontrai de quatre-vingts et de cent ans, qui jamais n’avaient vu d’européens, mais au reste si bien disposés pour la foi, qu’on eût dit que Dieu les réservait comme un saint Siméon et une sainte Anne la Prophétesse, pour avoir connaissance de Jésus-Christ.

« Quoique le temps me fût cher et précieux, et que pour la lassitude et les fatigues des chemins, j’eusse besoin du repos de la nuit, encore fallut-il permettre quelque danse en ma cabane, en signe de réjouissance et d’action de grâces, selon la façon du pays ; et le lendemain il fallut assister à quelque festin, quoique les vivres fussent rares. Le peu de neige qu’il y avait eu durant l’hiver en toutes ces contrées, y avait causé la famine : si bien que là où nous pensions trouver des vivres en abondance, nous n’y rencontrâmes que de la pauvreté. Leur bonne volonté m’était plus que tout cela, et la bonne disposition que je voyais en ces pauvres peuples, était ma vraie viande, ce me semblait.

« Le lendemain arrivèrent sept ou huit familles d’un autre endroit, dont je baptisai les enfants. Je disposai les chrétiens à la confession et à la communion ; je croyais y avoir beaucoup de peine, y en ayant bon nombre qui jamais ne s’étaient confessés depuis leur baptême et depuis leur bas âge ; mais tous tant qu’ils étaient dès la première fois se confessèrent aussi bien que s’ils eussent été instruits au catéchisme, comme des français. Tous avaient leurs chapelets, et savaient très bien leurs prières, les uns les ayant enseignées aux autres. »

Le Père Buteux donne ici, avec de longs développements, les marques de la solidité du christianisme et de la foi de ses chers Sauvages, ce sont 1o leurs confessions faites avec tant de soin, 2o le zèle qu’ils font paraître à bannir le vice, 3o l’assiduité et la diligence à s’acquitter des devoirs d’un bon chrétien, 4o la continuelle pensée de la mort, 5o la dévotion pour les âmes des trépassés. Puis il continue : « Après avoir séjourné quelques jours au lieu de cette première assemblée, je m’embarquai en compagnie de trente-cinq canots, pour aller en une autre assemblée environ à vingt-cinq lieues de là. Nous n’avions point d’autres provisions que le provenu de notre pêche ; neuf à dix onces d’un morceau de poisson était notre ordinaire par jour.

« Le lendemain de notre embarquement, nous rencontrâmes des chutes d’eau horribles, entr’autres en un endroit où la rivière ayant roulé à travers quantité de lits de roches, tombe tout à coup comme dans un précipice, qui est comme une auge ou berceau de pierre, long de quelque centaine de pas. Dans ce berceau la rivière bouillonne en telle façon, que si vous jetez un bâton au dedans, il y demeure quelque temps sans paraître, puis tout à coup il s’élève en haut la hauteur de deux piques, à quarante ou cinquante pas du lieu où vous l’avez jeté.

« Le troisième jour, nous arrivâmes où nous voulions aller, on nous y salua d’une décharge générale de toutes les armes à feu. Après que leur capitaine m’eût adressé sa harangue, qui fut courte, mais pleine d’affection et de piété, on nous mène droit dans une chapelle, faite d’écorce de certains pins très odoriférants, et bâtie de la main de ces bons chrétiens, jamais aucun européen n’y avait mis le pied. Deux capitaines firent merveilles en parlant hautement du bonheur de la foi, dont ils jouissaient par nos soins et par nos charités. L’un d’eux que j’avais baptisé aux Trois-Rivières il y a quelques années, homme de très bon esprit, de riche taille, et excellent chrétien, m’apporta un petit faisceau de pailles, c’était comme un catalogue de ceux que lui-même avait instruits et très bien disposés pour le baptême. Je fus ravi de voir que Dieu y avait fait sans nous, ce que je n’eusse osé espérer par moi-même après de longues instructions. Les deux premiers auxquels je pariai, furent deux frères mariés à deux jeunes femmes très bien faites, mais modestes, autant qu’aucune chrétienne européenne. L’aîné des deux frères, tenant son chapelet, me tint ce discours : Voilà, dit-il, ce que je prise plus que toutes les choses du monde ; je n’ai jamais vu d’européens qu’aujourd’hui, et je n’en désirais point voir, si non pour être instruit et baptisé. Il y a trois ans que je demande à Dieu de voir ceux qui enseignent et qui baptisent ; il m’a bien obligé de t’avoir amené pour me baptiser, je te remercie d’être venu : ne perdons pas le temps, enseigne-nous. Mais quoi, leur dis-je, savez-vous les prières ? Écoute-nous, me dirent-ils, alors chacun d’eux se mit à genoux, dit ses prières, tenant en main son chapelet. Mais d’où avez-vous ce chapelet ? Les chrétiens, me répondirent-ils, nous les ont donnés. Il y avait de la consolation à voir leur modestie et leur attention : ils ne perdaient pas un mot de ce qu’on leur disait ; leur ayant enseigné quelques mystères, ils demandaient qu’on les interrogeât, et puis le possédant bien, ils se divisaient par petites troupes pour l’enseigner aux autres qui ne s’y étaient pas trouvés. En moins de rien tous surent le catéchisme, et peu de jours après je baptisai ceux que je vis les mieux disposés. La plupart de cette assemblée n’avaient jamais vu d’européens ; je confessai et communiai les anciens chrétiens. Le samedi, le Capitaine publia qu’on eût à se pourvoir des choses nécessaires pour le lendemain, et qu’on ne travaillât pas le dimanche. Cette coutume de célébrer les jours de fêtes, n’est pas seulement observée des chrétiens, mais aussi des autres.

« Mais je fus ravi de voir une chrétienne, nommée Angélique, c’est en vérité une sainte : tout le temps qu’elle ne travaille pas, elle le donne ou à l’instruction du prochain, ou à la prière. Je prenais un plaisir indicible de la voir enseigner les autres, et jamais je n’ai vu aucun sauvage qui sût si bien les mystères de notre foi ; le Saint-Esprit est un grand maître. Spiritus ubi vult spirat. Ô quelle confusion pour moi, de voir comme ces pauvres barbares, sans prêtre, sans messe, ni autre secours, se maintiennent dans une telle pureté et ferveur. Monsieur de Normanville en était touché sensiblement. Suivons notre voyage.

« De cette seconde assemblée, nous allâmes à une troisième, à trois journées de là, en compagnie de soixante canots. Je ne trouvai pas peu à y travailler, à cause que ces gens venaient d’un pays où la foi était encore estimée comme une loi de mort, et où la polygamie était en règne. À mon abord je leur parlai du dessein qui m’amenait ; les chrétiens qui m’accompagnaient leur dirent des merveilles des grandeurs de notre foi, et des peines que j’avais prises pour les venir instruire, leur faisant bien entendre que j’étais une personne de considération, mais que pour l’amour de leur salut je m’exposais à toutes ces fatigues. Ces sauvages s’apprivoisèrent petit à petit à ces discours, et m’amenèrent plusieurs enfants pour être baptisés ; le lendemain eux et tous les chrétiens plantèrent une grande croix, et se mirent à bâtir une chapelle, et à réparer proche de là un cimetière pour les morts. J’enseignais dans cette église depuis le matin jusqu’au soir ; nos néophytes de leur côté faisaient leur possible, et peu de jours après on remarqua des changements notables. En voici quelques témoignages.

« Premièrement, sitôt qu’on appelait aux prières, chacun y accourait comme des faméliques à un festin. Secondement, quand on les allait quérir pour être instruits, ils quittaient tout, quelques empêchements qu’ils eussent, et en quelque temps que ce fût. Troisièment, on m’apportait les tambours et autres instruments superstitieux dont les jongleurs, qui font métier de sortilège, se servent dans le recours qu’ils ont aux démons qu’ils invoquent. Quatrièmement, le jour ne suffisant pas, ils me venaient querir la nuit, pour être instruits dans leurs cabanes, où j’étais écouté comme un ange du ciel. Cinquièmement, les plus anciens exhortaient la jeunesse d’écouter attentivement et de bien retenir mes instructions, afin d’apprendre d’eux avec plus de loisir ce qu’ils auraient appris de moi ; la ferveur était générale. Quoique plusieurs demandassent le baptême, l’espace de dix jours que je demeurai là, je ne jugeai pas à propos de le conférer si tôt, si ce n’est aux vieilles gens, pour qui je craignais une mort plus prochaine.

« La famine contraignit cette assemblée de se dissiper. Ils me conjurèrent de retourner dans un an avec des affections si tendres, que mon cœur en était tout consolé. Le zèle de convertir les âmes est comme naturel à ces bons peuples Attikamègues : les maris gagnent leurs femmes à Dieu, et les femmes attirent leurs maris ; les parents instruisent les enfants, et les enfants gagnent leur père et mère ; en un mot ce pays est un bon terroir où la semence de la foi rend son fruit au centuple.

« Nous retournâmes par un chemin tout autre que celui que nous avions tenu en allant, nous passâmes par des torrents quasi continuels, par des précipices et par des lieux pleins d’horreur en toute façon. En moins de cinq jours nous fîmes plus de trente-cinq portages, et quelques-uns d’une lieue et demie : c’est-à-dire qu’il faut alors porter sur ses épaules son canot et tout son bagage, et cela avec si peu de vivres, que nous étions dans une faim continuelle, quasi sans force et sans vigueur ; mais Dieu est bon, et ce nous est trop de faveur de consumer nos vies et nos jours à son saint service. Au reste les fatigues et les peines qui m’eussent fait peur au seul récit, ne m’ont endommagé la santé. Nous fûmes de retour aux Trois-Rivières le 18 du mois de juin.

« J’espère au printemps prochain faire le même voyage, et pousser encore plus loin, jusqu’à la mer du Nord, pour y trouver de nouveaux peuples et des nations entières, où la lumière de la foi n’a jamais encore pénétré. »

La rivière par laquelle le Père revint, dit Benjamin Sulte, est ici clairement indiquée. C’est la rivière Matawin qui n’est qu’un torrent épouvantable d’un bout à l’autre, si bien qu’en un certain endroit où nos voyageurs sautent en canots, cinq lieues se font en trois quarts d’heure, chose incroyable mais vraie pourtant. Les voyageurs l’appellent la rivière de l’Enfer, tant elle est affreuse.

Le bon Père Buteux ne se reposa guère de ses longues fatigues : dès le 26 juin il s’en va à Québec, puis à Tadoussac, puis à Gaspé et jusqu’à l’île Percée ; il était insatiable du bien des âmes. De retour aux Trois-Rivières à la fin de l’automne, il reçut une nouvelle qui lui brisa le cœur : les Iroquois avaient pénétré chez les Attikamègues ! « Cette croix m’a été d’autant plus sensible, » écrivit-il au Père Ragueneau, « que plus je me trouvais coupable de la perte de quelques catéchumènes morts sans baptême, et que j’avais plus sujet de m’attrister du massacre de quelques braves néophytes, qui avançaient mille fois plus que moi le Christianisme parmi les peuples que Dieu m’a donné en charge.

« Les Iroquois, continue-t-il, sont entrés dans le pays des Attikamègues, jusqu’au lac nommé Kisakami ; je n’aurais jamais cru qu’ils eussent pu trouver ni aborder ce lac avec leurs canots : nous marchâmes environ vingt jours sur les neiges, au voyage que j’ai fait en ces contrées, avant que de le rencontrer ; la longueur des chemins, les courants d’eau, les torrents horribles et très fréquents, n’ont pas empêché que ces barbares n’aient été surprendre vingt-deux personnes dans les ténèbres de la nuit. Il n’y avait que trois hommes dans leur cabane qui se sont défendus vaillamment, tous les autres n’étaient que des femmes et des enfants, qui après la mort de ces trois braves combattants ont été liés et garottés, et entraînés comme des victimes, au pays des feux et des flammes.

« Une cabane voisine, remplie de femmes dont les maris étaient allés à la chasse, entendant le bruit du combat, et les cris et les gémissements de leurs victimes, se sauvèrent à la faveur de la nuit ; leurs maris retournant de la poursuite des bêtes, furent bien étonnés de voir leurs compatriotes massacrés et leurs femmes en fuite. Se doutant bien qu’elles auraient tiré vers nos quartiers, il sont venus chercher le même asile. »

Le bon père s’occupa du sort de ces malheureuses victimes, il fut question de les envoyer à Sillery, mais elles préférèrent rester aux Trois-Rivières.

Le printemps arrivé, les Attikamègues voulurent retourner en leur pays, et ils sollicitèrent vivement le père Buteux de les y suivre de nouveau. C’est qu’ils avaient envoyé des présents de porcelaine à des peuples plus éloignés, en gagnant vers le nord, et que ces peuples encore infidèles leur avaient promis de se trouver sur les pas du père Buteux, afin d’entendre la parole évangélique. Le bon père avait donc une moisson toute préparée ; il n’hésita pas à entreprendre le voyage, y eût-il mille vies à perdre et mille Iroquois sur le chemin. La veille de son départ il écrivit la lettre suivante au père Ragueneau :

Mon Révérend Père,

« C’est à ce coup qu’il faut espérer que nous partirons, Dieu veuille que les résolutions soient fermes, et qu’enfin nous partions une bonne fois, et que le ciel soit le terme de notre voyage. Hæc spes reposita est in sinu meo. Notre équipage est faible, la plupart d’hommes languissants, ou de femmes et d’enfants, le tout environ soixante âmes. Les vivandiers et les provisions de cette petite troupe sont entre les mains de celui qui nourrit les petits oiseaux du ciel. Je pars accompagné de mes misères, j’ai grand besoin de prières, je demande en toute humilité celles de votre Révérence, et de nos Pères. Le cœur me dit que le temps de mon bonheur s’approche. Dominus est quod bonum est in oculis suis faciat. »

Il partit en effet, le 4 avril 1652. La troupe marchait un peu lentement, vu la manière dont elle était composée ; mais la chose la plus pénible et la plus désavantageuse, c’est qu’on était obligé de vivre de chasse pendant la route. Il fallait beaucoup de gibiers pour nourrir soixante personnes, et cependant la chasse est peu favorable et peu abondante en cette saison de l’année. On était parfois jusqu’à trois jours sans pouvoir saisir aucune proie, de sorte qu’aux fatigues du voyage il fallait ajouter le tourment presque continuel de la faim.

Le soleil du printemps fit fondre la glace sur laquelle on avait marché pendant les premiers jours, alors on se construisit des canots en écorce, et on commença à naviguer sur le Saint-Maurice. Mais la famine augmentant sans cesse, il fallut en venir à se séparer. En effet, par petites troupes les Sauvages avaient plus de chance de résister à la famine, et si une troupe mourait de faim et de misère, on pouvait espérer que les autres seraient épargnées.

Avant la séparation, le père Buteux dit la messe à ses ouailles, le jour de l’Ascension, et il les nourrit une dernière fois du pain des forts.

Se divisant alors en petits groupes, ils prirent les devants, et le missionnaire resta en compagnie d’un français nommé Fontarabie, bien accoutumé à la vie des Sauvages, et d’un jeune huron chrétien nommé Tsondoutannen. Il organisa sa petite expédition, et partit à son tour sur le Saint-Maurice, en canot d’écorce pour gagner le pays des Attikamègues. Les trois voyageurs ayant marché ainsi tout le reste du jour, cabanèrent où la nuit les obligea de s’arrêter.

« Le lendemain, qui était le dixième jour du mois de mai, ils continuent leur route, dit le père Paul Ragueneau ; et ayant été obligés de se débarquer par trois fois, en des endroits où la rivière va tombant dans des précipices, et où elle n’est plus navigable, (c’est-à-dire qu’en ces rencontres, il faut porter sur ses épaules son canot et tout son bagage), lorsqu’ils faisaient leur troisième portage, chargés chacun de son fardeau, ils se virent investis d’une troupe d’Iroquois, qui les attendaient au passage. Le huron, qui marchait le premier, fut saisi si subitement qu’il n’eut pas le loisir de faire aucun pas en arrière. Les deux autres, un peu plus éloignés, furent jetés par terre, les ennemis ayant fait sur eux la décharge de leurs fusils. Le Père tomba blessé de deux balles à la poitrine, et d’une autre au bras droit, qui lui fut rompu. Ces barbares se ruèrent incontinent sur lui, pour le percer de leurs épées, et pour l’assommer à coups de haches, avec son compagnon. Ils n’eurent point tous deux d’autres paroles en bouche que celle de Jésus. Ils furent dépouillés tout nus, et leurs corps furent jetés dans la rivière.

« Deux jours après, d’autres chrétiens qui tenaient le même chemin, tombèrent dans les mêmes embûches, et un jeune algonquin, que les Iroquois prirent vif, y fut brûlé cruellement sur le lieu même, n’ayant point d’autre consolation sinon de Dieu, qu’il invoqua jusqu’au dernier soupir. Ils réservaient le jeune huron pour le brûler en leur pays, mais Dieu lui donna le moyen de rompre ses liens au bout de quelques jours, et s’étant échappé tout nu de sa captivité, il arriva heureusement aux Trois-Rivières, le huitième jour de juin, et ce fut lui qui nous apporta ces tristes nouvelles, assez heureuses toutefois, puisqu’elles sont glorieuses à Dieu dans la mort de ceux qui consomment leur vie pour le salut des âmes. »

Les Attikamègues avaient perdu leur apôtre bien-aimé ! Ils vinrent de loin, avec une piété toute filiale, pour chercher sa dépouille mortelle, mais ils ne purent jamais la retrouver, bien qu’ils aient rencontré le corps du pauvre Fontarabie, à demi mangé par les corbeaux et les bêtes féroces.

Les Attikamègues n’avaient plus cet incomparable ami, ce père tendre qui les dirigeait d’une manière sûre dans les voies de la piété et de la religion, mais ils comptaient un protecteur de plus dans le ciel. Sans aucun doute, c’est aux prières de ce saint missionnaire qu’il faut attribuer la persévérance étonnante des Sauvages du Saint-Maurice dans la foi et la pratique des vertus chrétiennes.

Mais en quel endroit fut donc tué cet admirable père Buteux ? Beaucoup de mes lecteurs vont me répondre immédiatement : à Chawinigane. Cette opinion, en effet, sourit à un grand nombre de personnes ; et cependant, il faut bien avouer qu’elle n’est pas appuyée sur la vérité historique. Lorsqu’il tomba entre les mains des Iroquois, le père Buteux avait fait trois portages dans la même journée, et l’on veut croire que ces portages étaient ceux de la Grand’Mère, des Hêtres et de Chawinigane ; alors il faudrait conclure que le bon père est mort, non pas à Chawinigane, mais à la Grand’Mère, puisqu’il voyageait en remontant le Saint-Maurice. Si un voyageur allant des Trois-Rivières à Québec avait traversé trois paroisses dans une même journée, et qu’il eût été assassiné en traversant la troisième, je serais bien étonné de vous entendre dire qu’il est mort au Cap de la Madeleine ; je vous dirais avec raison : concluez au moins qu’il est mort à Batiscan.

Le père Buteux n’est pas mort, non plus, à la Grand’Mère ; cela est bien facile à prouver.

Il est parti des Trois Rivières le 4e jour d’avril, et sa troupe de soixante personnes s’est dispersée le 9e jour de mai, il avait donc marché avec les Attikamègues pendant 34 jours. Comme l’équipage était composé en grande partie d’hommes languissants, de femmes et d’enfants, et comme de plus il fallait vivre de chasse en route, supposons qu’ils n’aient fait que deux lieues par jour, tandis qu’à leur premier voyage ils en faisaient cinq. Et comme ils se trouvèrent dans le temps de la débâcle, supposons qu’ils aient été complètement arrêtés pendant 16 jours ; vous voyez que je me montre bon seigneur : eh bien ! nous arriverons encore à un total de 36 lieues parcourues, ce qui nous mène précisément à La Tuque. Or il n’est pas du tout raisonnable de supposer qu’ils aient fait moins que cela. Mais ce n’est pas tout. Après la séparation, le père et ses deux compagnons marchent jusqu’au soir, et le lendemain, avant de tomber entre les mains de leurs ennemis, il avaient déjà fait deux portages et étaient à faire le troisième, leur deuxième journée de marche était donc à peu près complète. Et tout cela ne les aurait conduits qu’à la chute de la Grand’Mère ! Il faudrait donc que les Attikamègues eussent passé 34 jours à marcher en rond sur les coteaux des Trois-Rivières !

Mais pour qu’on ne nous accuse pas de détruire sans pouvoir édifier, voici comment on pourrait fixer les détails de cette partie du voyage du Père Buteux. Le saint missionnaire dit sa dernière messe dans l’île aux Goélands, le jour de l’Ascension. Quand les Sauvages eurent communié, ils prirent les devants pour se séparer par petites bandes quand ils seraient au-delà de La Tuque. Un certain nombre ont même pu entrer dans la forêt par la crique qu’ils avaient suivie l’année précédente.

Le père Buteux organisa alors sa petite expédition : il se rendit à La Tuque, fit le portage, et ayant remonté le Saint-Maurice jusqu’aux Petites-Pointes, à 7 milles de La Tuque, il s’y cabana pour passer la nuit. Le lendemain, il fit le portage du rapide des Petites-Pointes, continua sa route en canot et fit un second portage au rapide des Grandes-Pointes ; puis, à une distance assez considérable, mais toujours dans la même journée, il atteignit le rapide de Stronick.[7]

Il faisait là son troisième portage, quand il fut assassiné par les Iroquois.

Pour confirmer ce que nous venons de dire, nous avons encore la fuite du jeune huron qui accompagnait le père Buteux. Les Iroquois restèrent en embuscade, mais ils ne firent aucun mal à ce jeune homme, ils le réservaient pour être brûlé dans leur pays. Au bout de quelques jours, le huron s’échappe et retourne aux Trois-Rivières ; mais il n’arrive au milieu des Français que le 8 de juin suivant, preuve évidente qu’il venait de loin, et non pas seulement de la chute de Chawinigane. On peut raisonnablement supposer qu’il marcha pendant près de trois semaines. S’il fût parti du portage de Chawinigane, le soleil du lendemain l’eût vu dans le fort des Trois-Rivières.

Voudrait-on dire maintenant que le père Buteux s’en retournait aux Trois-Rivières, et que ses deux jours de marche l’avaient fait arriver à Chawinigane ? Ce serait alors une protestation que nous ferions entendre, car une pareille supposition est injurieuse à la mémoire du père Buteux. Non, ce courageux missionnaire ne tournait pas le dos à ses chers Sauvages ; non il ne renonçait pas à évangéliser toutes ces nations lointaines que les pieux Attikamègues avaient convoquées exprès pour l’entendre. Les Relations des Jésuites ne laissent pas même soupçonner qu’il eût abandonné son voyage, et l’abbé Ferland dit formellement que le père Buteux marchait vers le pays des Attikamègues, quand il tomba sous les balles des Iroquois.

Je dis que les Relations ne laissent pas soupçonner qu’il eût abandonné son voyage, mais c’est peut-être dire encore trop peu : les Relations supposent d’une manière claire que le bon père continuait sa route vers le Nord. En effet ces paroles : il se résolurent de se séparer et de prendre diverses routes, etc. ; les autres bandes ayant pris le devant, etc., ne nous disent-elles pas avec la dernière évidence que le père, lui aussi, continuait à marcher vers le même but que les Sauvages ? Admettre que le père Buteux retournait aux Trois-Rivières quand il fut frappé par les Iroquois, nous paraît donc une grave erreur historique. Par conséquent, dire qu’il fut tué à Chawinigane est pour nous une chose tout à fait inadmissible. Nos lecteurs, nous l’espérons, sont maintenant de notre avis.

II

Après le père Buteux, il y a une lacune de près de deux cents ans dans l’histoire des missions du Saint-Maurice ; les missionnaires prenaient une autre route pour rejoindre les nations éloignées, et les sauvages du Saint-Maurice venaient aux Trois-Rivières pour recevoir la parole évangélique.

Longtemps donc après que les Jésuites eurent été obligés de quitter les champs arrosés de leurs sueurs et de leur sang, des prêtres séculiers, puis des religieux de la société des Oblats de Marie, remontèrent le Saint-Maurice à leur tour, pour rencontrer les Sauvages et les affermir dans leur foi si heureusement reçue. Ils virent avec un grand bonheur que la religion continuait à fleurir dans ces régions glacées.

M. l’abbé Sévère Nicolas Dumoulin, qui fut si longtemps curé d’Yamachiche, où il a laissé une grande réputation de sainteté, fut le premier à reprendre l’œuvre des anciens Jésuites.

Il fit sa première mission en 1837, et fut reçu par les Sauvages avec des démonstrations de joie extraordinaire. Ces peuples du Nord avaient soif de la parole de Dieu, et les infidèles eux-mêmes ne paraissaient demander qu’à s’instruire et à devenir chrétiens. Le missionnaire recueillit donc une abondante moisson dans ce premier voyage.

M. l’abbé Dumoulin retourna dans les missions du Saint-Maurice en 1838, cette fois en compagnie d’un jeune prêtre ordonné en 1835, M. l’abbé Jacques Harper, alors vicaire aux Trois-Rivières. Les deux missionnaires firent de nombreuses conversions et préparèrent une moisson plus réjouissante encore pour l’année suivante.

M. l’abbé Harper fut chargé de cette mission de 1839 qui promettait des fruits si abondants. Il partit des Trois-Rivières le 21 juin. Son canot d’écorce était conduit par six hommes, au nombre desquels se trouvait un charpentier qui devait construire une chapelle à Kikendache. Jeune, fort, plein de piété et d’ardeur, le missionnaire avait de magnifiques projets en tête. Il aimait tant ses Sauvages du Nord !

Nos voyageurs, dit le Rapport sur les Missions du diocèse de Québec, firent une heureuse navigation sur le Saint-Maurice, jusqu’à la distance de 35 lieues des Trois-Rivières, à l’endroit appelé Grandes-Pointes, où ils arrivèrent le 22 à 11½ heures du matin. Les Grandes-Pointes sont une continuité de rapides que l’on ne peut franchir qu’en montant le canot à la cordelle. Pendant que quatre hommes étaient employés à cette opération, qui ordinairement ne présente aucun danger, M. Harper, avec les deux autres, était demeuré dans l’embarcation. Déjà les plus forts rapides étaient passés, lorsqu’en un clin d’œil, et sans qu’on s’y fût attendu, le canot s’embarda au milieu du courant, et forçant les hommes qui le tiraient à lâcher prise, descendit avec impétuosité les rapides qu’il venait de monter, et alla chavirer non loin de là, à environ quarante pieds du rivage. M. Harper disparut sous l’eau à la vue des hommes qui étaient à terre, et qui se trouvaient dans l’impossibilité de lui porter secours. Ceux qui étaient avec lui dans le canot, plus accoutumés aux accidents de semblables voyages, se cramponnèrent à l’embarcation, et parvinrent à gagner terre, après des efforts qui les avaient presque entièrement épuisés. Mais c’en était fait du jeune apôtre, qui devait recevoir la récompense de ses travaux, avant de les avoir commencés. Ainsi périt, à l’âge de 31 ans et quelques mois seulement, un prêtre plein de zèle, de vigueur et de capacité, qui promettait de rendre les plus importants services à la religion, si la mort ne l’eût moissonné au commencement de sa carrière.

Après ce malheureux accident, les hommes qui montaient le canot n’ayant pu sauver que la chapelle du missionnaire, et se trouvant sans provisions, furent obligés de s’éloigner plus tôt qu’ils ne l’auraient voulu de ce lieu de douleur. Ils rencontrèrent, deux lieues plus bas, un sauvage qui, voyant leur détresse, partagea généreusement avec eux le peu de nourriture qu’il avait avec lui, et qui leur promit de faire des recherches pour retrouver le corps de l’infortuné missionnaire, et de le garder soigneusement, en attendant que l’on vint des Trois-Rivières le chercher. S’étant ensuite remis en route, ils arrêtèrent à la Rivière-aux-Rats, où un M. Greives qui y faisait couper du bois les accueillit avec bienveillance, et leur donna des provisions pour le reste de leur voyage.

Ces pauvres gens accablés par la douleur, arrivèrent aux Trois-Rivières le 29 au soir, et portèrent la consternation parmi tous les citoyens, en leur faisant part des tristes détails que nous venons de raconter.

M. Harper ayant exercé pendant plusieurs années les fonctions du saint ministère, s’y était attiré, par ses brillantes qualités, l’affection et le respect de tout le monde. M. le grand vicaire Thomas Cooke, curé de la ville, qui était d’autant plus sensible à la perte de ce vertueux ecclésiastique, qu’il avait été plus à portée d’apprécier son mérite, s’empressa d’expédier vers l’endroit où le naufrage avait eu lieu, des hommes munis de tout ce qu’il fallait pour faire la recherche du corps et le retirer de l’eau. Ceux-ci ne furent point à la peine de chercher longtemps : ils trouvèrent, le 6 juillet, le corps du défunt, flottant sur l’eau, à environ deux lieues plus bas que les Grandes-Pointes ; et l’ayant déposé dans leur canot, ils reprirent le chemin des Trois-Rivières, où ils arrivèrent le 9. Le lendemain un service solennel pour le repos de l’âme du généreux missionnaire fut chanté dans l’église paroissiale, au milieu d’un concours nombreux de membres du clergé et des citoyens, protestants comme catholiques, de la ville. Après le service, le corps devant être inhumé à St-Grégoire, conformément au désir de Mr. Jean Harper, curé du lieu et frère du défunt, fut reconduit jusqu’au rivage du fleuve Saint-Laurent par le Clergé suivi d’une foule considérable, et déposé dans le bateau qui devait le transporter à sa destination.

Depuis le matin jusqu’à la fin de cette triste cérémonie, tous les magasins et boutiques étaient demeurés fermés, même ceux des protestants, qui partageaient bien sincèrement l’affliction de leurs concitoyens catholiques.

La dépouille mortelle du zélé missionnaire fut inhumée, le lendemain, 11 juillet, dans l’église de Saint-Grégoire, après un second service auquel se trouvaient présents la plupart des ecclésiastiques du district, ainsi qu’un grand nombre d’habitants de la paroisse et des paroisses voisines. Pendant le service, M. Léprohon directeur du séminaire de Nicolet, dans une courte allocution, fit couler les larmes des assistants, en leur rappelant le souvenir du zèle et des vertus du jeune apôtre.

Cependant les sauvages Têtes-de-Boule, réunis depuis quelques jours au poste de Wémontachingue,[8] attendaient avec une sainte impatience le missionnaire qui les avait visités l’année précédente en la compagnie de M. Dumoulin. Voyant qu’à l’époque convenue il n’était pas encore arrivé, ils dépêchèrent à sa rencontre deux néophytes baptisés deux ans auparavant aux Trois-Rivières par Mgr l’évêque de Sidyme, pour le prendre dans un canot léger et le conduire plus promptement au milieu de ses ouailles. Mais après une journée de marche, les députés ayant appris de quelques sauvages iroquois, qui remontaient le Saint-Maurice pour le service de l’honorable Compagnie de la Baie d’Hudson, le malheureux accident qui les privait de leur missionnaire, rebroussèrent chemin et se hâtèrent d’aller porter au camp cette désolante nouvelle. Il est difficile de décrire la scène de douleur qui se déroula parmi les pauvres Sauvages après l’arrivée de leurs députés ; tout la nuit se passa en soupirs et en lamentations ; les hommes, comme les femmes, pleuraient avec amertume celui qui s’était comme sacrifié pour leur procurer la grâce du salut.

Le lendemain, une députation des chefs se rendit auprès de Mr John McLeod, bourgeois de la Compagnie, et l’un d’entre eux lui parla en ces termes : « Écris pour nous à notre père : dis-lui que notre cœur est noyé dans le chagrin. Notre nation aura toujours devant les yeux la mort du bon prêtre qui nous enseignait la bonne route. Nous voilà encore sans guide. Nous prions notre premier père de ne pas nous abandonner tout à fait, et nous espérons qu’il nous enverra un autre père pour nous montrer le chemin du ciel. En attendant, nous nous occuperons à répéter et à apprendre ce qui nous a été enseigné par les deux prêtres qui sont venus nous visiter[9].

Une épitaphe, écrite sur la souche d’un pin, indiquait l’endroit où Mr Jacques Harper avait péri. Il y a une vingtaine d’années, cette épitaphe a été détachée de la souche, copiée sur une autre, et envoyée à Mr Jean Harper à Saint-Grégoire.

Les Algonquins avaient demandé à l’évêque de Québec, leur premier père, de ne pas les abandonner tout à fait ; cette prière si touchante fut exaucée : M. l’abbé Dumoulin fut chargé, en 1840, de faire une troisième fois les missions du Saint-Maurice, et il s’associa M. Payment, jeune sous-diacre, qui étudiait au Lac-des-deux-Montagnes les principes de la langue algonquine. La joie fut extrême parmi les Sauvages lorsqu’ils virent arriver les deux missionnaires : ils ne savaient que faire pour exprimer leur reconnaissance et leur vénération. M. Dumoulin, dans son Rapport, loua beaucoup la foi de ses néophytes, et en particulier celle d’un nommé Awachiche qui, ayant trois femmes auxquelles il était très attaché, en renvoya deux pour se conformer aux préceptes de l’Église, et cela avec une bonne volonté au-dessus de tout éloge.

M. Payment fut ordonné prêtre le 31 janvier 1841, et l’évêque de Québec le chargea de la mission de cette même année. Il devait faire d’abord la mission du Grand-Lac et celle du Lac-la-Truite, diocèse de Montréal, et de ce dernier endroit se rendre à Montachingue. Il avait pour compagnon M. Jean-Bte N. Olscamp, qui n’était encore que sous-diacre.

Au lac Labarrière les deux missionnaires durent se séparer, car la mission menaçant d’être longue, il fallait aller préparer les sauvages de Montachingue et surtout les empêcher de se disperser. M. Olscamp partit donc seul, le 16 juin, et ce n’est que le 6 juillet, après des peines et des difficultés incroyables, qu’il arriva enfin à Montachingue par la rivière Malavoine, ou mieux Manawane. Dès le lendemain il se rendit à Kikendache, où il y avait une chapelle (à moitié construite, il est vrai), afin de commencer les instructions ordinaires de la mission. Il fit le catéchisme pendant plus d’un mois, et alors seulement il vit arriver M. l’abbé Payment, son compagnon. Ce fut une grande joie pour les deux missionnaires de se trouver de nouveau réunis. M. Olscamp continua à faire le catéchisme « tandis que de mon côté, » dit M. Payment, « je travaillais à préparer les gens à la réception des sacrements de baptême et de mariage. Nous eûmes la consolation de voir qu’ils avaient bien profité des avis et instructions qu’ils avaient reçus du respectable M. Dumoulin. Aussi ai-je pu conférer le baptême à quinze adultes et faire six mariages. Le nombre des sauvages baptisés se monte maintenant à 110, en y comprenant les enfants. Les bonnes dispositions que montrent ceux qui ne le sont pas encore nous porte à croire que, dans peu d’années, tous seront chrétiens et consoleront l’Église par leur bonne conduite.

« Si la mission eût été continuée une semaine plus tard, nous aurions eu la consolation de voir plusieurs néophytes approcher de la table sainte ; mais la disette s’étant répandue dans le camp, et la maladie continuant toujours d’y régner avec intensité, je pris le parti de terminer la mission sans plus attendre, quoique nos Sauvages fussent déterminés à jeûner et à souffrir pour nous garder plus longtemps. »

Les deux missionnaires quittèrent leurs sauvages le 29 juillet, avec promesse d’aller les visiter plus à bonne heure l’année suivante, pour pouvoir donner plus de temps à la prédication ; et, le 4 août suivant, ils arrivaient heureusement aux Trois-Rivières.

M. l’abbé Payment accomplit fidèlement sa promesse ; ayant pris avec lui M. Doucet, sous-diacre, il partit des Trois-Rivières au commencement de mai de l’an 1842, et en vingt-six jours de navigation se rendit à Montachingue. Il avait ses desseins en se rendant aussi à bonne heure : il voulait faire faire du bardeau à Montachingue, et le transporter à Kikendache, pour en recouvrir la chapelle ; mais il ne put réaliser ce projet, car on ne trouva pas de bois convenable. Il se rendit donc à Kikendache, et trouva la chapelle dans un triste état : le vent du nord-est l’avait fait pencher, de manière qu’elle paraissait menacer ruine. Il la fit remettre à plomb, et put encore y célébrer l’office divin. M. Doucet catéchisait trois ou quatre Canadiens ou Métis, et M. Payment catéchisait les sauvages. Ces derniers étaient charmés et surpris de ce que le missionnaire leur faisait le catéchisme dans leur langue. Cette mission dura un mois et demi. Dix Sauvages furent admis à la première communion, et ils étaient tous admirablement disposés. Quelques-uns de ceux qui n’avaient pas été jugés suffisamment préparés à un si grand bonheur, éprouvaient dans leur cœur une sainte jalousie et ils disaient à M. Payment : « Mon père, dans l’autre mission que tu nous feras, je te promets que tu me trouveras meilleur qu’aujourd’hui, et je pourrai peut-être, moi aussi, être un bon communiant. »

Le missionnaire baptisa 20 Sauvages, fit ou réhabilita six mariages, et fit la sépulture d’une enfant.

La mission de 1846 fut faite par M. l’abbé J. P. A. Maurault et par le rév. père A. M. Bourassa, oblat de Marie Immaculée. Les deux missionnaires partirent le 29 avril, et ils étaient à Wémontachingue le 18 mai, ayant remonté le Saint-Maurice avec une rapidité un peu extraordinaire. Ils ne sentirent pas les piqures des mouches en faisant le voyage de bonne heure, mais ils souffrirent terriblement du froid pendant les nuits glacées du printemps.

Cette mission offrit quelque chose de bien remarquable : on fit dans les forêts du Nord la procession solennelle du saint Sacrement au jour de la Fête-Dieu. Laissons ici la parole au père Bourassa lui-même.

« Arrivés au poste de Wémontachingue, nous ne trouvâmes qu’un petit nombre de familles sauvages, quelqu’un ayant fait circuler le bruit, peu de jours auparavant, que nous n’étions point prêts d’y arriver. Après quelques heures employées à nous remettre des fatigues du voyage, nous nous mîmes en frais de construire une chapelle en écorce, et de tirer de la forêt le bois d’une chapelle plus solide qui sera bâtie plus tard. Nos hommes furent conduits au bois, et au bout de quelques jours, nous eûmes tout notre bois de charpente, ainsi qu’une assez grande quantité de plançons pour faire la planche de la toiture et du lambrissage.[10] Notre chapelle d’écorce s’éleva avec la même rapidité.

« Le 4 juin, nos Sauvages étant tous réunis, nous commençâmes la mission. Comme le jour fixé pour la terminer coïncidait avec le beau jour de la Fête-Dieu, nous crûmes que nous ne pouvions mieux terminer ces pieux exercices que par l’imposant spectacle de la procession solennelle du S. Sacrement. C’était pour la première fois que cette auguste cérémonie devait avoir lieu dans les terres ; aussi, nos Sauvages donnèrent-ils les plus grandes démonstrations de joie en apprenant qu’ils allaient en être les témoins.

« Les instructions terminées, les confessions entendues, je m’occupais des préparatifs de la fête, pendant que M. Maurault réglait la procession. M. McLeod, commandant du poste, fut prié de dresser les carabiniers, dont un sabre de bois décorait le commandant. Quelques exercices devaient précéder la cérémonie : sept Canadiens et sept Sauvages sont choisis pour remplir l’office de grenadiers. Les rangs se forment et les ordres se donnent, le tout en anglais. Nos Canadiens, au fait de ce manège, étaient ponctuels au commandement ; mais il n’en était pas ainsi de nos Sauvages ; ils étaient à peindre. Le dos en chameau, comme s’ils eussent un caribou à prendre à la surprise, les yeux élongés et la bouche béante, tout annonçait chez eux la surprise que leur causait ce nouveau spectacle. La femme de Loth, changée en statue de sel, n’était pas plus immobile. Au mot fire (feu), ils n’y étaient plus ; tous leurs nerfs semblaient se crisper, et ce n’était qu’après avoir entendu bien distinctement la décharge de leurs compagnons qu’ils se décidaient à lâcher la leur. Cet effroi, cependant, ne dura pas longtemps ; quelques exercices suffirent pour en faire de véritables vieux de la vieille. Pour moi, pendant tout ce temps, j’étais partout ; c’était des allées qu’il fallait tracer au cordeau, faire nettoyer et garnir de balises, deux reposoirs à élever à la gloire du S. Sacrement, croix de procession, bannière, etc., qu’il fallait fabriquer, et le tout devait être pris au grand magasin de la forêt. Aussi, avec ma troupe de coadjuteurs, je ne faisais qu’un rond, et, grâce à cette activité de tout le monde, le 10, tout était prêt.

« Après la prière du soir, j’expliquai aux Sauvages les différentes parties de la cérémonie ; il ne faut pas demander s’ils écoutaient des yeux, de la bouche et des oreilles. Quand je leur présentai l’ostensoir que j’avais apporté, ouvrage ancien, mais d’un très joli goût, les exclamations d’admiration se firent entendre de toutes parts, et une voix octogénaire répéta plusieurs fois : Tabue onzam miroachim n’uttawi, certainement c’est trop beau, mon père. — Non, mes enfants, ce n’est pas trop beau, puisque c’est pour servir de demeure au Grand-Esprit. Savez-vous qui vous a donné cette belle chose ? — Eh ! non, mon père. — C’est un jeune négociant de Québec, qui vous aime beaucoup. — Il nous aime, s’écrièrent plusieurs à la fois ; mais nous connaît-il ? est-il déjà venu à Wémontachingue ? Non, jamais. — Mais comment se fait-il qu’il nous aime ? — C’est que je lui ai souvent parlé de vous. — Lui as-tu dit que nous étions bien méchants ? Je lui ai dit que lorsque vous ne connaissiez pas la grande prière (la religion), vous étiez bien méchants, mais qu’aujourd’hui vous aimiez bien le Grand-Esprit. — Eh bien ! tu lui diras que nous l’aimons beaucoup, depuis que nous le connaissons, et que nous ne cesserons de prier pour lui. Après quelques autres explications, nous nous séparâmes tous bien disposés à faire de notre mieux pour la fête du lendemain.

« À neuf heures et demie commença la grand’messe. Nos Sauvages y exécutèrent parfaitement bien une messe en chant grégorien ; le Gloria, le Credo, le Sanctus et l’Agnus Dei étaient traduits en leur langue. L’intonation du Gloria fut accompagnée d’une décharge d’artillerie ; une seconde décharge annonça que Dieu, obéissant à la voix de son ministre, était descendu au milieu de son petit troupeau. La messe terminée, la procession commença dans l’ordre suivant : le signe auguste de notre rédemption marchait en tête ; venaient ensuite les femmes parfaitement rangées sur deux lignes, puis quatorze petits enfants portant chacun un pavillon ; la compagnie de carabiniers qui formait la garde d’honneur du S. Sacrement ; enfin un chœur nombreux de chantres fermait la marche.

« Il vous eût fallu être présent et pouvoir contempler le recueillement et la piété de nos sauvages, pour vous former une juste idée de ce que cette cérémonie, toute simple qu’elle était, avait cependant de grand et d’imposant. J’ai assisté plusieurs fois aux processions de nos grandes villes, où les citoyens s’efforçaient, à l’envi, d’étaler tout ce que la richesse et le faste peuvent offrir d’éclatant ; cependant jamais elles ne m’ont fait éprouver les impressions qu’a produites sur moi la modeste et simple procession de Wémontachingue. »

Les deux missionnaires se rendirent ensuite à Kikendache, et y firent une mission de huit jours ; puis ils dépassèrent la hauteur des terres, et se rendirent à Mikiskame et même à Wacwanipi. Ils trouvèrent des nations qui n’avaient jamais vu le prêtre ; ils leur annoncèrent la bonne nouvelle du salut, furent reçus partout avec bonheur, et firent une ample moisson pour le ciel. Ils repartirent ensuite, confessèrent de nouveau les sauvages qui se trouvaient à Montachingue, et retournèrent alors aux Trois-Rivières, où ils arrivèrent le 24 juillet.

Le père Bourassa fit de nouveau la mission du St-Maurice en 1848. Avant de partir et immédiatement après son retour, il donna aux employés des Vieilles Forges Saint-Maurice deux retraites dont le souvenir n’est pas encore effacé ; nous en parlerons à nos lecteurs quand nous passerons aux Vieilles Forges, dans notre second voyage.

Le révérend père Bourassa partit donc le 2 juin 1848 pour se rendre à Wémontachingue. Les sauvages le reçurent bien avec les démonstrations ordinaires, cependant leur air embarrassé lui fit soupçonner qu’ils s’étaient rendus coupables de quelque faute. L’âme du sauvage est trop franche pour lui permettre de dissimuler. La famine régnait en ce moment au milieu d’eux : un poisson bouilli dans l’eau suffisait à une famille entière, heureuse encore celle qui le possédait. Le père envoya donc ces pauvres gens à la chasse. Il mit des ouvriers à l’œuvre pour construire la chapelle, et partit immédiatement pour faire la mission de Kikendache et celle des postes voisins. Ces missions lui donnèrent de grandes consolations spirituelles. Il revint alors à Montachingue, et trouva les travaux de la chapelle bien avancés ; il eut même la consolation d’élever le premier clocher que l’on ait vu dans le Haut Saint-Maurice. Ses ouailles étaient revenues de la chasse, mais ce qu’il avait soupçonné n’était que trop bien fondé : les sauvages de Montachingue avaient bu, ils n’étaient plus les mêmes. Ils suivirent les exercices de la mission, mais sans la dévotion accoutumée. Les confessions commencèrent, et pendant ce temps les sauvages se tenaient mal dans la chapelle, ce qui ne leur était jamais arrivé. Le père Bourassa sortit du confessionnal, fit sonner la cloche et se mit à insister sur les dispositions qu’il fallait apporter à la confession ; mais ils restèrent froids et indifférents ; même ils le dérangeaient pendant son exhortation en parlant furtivement entre eux. Tout cela était une douloureuse nouveauté à Montachingue. Le missionnaire ôta son surplis, et, le cœur navré, se retira dans sa tente. Il y était depuis peu de temps, quand il vit arriver deux chefs, marchant en silence et suivis de leur peuple. Arrivés près de lui, tous se jetèrent à genoux. Le missionnaire était debout et gardait le silence. Alors l’un des chefs lui baisant la main en sanglotant lui dit : Mon père, aie compassion de nous ; et tous répétèrent : Aie compassion de nous ! Le missionnaire sanglotait aussi. Cette position humiliante pour des Sauvages, ces larmes qu’ils versaient, l’avaient touché jusqu’au fond du cœur ; ne pouvant donc résister à de telles supplications, il leur fit signe de retourner à la chapelle, et il alla continuer les confessions. Le reste de la mission se fit avec toute la ferveur imaginable, et tous, à la fin, s’engagèrent dans la société de Tempérance.

Le bon père Bourassa quitta ce poste en bénissant le Seigneur qui change les cœurs comme il lui plaît, et il arriva aux Trois-Rivières le 9 septembre, après trois mois et sept jours d’absence.

Le révérend père Andrieux fit ensuite la mission pendant plusieurs années.

Le révérend père Déléage la faisait en 1863. « La mission a été des plus consolantes, écrivait-il à son supérieur ; elle a duré 13 jours, après lesquels il a fallu m’arracher, pour ainsi dire, des bras de ces bons Sauvages. Jamais encore, depuis trois ans que je les vois, je n’ai eu autant que cette année, de preuves de leur foi et de leur attachement au missionnaire. Ils se sont tous embarqués avec moi à mon départ sur de grands canots de la Compagnie ; ils avaient tous à la main de petites oriflammes, et le chef portait un grand et magnifique drapeau national ; leurs meilleurs joueurs de violon relevaient la cérémonie par leurs accords, et tous ensemble nous descendîmes le fleuve pendant quatre milles, en chantant des cantiques d’action de grâces. Au premier portage nous allions nous séparer, mais ce ne fut pas sans verser des larmes. Tous, les uns après les autres, venaient me donner la main, baiser ma croix et me dire à l’oreille quelques petits mots qui avaient une intention particulière : « Va, mon père, je ne serai plus négligent pour observer ponctuellement tout ce que tu nous as appris. » Un autre : « Je prendrai bien soin de mes enfants, je leur ferai aimer le bon Dieu. » Enfin, me voyant embarqué, ils se sont tous placés sur les cailloux au bord du fleuve, m’ont souhaité un heureux voyage et n’ont cessé d’avoir les yeux sur moi et de faire résonner une volée continuelle de coups de fusil jusqu’à ce que j’eusse disparu à leurs regards. Veuille notre bonne mère immaculée leur conserver toujours ces bons sentiments ! »

Le bon père Déléage fait ensuite mention de La Tuque : « Deux jours plus tard, dit-il, j’arrivai à La Tuque. J’y fis encore une petite mission à deux familles indiennes, six familles métisses, deux canadiennes et une française. Tous ceux qui se trouvaient dans les bois, soit sauvages, soit ouvriers travaillant dans les fermes des maîtres de chantiers, vinrent camper au rapide et j’y séjournai trois jours. Là aussi je n’ai eu qu’à louer le zèle de tout le monde à assister aux réunions que nous faisions trois fois par jour, à rendre grâces à Dieu des bénédictions. qu’il répandait sur ces pauvres gens, qui vivent si éloignés de toute église et de toute civilisation. »

Les Oblats de Marie avaient accepté la desserte des missions sauvages du nord des diocèses de Québec et de Montréal, et ils continuent encore aujourd’hui à exercer ce ministère si pénible, mais si glorieux pour leur ordre. Un merveilleux succès est venu couronner leurs travaux évangéliques : pour ne parler que des missions du Saint-Maurice, tous les Têtes-de-Boule et tous les Montagnais sont chrétiens et fervents chrétiens. Il y a des missions très prospères à Coucoucache, à Montachingue et à Kikendache.

Les Sauvages du Saint-Maurice avaient autrefois trois défauts principaux : la jonglerie et la polygamie qui ne se trouvaient que chez un nombre d’individus fort restreint, et la passion pour les boissons alcooliques, qui était beaucoup plus générale. Les deux premiers défauts ont disparu, mais il reste le troisième qui a toujours fait le désespoir des missionnaires. Hélas ! il se trouve toujours des âmes cupides, des êtres qui n’ont d’humain que la figure, pour spéculer sur ce défaut trop connu. On transporte à grands frais dans les neiges du Nord ces boissons tant de fois maudites, et on plonge, sans pitié et sans remords, les naïfs enfants de la forêt dans le vice et la misère. Si les Têtes-de-Boule et les Montagnais n’avaient pas ce défaut, ce seraient des peuples comme on n’en voit plus sur la terre : ces chrétientés seraient trop belles, et il faut croire qu’il n’est pas possible que les églises de la terre ressemblent de si près à l’église du ciel.

Le père Louis Lebret continua glorieusement l’œuvre de ses prédécesseurs, et fut suivi du bon père J. P. Guéguen.

Nous n’essayerons pas de faire l’éloge de tous les ouvriers évangéliques qui ont été envoyés par le supérieur des Oblats sur les bords du Saint-Maurice, mais nous aimons à faire une mention toute spéciale du révérend père Guéguen. C’est que celui-ci, sous l’action de la sainte charité, s’est identifié, plus encore que les autres, avec ses chers Sauvages ; il est devenu véritablement l’un d’entre eux, en prenant leur langage et, au besoin, leurs manières. Heureux le prêtre chez qui la charité peut faire de ces transformations merveilleuses ! Il n’aura rien à craindre, au jour du jugement, en présence du Dieu qui demande avant tout la pratique de la charité. Le révérend père Guéguen dessert les missions sauvages depuis plusieurs années. Le dernier compagnon que ses supérieurs lui ont donné est le révérend père N. Dozois.

En cette année même où nous écrivons, les missions du Saint-Maurice ont eu une grande joie et un grand honneur : Monseigneur Lorrain, évêque de Pontiac, est allé y faire la visite pastorale. Les Sauvages se sont montrés pleins de foi et de reconnaissance, et le voyage de l’évêque au milieu d’eux a été un triomphe continuel.

Parmi les missionnaires du Saint-Maurice il faudra donc compter désormais Mgr Lorrain ; et nous n’aurons garde d’oublier l’aimable écrivain qui lui a servi de secrétaire, M. l’abbé J. B. Proulx, curé de l’Île Bizard.

L’évêque de Pontiac fit une petite station à La Tuque, dernière mission de son diocèse, mais il n’y administra pas le sacrement de confirmation, parceque Mgr Laflèche devait remplir cette fonction quelques jours plus tard.


III

Quand l’exploitation des forêts du Saint-Maurice commença à se faire sur une grande échelle, quand les hommes s’en allèrent par centaines passer l’hiver dans les grandes forêts, il fallut bien s’occuper du salut de tant d’âmes ; une carrière nouvelle s’ouvrit donc au zèle des pasteurs, celle des Missionnaires du Saint-Maurice. Nous entendons ici ce mot dans un sens restreint, il ne désigne plus le missionnaire des Têtes-de-Boule, mais seulement le prêtre chargé de desservir les canadiens qui sont échelonnés le long du Saint-Maurice, ou qui sont occupés à l’exploitation du bois dans les chantiers du Nord.

Le premier de ces missionnaires fut M. l’abbé René Alfred Noiseux, aujourd’hui curé de Sainte-Geneviève et chanoine de la Cathédrale des Trois-Rivières. Il fit sa première mission en 1854, se rendit jusqu’à La Tuque, et dit la messe dans la maison de M. Blondin.

Dans tout le territoire du Haut Saint-Maurice il n’y avait pas alors un seul cultivateur, tous les hommes qu’on y rencontrait étaient employés par les commerçants de bois et n’étaient que de passage dans des postes isolés.

M. Noiseux fit une nouvelle mission en 1855, puis il s’écoula quelques années sans que l’on s’occupât de cette œuvre.

Cependant des habitations s’élevaient sur différents points le long du Saint-Maurice, les ouvriers employés à l’exploitation du bois devenaient de plus en plus nombreux, alors Monseigneur Cooke, évêque des Trois-Rivières, se décida à donner une desserte régulière aux Missions du Saint-Maurice et aux Chantiers établis sur les rivières ou les lacs de l’intérieur. Monsieur l’abbé Moïse Proulx, curé de Saint-Tite, fut chargé de cette desserte. Il devait visiter les postes du Saint-Maurice deux fois par année, et à la visite d’hiver, il devait se rendre dans chacun des grands chantiers de l’intérieur. M. Proulx commença ce ministère pénible pour le corps mais consolant pour l’âme en l’année 1862. Arrivé dans un poste, il visitait toutes les familles à domicile, c’était sa manière, et il leur donnait rendez-vous à une heure déterminée dans l’une des maisons du poste. La première réunion avait lieu le soir : il faisait une instruction et confessait ensuite tous ceux qui se présentaient. Le matin il disait la messe et donnait la sainte communion.

Or voici quelles étaient les maisons où M. Proulx disait la messe, pendant les huit années de son ministère : —

Aux Piles, chez M. Toussaint Bellemare, qui demeurait au-delà de la montagne des Maurices ;

À la Mékinac, chez M. Lajoie ;

À la Matawin, chez M. Isaïe Neault ;

À la Grande-Anse, chez M. Théodore Olscamp ;

À la Rivière-aux-Rats, chez M. Ovide Dontigny et quelquefois aussi à la ferme de M. Baptist ;

À La Tuque, chez M. Blondin et chez M. Dessert ;

À la Rivière-Croche, dans la maison bâtie sur la ferme de M. Hall.

Tels sont les endroits où il s’arrêtait pendant la visite d’été. En hiver il faisait les mêmes postes, et visitait de plus les chantiers épars dans les territoires du Saint-Maurice. Ce n’était pas une mince besogne.

Autant que possible, M. Proulx se rendait aux chantiers un peu à bonne heure dans l’après-midi. Il trouvait alors le cuisinier seul, tous les ouvriers étant occupés, les uns à bûcher, les autres à transporter le bois à quelque lançoir ou sur la glace de quelque petit lac. Il récitait son bréviaire, prenait ensuite son souper et attendait tranquillement ses ouailles. Lorsque les ténèbres couvraient la terre, les bûcherons arrivaient au camp,[11] et le missionnaire serrait la main de tous ces braves travailleurs. Il y en avait de vingt paroisses différentes, et, comme chez les autres hommes, il y avait autant de caractères différents que de têtes. Une chose, cependant, paraissait la même chez tous les membres de la brigade : sous une écorce rude battait un cœur excellent. Pour trouver le chemin de ces cœurs généreux il fallait de l’affabilité. M. l’abbé Proulx avait bien tout ce qu’il fallait pour attirer ces hommes à lui : bel extérieur, bonnes manières, cœur d’or.

Ils prenaient leur repas avec cet appétit de bûcheron qui fait envie aux dyspeptiques, ils mangeaient de la soupe aux pois bien jaune et bien épaisse, et des fèves[12] cuites à l’étuvée avec du lard, mets caractéristique, j’allais dire national, des chantiers canadiens. Ils ingurgitaient en plus un bol de thé concentré jusqu’à en être noir ; l’estomac des bûcherons et leurs nerfs éprouvés sont capables de supporter ce breuvage. Tout cela prenait du temps, bien du temps. Enfin la veillée commençait.

M. l’abbé Proulx étant musicien, emportait dans ses missions un accordéon, un cornet, un violon, et il faisait de la musique aux ouvriers. Ayant une fort belle voix, il leur chantait de jolies chansons qui les ravissaient. Il les faisait chanter eux-mêmes, soit isolément, soit en chœur, quelquefois en les accompagnant sur l’un de ses instruments de musique ; le chantier prenait ainsi un air de fête qui surprenait tous les travailleurs.

Et quand il les avait ainsi réjouis, quand il leur avait ouvert le cœur, il parlait de choses sérieuses, de la plus sérieuse de toutes, du salut de leurs âmes. Il y avait donc alors instruction comme à l’église et ensuite, dans un coin du chantier, le missionnaire entendait les confessions. Cela prenait une partie de la nuit, car il n’y avait pas moins de soixante hommes par chantier. Plusieurs, après s’être préparés, se couchaient tout vêtus, et quand venait leur tour, le voisin les éveillait pour qu’ils pussent se confesser.

Le chantier ou, si vous l’aimez mieux, le camp où cette scène se passait était une maison en bois rond, couverte artistiquement de branches de sapin, d’écorce de bouleau et de terre. Je dis artistiquement, car ne réussit pas qui veut à couvrir un camp de manière qu’il soit chaud et que la pluie n’y pénètre pas. Autour de cette maison, il y a des lits de camp placés les uns au-dessus des autres. On a de bonnes couvertures en laine dans ces lits, mais les matelas sont en branches de sapin qu’on doit changer de temps en temps sous peine de n’y pouvoir plus dormir.

Le missionnaire prenait un de ces lits pour se reposer quelque temps, puis à quatre heures du matin il fallait se lever pour dire la messe. Les ouvriers entendaient la messe, ils déjeunaient ensuite, et à six heures ils retournaient à l’ouvrage. Le missionnaire déjeunait à son tour, et il se préparait à prendre la route d’un autre chantier.

Dans les premiers temps, M. l’abbé Proulx n’était pas toujours le bienvenu : il y avait là des hommes qui n’avaient pas voulu se confesser avant de quitter leur paroisse, et qui, par conséquent, n’étaient guère charmés que le prêtre allât les poursuivre au fond des bois ; mais tous prirent goût à ces visites du prêtre, et il arriva bientôt que si M. Proulx, pour une raison ou pour une autre, partait sans faire visite à un chantier, tous les hommes de cette brigade se montraient attristés et même offensés.

Après m’avoir entendu, ami lecteur, vous trouverez peut-être que l’emploi de missionnaire des chantiers n’est pas des plus attrayants, mais sachez bien que c’est le beau côté de la médaille qui vous a été présenté, il y a de plus le mauvais côté.

Les chemins des chantiers sont ordinairement très beaux, oui, quand il n’y a pas de tempête ; mais quand la neige tombe à plein ciel, que peut faire le missionnaire dans la forêt ou sur les lacs gelés ?

Un jour M. Proulx était parti de La Tuque pour Coucoucache, par un assez beau temps d’hiver ; il avait à peine fait quelques milles, quand la neige commença à tomber. Il crut que ce serait peu de chose, pourtant la chute des flocons de neige continuait. Le cheval commence bientôt à se fatiguer, contraint qu’il est de marcher dans une épaisse couche de neige ; on ne voit plus de chemin et le mauvais temps continue toujours ; la nuit est venue, et cependant on n’arrive pas. Le missionnaire se rendit à Coucoucache à neuf heures du soir, c’est-à-dire qu’il marcha plus de quatre heures au milieu des ténèbres, dans une anxiété terrible.

Il put se loger dans la maison du gardien du poste, un protestant ; et la tempête continua à sévir avec une force croissante. Dans la nuit, des chiens qui se trouvaient autour de la maison ouvrirent la porte, et personne ne s’occupa de la fermer. M. Proulx se leva avec crainte et ferma la porte. Quelque temps après, voilà encore la porte ouverte : le feu était éteint et il faisait un froid horrible dans la maison. Tout grelottant dans son lit, M. Proulx se décida à la fin à éveiller l’un des hommes pour lui demander de faire du feu. Celui-ci se leva, fit du feu, et l’on put ainsi attendre le retour de la lumière.

La tempête continua le lendemain, et cependant il fallait partir. Le cheval avait sans cesse de la neige jusqu’au ventre. Quand le missionnaire fut sur le lac Coucoucache, on ne voyait plus aucune trace de chemin, et il se vit obligé de marcher devant le cheval ; or l’eau avait monté sur la glace, de sorte qu’à chaque pas il s’enfonçait jusqu’aux genoux dans la neige et dans l’eau. Il croyait bien prendre quelque maladie mortelle, mais les missionnaires ont la protection du ciel : il ne fut pas malade.

Une autre fois il était parti de la rivière Croche à trois heures de l’après-midi, pour gagner un chantier qui se trouvait sur la rivière Tranche. Des personnes qui devaient connaître mieux les choses lui avaient dit que c’était tout proche. Il marche jusqu’au soir, et n’aperçoit pas de chantier. La nuit noire arrive, et le chemin le conduit sur un grand lac. Il marche, et son compagnon de route commence à pleurer et à se lamenter : nous allons coucher dehors, s’écrie-t-il, nous allons mourir de froid. M. Proulx essaie de le consoler, mais un doute poignant s’empare de son propre cœur. Enfin, à une heure après minuit, ils aperçoivent une petite lumière, et ils arrivent à un chantier dont le contremaître est un M. Germain. Alors M. Proulx remercia Dieu de grand cœur ; il était arrivé, bien qu’un peu tard, au poste qu’il cherchait.

Dans ces grandes forêts, il y a souvent des chemins de chantier qui se croisent. Le missionnaire arrive à la fourche de deux chemins : lequel faut-il prendre ? Si l’on se trompe, il est probable qu’on couchera dans le bois, à la belle étoile. M. l’abbé Proulx, dans ces circonstances difficiles, comptait sur son ange gardien, et jamais il ne s’est trompé dans son choix. Il lui est arrivé aussi de faire la visite d’un chantier éloigné, et, comme il s’informait des chantiers voisins, de recevoir une réponse comme celle-ci : Il n’y a que deux lieues pour aller au chantier voisin, si vous passez pardessus cette montagne ; si vous faites le tour en voiture, vous avez sept lieues à parcourir. Il montait alors sur ses raquettes, et faisait le trajet à pied.

Voilà, entre bien d’autres, quelques fleurs de la vie des missionnaires du Saint-Maurice. M. l’abbé Proulx fit ces missions pendant huit ans.

En 1870, il fut remplacé par M. l’abbé J. B Chrétien, alors curé de Sainte-Flore.

M. Chrétien ne voulut pas visiter chaque famille des postes du Saint-Maurice à domicile, cette manière ne lui convenait pas, et pouvait devenir fort onéreuse par suite de l’augmentation du nombre des habitants. Les gens trouvèrent un peu à redire, ils aimaient tant cette visite du prêtre ; mais, d’un autre côté, ils trouvaient leur curé si dévoué et si peu fier, qu’en peu de temps ils s’attachèrent singulièrement à lui.

M. l’abbé Chrétien travailla surtout à la réforme des chantiers. Il y avait là quelque chose à faire, car d’un bout du pays à l’autre on continuait à parler des blasphémateurs des chantiers du Saint Maurice. M. l’abbé Proulx avait fait beaucoup auprès de ces pauvres gens, il les avait amenés au prêtre ; tous, ou à peu près, se confessaient avec bonne volonté, mais le blasphème était un mal toujours renaissant au milieu d’eux. L’expérience disait donc qu’il fallait contre ce mal un moyen plus puissant que ceux qui avaient été employés.

Le grand moyen qu’employa le nouveau missionnaire fut d’introduire la communion dans les chantiers. On n’y avait guère songé jusque là, car la chose paraissait à peu près impossible. Les ouvriers travaillaient pour des protestants, ils revenaient tard le soir, et il fallait qu’ils fussent à leur ouvrage à six heures du matin. M. Chrétien passa résolument pardessus toutes ces difficultés. Voici quel était l’ordre suivi dans ses missions : —

Pour attirer les ouvriers à lui, il se faisait comme l’un d’entre eux, leur marquait beaucoup d’intérêt, s’informait de leur famille, leur contait de petites histoires, et leur faisait toujours passer une veillée des plus agréables. Après cette veillée de famille, les cœurs étaient à demi gagnés. La partie sérieuse de la mission commençait alors. M. Chrétien faisait généralement trois instructions. Les sujets qu’il aimait le plus à traiter étaient les suivants : la prière, le sacrilège, le blasphème, la confession, le culte de la Sainte Vierge. Il prêchait avec une véhémence terrible, car il tenait à emporter la pièce du coup. Quand il répondait à cette question : Quels sont ceux qui ne se confesseront pas ? il inspirait souvent une telle répulsion pour ceux qui abusent ainsi de la grâce de Dieu, que si quelqu’un se fût obstiné à ne pas se rendre, il eut probablement été chassé dès le lendemain du chantier.

Après les instructions, les ténèbres et le silence se faisaient dans le chantier, on n’apercevait plus que le blanc surplis du missionnaire, et l’on n’entendait que les soupirs des pécheurs repentants, et le faible murmure de leur accusation à l’oreille du prêtre.

Le matin, après trois heures données au sommeil, le missionnaire était debout. On élevait un autel rustique, la messe se disait, et ces rudes bûcherons s’approchaient tous de la communion. L’action de grâces n’était pas longue, il fallait aller au travail, mais les effets de la communion restaient. C’est un fait reconnu de tout le monde, que les chantiers ne sont plus ce qu’ils étaient ; le blasphème n’en est pas disparu, mais il a diminué considérablement ; or M. l’abbé Chrétien aime à dire, à la gloire de la sainte Eucharistie, que c’est surtout la communion qui a opéré ce changement. Il n’y a rien de civilisateur comme la communion.

La mission produisait parfois des effets saisissants : un chantier où le blasphème était à la mode se trouvait changé du soir au matin, et pendant plusieurs mois on n’y entendait plus une seule parole blasphématoire. Mais vous me permettrez bien, mon cher lecteur, d’entrer dans de plus grands détails, et de vous raconter quelques anecdotes de ce ministère des chantiers où la grâce de Dieu se fait sentir d’une manière si étonnante.

Un jour, un jeune homme qui avait pourtant un assez bon extérieur, refusait de se confesser. M. l’abbé Chrétien employa tous les moyens imaginables pour l’amener à remplir ce devoir : il argumenta, il essaya de le toucher, il essaya de l’effrayer, rien n’y put faire. Alors le missionnaire se ravisa : Mon enfant, lui dit-il, je ne veux plus vous parler de la confession, car je vois bien que vous êtes décidé à refuser toutes mes avances charitables, mais j’aurais une petite faveur à vous demander, et avant de vous dire ce que c’est, j’aimerais à savoir si vous êtes dans la disposition de me l’accorder. Je puis seulement vous dire, dès maintenant, que c’est une chose toute facile et toute simple. Le jeune homme pencha la tête pour marquer qu’il donnait son consentement. Le missionnaire continua alors : ayez donc la bonté de vous mettre à genoux au bout de ce banc. — Très-bien. — Maintenant faites le signe de la croix, mais faites-le avec respect et dévotion : que ce soit le meilleur signe de croix que vous ayez jamais fait de votre vie. Le jeune homme fit lentement le signe de la croix, et M. Chrétien allant aussitôt s’asseoir sur le bout du banc : Mon enfant, lui dit-il avec douceur, combien y a-t-il de temps que vous avez été à confesse ? Le jeune récalcitrant se mit à se confesser avec piété, et quand il eut été absous, il courut vers ses confrères avec une joie enfantine : j’ai été à confesse, s’écriait-il, j’ai été à confesse, et il y avait quatorze ans que je n’y avais pas été.

Une autre fois, c’était un vieillard qui refusait de se rendre. M. l’abbé Chrétien épuisa tout le vocabulaire en usage dans de pareilles circonstances : ce fut peine perdue. Le missionnaire était étonné et attristé de l’obstination de ce vieillard. Voyant qu’il ne réussissait à rien, il lui dit d’un ton résolu : Mon ami, je n’ai plus que ceci à vous dire : faites le signe de la croix, et quand vous l’aurez fait, dites-moi que vous ne voulez pas vous confesser, alors je vous laisserai tranquille immédiatement. Le vieillard baisse la tête et réfléchit un instant, puis il tombe à genoux, fait le signe de la croix et se confesse en toute humilité.

Croyez-moi donc, mon cher lecteur, quand vous aurez quelqu’obstination malheureuse à vaincre, soit de la part de vos frères, soit de la part du démon, ayez recours au signe de la croix et la victoire ne se fera pas attendre.

M. l’abbé Chrétien était devenu l’ami des hommes de chantier : il vivait familièrement avec eux et se trouvait en sûreté sous leurs toits rustiques, Un jour, cependant, il ne put se défendre d’un sentiment de frayeur : il se trouva en face d’un homme qui portait une véritable figure d’assassin, une figure terrible. Cet homme, on le croira facilement, ne voulut pas se confesser.

Lorsque la mission fut terminée, M. l’abbé Chrétien obtint la permission de le garder au chantier, pendant que les autres hommes allaient à leur ouvrage dans la grande forêt. Cette permission se demandait rarement, car les contremaîtres n’aimaient pas à l’accorder ; on voulut cependant faire une exception pour cette fois. Monsieur Chrétien l’amena donc près de lui, et se mit à converser aussi familièrement qu’il était possible dans la circonstance : notre homme conservait son apparence de tueur, et regardait le prêtre avec un air de défiance extrême. En vain fut-il interrogé sur sa famille, sur sa jeunesse : rien ne parut l’émouvoir. En vain lui parla-t-on avec une tendresse qui venait réellement du cœur, cet homme endurci ne croyait plus à l’affection. Attristé de cette obstination et à bout de ressources, M. l’abbé Chrétien lui dit enfin : J’ai une faveur à vous demander ; je ne voudrais pas vous offenser ni vous faire de la peine, mais me permettriez-vous de vous offrir cette petite médaille de la Sainte Vierge, avec prière de la porter continuellement sur vous. Cette demande, loin de l’offenser, parut lui faire un certain plaisir : il prit la médaille et se la mit au cou. Le missionnaire quitta alors le chantier en recommandant cette pauvre âme à la bonté de la Sainte Vierge.

À quelque temps de là, M. l’abbé Chrétien étant de retour à Ste-Flore se trouvait près du jardin qui donne sur la voie publique, lorsqu’il aperçut un étranger qui se dirigeait vers lui. Il fut bien étonné de voir l’ouvrier à la figure de tueur ! Me reconnaissez-vous, lui demanda cet homme ? Sans doute, reprit M. Chrétien. Voulez-vous entrer ? Oui, dit-il avec satisfaction ; je désire vous voir quelques instants. Ils se rendirent au presbytère, et M. l’abbé Chrétien entama la conversation : Comment ç’a-t-il été après mon départ ? — Ah ! monsieur, je ne faisais que penser à ce que vous m’aviez dit. J’y pensais le jour et la nuit ; j’étais continuellement harcelé par ces pensées là. Enfin, quand je suis descendu aux Trois-Rivières, je me suis présenté à confesse, je n’y pouvais plus tenir. Et alors, sans que M. l’abbé Chrétien l’interrogeât, il se mit à raconter toute sa vie, une vie de crimes à faire dresser les cheveux sur la tête. Il était changé maintenant, il menait une vie régulière et chrétienne ; la médaille miraculeuse avait opéré l’une de ses plus éclatantes merveilles.

Le changement opéré à l’intérieur paraissait très-sensiblement à l’extérieur : cet homme morose, à l’œil défiant et cruel, avait maintenant une figure épanouie, un regard calme où l’on pouvait même trouver un commencement de tendresse.

Ce pécheur s’était converti dans le temps favorable, car dans le cours de cette même année il rendit son âme à Dieu. La mort ne fut pas un châtiment pour lui, il était prêt et résigné.

Mais ce qui donna surtout de la renommée à M. l’abbé Chrétien, c’est le succès qu’il obtint auprès d’un personnage connu dans tout le Saint-Maurice, et qui n’était pas connu précisément à cause de ses bienfaits. Cet homme tenait de ses parents un nom très respecté dans notre pays, mais ses exploits lui avaient valu un prénom : on l’appelait tout modestement le Diable. Il ne s’offensait pas de ce prénom, car il trouvait lui-même qu’il l’avait bien mérité. D’ailleurs ceux qui arrivent à un certain degré de perversité, viennent souvent à se glorifier de ce qui fait leur déshonneur.

M. l’abbé Chrétien entreprit donc de convertir le Diable à X… ; vous comprenez que celui-ci fit d’abord des résistances, et que l’on put même croire que toutes les tentatives échoueraient auprès de lui. Le missionnaire voyant cette opiniâtreté, se mit à lui dire : « Vous avez une bonne mère. Elle a toujours espéré votre conversion, et elle prie tous les jours pour vous. Je suis allé la voir il n’y a pas longtemps : savez-vous qu’elle pleure chaque fois que l’on prononce votre nom ! Il me semble pourtant que ses larmes ne devront pas être inutiles, et qu’avant sa mort, qui ne peut tarder beaucoup maintenant, elle devra avoir la consolation d’apprendre que vous êtes converti. » Le missionnaire s’aperçut qu’il avait touché là une corde sensible, et ayant prolongé l’entretien quelques instants de plus, il vit le Diable des chantiers du Saint-Maurice tomber à genoux et commencer sa confession.

La nouvelle fit le tour des chantiers, et se transmit d’un poste et d’une maison à l’autre, tout le long du Saint-Maurice. Cet homme était connu dans tous ces endroits par ses blasphèmes et son ivrognerie, et il avait mis le comble à sa triste célébrité lors de l’accident de la Pointe-à-Château. C’est lui, en effet, que M. Joseph Varin a qualifié d’une manière si sévère dans la complainte que nous avons citée.

Je n’ose affirmer que ce diable des chantiers n’ait plus commis aucune fredaine, mais ce qui prouve qu’il était sincèrement converti, c’est qu’il vit aujourd’hui en honnête homme et en bon chrétien.

M. l’abbé Chrétien a remarqué bien des fois que, dans les chantiers, les protestants écoutaient ses instructions avec une attention et un intérêt extraordinaires. Ordinairement ils se plaçaient de manière à ne point perdre un seul mot du discours. Un jour, un contremaître protestant vint le trouver après le sermon et lui dit : C’est bien la vérité que vous venez de leur dire. M. Chrétien fut un peu étonné de ces paroles, car il venait de prêcher sur le culte de la Sainte Vierge en ajoutant quelques remarques sur les fins dernières de l’homme.

Un autre protestant, qui avait aussi écouté le sermon avec une attention soutenue, disait avec un ton de conviction profonde : Je ne puis croire qu’à présent un seul de mes hommes refuse de se confesser.

Il y avait un contremaître anglais et protestant qui aimait tellement à entendre les sermons, qu’un jour il alla inviter M. l’abbé Chrétien à retourner dans son chantier pour y passer quelque temps. L’itinéraire de cette année-là permettant de faire une petite halte, M. Chrétien accéda à cette demande. Quand on fut arrivé au chantier, notre anglais lui dit : C’est manger une bonne stake, ce soir ; et en effet, un chasseur avait emporté de la venaison, et l’on fit des tranches fort appétissantes que le missionnaire ne voulut pas dédaigner. Quand le repas fut fini, l’anglais prit un air particulièrement gracieux : Maintenant, dit-il, c’est avoir une petite sermon. Le missionnaire ne refusa pas ce dessert des repas du chantier : il fit réciter le chapelet puis il donna des conseils pratiques aux jeunes gens qui se trouvait là en grand nombre. Le contremaître était à côté de M. l’abbé Chrétien, ne perdant pas une parole et donnant de fréquentes marques d’approbation.

L’enseignement de l’église catholique est naturel au cœur de l’homme, et il suffit d’être sans préjugé pour en apprécier la valeur.

Ces scènes de chantier établissaient des rapports de douce intimité entre le missionnaire et ses ouailles. Ces hommes se dispersaient ensuite dans le pays, mais ils emportaient dans leur cœur le souvenir du prêtre qui les avait édifiés, et s’ils le voyaient quelque part, ils couraient à lui comme des enfants vers leur père. Ces sentiments ne sont pas encore effacés, nous pouvons en avoir la preuve tous les jours.

M. l’abbé Chrétien a aimé cette vie de missionnaire, et après quatorze ans de ce ministère si actif, quand il dut s’occuper uniquement de sa paisible paroisse de Sainte-Flore, il s’ennuya de ses chantiers du Saint-Maurice. Aujourd’hui même, au milieu de sa belle et grande paroisse de Saint-Narcisse, il ne doit pas être sans rencontrer des moments de regrets, lorsque le passé revit dans sa mémoire.

Pour lui comme pour M. l’abbé Proulx, la vie de missionnaire n’était pourtant pas sans amertume : je vais vous en donner une preuve saisissante.

Une année, il s’était trouvé au poste de Coucoucache au milieu d’une grande tempête. Lorsqu’il fallut partir, le temps était assez beau, mais il faisait froid, et la neige qui était tombée en abondance avait fait disparaître toute trace de chemin. Voyant cela, M. Skin, agent de la compagnie de la Baie d’Hudson, envoya deux hommes avec le missionnaire pour découvrir ou tracer le chemin. Ces deux hommes, deux jeunes Canadiens, tracèrent le chemin sur un espace de neuf milles, et cela au milieu de difficultés incroyables. Le cheval enfonçait continuellement dans la neige jusqu’au ventre, il avançait peu et se fatiguait beaucoup, et le missionnaire lui-même se voyait obligé de marcher dans cette épaisse couche de neige.

On avait passé des lacs, des portages, des endroits difficiles, lorsque vers trois heures de l’après-midi on aperçut le dernier lac qu’il fallait traverser pour arriver au chantier le plus proche. Comme les deux hommes de M. Skin s’étaient imposé un travail immense, M. l’abbé Chrétien crut devoir les congédier en ce moment. Il les remercia donc, leur dit adieu, et continua son voyage vers l’autre extrémité du lac avec son compagnon ordinaire. Mais il fut impossible de trouver le chemin du chantier. Le cheval marchant au hasard dans quatre pieds de neige, s’épuisait visiblement ; et comme on avait bien cru se rendre beaucoup plus vite, on n’avait pas emporté de nourriture ; cheval et voyageurs n’avaient donc pas mangé depuis le matin. Telle était la situation.

Vers cinq heures, M. l’abbé Chrétien se trouva incapable de faire un pas de plus, et le cheval ne pouvait certainement pas le traîner. La nuit venait rapidement, le froid était vif ; que fallait-il donc faire ? — Il y avait une peau de bison dans le traîneau ; il la prit et dit à son compagnon : Je ne puis pas aller plus loin, laissez-moi ici, et essayez de vous rendre au chantier. Le pauvre homme continua tristement sa route, avec son cheval épuisé, et partit à tout hasard, ne sachant pas même s’il ne s’éloignait pas de l’endroit qu’il cherchait. Le missionnaire resta seul sur le lac glacé ; il s’enveloppa dans la robe de bison qu’il avait gardée et se coucha sur la neige. Il restait encore quelques rayons de lumière, il en profita pour réciter Vêpres et Complies. Pendant quelque temps il put voir aller son compagnon, et il lui sembla que la direction suivie devait conduire, non au chantier voisin, mais à La Tuque. Or pour aller à La Tuque il fallait deux jours de marche ; en supposant donc que son compagnon pût s’y rendre, le secours ne viendrait certainement pas avant quatre jours. Le fantôme de la mort se présenta à son esprit, et un frisson d’horreur courut jusque dans la moelle de ses os.

Cependant la nuit vint recouvrir la surface du lac de ses ombres : c’est alors surtout que le missionnaire abandonné fit de tristes réflexions. Il pensa à M. l’abbé Harper qui s’était noyé à sept milles en haut de La Tuque, à un autre missionnaire qui avait péri dans les missions du Saguenay ou du lac Saint-Jean, et il trouva que, sur son lac lointain, il allait former la pointe d’un funeste triangle. Il pensa à ses amis qui étaient tranquilles dans leurs presbytères : ils sont heureux, se disait-il à lui-même. Je ne les verrai plus, et pourtant je suis jeune. J’aurais bien voulu ne pas mourir ainsi abandonné ; j’aurais voulu qu’un ami vint me fermer les yeux et qu’un confrère me donnât les derniers secours de notre divine religion.

Je dois dire cependant qu’il lui restait une consolation dans son malheur ; lorsqu’il se demandait : Est-il bien certain que je vais mourir sur la glace de ce lac lointain ? il lui semblait entendre une voix intérieure qui lui disait : Tu ne mourras pas, tu verras encore tes confrères, tes amis. Il lui restait l’espérance. Il ne savait sur quoi elle était appuyée, mais enfin l’espérance veillait dans son âme.

De temps en temps le froid le pénétrait en lui faisant éprouver des douleurs atroces : il se retournait alors sur la neige, afin de réchauffer un peu la partie qui se trouvait exposée au froid, et il passa ainsi, sans sommeil et sans repos, la nuit la plus longue qu’il eût encore vue de toute sa vie.

Pendant ce temps le compagnon s’avançait lentement au milieu des ténèbres. Guidé sans doute par son ange gardien, il arriva sur le matin au chantier qu’il cherchait depuis si longtemps.

Le contremaître du chantier, Monsieur Euchariste Morel, ouvrit la porte du chantier au pauvre homme qui était demi-mort de fatigue et de faim, puis il lui demanda : M. Chrétien, où est-il ? Je l’ai laissé sur le lac, répondit le compagnon ; il ne pouvait plus marcher, et notre cheval n’avait plus la force de nous traîner. C’est un homme mort, s’écria M. Morel avec une profonde émotion, néanmoins il faut aller à son secours. Il fit atteler son meilleur cheval, prit des provisions de bouche, et partit en toute hâte. Comment exprimer les sentiments qu’éprouva M. l’abbé Chrétien, quand il vit une voiture sur la surface de son lac solitaire. Il se sentit renaître à la vie, et il se leva pour souhaiter de loin la bienvenue à son sauveur. M. Morel, de son côté, ressentit une grande joie en voyant que son ami était encore vivant, et ces deux hommes se trouvèrent remplis d’une émotion égale quand ils furent en face l’un de l’autre. M. l’abbé Chrétien prit immédiatement quelque nourriture, pour redonner un peu de chaleur à son corps engourdi par le froid. On se dirigea ensuite vers le chantier, où l’on put arriver à midi.

Le soir même, le zélé missionnaire commençait dans ce chantier l’une de ses plus fructueuses missions.

En 1884, Monseigneur Laflèche voulut, pour le bien des âmes et l’avancement de la colonisation, fonder la paroisse de Saint-Jacques des Piles. La pointe de la Madeleine, qui formait auparavant partie de Sainte-Flore, fut annexée à la nouvelle paroisse et un curé fut placé au village des Piles. Le premier, M. Beaudet fut appelé à occuper ce poste. Il se mit en pension chez M. Éphrem Desilets, et surveilla les travaux de la construction d’un presbytère. Il s’installa confortablement dans ce presbytère au bout de quelques mois.

Un curé ayant été nommé aux Piles, il était naturel qu’il eût la desserte des missions et des chantiers du Saint-Maurice. M. l’abbé Beaudet visita donc ces missions pour la première fois en 1884. Il marcha sur les traces de ses devanciers, et commença une carrière pleine des plus belles espérances. Mais sa visite de 1885 devait être la dernière. Il souffrait d’une dysenterie opiniâtre, et les longs voyages sur l’eau semblait empirer sa maladie. Mgr Laflèche le transféra à Sainte-Flore, et M. Télesphore Gravel fut appelé à la cure des Piles.

M. l’abbé Gravel est actuellement curé des Piles, et ne manquera pas de fournir une carrière féconde en fruits de salut. Il sait déjà tout son peuple par cœur, et il jouit d’une grande estime auprès de tous. Dans le voyage qu’il vient de faire en compagnie de Mgr Laflèche, il voyait déjà ses missions pour la quatrième fois, mais il n’a encore visité les chantiers qu’une fois.

Bientôt cependant M. l’abbé Gravel n’aura qu’une partie des missions et des chantiers à desservir, car dans deux ans, au plus tard, Mgr Laflèche mettra un curé à la Rivière-aux-Rats ou à la Grande-Anse. Le curé des Piles et celui que l’évêque des Trois-Rivières nommera bientôt seront les curés du Saint-Maurice ; en cette qualité ils pourront compter sur les sympathies et les égards d’un grand nombre de personnes.


IIe PARTIE

UN PETIT VOYAGE
Dans le BAS Saint-Maurice

LE SAINT-MAURICE

Dans mon voyage avec Monseigneur des Trois-Rivières, j’ai pris en affection notre Saint-Maurice.

Je l’avoue, avant ce temps j’avais des préventions contre lui ; je n’y voyais que le gouffre sombre où vont se perdre, chaque année, un si grand nombre de nos compatriotes. Mais après en avoir parcouru une grande partie, je suis revenu de ces sentiments injustes ou exagérés : je comprends maintenant que le Saint-Maurice est un beau et noble fleuve, et j’éprouve le désir de le faire connaître à mes compatriotes.

Qu’y a-t-il, en réalité, au fond de mon cœur ? Sans me l’avouer d’une manière bien précise, ai-je conçu le projet de me présenter au public comme l’historien du Saint-Maurice ? Vraiment, il est sans intérêt d’approfondir cette question. Le Saint-Maurice mérite d’être connu, je travaille à le faire connaître, c’est une chose légitime en tout point. Je l’ai parcouru depuis la Rivière-Croche jusqu’aux Piles, et mes lecteurs ont bien voulu me suivre avec intérêt ; maintenant je veux le parcourir depuis les Piles jusqu’à l’antique cité des Trois-Rivières ; j’invite mes bienveillants lecteurs à m’accompagner dans cette nouvelle excursion, et j’ose leur promettre qu’ils ne s’ennuieront pas durant le voyage.

Avant de partir, cependant, donnons quelques renseignements sur le Saint-Maurice, afin que l’on sache bien à qui l’on a affaire.

Le Saint-Maurice est une rivière aux eaux rapides et quelquefois profondes, qui coule du nord au sud et va se jeter dans le fleuve Saint-Laurent. Il prend sa source à la hauteur des terres, et n’est d’abord qu’un mince filet d’eau à la marche lente et indécise ; mais il se grossit rapidement des différents ruisseaux, des différentes rivières qu’il rencontre sur son passage, et il est à peine à quelques lieues de sa source, que déjà il est devenu un fleuve majestueux. Sa longueur totale est d’environ 120 lieues, et sa largeur moyenne d’environ 800 pieds.

Les sauvages des rives du Saint-Maurice, les Algonquins, le nomment Métapiloténosépi. J’entends bien l’exclamation de mes lecteurs : Quel nom de la longueur d’une toise ! C’est à n’en plus finir !

Ceux qui ont lu l’histoire vont peut-être même s’indigner : Vous n’êtes pas le premier qui donnez le nom de cette rivière en algonquin, mais dans les autres auteurs on trouve un mot tout différent. — Eh bien ! chers lecteurs, c’est que je veux être original. Si je ne faisais que copier ce que les autres ont dit avant moi, vous demanderiez pourquoi je me donne la peine d’écrire. Je suis donc enchanté de ce que vous trouvez que je ne dis pas comme les autres.

Mais entendons-nous, maintenant : Du nom de seize lettres que je vous ai lancé par la tête, retranchons sépi qui veut dire rivière ; retranchons aussi l’o euphonique qui précède sépi, il va nous rester un mot un peu plus acceptable, quelque chose comme Métapilotène.

Souvenons-nous aussi que dans les langues sauvages on change très facilement b en p, d en t, e en i, l en r, et réciproquement. Or quel nom les historiens donnent-ils au Saint-Maurice ? Ils donnent le nom de Metaberoutine ou celui de Métapelodine. Eh bien ! ouvrez les yeux, et vous verrez que c’est le même mot, avec les quelques changements de lettres que nous avons mentionnés.

Ce mot signifie décharge au vent, et fut employé, sans doute, pour désigner l’embouchure, qui forme une nappe d’eau exposée à tous les vents.

Jacques Cartier, qui a nommé le Saint-Laurent, donna aussi un nom au Saint-Maurice ; il l’appela rivière de Fouez. Nous écririons aujourd’hui rivière de Foix, s’il faut admettre l’interprétation de Lescarbot et de plusieurs autres ; et ce nom fut sans doute donné en l’honneur de quelque membre de la famille de Foix, famille noble qui jouait alors un certain rôle en France.

On le conserva pendant un certain temps, mais il tomba peu à peu en désuétude.

Les traitants, depuis Pontgravé, se mirent à appeler le Saint Maurice les Trois-Rivières ou la riviére des Trois-Rivières. Ce nom s’étendit aussi à la ville ou au fort que l’on commençait à élever à son embouchure.

Les auteurs du temps ne nous laissent pas ignorer la raison de cette appellation, qui paraît étrange à certaines personnes : « Nous passâmes aux Trois-Rivières, » dit le frère Sagard, « que je contemplai curieusement pour être un séjour fort agréable et charmant. Les Français ont nommé ce lieu les Trois-Rivières, pour ce qu’il sort des terres une assez belle rivière qui se vient décharger dans le fleuve Saint-Laurent par trois principales embouchures, causées par plusieurs petites îles qui se rencontrent à l’entrée de cette rivière. » (Hist. du Canada et voyages que les Frères Mineurs Récolets y ont faits pour la conversion des infidèles.)

Les Relations des Jésuites s’expriment avec la même exactitude.

La ville des Trois-Rivières, voilà un nom qui était fait pour demeurer, et qui sut résister au temps et aux bouleversements de toute sorte ; mais rivière des Trois-Rivières était un de ces noms inacceptables que nos pères ne pouvaient souffrir bien longtemps, car ils avaient l’oreille délicate. Dans un jugement rendu par l’intendant Bégon en 1723, il est dit que le fief Saint-Maurice est situé sur la rive ouest de la rivière vulgairement nommée fleuve de Saint-Maurice. Le peuple avait donc commencé son œuvre, il substituait un beau nom à un nom sans euphonie ; ce changement a été reçu partout, et depuis des années la rivière Métabérotine ne porte pas d’autre nom que celui de Saint-Maurice. Il est très probable qu’elle fut ainsi appelée en l’honneur de M. Maurice Poulin sieur de la Fontaine, avec qui nous ferons connaissance plus tard. Dans ses Mémoires, M. P. de Sales Laterrière désigne toujours le St-Maurice par le nom de rivière Noire ; il ne paraît pas, cependant, que cette dénomination ait jamais été admise par un grand nombre de personnes.

Les Canadiens aiment à donner des sobriquets aux personnes avec lesquelles ils sont familiers, c’est leur goût ; ceux qui étaient familiers avec le Saint-Maurice lui ont aussi donné un sobriquet, ils l’ont nommé Les Chenaux. C’est comme une édition populaire du nom qui avait été donné par Pontgravé.

Le Saint-Maurice, depuis la découverte du pays, a toujours été commerçant. Il fut d’abord employé au commerce des pelleteries : les Sauvages du Nord, Algonquins, Attikamègues, Montagnais, le chargeaient de transporter le produit de leurs chasses. Quelle quantité énorme de pelleteries n’a-t-il pas transportée aux Trois-Rivières, à la Gabelle ou en d’autres endroits ! Il continue encore ce négoce, mais les Sauvages ne se rendent qu’à Montachingue ou à Coucoucache, où la Compagnie de la Baie d’Hudson a établi des comptoirs.

Depuis près d’un demi-siècle, il s’est fait commerçant de bois, et je vous assure qu’il n’exerce pas son métier d’une façon mesquine.

Le flottage du bois se fait à bûches perdues sur le Saint-Maurice et ne peut se faire autrement, à cause des cascades et des rapides qu’on y rencontre ; mais savez-vous à quel chiffre s’élève le nombre de morceaux de bois transportés ainsi dans une seule année ? Je puis vous le dire d’une manière bien approximative.

D’après des calculs positifs, dans les années où le commerce du bois était le plus florissant, c’est-à-dire de 1870 à 1873, le Saint-Maurice transportait un million de bûches par printemps. Depuis 1873 le commerce s’est ralenti, et l’exploitation dans les forêts est devenue moins facile qu’elle n’était alors, mais les morceaux de bois transportés s’élèvent encore à un chiffre surprenant.

Le gouvernement canadien a noblement favorisé ce commerce de bois, et pour prouver la chose je n’ai qu’à transcrire une page de l’intéressant ouvrage de M. Elzéar Gérin : —

« Il y a à La Tuque des travaux considérables exécutés par le gouvernement afin d’aider au développement du commerce de bois. Ces travaux n’ont été terminés d’ailleurs qu’en 1855.

« Il n’y a pas longtemps que le gouvernement s’occupe du Saint-Maurice. Avant 1850, cet immense et riche territoire n’était connu que des chasseurs et des bêtes fauves, lorsque des hommes entreprenants s’avisèrent d’exploiter le bois de construction. En peu de temps l’attention fut éveillée et le gouvernement vint généreusement à notre aide. En 1852 il fit construire simultanément les ouvrages dispendieux qui se trouvent à l’embouchure du Saint-Maurice, aux chutes des Grès, de Chawinigane[13] et de la Grand’Mère. Ouverts au printemps de 1853, ces travaux donnèrent une impulsion vigoureuse au commerce de bois. Encouragé par ces premiers résultats, le gouvernement fit faire ensuite les travaux de La Tuque en 1855, ceux des Petites Piles en 1863 et ceux du Remous Plamondon en 1866. En 1856 et 1857, pendant que le bateau à vapeur de la maison Philipps, Norcross et Cie faisait le service entre les Grandes Piles et La Tuque, le gouvernement avait fait creuser le Rapide de la Manigance[14].

« On calcule, à l’heure qu’il est, qu’il y a sur le Saint-Maurice 44,000 pieds d’estacades ; 1,000 pieds de glissoires[15] ; 3,300 pieds de barrages et jetées latérales.

« Sur le Vermillon, le gouvernement n’avait pas voulu d’abord faire de travaux ; des commerçants de bois ont fait à leurs frais au-delà de 2,500 pieds d’estacades et de 500 pieds de glissoires. Ces travaux s’étendent depuis le confluent du Vermillon avec le Saint-Maurice jusqu’à cinq milles plus haut. Mieux avisé le gouvernement a fait l’acquisition de ces travaux en 1866…

« Tous les travaux exécutés dans le Saint-Maurice ont coûté à peu près 300,000 piastres. Il faut dire aussi que le gouvernement a retiré un joli denier, au moyen de ses taxes sur le commerce de bois. L’argent employé dans les améliorations sur le Saint-Maurice est un argent pour le gouvernement placé à gros intérêts. Le commerce de bois tend toujours à prendre des proportions de plus en plus prodigieuses. Ainsi, nos marchands de bois vont aujourd’hui chercher des billots[16] jusqu’au fond de la Rivière Manouan. Et comme le bois de construction devient de plus en plus rare aux États-Unis, il est probable qu’on finira par aller chercher jusqu’aux pins rabougris qui se trouvent dans le voisinage de Weymontachaigne[17]. Autrefois on ne prenait que le beau pin, parfaitement clair. Aujourd’hui on prend l’épinette. Bientôt on prendra la pruche. (Revue Canadienne, 1872, pages 52 et 53).

Quant au commerce de poisson qui peut se faire sur le Saint-Maurice, il est absolument sans importance, car ce fleuve n’est pas très poissonneux, et il n’a guère vu que des amateurs de pêche ; encore ces amateurs daignent-ils rarement jeter leurs lignes dans le Saint-Maurice même, ils vont les jeter dans les petits lacs voisins, qui sont remplis de truites et de brochets.

Il est cependant une pêche particulière aux eaux du Saint-Maurice, et que nous devons mentionner ici : c’est la pêche de la Petite Morue.

La morue pruineuse, morrhua pruinosa, est, comme la morue franche, un poisson d’eau salée : on la trouve dans le bas du fleuve Saint-Laurent. Cependant, au mois de décembre, elle entre dans l’eau douce, remonte le fleuve et franchit un espace considérable pour aller frayer dans le Saint-Maurice, à quelques milles des Trois-Rivières.

Le Saint-Maurice, lorsqu’il se décharge dans le Saint-Laurent, ne se confond pas immédiatement avec ce dernier : il roule pendant quelque temps ses flots à part, et forme un fleuve d’eau noire à côté d’un fleuve d’eau verte. Le mélange, cependant, s’opère petit à petit, et au Richelieu l’eau devient décidément uniforme. C’est bien ce qui devait arriver : on devient semblable à ceux que l’on fréquente, que l’on soit fleuve Métabérotine ou simple fils d’Adam.

Lorsque la petite morue arrive à l’endroit où les eaux du Saint-Maurice sont encore distinctes, elle quitte les flots verdis par les mines de cuivre du lac Supérieur, et se réunit par banc dans cette eau pure qui arrive des régions du Nord, et qui doit sa couleur un peu noire aux nombreuses mines de fer qu’elle a traversées.

La petite morue longe alors le rivage, comme pour être bien sûre de ne pas manquer la rivière qu’elle est venue chercher de si loin. Arrivée au Saint-Maurice, elle remonte cette rivière, sans qu’un seul individu de cette masse de poissons s’égare au-delà de la ville des Trois-Rivières. Elle reste en banc jusqu’en haut des îles de l’embouchure du Saint-Maurice, puis elle commence à se disperser.

Après le temps du frai, elle s’en retourne, mais non plus par banc, ni en suivant le rivage. Quant aux petits, lorsqu’ils ont pris la vigueur suffisante, ils s’en vont à leur tour en bas du fleuve Saint Laurent.

Et cette migration se fait chaque année, à temps fixe, et toujours dans le Saint-Maurice. Une seule fois, de mémoire d’homme, une certaine quantité de cette morue a monté dans la rivière Sainte-Anne.

Le banc de morue pruineuse passant près du rivage de Champlain et du Cap-de-la-Madeleine, les habitants de ces paroisses font de petites haies en branches de sapin pour obliger tous les poissons à passer dans un espace déterminé, et ils y tendent des filets. Ils prennent ainsi des quantités énormes de ce poisson. On fait la même pêche dans le bas du Saint-Maurice. La morue pruineuse est très recherchée au Canada et aux États-Unis.

Quel est donc cet instinct qui conduit la morue pruineuse vers le Saint-Maurice ? Ses petits se trouvent-ils mieux protégés dans cette rivière que partout ailleurs ? Aime-t-elle à déposer son frai dans l’eau ferrugineuse ? Nous sommes bien empêché de répondre à ces questions. Nous nous contenterons de présenter cette migration de la morue pruineuse comme une des merveilles que la nature offre à notre admiration, mais qu’il n’est pas toujours facile d’expliquer.

Il ne serait pas digne du Saint-Maurice de ne protéger que les petits poissons ; il fait de plus grandes œuvres, il protège les grands vaisseaux pendant la saison d’hiver et pendant la saison plus redoutable du printemps. Un grand nombre de bateaux à voiles et de bateaux à vapeur viennent en effet prendre leurs quartiers d’hiver dans le chenal de l’est, où ils trouvent une eau assez profonde et un port assuré. « Entre l’île Bellerive (l’île de la Potherie) et la terre ferme, » écrivait déjà M. Bouchette en 1815, « il y a une très bonne situation pour retirer les bâtiments de rivière pendant l’hiver, où ils restent en sureté dans environ huit pieds d’eau, et échappent à tous les accidents occasionnés par la rupture des glaces au printemps. » Aujourd’hui ce sont principalement les vapeurs de la Compagnie des Remorqueurs qui viennent profiter de ce refuge.

Le grand avantage du Saint-Maurice, c’est que la débâcle n’y est pas du tout à redouter, et que les glaces y fondent même ordinairement sur place. On comprendra facilement comment cela peut se faire. Le Saint-Laurent coule du sud-ouest au nord-est, et reçoit dans son cours un grand nombre de rivières dont les eaux viennent du midi, il se gonfle donc au printemps plusieurs jours avant que les glaces et les neiges du Nord ne commencent à fondre. Son niveau devient supérieur à celui du Saint-Maurice, et alors, jusqu’à plusieurs milles en remontant cette dernière rivière, il n’y a plus de courant ; la glace y reste immobile, et se fond d’abord par la chaleur du soleil et ensuite par le rayonnement des terres du rivage.

D’un autre côté, les glaces du nord ne bronchent pas pour venir pousser celles de l’embouchure, parce que la température y est encore trop froide. Et quand ces glaces ont enfin commencé à se fondre, quand elles pourraient venir faire des ravages, elles sont broyées dans les chutes de la Tuque et de la Grand’Mère, dans la cataracte de Chawinigane et dans les nombreux rapides qui s’échelonnent à de courtes distances sur tout le Saint-Maurice. Elles ne sont donc pas redoutables, et d’ailleurs quand les débris en arrivent dans les îles des Trois-Rivières, les bateaux sont déjà partis.

Il y eut une exception à cela, cependant ; toute règle, vous le savez, souffre des exceptions. En 1886, je crois, des pluies torrentielles et la fonte subite des neiges firent monter extraordinairement le niveau du St-Maurice. C’était au moment où la navigation allait s’ouvrir ; chaque capitaine était dans son bateau pour en achever la toilette. La nuit était venue, et les navigateurs fatigués reposaient sans aucune appréhension. Vers minuit, il se fit un mouvement étrange qui éveilla tout le monde. Le Saint-Maurice avait pris tout à coup des allures guerrières, comme pour montrer ce qu’il pourrait faire s’il n’était d’un caractère si paisible. Le géant soulevait les gros vaisseaux et les frappait les uns contre les autres, comme un enfant pourrait faire avec des coques de noix. Les navigateurs s’élancent à demi vêtus sur le pont de leurs vaisseaux ; ceux qui sont assez près du rivage s’y précipitent à corps perdu ; les autres, se voyant prisonniers, se jettent à genoux, élèvent les mains au ciel et font entendre des cris lamentables. D’horribles coups de masse, des craquements sinistres se mêlent aux prières et aux gémissements des marins. Après avoir ainsi secoué les vaisseaux, le Saint-Maurice les poussa tous pêle-mêle dans le fleuve.

Quelques-uns avaient été fracassés, mais la plupart avaient eu beaucoup plus de peur que de mal. Ils partirent donc tous dans le courant du fleuve. Les propriétaires de bateaux à vapeur se hâtèrent d’allumer les feux, et par le moyen de la vapeur ils purent remonter le courant ; ils aidèrent les bateaux à voiles à se placer dans des endroits avantageux, puis ils retournèrent dans le Saint-Maurice qui était libre et beau : le danger était complètement passé.

Pendant la belle saison, les eaux du Saint-Maurice sont beaucoup plus froides que celles du Saint-Laurent, aussi les bains y sont-ils très vivifiants et très agréables. Mais il faut bien prendre garde, quand on veut se donner ce plaisir, car le fond de la rivière est inégal, et des courants très forts entraînent vite à leur perte les baigneurs fatigués ou imprudents.


Au Village des Piles

Le 11 juillet 1888, je partais du palais épiscopal des Trois-Rivières, bien seul et comme à la sourdine, et prenant le train de sept heures, je montais aux Piles. C’était dans le dessein de redescendre le lendemain par eau jusqu’aux Trois-Rivières,

Il y a plusieurs mois que je méditais ce voyage, mais quand j’avais voulu l’entreprendre, les hommes, les éléments, tout était venu se mettre en travers. Et comme je me montrais opiniâtre, la neige était venue couvrir le sol dès les premiers jours de novembre. Il faut que vous me compreniez bien : je ne ferais pas serment que cette neige fût venue à cause de moi, mais j’en étais fort contrarié, c’est tout ce que j’ai prétendu vous dire.

Je voulais donc reprendre mon voyage manqué. Arrivé aux Piles, ma première visite est pour M. Éphrem Desilets : je trouve la famille en bonne santé, mais je ne vois pas mon cher petit compagnon de l’année dernière, cet Achille que mes lecteurs n’ont pas oublié. Il a grandi, il est occupé du matin au soir sur les estacades, et, entre nous, il trouve le métier un peu dur. Il lui en coûtera moins de reprendre ses classes, cet automne, au collège. Ah ! si je pouvais avoir ce compagnon pour achever mon voyage du Saint-Maurice ! Mais ne le dérangeons pas : il est à son devoir, et le devoir est une chose sacrée.

Le temps était chargé ; le matin, il était même tombé un peu de pluie ; mais il faisait assez beau dans l’après-midi, bien que certains nuages ne fussent pas souriants. Je fais mes conventions avec M. Basile Maurice, un de ces hommes qui connaissent le Saint-Maurice comme le creux de leur main. Il y a longtemps que notre fleuve et lui sont en rapports d’amitié ; ils doivent même être un peu parents, car ils portent le même nom. Les conditions du voyage sont arrêtées : nous partirons demain matin à cinq heures.

M. le curé des Piles est absent, mais je reçois la plus bienveillante hospitalité au presbytère.

Le soir, cependant, des torrents de pluie commencent à tomber, le tonnerre éclate avec un fracas terrible ; la montagne des Piles et la montagne des Maurices se renvoient les sons en les grossissant : on se dirait au pied d’un Sinaï. Je me disais pour me consoler : La pluie va tomber cette nuit et nous voyagerons demain sous un beau soleil. Le lendemain, le temps était trop sombre pour que nous pussions partir selon notre programme, et à six heures, il faisait une pluie froide et maussade, qui s’annonçait comme devant durer tout le reste du jour.

Puisque c’est ici que doit commencer mon voyage, et que je me trouve aujourd’hui à rien faire, occupons-nous à faire connaître un peu le village des Piles. D’ailleurs il est juste que je fasse pour les Piles ce que je me propose de faire pour tous les postes qui se rencontreront sur ma route.

Le village des Piles est l’entrepôt du Haut Saint-Maurice et de la ville des Trois-Rivières, en cette qualité il aura toujours une grande importance. Il offrira un bien beau coup d’œil quand son terrain en amphithéâtre sera couvert de maisons jusqu’au pied de la montagne, et surtout quand le clocher d’une église s’élèvera à côté de son joli presbytère. Tel qu’il est nous le trouvons déjà bien gentil, mais on s’aperçoit immédiatement qu’il est tout nouveau : à côté des maisons on voit des souches ou des broussailles, et les chemins ne sont pas encore terminés. Les maisons, pour l’ordinaire, ont une bonne apparence : plusieurs sont lambrissées extérieurement en déclin, et peinturées de couleur grisâtre.

Le long de la rivière, à quelques arpents de la station du chemin de fer, fonctionne une scierie très importante appartenant à M. William Ritchie. Cette usine fut construite en 1882. Vous voyez les mouvements des manœuvres, vous entendez le bruit des scies et celui de la vapeur, mais vous n’apercevez pas de planches empilées comme autour des autres scieries. C’est que le chemin de fer passe tout près de cette usine, il y a même une voie d’évitement exprès pour elle ; à mesure donc que les planches sont sciées, elles sont immédiatement déposées dans les wagons, et chaque après-midi, ceux de ces wagons qui se trouvent remplis sont accrochés au train régulier et amenés aux Trois-Rivières.

Messieurs Hall & Neilson ont aussi possédé des scieries aux Piles. Ils en ont construit une première en 1878 : elle a fonctionné deux ans avec un grand succès, puis un incendie l’a entièrement consumée. Une seconde ayant été construite en 1884, put fonctionner régulièrement pendant un an, mais alors la ville des Trois Rivières fit échec au village des Piles : une somme de 20,000 piastres fut offerte à la Compagnie Hall & Neilson pour l’induire à établir ses scieries dans les limites de la ville ; la compagnie ne résista pas à cette offre séduisante, l’usine fut enlevée de sa position première et transportée à l’embouchure du Saint-Maurice, où elle se développa et forma le grand établissement que l’on admire aujourd’hui. Je n’exagèrerai point si je dis que les habitants des Piles avaient des larmes dans les yeux quand ils virent partir les débris de ce moulin ; il semblait que ce fussent les débris de leur prospérité. Quand les deux scieries étaient en opération, le village augmentait avec une rapidité étonnante ; les maisons surgissaient de toute part ; ce malheureux évènement retarda considérablement le progrès.

Comme les habitants des Piles veulent avoir confiance dans l’avenir de leur village, ils espèrent maintenant que la navigation à vapeur sur le Haut Saint-Maurice amènera chez eux l’établissement de scieries pour le bois non flottable ; en effet ; ces scieries trouveront naturellement leur centre dans le village qui est la tête du chemin de fer et de la navigation. Je souhaite ardemment que ces belles et légitimes espérances se réalisent au plus tôt.

Le village des Piles renferme aujourd’hui trente-cinq maisons. On y voit une gare de chemin de fer, quatre maisons de pension, six magasins, une scierie ; on y trouve un boulanger, un boucher, un cordonnier, un forgeron et cinq menuisiers ou charpentiers. Vous voyez donc qu’on y est pourvu de tout ce qui est nécessaire aux besoins ordinaires de la vie.

Un conseil municipal y fut organisé en 1886 et tint sa première séance le 17 septembre de cette même année. M. Éphrem Desilets fut le premier appelé à remplir la charge de maire, et il occupe encore actuellement ce poste d’honneur.

Une école y fut aussi ouverte, en 1886, à une jeunesse pleine de vie et d’espérance ; Mademoiselle Noémi Mercure fut la première institutrice.

Je passe ainsi mon temps à recueillir quelques renseignements sur le village des Piles. Dans l’après-midi de cette longue journée, le froid et l’humidité nous pénétraient jusqu’aux os et l’on fut obligé d’allumer le poêle ; j’ai craint pendant un certain temps que mon voyage ne nous amenât de la neige au 12 de juillet.

M. le curé nous arrive vers trois heures, c’est un évènement joyeux dans cette journée de mécompte. La pluie cesse dans l’après-midi, et sur le soir nous pouvons sortir pour aller voir la chute, et pour visiter le petit bateau qui devra bientôt remonter le St-Maurice. Puis, après une veillée agréable avec le bon curé, je me retire dans ma chambre, au bruit du vent qui souffle avec violence, et avec la perspective de m’en retourner le lendemain par chemin de fer, comme j’étais venu. Cette perspective n’était pas gaie, je vous l’assure.

À quatre heures du matin, je m’éveille en sursaut, Le ciel est plus beau, mais les nuages sont encore menaçants. Un bon petit garçon est rendu à 4 heures et demie pour servir ma messe : je vais avec bonheur offrir le saint sacrifice, et à 5 heures et demie, je suis à prendre mon déjeuner. Je pense qu’il va faire beau, dit-on autour de moi ; mais de certitude, point. Vers six heures mon canotier arrive.

C’est aujourd’hui le treize du mois, et un vendredi : brrr ! que de braves gens ne voudraient pas entreprendre le voyage dans de telles circonstances ! et qui sait si je n’ai pas renversé la salière à mon déjeuner ! Mais n’importe ; je suis bardé de fer contre toutes ces choses menaçantes ! Seulement, il faut changer le contenu de mon sac de voyage ; il était garni de bonne viande, j’éconduis ces mets qui convenaient pour un autre jour, je mets un morceau de beurre à la place, et puis en avant !


DES GRANDES-PILES
AUX PETITES-PILES

Je dis adieu aux bonnes gens du presbytère. M. le curé vient me reconduire jusqu’au pied de la chute ; j’allais dire jusqu’au quai, mais il n’y en a pas ; il vient du moins jusqu’au rivage.

Notre esquif, un gentil canot d’écorce, dort tranquillement sur le flanc ; nous l’éveillons : il est prêt à faire bonne route sur les flots.

Je monte dans le vaisseau ; je suis le seul passager à bord, et l’équipage se compose de M. Basile Maurice,  etc.

Voilà un et caetera qui est venu se mettre sous ma plume je ne sais comment, et qui ne manque pas de peser sur ma conscience, car je n’aime pas à mentir. Il pourrait désigner, en forçant un peu la note, cette mouche du coche de Lafontaine, qui

Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment
Qu’elle fait aller la machine……………
Va, vient, fait l’empressée……,


mais malheureusement, je n’ai pas même vu l’ombre d’une mouche à mon départ : Maringouins, frappe-d’abord, mouches noires, moustiques, toute la gent pique-fort était restée dans ses retranchements, car il soufflait un vent du nord qui poussait bien notre pirogue, mais qui n’était pas du tout favorable aux mouches. Nous n’avons pas même senti la piqûre du brûlot, ce lilliputien du monde des insectes. Je retire donc ce malheureux et caetera, qui n’a pas sa place dans mon récit.

J’avais reçu mon éducation canotière l’été dernier ; je m’assieds au fin fond de la pirogue, je fais deux parallèles avec mes deux jambes, et je sens moi-même que l’embarcation est sûre. Un coup de pagaie nous lance dans le courant, au milieu des petites vagues courtes et gaies du pied de la chute, et nous voilà partis. Bon voyage, nous crie M. le curé Gravel, et nous filons. Mettez-vous un peu à gauche, me dit mon guide ; — encore un peu ; — bien !

Quelle jouissance de naviguer en pirogue sauvage ! Comme nous glissons sans bruit et avec rapidité ! J’éprouve le sentiment que j’éprouvais dans ma jeunesse, quand je glissais avec mon joli traîneau sur les collines couvertes de neige durcie. Glisser sur la croûte, selon l’expression consacrée, je le demande aux petits Canadiens, y a-t-il un plaisir comparable à celui-là ? Oui, ces jouissances du jeune âge sont revenues dans mon âme un peu vieillie, quand M. Maurice poussa son canot d’écorce qui dansait si gentiment sur la lame.

Je ne porte pas de pagaie ; non, non, je suis un écrivain qui voyage pour le plaisir de voyager ; assis donc dans la nacelle, je porte les yeux à gauche et à droite, en avant surtout ; je suis muni d’un calepin et d’un crayon, rien ne m’échappera. Si je parle à mon guide, je ne tourne pas la tête, j’envoie les paroles sur un ton élevé, et je reçois la réponse sans broncher. Mon guide a fait le voyage d’Égypte : il me conte ses impressions sur les paysages les monuments et les mœurs de ce pays, mais les yeux ne jouent aucun rôle dans notre conversation. Si je sens trop de fatigue dans les jambes, je les relève un peu le long de la pirogue, mais avec précaution ; les relever un peu fort, ce serait rendre le canot versant. Dès que je le puis, je les étends bien au fond, et alors mon canotier jouit : la pirogue va si bien !

Je ne puis plus tarder à vous dire que mon guide m’a fait des compliments sur la manière dont je me tenais dans le canot.

J’ai dit que je ne tournais pas la tête pour regarder en arrière ; mais il faut avouer que j’ai fait une exception en partant des Piles. C’est la nécessité qui m’y a contraint, et mon guide ne m’en a pas fait le moindre reproche. J’ai donc regardé en arrière, pour voir quel était l’aspect de la chute. Elle se divise en trois courants, et forme ainsi trois chutes bien distinctes, dont la plus forte se trouve du côté du village. Celle-là forme un remous qui, prenant de l’importance au temps des crues, va ronger le rivage et forme un large bassin de forme circulaire.

La chute des Piles a peu de hauteur ; elle vient même à se niveler pendant la fonte des neiges ; et cependant un canot qui y tombe est considéré comme perdu : elle est très mauvaise si elle n’est pas très haute.

À propos de cette chute nous avons en carnet quelques anecdotes dont nous ferons part à nos lecteurs.

C’était en 1833. Les flotteurs faisaient en grande diligence la descente du bois sur le Saint-Maurice. Une brigade s’était rendue, le 10 juillet après-midi, en bas de la pointe à la Madeleine. Trois hommes voulurent alors se donner le plaisir de traverser aux Piles : ils montèrent donc dans un canot d’écorce, et se rendirent heureusement à l’endroit où s’élève aujourd’hui le village. Ces trois hommes répondaient aux noms suivants : Charles Mulaire, Narcisse Vaillant et Élie Perrault ; le premier était de la ville des Trois-Rivières, le second était de Saint-Sulpice, près de Montréal, et le troisième était du Cap-de-la-Madeleine. Vers sept heures du soir, ils voulurent retourner vers leurs compagnons, ils traversaient proche de la chute, et arrivés au milieu du fleuve, ils eurent le malheur de chavirer. Charles Mulaire et Joseph Vaillant essayèrent en vain de saisir le canot, ils furent emportés par un courant irrésistible : l’abîme grondant les reçut et ne rendit que deux cadavres contusionnés.

Élie Perrault était le plus jeune des trois naufragés ; il fut sur le point de partager le sort de ses compagnons, car Mulaire l’avait saisi à une jambe, et avec cette ténacité irréfléchie des hommes qui se noient, il l’emmenait avec lui dans le gouffre. Élie Perreault fit un effort suprême, se dégagea de l’étreinte du mourant, et fut assez heureux pour saisir la pince du canot. Il descendit ainsi dans la chute, et perdit connaissance au milieu des bouillons. Il fut alors jeté par le mouvement des vagues sur le petit rocher des Piles, et sans se rendre compte de rien, il se cramponna à une des fentes de ce rocher. Deux sauvages, Louis Sougraine et Joseph Quatre-Pattes, l’ayant aperçu de loin s’empressèrent d’aller le recueillir. Il revint très vite à la connaissance et se trouva bien portant, car il n’avait reçu aucune contusion grave. On cite Élie Perrault, (qui est encore plein de vie et demeure aux Trois-Rivières), comme le premier qui ait sauté impunément la redoutable chute des Piles.

Ses deux compagnons furent retrouvés au bout de quelques jours et transportés aux Trois-Rivières. Narcisse Vaillant fut enterré le 26 juillet, et il ne se trouva pas même un ami pour donner le nom de son père et de sa mère au prêtre qui faisait la sépulture. Charles Mulaire fut enterré le lendemain ; une grande foule assistait à son service, car sa mort avait produit une impression très vive dans la population trifluvienne. Il était âgé de 32 ans.

M. Olivier Frigon, de la paroisse de Saint-Maurice, travaillant un jour à un pilier d’estacade, perdit l’équilibre et fut entraîné dans le courant. Personne ne se trouvait en état de le secourir, et sous les yeux de ses compagnons consternés il gagna rapidement vers la chute. On croyait bien que c’en était fait de lui, mais il est bon et sage d’espérer contre tout espoir. Notre bon ouvrier, au moment où il perdit l’équilibre, portait une varlope d’une main et une planche de l’autre, et, selon l’habitude des naufragés, il ne laissa pas échapper ces objets ; c’est à cette circonstance qu’il dut son salut. Il passa dans la chute avec la rapidité d’une flèche, mais la planche qu’il portait le protégeait contre le choc des pierres, et on alla le recueillir sain et sauf dans le grand remous dont nous avons déjà parlé.

Mais voici une autre anecdote que nous recommandons à l’attention et à la piété de nos lecteurs. Quelques personnes étaient parties de Saint-Maurice pour aller faire visite à des colons nouvellement établis à Sainte-Flore. Il n’y avait pas encore de curé dans cette paroisse, ni, à plus forte raison, dans la paroisse des Piles. Le dimanche arrivé, nos promeneurs voulurent se donner une petite récréation : Nous allons traverser aux Piles, se dirent-ils entre eux, pour manger des framboises. Ils montèrent dans un canot, et un homme s’emparant du seul aviron qu’il y eût, fit partir la nacelle. On était au milieu de la traversée, lorsqu’un accident vint jeter la consternation dans ce groupe si joyeux : l’aviron se cassa, et il ne resta dans les mains du canotier qu’un petit bout de manche tout à fait inutile. Un cri de terreur s’échappa de toutes les poitrines, et comme on s’aperçut que le canot se dirigeait déjà vers la chute, tous les passagers se précipitèrent à l’eau. Mais le fleuve fut sans pitié : nacelle et passagers furent engloutis dans le gouffre.

Il y eut cependant une exception : Vitaline Duchesny épouse de John Thomelson se voyant au moment de périr, prit son scapulaire et s’adressant à la mère de Dieu : « Sainte Vierge, » lui dit-elle, « je sais que vous avez fait beaucoup de miracles par votre scapulaire, eh bien ! vous allez en faire un pour moi aujourd’hui ; je vous en prie donc, sauvez-moi de l’eau en ce moment. » Au lieu de suivre le fil de l’eau, elle fut alors poussée par une main invisible, et se rendit tranquillement au rivage.

Cette femme est encore vivante, elle rend gloire à la Sainte Vierge, et elle ne manque pas de recommander la dévotion au scapulaire de Notre-Dame du Mont-Carmel.

J’aurais peut-être pu trouver d’autres anecdotes dans la mémoire tenace des vieillards du Saint-Maurice, mais je préfère laisser mes lecteurs sous la bienfaisante impression de celle que je viens de leur raconter.

Les Piles ont un joli petit nom en algonquin : Kawichetawakachiche, ce qui veut dire portage vaseux ; il paraît donc que nos frères algonquins trouvaient rarement le chemin sec lorsqu’ils transportaient leurs canots en cet endroit.

Dans le remous des Piles la pêche est assez abondante : on y prend du doré, du brochet, de l’anguille, etc. Mais si le poisson ne manque pas, les pêcheurs jeunes et vieux manquent encore moins, comme on peut le comprendre en considérant que le village est à deux pas d’ici. Nous avançons et je remarque à chaque instant que les montagnes sont moins hautes qu’au-dessus des Piles : nous marchons vers la plaine, on le voit bien. Une butte de sable paraît au milieu de la rivière, ayant sur son sommet plusieurs bûches qui semblent se chauffer au soleil ; cette butte est le résultat du ralentissement des flots, et son peu d’étendue suffirait pour prouver que la chute n’a pas une grande importance.

Mais voyez donc cette île qui s’élève comme un bouquet au milieu des ondes ; c’est l’île de Mme Boyce, ainsi appelée du nom de son premier propriétaire ; elle appartient aujourd’hui à M. Alexis Leblond. La terre y paraît de bonne qualité.

À notre gauche voici l’entrée de la crique des Plaines. Un nommé Beaulieu s’est noyé à la pointe qui avoisine cette crique : on retrouva son corps dans une eau peu profonde et à six pieds du rivage.

Plusieurs îles s’étendent et sourient au beau soleil qui commence à luire : c’est d’abord une autre île de Mme Boyce, puis l’île à Marchand, l’île à Dontigny, etc. Dans ces endroits-ci, les îles portent tout simplement le nom de leurs propriétaires.

Les montagnes disparaissent peu à peu, le terrain est beau, plan, couvert d’arbres de la plus forte venue. Les colons paraîtront, un jour ou l’autre, sur ce rivage qui appelle leur cognée. En attendant, les oiseaux font entendre dans les grands bois le plus délicieux concert, et nous voguons au chant de ces ménestrels des solitudes. Nous voudrions que la pirogue allât plus lentement, il est si doux d’entendre cette musique pure et céleste. Mais bientôt nous apercevons la maison de M. David Dontigny, de Ste-Flore : la colonisation n’est donc pas loin de nous ; il nous semblait qu’il en devait être ainsi.

Nous voyons à notre gauche la crique à Sauvageau, et auprès de cette crique une anse assez remarquable. Plus loin, nous apercevons dans la rivière un ouvrage de main d’homme : cela surprend un peu au milieu d’une nature aussi sauvage. Cet ouvrage est une aile, une espèce de petit batardeau, pour empêcher le bois de flottage de tomber dans un mauvais trou. Mais tiens, nous ne pouvons passer outre ; voilà que mon guide conduit la pirogue à terre. Alerte sur le rivage ! nous sommes déjà aux Petites Piles.


Des Petites-Piles à la Grand’Mère

Les Petites-Piles sont à une lieue de la chute des Piles[18] d’où nous sommes partis ce matin, et elles reçoivent leur nom de ce voisinage. Les Algonquins les appellent Omaïkaki kapatagane[19], ce qui veut dire portage du crapaud, à cause des grémillons que l’on y trouve. Or sachez, mortels ignorants, que les grémillons sont des choses du genre gravois, mais un peu plus grosses que les gravois.

Je m’étais bien proposé de sauter ce rapide, cependant mon guide trouvant qu’il y avait du danger à le faire, je ne voulus pas exposer follement ma vie. On ne pouvait le sauter sûrement qu’avec un canot de trois brasses, et le nôtre, je crois l’avoir déjà dit, n’avait que deux brasses et demie de longueur. Il s’agissait donc de faire un portage.

J’avais souvent entendu parler des portages, mais savez-vous, cher lecteur, qu’à mon âge, c’est-à-dire à 41 ans, je n’en avais jamais fait ni vu faire ? J’ai fait celui-ci pour mon coup d’essai, et ce fut un portage en règle, comme vous allez voir.

Mon guide commence par tirer son canot d’écorce sur le rivage : puis il fixe entre les parois de la pince les menus objets qui se trouvent libres. C’est d’abord le pot à la gomme, qui est pour le canotier ce que la trousse est pour le médecin. Si, en effet, par un accident quelconque, la pirogue se trouvait blessée, il guérirait la blessure en un instant avec cette gomme magique, et continuerait paisiblement son voyage. C’est ensuite une espèce de tapis en laine sur lequel je me trouvais assis, et enfin la blouse du canotier lui-même, qui s’est mis en manches de chemise pour travailler plus librement. Quand il a fini ces apprêts, M. Maurice renverse la pirogue et se la met sur la tête comme un chapeau d’officier prussien ; puis il s’avance à grands pas, par un petit sentier à droite du rapide. Et les pagaies ? Elles restent dans le canot, retenues par deux tringles qui servent d’appui au dos des passagers.

Moi je porte notre sac aux vivres et mon parapluie, et nous voilà hardiment en route. Le chemin est court, heureusement, car je trouve que mon guide a le pas un peu leste. Nous sommes bientôt rendus au bas du rapide ; la pirogue est remise à flot, et nous allons de nouveau y prendre place.

Les Petites Piles ne sont pas très élevées, et les sauter n’est que l’affaire d’un instant. M. Elzéar Gérin en parlait ainsi dans ses intéressantes notes sur le Saint-Maurice : « Un peu plus bas que les Grandes Piles se trouvent les Petites Piles, autre rapide un peu moins fort. En arrivant à ce rapide, nos compagnons sautent sur le rivage, afin d’alléger l’embarcation. Je reste dans le canot, décidé à connaître les émotions que l’on éprouve en tombant dans ces passes périlleuses. En un clin d’œil, les hommes qui guident le canot saisissent le fil de l’eau, visent la direction qu’il faut prendre, et nous voilà dans le courant. Nous volons sur l’eau, le canot glisse avec la rapidité d’un engin lancé à toute vapeur. Force à droite ! force à gauche ! crie l’homme de l’avant à celui de l’arrière. Prends garde au remous !

« Une roche, défions-nous…… C’est fait… hourrah pour nous autres !

« En effet, nous avions sauté le rapide en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter. » (Revue Canadienne du mois de janvier 1872).

La descente même du rapide n’offre peut-être pas de grands dangers, mais c’est dans le remous que les accidents sont à craindre. Cela s’explique facilement. L’eau prend, en effet, une vitesse extraordinaire dans le rapide, et arrivée au bas, elle exécute sans violon certaines gigues simples qui n’ont rien de rassurant. De plus, elle forme des rondes auprès desquelles les valses furibondes et les polkas saugrenues du grand monde actuel ne sont que des jeux d’enfants. Si donc le canot est petit, les vagues qui dansent vont gentiment sauter dedans et le remplissent, puis à l’instant les rondes furieuses le font chavirer sans miséricorde ; au milieu du brouhaha des vagues, les malheureux naufragés trouvent rarement alors assez de force ou de présence d’esprit pour gagner le rivage.

Il y a quelques années, quatre jeunes gens après avoir sauté le rapide ont chaviré ainsi dans le remous ; trois d’entre eux ont pu se sauver à la nage, mais le quatrième a été englouti sous les flots.

Le deux août de la présente année, 1888, six hommes ont sauté ce dangereux rapide dans une grande barge, ils se croyaient ainsi à l’abri de tout danger, mais la malice du remous est bien profonde et bien noire. Ils voulurent arrêter à un endroit bien connu des canotiers, mais leur barge étant plus longue que les barges ordinaires, lorsque la pince toucha le rivage, il se trouva que l’arrière était encore à la portée des rondes du remous, l’embarcation fut subitement culbutée, et les six hommes furent précipités dans les flots. Cinq gagnèrent le rivage, mais le sixième, M. Charles Bernier de Ste-Flore, qui était au gouvernail, fut emporté dans le remous et y trouva la mort. Son corps fut retrouvé le lendemain de l’accident.

Aux Petites-Piles, le Saint-Maurice peut avoir de 160 à 180 pieds de largeur ; mais quand il a passé cet endroit, il fait comme un homme qui s’est tenu recoquillé pendant un certain temps : il étend ses membres, et forme la baie des Petites Piles qui a bien 18 arpents de large.

Au-delà de cette baie, une batture paraît nous barrer complètement le passage ; plusieurs bûches s’y reposaient sur le sable, attendant que les flotteurs vinssent avec leurs mordants renards et leurs longues gaffes, les rouler de nouveau dans le courant.

Voyez-vous cette lisière qui s’étend au loin, sur les deux côtés du Saint-Maurice ? Les arbres y sont plus courts et plus petits qu’ailleurs, le vert des feuilles y est plus tendre. C’est qu’ici la vieille forêt a été abattue, arrachée et jetée en javelle par un cyclone dont on a gardé le souvenir. On se souvient très bien aussi que dans ce temps il y avait beaucoup de danses à Chawinigane et à Ste-Flore ; les curés prêchaient et ne parvenaient pas à se faire écouter ; mais quand la tempête eut fauché cet andain effrayant à travers les champs et les forêts, les danses cessèrent tout-à-coup ; on vit en cela un châtiment terrible et une menace plus terrible encore.

Mais voici que nous apercevons des constructions, bien au loin, il est vrai : ce sont les hangars de la Compagnie de la Grand’Mère. Nous allions dans un pays sauvage, il semble que nous fussions au fond des grandes forêts du Nord ; la simple vue de ces bâtiments change le paysage, et nous nous sentons en pays civilisé.

Nous ferons part ici à nos lecteurs d’une remarque que nous avons faite plusieurs fois pendant notre petit voyage : Depuis les Piles jusqu’à La Tuque, tout se fait en vue du Saint-Maurice, c’est la grande artère vitale de ces endroits ; mais en bas des Piles, c’est comme un parti pris de dédaigner le Saint-Maurice. Il y a des paroisses chaque côté, et cependant notre fleuve coule solitaire et abandonné. Les églises ne se mirent pas dans ses eaux profondes, elles se sont toutes placées à distance.

L’église Ste-Flore est établie au fond d’une grasse vallée, entre deux montagnes : c’est un nid au milieu des prés verts.

L’église de Saint-Boniface ne s’est pas occupée de cette belle chute de Chawinigane, connue de si loin et qui devra attirer tant de voyageurs ; elle s’est placée dans les champs, au pied d’un petit rocher : c’est un solitaire qui se défie des hommes et qui ne voit que son modeste champ et le ciel bleu.

L’église de Saint-Étienne est bâtie au sommet d’un coteau de sable rouge ; elle est jolie, mais vous vous sentez rôtir rien qu’à la regarder ; et cependant, y aurait-il eu quelque chose de plus poétique qu’une église sur les vertes collines des Grès ? Quel superbe village aurait surgi en cet endroit ! Mais non, cela se trouve le long du Saint-Maurice !

La paroisse de Saint-Maurice s’était mise un jour en frais de bâtir deux églises à la fois. Y en avait-il une sur les bords du Saint-Maurice ? Eh ! non. Elles s’élevaient toutes deux dans la plaine. Une seule a été achevée, celle qui se trouve à trois lieues du fleuve dont elle porte le nom. L’église de Saint Maurice est comme ces blocs erratiques qui viennent interrompre l’uniformité de la plaine, et que le hasard seul à placés à un endroit plutôt qu’à l’autre.

Toutes ces paroisses se sont donc formées sans tenir plus de compte du Saint-Maurice que s’il n’existait pas.

Mesdames les paroisses, vous dédaignez le Saint-Maurice ! Certes, je vous trouve singulièrement méprisantes. Permettez-moi de penser qu’il y a erreur dans votre affaire. Nos pères ne faisaient pas comme vous avez fait : ils mettaient toujours les églises près des rivières ; or nos pères avaient de l’esprit plein leur tête, vous le savez. Quand on fonde une paroisse, on espère qu’elle deviendra grande ; quand on place une église, on espère qu’il se groupera un village, une ville même alentour. Eh bien ! il y a cent raisons de mettre les villages auprès des rivières ; et pour les villes, j’ai peine à concevoir qu’elles puissent être placées autrement.

L’erreur dont je parle ne devient-elle pas évidente à Ste-Flore ? Voilà qu’un village surgit à la Grand’Mère, à quatre milles de l’église : que va-t-on faire ? Une population d’ouvriers un peu considérable ne restera pas ainsi éloignée de l’église ! Si donc l’église de Sainte-Flore était à la Grand’Mère, cette paroisse prendrait en quelques années le premier rang dans notre diocèse : une ville s’y formerait. L’éloignement de l’église retarde le progrès. Mais cependant, quand la manufacture sera en opération, l’augmentation aura lieu quand même, et alors l’embarras ne sera pas peu considérable. Que fera-t-on, encore une fois, de cette population d’ouvriers ?

Supposez que Saint-Théophile aille bâtir son église auprès de la chute, sur le côté opposé à la manufacture ; vous verriez cette nouvelle paroisse marcher à pas de géant, et elle jouerait un fort mauvais tour à Sainte-Flore : En étendant les bras pour faire sa moisson, elle engerberait le village de la Grand’Mère, et Sainte-Flore serait condamnée à ne jamais grandir.

C’est beau d’être petit, mais une fois placé sur la terre, tout être demande à grandir, c’est dans notre nature.

Que nous glissons bien sur le Saint-Maurice ! Si mon esprit est occupé à philosopher, je vois bien que la main de mon canotier n’est pas distraite. Nous passons la rivière Noire et la pointe de la Rivière Noire ; elles ne nous offrent rien de remarquable.

En approchant de la Grand’Mère, la nappe d’eau s’étend plus belle à nos yeux ; cette eau semble nous appeler : Venez donc, nous dit-elle, mes demeures sont fraîches et parfumées, la plaisir y habite à toute heure.

Elle parlait ainsi, il y a quelques années, dans une circonstance bien solennelle, et plusieurs prêtèrent l’oreille à sa voix enchanteresse. On se jeta en riant dans ses moelleux replis, mais un jeune homme de noble famille, plein de force et de santé, trouva une mort inattendue au sein de ces ondes caressantes. C’est une triste histoire qu’il faut raconter avec ses détails, n’est-ce pas ?

Sir Edmund Head qui gouverna les provinces unies du Canada depuis 1854 jusqu’à 1860, avait voulu se donner le plaisir délicat d’un voyage sur le Saint-Maurice. Il partit donc des Trois-Rivières en grand équipage, et s’avança d’un poste à l’autre au milieu d’une société brillante et de démonstrations extraordinaires. En face de la chute de Chawinigane, dans un endroit qu’on avait défriché tout exprès, il prit un repas qui est demeuré célèbre sur les bords du St-Maurice. Il se rendit ensuite à la Grand’Mère, et là il vit les nageurs les plus habiles faire de grandes prouesses pour le récréer et récréer aussi les gens de sa suite. Le gouverneur prenait un grand plaisir à ces jeux, et il exprima le désir de voir son propre fils y prendre part. Le jeune homme ne se fit pas prier : il se jeta à la nage, et parut de force à lutter avec les plus habiles. Il disparut bientôt sous les flots, mais on crut qu’il voulait montrer son habileté de plongeur. On attend, on regarde ; le jeune homme ne paraît pas. Enfin, il est évident qu’un malheur est arrivé. Quelle stupeur ! quelle désolation !

Un sauvage toucha le corps du pauvre noyé avec une perche, et M. Toussaint Bellemare alla le chercher au fond de l’eau et le traîna au rivage.

Si ce jeune homme eût appartenu aux rudes habitants du Saint-Maurice, ils l’eussent roulé sans respect et sans miséricorde, pour lui faire vomir l’eau qu’il avait bue, et peut-être fût-il revenu à la vie. Mais c’était le fils du gouverneur : il fut déposé douillettement sur de molles couvertures de laine, et il resta plongé dans la mort, car les larmes de son père ne pouvaient le ressusciter.

Sir Edmund Head s’en retourna, dans un grand deuil, avec la dépouille inanimée de son fils. Les scènes joyeuses ont souvent un funeste lendemain.

Il sembla garder rancune au Canada de ce malheur terrible, et il quitta notre pays si hospitalier sans aucune espèce de regret.

De leur côté, les Canadiens-Français n’ont gardé de ce gouverneur qu’un souvenir désagréable : ils ont compati à sa douleur de père, mais ils n’ont jamais pardonné au représentant de leur souveraine de leur avoir appliqué le titre infamant de race inférieure. Il y a des écarts de langage que le représentant officiel d’un grand pays comme l’Angleterre ne peut se permettre impunément.

Tandis que nous nous occupons de Sir Edmund Head, ne perdez pas de vue, bienveillant lecteur, que nous sommes en voyage : or je vous apprends qu’à cette heure nous abordons au village de la Grand’Mère, un peu en haut de la manufacture de pulpe.


DE LA GRAND’MÈRE
AU RAPIDE DES HÊTRES

Il y a beaucoup de vie à la Grand’Mère. Des scieries y sont en pleine activité ; des grues étendent leur long cou, des écoperches s’élèvent vers le ciel et jettent au loin leurs cordages comme les pattes de quelqu’énorme pieuvre ; de nombreux maçons font entendre le son argentin de leurs truelles, et font surgir les murs d’une vaste manufacture. Quelle œuvre de géant s’exécute là ? Que de mouvement ! que de dépenses !

Mon canotier s’en va pour un instant au magasin de la Compagnie. Je puis bien dire ce qu’il y va faire : il va s’acheter quelques feuilles de tabac. Que voulez-vous qu’un canotier du Saint-Maurice fasse sans tabac sur le dos de la plaine liquide ? C’est une roue dont l’essieu n’a pas d’huile, c’est un piston d’où la vapeur est absente. M. Maurice s’en va donc acheter du tabac, c’est l’affaire de quelques instants ; ensuite il lance le canot au large.

Deux chutes grondent à quelques pas de nous : c’est Charybde et c’est Scylla qui demandent à nous broyer. Mais notre brave canotier connaît son Saint-Maurice : il n’a pas l’air d’y toucher, pourtant le canot évite les deux courants qui nous mèneraient à l’abîme, et nous abordons sans bruit, sans secousse à l’île de la Grand’Mère. On dirait peut-être mieux l’île du Grand-Père, car naguère encore il y avait ici trois chûtes bien distinctes : la Grand’Mère d’un côté, le Grand-Père de l’autre, puis, au milieu, une chute beaucoup moins considérable, la Petite-Fille, je suppose ; or, pour séparer ces courants il y avait deux îles ; celle de droite, plus petite, mais portant sur un angle ce visage de grand’mère que nous avons déjà présenté à nos lecteurs, et celle de gauche, plus grande, mais n’offrant rien de particulièrement remarquable. La chute du milieu étant un obstacle à la descente du bois, on l’a bouchée par un batardeau, et ce n’est maintenant qu’au printemps, quand l’onde impatiente s’élance pardessus toutes les digues, qu’on peut distinguer encore les trois rivières. Donc nous abordons à l’île du Grand-Père, et nous voilà sur le rocher, entre les deux abîmes grondants.

Mon guide se charge du porte-manteau, et il va reconnaître le chemin pour faire le portage. Je me mets en frais de le suivre. Nous passons sur la crête du batardeau pour aller dans l’île de la Grand’Mère. Je vois donc la Grand’Mère de près : comme de raison, la ressemblance y perd quelque peu ; mais même à cette distance, elle répond remarquablement bien à la description qu’en donnait M. Elzéar Gérin : « On dirait une apparition fantasmagorique sortant en plein jour du pays des songes. Il semble même qu’on reconnaît les traits d’une femme sauvage, d’une squaw. Le nez effilé, le menton un peu pointu, la bouche un peu entrouverte, le front dénudé, la ressemblance est frappante. Le ciseau du sculpteur n’aurait pu faire mieux. Jadis, ajoutait-il, quelques loustics avaient placé dans la bouche de la Grand’Mère une pipe monumentale. L’œuvre des hommes a disparu, mais l’œuvre du Sculpteur éternel est impérissable. »

Nous trouvons dans les crevasses et les replis du rocher un chemin plus ou moins acceptable, et nous descendons jusqu’au pied de la chute de la Grand’Mère. Mon guide retourne immédiatement sur ses pas pour aller chercher son canot : il s’en coiffe crânement, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, et avec un pareil chapeau, il passe sur le batardeau de la Petite-Fille. Il soufflait une forte brise nord, et mon homme était là, sur le bout des solives placées en talus, bien exposé à être précipité en bas par le vent. Les ouvriers de la Manufacture le voient de loin et lui font signe de ne pas s’exposer, mais il n’a pas froid aux yeux : il s’élance, passe sans broncher, et opère ensuite sa descente à travers les roches anguleuses.

Pendant que tout cela se passe, je me hâte de traverser l’île, pour voir de près la chute du Grand-Père. Je cours assez difficilement sur les pierres tantôt arrondies et tantôt abruptes. À un moment donné, je me fais une entorse, et je tombe proprement assis. Ce n’était pas mollet, je vous l’assure, et j’en ai vu cinq cents chandelles. Mais Kléber, quand il tomba sur une baïonnette était beaucoup plus à plaindre que moi, et il dut faire une tout autre grimace. D’ailleurs, on ne va pas à la guerre sans qu’il en coûte. Je me relève un peu abasourdi, et je pars en boitant d’une manière pitoyable.

Me voilà dans un endroit que je nomme le Lit des Géants : plus d’angles, plus d’aspérités ; le granit est usé, tapé, de manière à former une grande surface plane. C’est l’endroit où les grandes eaux viennent prendre leurs ébats.

Enfin me voici en face du Grand-Père : c’est une chute fort imposante. Une grande masse d’eau tombe avec un bruit et en faisant des mouvements qui annoncent une force immense. On se sent petit, on tremble devant cette force des éléments, et en même temps on est dans l’admiration. On voit ici comme un reflet de la force du Tout-Puissant.

Je prends le temps d’examiner cette belle chute, et je m’en retourne alors en toute hâte, tâchant de boiter le moins possible. Mon guide est à son poste ; il vient d’allumer sa pipe, et moi je m’enfonce dans le canot pour prendre quelques notes. Nous ne ferons pas un long séjour ici.

La pirogue reprend sa course : nous voilà au pied de la chute, au milieu de petites lames folles qui sautillent autour de nous, qui cherchent à entrer dans notre nacelle, et même à nous faire prendre un bain forcé ; mais aucune ne parvient à nous atteindre. En jetant un regard en arrière, nous voyons les étonnants travaux de la Manufacture se détacher sur le ciel bleu.

Nous traversons actuellement le bassin du pied de la chute. Ce bassin est extrêmement remarquable : on dirait un cirque immense où les vagues se livrent à des jeux et à des combats de toute sorte, ayant pour spectateurs les grands arbres placés en amphithéâtre.

En s’éloignant de la chute l’eau devient plus calme, et l’on entre bientôt dans le Rétréci de la Grand’Mère. Deux rochers viennent en quelque façon étrangler le fleuve, pour le contraindre à réunir ses flots ; cette violence produit un remous épouvantable que la sagesse de mon guide saura bien éviter.

Les eaux s’apaisent ensuite, et alors, comme il arrive toujours après les grandes perturbations de ce genre, il surgit tout-à-coup une île verdoyante : c’est l’île du Rétréci de la Grand’Mère. Ce nom, je l’avoue, n’est pas des plus courts, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Le fleuve coule de nouveau tranquille et solitaire, bordé, des deux côtés, d’une forêt vraiment magnifique.

Sur notre gauche, une rivière vient déboucher dans le fleuve. Je pourrais vous faire deviner quel est le nom de cette rivière, et, j’en suis sûr, le mot de cette énigme vous paraîtrait fort difficile à trouver ; mais pour vous éviter de la fatigue, je vais vous dire tout de suite que c’est la petite rivière au Lard, celle-là même que le chemin de fer des Piles coupe à Saint-Maurice. On ne s’attendait guère à la trouver rendue en cet endroit.

Le lecteur curieux brûle de me faire une question : Sur ce fleuve solitaire, dans ces grands bois, n’avez-vous donc vu aucun être vivant ? Quoi ! pas un ours ni un caribou ? Pas même un renard ou un lièvre ? Pas un petit bout d’aigle ou de cygne ? — Non, rien de tout cela ; je l’avoue en rougissant. Je crois que le roi des animaux avait eu connaissance de notre voyage, et qu’il avait envoyé un ukase aux habitants des forêts, pour les obliger à se tenir cachés ce jour-là. Nous avons vu quelque chose cependant, mais ce n’était pas grand’chose, ce que nous avons vu. Nous avons vu de nos yeux, sur le Saint-Maurice, un oiseau qui ne volait pas. C’était un canard jeune ou dans le temps de la mue ; ci ce n’était pas un canard, c’était un harle ; si ce n’était pas un harle, c’était une poule d’eau ; mais toujours est-il que nous l’avons bien vu. Nous faisions si peu de bruit qu’il ne remarquait pas notre venue. Aussitôt qu’il nous eut aperçus, il se prit à courir sur l’eau comme les quadrupèdes courent sur la terre : c’était vraiment curieux de voir ses petites ailes frappant les eaux avec tant de rapidité. Comme il ne s’éloignait pas à sa guise, il plongea pour nous laisser passer. Mon guide cessa de pagayer, mais le petit s’obstina à rester sous l’eau, et lorsqu’il revint à la surface, il n’était plus à notre portée.

Mais j’ai quelque chose de plus intéressant que cela à vous dire. Vous êtes-vous déjà demandé en quel endroit le Saint-Maurice est plus beau ? Eh bien ! je puis vous répondre en toute sureté que c’est en haut du rapide des Hêtres, et nous sommes actuellement en cet endroit. Ici les côtes ne sont pas très élevées, mais elles sont couvertes d’arbres choisis qui forment une bordure magnifique. Le courant est assez rapide, et l’eau paraît couler à pleins bords. La rivière a plus de quinze arpents de large. Oui, le Saint-Maurice est beau dans cette partie de son cours, il est beau comme le Saint-Laurent lui-même ; croyez, cher lecteur, que je tire cette comparaison du plus profond de mon cœur de patriote canadien.

Nous voguons longtemps dans ce morceau de paradis terrestre, et je ne me lasse pas de crier : Que le fleuve est beau ! que le fleuve est beau ! Mon guide, à coup sûr, me trouvait bien naïf, bien enfant, mais qu’importe : j’aime à dire ce que je pense.

Une grande batture s’étend devant nous : c’est la batture des Hêtres : veuillez bien retenir ce nom.

Une chose ici me surprend beaucoup : Quand nous sommes partis des Piles, nous avions vent arrière ; le vent n’a certainement pas changé de direction, et voilà cependant qu’il souffle à l’avant de notre pirogue. Le fleuve va donc ici du sud au nord, ou à peu près ; eh bien ! je ne m’étais pas aperçu du changement. Je crois que j’aurais eu de la peine à diriger la Grande Hermine de Jacques Cartier pour découvrir le Canada ! Il faut remarquer que le Saint-Maurice ne tarde pas à reprendre sa direction ordinaire.

Les terres nous paraissent bien belles à l’endroit où nous sommes, et en avançant un peu nous nous trouvons vis-à-vis une pointe déboisée.

Nous entendons bûcher dans la forêt : ce sont des habitants de Sainte-Flore qui sont occupés à lever de l’écorce de Pruche. La paroisse de Sainte-Flore s’étend jusqu’au pied du rapide que nous allons bientôt apercevoir.

Nous voici à l’île des Hêtres, qui prend son nom du rapide qui l’avoisine, car pour des hêtres, il est bien douteux qu’elle en porte un seul. Cette île est assez grande pour former un établissement, et la terre y paraît être de bonne qualité.

Mais écoutez ce bruit que nous apporte la brise : c’est le rapide qui chante pour endormir la grande forêt.

Nous abordons ici, car le rapide des Hêtres n’est pas un petit bonhomme qu’on puisse mépriser : on le brave avec de grands canots ou des barges, mais pour notre petite pirogue, il faut qu’elle évite le géant sous peine d’être broyée dans ses bras redoutables.


DU RAPIDE DES HÊTRES
À la Chute de Chawinigane

Donc il faut faire un nouveau portage. Comptez bien sur vos doigts : c’est le troisième, n’est-ce pas ? depuis le pied des Grandes Piles.

Mon guide se coiffe de son canot, je porte mon petit sac de voyage, et nous voilà partis dans un beau chemin, à travers le bois. Nous passons auprès des débris d’un campement : il y a des piquets pour les tentes, des pierres pour le foyer et un peu de cendres éteintes. Qui comptera le nombre de voyageurs qui ont pris ici le repos de la nuit ?

Les cousins, ou, pour parler à la canadienne, les maringouins ne sont pas tous morts. Dans la grande forêt, le vent ne se fait pas sentir ; ils s’en viennent donc nous faire leurs visites de cérémonie. L’un entre dans le pavillon de mon oreille droite, un autre me caresse l’oreille gauche, un autre semble vouloir faire une exploitation agricole sur mon cou, cet autre n’est pas du tout porté au vertige, et il s’établit hardiment sur le bout de mon nez. Je tiens une de mes mains libre, et je me défends en diable, tout en allant presque à la course, car le canot qui marche maintenant la gueule en bas s’avance avec une grande vitesse, et je ne veux pas le perdre de vue. Les sueurs perlent sur mon front, et un petit ruisseau commence à couler entre mes deux épaules, mais ça ne peut pas durer si longtemps. Enfin nous débouchons sur la rivière, au pied du rapide des Hêtres.

Ce rapide prend son nom des hêtres qui se trouvent sur une montagne voisine, du côté de Notre-Dame du Mont-Carmel. Il a plus de hauteur que les Grandes-Piles, plus aussi que les Petites-Piles, mais la pente des eaux y est un peu plus douce. M. Elzéar Gérin qui le sautait en 1871, le qualifie ainsi :

« Pas plus formidable que les Petites Piles, mais beaucoup plus embarrassé. Selon la mode suivie sur le Saint-Maurice, le rapide des Hêtres est partagé en trois courants ; celui du milieu est le plus considérable. Au bas, le mouvement des eaux est terrible à voir. »

Le vent souffle à l’arrière de notre pirogue, et nous partons avec la rapidité d’une flèche. Quelques maringouins s’obstinent à rester près de nous ; mais nous en tuons deux ou trois, et les autres sont obligés de déguerpir.

Le fleuve est toujours large et beau ; le pays paraît un peu sauvage, mais les vaches qui ruminent tranquillement sur le rivage nous font bien voir que les habitations ne sont pas éloignées.

En regardant devant nous il nous semble que la rivière se trouve brusquement bouchée à quelques arpents de nous ; cela se voit de temps en temps sur le Saint-Maurice, car il lui arrive de changer subitement de direction, comme un homme qui a perdu sa route.

Il y a quelques îles sans importance qui se trouvent ici sur notre passage. Et comme j’aperçois, sur notre droite, une pointe de terre bien plane, bien boisée d’ormes, de frênes et d’érables, je demande à mon guide comment on appelle ce superbe endroit ; il me répond : « C’est la pointe à Bernard, mais pour moi, ajoute-t-il, je l’appellerais plus volontiers la pointe de la Tempête. Voici pourquoi :

« Il y a plusieurs années, nous travaillions dans ces endroits-ci au flottage du bois, et nous étions fort incommodés par les mouches et par la chaleur. Un de nos compagnons, après avoir sacré comme un homme en délire, et maudit tout ce qu’il y a de plus saint, se mit enfin à invoquer le diable pour qu’il fit souffler le vent. Selon une pratique suivie par nos blasphémateurs les plus avancés, il offrit un sacrifice au démon, et jeta pour cela son sac à tabac, puis son couteau de poche dans les flots, alors il nous annonça avec assurance que le vent allait souffler.

« Cependant le jour commençait à baisser, nous abordâmes à cette pointe et nous dressâmes nos tentes pour y passer la nuit. Vers onze heures, il s’éleva une tempête, la plus effroyable que j’aie jamais vue de ma vie. Nos tentes furent déchirées, et nous restâmes exposés au vent et à la pluie. Le calme revint avec le jour, mais nous étions trempés jusqu’aux os, et nous n’avions pas clos l’œil depuis onze heures. J’ai gardé le souvenir de cette nuit terrible, et voilà pourquoi je voudrais appeler ce lieu la pointe de la Tempête. »

Mais qu’y a-t-il donc ? On peut à peine comprendre quelle est la direction du fleuve : il serpente, il se perd au milieu de plusieurs îles verdoyantes. Sachez bien le comprendre, mon cher lecteur : le Saint-Maurice se cache, il se recueille, parce qu’il médite son chef-d’œuvre ; encore un instant, en effet, et il va former son Niagara, la belle chute de Chawinigane.

Nous passons le premier pilier des estacades, qui paraît là comme la première sentinelle d’un camp bien tenu. La maison de M. Basile Thibault s’élève blanche et coquette au milieu d’une nature sauvage. À notre droite s’avance une crête de rocher couverte de jeunes arbres, à notre gauche le fleuve, qui a réuni ses eaux, forme une anse magnifique.

Écoutez, écoutez ces voix et ces mugissements qui nous arrivent comme du fond d’un abîme. Il faut être prudent, ici, il faut être prudent. La pirogue va frôlant le rivage, puis M. Maurice saute prestement à terre : Nous sommes à Chawinigane, c’est notre quatrième portage.


LE PORTAGE ET LE DÎNER

Tout vaisseau qui descend ou qui remonte le Saint-Maurice doit faire portage à Chawinigane. En contournant la pointe de rocher qui est à notre droite, nous aurions un beau chemin, c’est le portage ordinairement suivi ; mais j’avais dit à mon guide que j’aimais à passer par le portage des Prêtres, c’est-à-dire à traverser le rocher tout droit ; il ne se fit pas prier, et partit dans cette direction.

Ce portage est un peu rude, mais c’est le portage des anciens missionnaires, de là le nom qu’il porte ; il est encore bien tracé, quoique bien peu de personnes s’y aventurent aujourd’hui.

M. Maurice, son canot sur la tête, prit la droite, en s’accrochant aux branches pour grimper ; moi je me lançai au milieu de l’ancien chemin. Je cherchais la trace des anciens missionnaires ; j’étais ému, et j’avais envie de baiser cette terre sanctifiée par les pieds des martyrs. J’avais à peine fait vingt pas en gravissant la pente, que les deux pieds me glissèrent tout à coup, et il me fallut faire un effort terrible pour m’empêcher de tomber à plat ventre. La pluie de la veille avait détrempé la terre, et le vent qui soufflait n’avait encore séché que la surface ; j’avais donc été trompé par l’apparence du sol.

Dans mes contorsions de circonstance, je me fis beaucoup de mal aux jambes, à tel point que je craignais de ne pouvoir aller plus loin sans le secours de mon guide. Cependant, après quelques instants de repos, je pus repartir cahin caha. Cet incident avait jeté un froid singulier sur mon enthousiasme. Après avoir été, au moins pendant quelques minutes, un pèlerin marchant avec componction sur la trace visible des martyrs, j’étais redevenu un voyageur vulgaire, aux bottines couvertes de boue, et laissant percer dans ses traits quelque chose qui ressemblait à de la mauvaise humeur. Les missionnaires, me dis-je enfin, ont eu bien d’autres épreuves à subir dans leurs lointains voyages, et je me mis à gravir l’escarpement, en cherchant les endroits solides pour y mettre le pied.

Au bout de quelques instants, nous étions en face de la baie de Chawinigane ; je vous parlerai bientôt de cette baie. Des milliers de bûches la couvraient littéralement, attendant au sein d’une espèce de sommeil que les flotteurs les dirigeassent dans le courant, pour descendre vers les scieries de la ville.

Deux hommes étaient assis près du rivage ; je leur adresse la parole, et j’essaie de me faire un visage souriant, mais ce n’est pas sans de grandes difficultés.

Nous remontons en canot. Je suis heureux de pouvoir donner du repos à mes jambes, mais je ne dis pas un mot de mon aventure ; la première confession que j’en aie faite, vous venez de l’entendre, et vous voyez que ça été une confession publique.

Nous sommes obligés d’écarter les bûches pour nous frayer un passage, c’est une besogne lente et qui demande beaucoup de précautions, surtout quand on n’est séparé des flots que par l’épaisseur d’une fragile écorce. Mais nous tombons enfin dans un espace libre, et alors nous cinglons rapidement vers la maison de M. Arthur Rousseau, gardien des estacades. Tout en marchant, nous regardons avec une espèce de frayeur l’énorme quantité de sable qui s’est déposée cette année dans la baie de Chawinigane.

Notre canot d’écorce est tiré sur le sable : repose-toi, bon petit canot, car tu as fait un bon service, tu as filé une bonne route. Nous ne regrettons pas de t’avoir choisi entre plusieurs autres.

M. Rousseau est enchanté de nous voir, et il donne des ordres pour préparer le dîner au plus tôt, car, dit-il, des voyageurs qui ont déjeuné à cinq heures du matin doivent avoir hâte de se mettre un morceau sous la dent. Il était alors onze heures de l’avant-midi.

Tandis que nous sommes à causer agréablement, M. N. Dagneau, comptable pour les travaux du St-Maurice, nous arrive des Trois-Rivières avec un compagnon. M. Dagneau va régulièrement, une fois par mois, payer leur salaire aux employés des estacades de Chawinigane, de la Grand’Mère et des Piles. Faire travailler les gens, ou les réprimander quand ils font des fredaines, cela ne le regarde pas ; il n’a qu’à payer en bel argent, de sorte qu’il est sûr d’être partout le bienvenu. Avouons que c’est un joli métier que celui de comptable pour les travaux du Saint-Maurice.

M. Rousseau croyait être seul au dîner, et voilà que nous allons être cinq à table. Nous n’étions pas attendus, mais tout de même la table se couvre de bon poisson et d’excellentes omelettes ; tous y font honneur sans aucune hésitation.

Une demi-heure de conversation après le dîner, et puis nous prenons place dans notre joli canot d’écorce et nous filons vers les Grès.

Mais, mais, s’écrie le lecteur impatienté, est-ce bien croyable ! Pas un mot de la chute ! Nous avons eu la patience de vous suivre dans votre petit voyage, exprès pour entendre parler de la chute de Chawinigane, la perle du Saint Maurice, et vous n’en dites rien !

St ! St ! mon ami ; sachez que je n’aime pas à me faire chicaner de la sorte. Nous allons vous satisfaire, mais nous avons bien notre temps ; le monde n’est pas pour finir dans une heure.


La chute de Chawinigane

Savez-vous, cher lecteur, que M. Arthur Rousseau est mon ami ? Vous ne le saviez pas ? J’ai donc l’honneur de vous l’apprendre. L’origine de notre amitié remonte à l’automne dernier : elle n’est pas aussi vieille que la lune. Je m’étais rendu à Saint-Boniface pour assister à la bénédiction d’une cloche qui devait servir à la nouvelle paroisse de Saint-Mathieu ; j’avais l’intention de passer ensuite par Ste-Flore et par les Piles, et de faire précisément le petit voyage que je fais actuellement sur le Saint-Maurice. Je vous ai déjà dit que le lendemain nous avions quatre pouces de neige.

Comme par un pressentiment de ce qui devait arriver, je voulus visiter la chute de Chawinigane le jour même de la bénédiction ; sachant quel était mon désir, les personnes qui s’intéressaient le plus à mes notes de voyage, M. le curé Bellemare, M. F. L. Désaulniers, me présentèrent à M. Rousseau. Vous allez voir que ce ne fut pas inutile.

L’office divin était fini, le banquet nous avait réconfortés, je brûlais maintenant d’aller faire ma petite promenade à la chute qui se trouve à une lieue et demie de l’église. Le soleil était beau, M. le curé m’offrait sa voiture, M. Rousseau, gardien des estacades, mettait trois de ses employés à ma disposition, pourquoi aurais-je hésité ? Je partis donc vers une heure et demie de l’après-midi. Mais, par surcroît de bonheur, voilà bien que M. Rousseau voulait venir en personne m’accompagner dans ma petite excursion. Être conduit par le maire de Chawinigane, dans son petit chef d’œuvre de barouche, où l’on est assis comme dans les fauteuils du gouverneur, c’était assurément trop d’honneur pour moi. J’étais tout confus, mais au fond vous comprenez que j’étais bien content. M. Rousseau voyage à la chute depuis plus de trente ans, de sorte qu’il en connaît tous les secrets et tous les détails.

Nous passons la partie sud-ouest du village, puis nous prenons un chemin de croisée. La route est d’abord très unie, mais en approchant du Saint-Maurice, nous rencontrons des coteaux et des ravins qui rendent le paysage fort pittoresque. Oh ! comme il faisait bon dans la jolie barouche de M. Rousseau ! Sur sa planche flexible, la moindre aspérité du sol nous faisait balancer si agréablement, et l’air était si pur !

Nous arrivons cependant à l’extrémité du chemin ; une barrière s’ouvre, et nous voilà dans la cour de la maison que le gouvernement a fait élever pour le gardien des estacades de Chawinigane. La maison et les dépendances sont très convenables et tenues dans un ordre parfait. Un jardin de fleurs, avec ses carrés entourés de cailloux blanchis, donne un air propret à cette demeure. Une terrasse s’étend le long du Saint-Maurice, au bout de la terrasse un petit kiosque invite à la causerie. Le tout est protégé par un quai, et ce n’est pas une précaution inutile, car le Saint-Maurice a de terribles caprices au printemps. Pendant ses moments de caprice, ce serait bientôt fait à lui d’enlever tout le coin de terre où nous sommes, avec la maison et les dépendances. On a bien compris cela au printemps dernier, et la propriété a couru des dangers sérieux.

Comment donc exprimer la forme du St-Maurice à l’endroit où nous nous trouvons ? Il faut dire, je crois, qu’il a la forme d’un sac. Le fond arrondi du sac est à gauche de la maison, et la gueule, avec ses bouillons en pierre qui ne laissent à l’eau qu’un passage fort étroit, se trouve sur notre droite, à un endroit appelé la Pointe-à-Chevalier. Cette pointe doit son nom à un homme peu connu, qui s’y noyait il y a déjà longtemps ; elle sert donc d’épitaphe à ce pauvre canadien, et perpétuera sa mémoire auprès des générations à venir.

Il y a dans cette anse de Chawinigane des estacades d’une importance particulière. Quand le flottage s’est fait sur les criques et les rivières, depuis la Tranche et le Vermillon jusqu’à la Mékinac, le Saint-Maurice transporte une quantité de bois vraiment énorme. Si on laissait immédiatement parvenir toutes ces bûches jusqu’aux Trois-Rivières, il n’y aurait pas d’estacades assez fortes pour les contenir, car le courant est alors trop rapide ; elles briseraient tout et se disperseraient dans le fleuve Saint-Laurent. On les fait descendre à Chawinigane, et, dans le sac dont je viens de vous parler, on trouve un endroit convenable pour les emmagasiner, jusqu’à ce que l’eau devienne plus favorable. Dans le printemps donc cette anse est toute couverte de bois de grume, et en certains endroits il y a jusqu’à vingt rangs de bûches entassées les unes sur les autres. Pour contenir tant de bois, le gouvernement a fait construire, à petite distance les uns des autres, dix gros piliers qui ont coûté 1400 piastres chacun. Ces piliers nous ont paru très élevés, mais ils ne le sont pas trop, car au printemps dernier, la surface des eaux du Saint-Maurice était précisément à cette hauteur.

Trois employés de M. Rousseau, trois bons canadiens, traînèrent jusque dans le courant une superbe barge que l’on voyait renversée sur le sable, et nous traversâmes du côté de la chute. Je dis nous traversâmes, pour parler selon les apparences, mais en réalité nous nous trouvions encore sur la même rive : nous avions coupé l’anse, voilà tout.

En compagnie de M. Rousseau, je visitai alors la chute ; je me fis montrer tout ce qu’il y avait d’intéressant, et, séance tenante, je pris sur mon carnet des notes très circonstanciées. Quand le soleil fut baissé à l’horizon, je retournai au presbytère de Saint-Boniface ; j’avais l’esprit enchanté des merveilles qui avaient passé sous mes yeux, et j’avais le cœur tout ému des bontés de M. Rousseau pour moi. J’ai gardé ce sentiment, et, je l’avoue, c’est avec une joie d’enfant que je suis venu aujourd’hui m’asseoir à sa table hospitalière.

Il faudrait reprendre aujourd’hui notre excursion de l’automne dernier, mais les employés de M. Rousseau sont un peu las, et nous, nous sommes bien pressés. Si vous le voulez bien, amis lecteurs, nous allons faire cette excursion en esprit : pour vous, ce sera tout aussi bien, et pour nous ce sera beaucoup mieux. Nous ne le dirons pas à notre guide, M. Rousseau n’en aura pas connaissance, ce qui nous amusera extraordinairement. D’ailleurs pour faire un voyage en esprit il faut de toute évidence avoir une certaine dose de cette précieuse faculté ; le fait seul de notre excursion va donc nous séparer du coup, vous et moi, de la foule immense des personnes qui n’en ont pas. Vous avouerez que ce n’est pas là un mince avantage.

Avant de partir cependant, mes très spirituels et très aimables lecteurs, ne trouveriez-vous pas à propos de nous occuper un peu du nom de la chute que nous allons visiter ? Cela est tout raisonnable, n’est-ce pas ?

Eh bien ! la chute que nous allons visiter en esprit dans quelques instants a un nom algonquin, un peu tourné à la façon canadienne. Les Algonquins du Saint-Maurice la nomment encore aujourd’hui Achawénékame, ce qui veut dire Crête ; de ce mot algonquin on a fait Chawinigame ou plus généralement Chawinigane.

Mais vous m’avez l’air bien surpris, mon cher lecteur : qu’avez-vous donc ? Ah ! je vous entends : On nous a toujours dit que le mot Chawinigane signifiait aiguille ou chas d’aiguille, et vous êtes étonné que je vienne contredire l’opinion commune, qui paraît bien fixée sur ce point. Calmez-vous, s’il vous plaît, je crois que nous allons nous comprendre.

Dans le langage des Cris, un dialecte algonquin, Chabonigane veut dire aiguille, non point chas d’aiguille, et quelque personne ont pensé que de là était venu le nom de la chute, et celui d’une petite rivière qui vient se jeter dans le Saint-Maurice à quelques arpents plus bas. Il n’y a pas de mal à prétendre cela, mais ce n’est probablement pas la vérité. D’abord, croyez-vous sincèrement, vous, mon bienveillant lecteur, que les Cris soient partis de fond des territoires du Nord-Ouest, pour venir donner un nom à la principale chute du Saint-Maurice et à la petite rivière qui l’avoisine ? Moi je le croirai quand les poules auront des dents. Ensuite j’ai visité la chute par deux fois, avec le plus grand soin, et je n’y ai vu ni aiguille ni chas d’aiguille ; or je vous avertis que je ne suis pas myope. La petite rivière, de son côté, passe à travers les rochers comme toutes les criques et comme la plupart des rivières des territoires du Saint-Maurice, sans offrir rien de particulièrement remarquable.

Mais la crête de rocher que traverse le portage des prêtres, le dos d’âne que suit le Saint-Maurice avant de former la chute, et qu’il longe encore en s’éloignant, il faudrait être aveugle pour ne pas le voir.

J’admettrai bien facilement, cependant, que le mot Chabonigane a contribué pour sa part, dans ces derniers temps, à faire admettre plus généralement la terminaison gane dans le nom de la chute, au lieu de la terminaison game qui est beaucoup plus conforme au terme algonquin. Cette petite concession va suffire, je l’espère, pour nous mettre d’accord.

Je vois cependant qu’il vous reste encore quelque chose sur le cœur. Vous me dites avec un grain d’amertume : Pourquoi n’écrivez-vous pas, comme font tous les autres, Shawenegan ? C’est l’orthographe officielle ! Il est toujours agaçant de voir des personnes qui cherchent à se singulariser. — Je veux garder toute ma bonne humeur en répondant, mais ma réponse sera nécessairement catégorique : Je puis jeter mes écrits au panier, s’ils déplaisent aux lecteurs, car j’avoue que je les ai composés pour leur plaire ; mais je ne puis pas du tout faire usage de votre orthographe officielle.

Je sais que le nombre de ceux qui l’emploient est grand, mais je ne puis faire comme les autres sur ce point, et je vais vous en donner la raison.

Le mot dont il s’agit est un mot algonquin, vous le savez, ami lecteur ; vous savez de plus que les Sauvages n’ont pas d’orthographe à eux, et qu’il faut recourir à une orthographe étrangère pour écrire les mots de leur langue. Mais à quelle langue aura-t-on recours, pour écrire le nom sauvage d’une chute et d’une rivière qui se trouvent dans la province française de Québec, dans le district français des Trois-Rivières, dans la paroisse toute française de Saint-Boniface ? Oserez-vous répondre qu’il faut avoir recours à la langue anglaise ? Vous ne l’oserez pas, cela révolte trop le bon sens. Vous direz qu’en pays français on emploie l’orthographe française. C’est ce que je fais en écrivant Chawinigane. Vous, vous employez l’orthographe anglaise, et je dis que vous avez tort. C’est pourquoi je ne veux pas et je ne puis pas vous imiter.

Vous répondrez : Nous n’y pouvons rien, c’est le nom officiel. — Vous voulez dire par là que c’est le nom adopté par le département des Postes, n’est-ce pas ? Je réponds à votre objection.

Regardez sur les lettres qui partent du bureau de la poste des Trois-Rivières, vous trouverez invariablement Three-Rivers sur l’estampille ; c’est le nom officiel. Pensez-vous qu’à cause de cela, notre ville ait perdu le nom français qu’elle a reçu de ses fondateurs ?

Quand vous recevrez une lettre de Batiscan, regardez bien sur l’enveloppe, vous remarquerez l’estampille suivante : Batiscan-Bridge. C’est un comble d’une hauteur prodigieuse, celui-là ; il doit nous faire comprendre que l’autorité du ministère des Postes, dans la matière qui nous occupe, est fort douteuse et fort compromise.

Enfin vous insisterez : Quant à écrire en français, écrivez donc Chaouinigane ; mais vous mêlez à l’orthographe française le dobliou des Anglais, c’est une inconséquence. — En disant double-vé, vous craindriez d’affaiblir votre argumentation, je suppose. Quoiqu’il en soit, voici ma réponse : Je n’ai aucune objection à écrire Chaouinigane, mais je crois que nous pouvons employer le double-vé dans les noms de langue étrangère. Cette lettre est définitivement admise dans l’orthographe française : tantôt elle y a la valeur du vé simple, tantôt elle sonne comme la diphtongue ou ; wagon se prononce vagon mais warnette se prononce ouærnette ; wéga se prononce véga, mais wédelin se prononce ouédelin. Les anciens missionnaires employaient un signe particulier, une espèce de huit, pour figurer ou dans les noms sauvages, mais les imprimeries n’ayant pas de caractère qui réponde à ce signe, il est d’usage aujourd’hui de le remplacer par le double vé. Voilà donc pourquoi j’écris Chawinigane ; et comme les choses qui ont du bon sens font leur chemin, j’espère que bientôt on ne voudra plus écrire autrement dans tout le district des Trois-Rivières.

J’ai été bien long dans ma démonstration ; mais au moins, ai-je gardé suffisamment ma bonne humeur jusqu’au bout ? Si je l’ai gardée, si je n’ai offensé personne, hâtons-nous de changer ce sujet dans la crainte de quelqu’accident.

Maintenant, amis lecteurs, plus de retard, traversons l’anse de Chawinigane, et débarquons au bout de ce chemin bien connu de vous et de moi, qui s’appelle le Portage des prêtres.

Tout près de nous, un tronc d’arbre plaqué porte une croix tracée au couteau : c’est une épitaphe ; près d’ici s’est noyé, en se baignant, un pauvre jeune homme qui faisait le flottage du bois. Ne manquons pas de lui dire un De profundis.

Un beau chemin s’ouvre devant nous ; sans hésiter, nous gravissons la côte. Nous passons auprès du glissoir, mais ne nous en occupons pas en ce moment, nous y reviendrons.

Entendez-vous mugir la chute ? Hâtons le pas, cela en vaut la peine.

Le Saint-Maurice s’avance avec force et rapidité le long d’un rocher qui lui offre une résistance invincible ; mais voilà qu’en un certain endroit ce rocher si dur se trouve fendu ; le fleuve se détourne aussitôt et s’élance joyeusement par cette ouverture, comme un coursier fringant s’élance sur la grande route, dès qu’il s’aperçoit qu’on a levé la barrière de son enclos. Un bloc du rocher primitif, cependant, a gardé résolument sa place, et forme une île au milieu de l’onde mugissante. Il partage le fleuve en deux parties, mais en deux parties inégales. Le courant qui est à gauche de l’île est de beaucoup le moins important ; il forme une chute qui tombe presqu’à angle droit avec le courant principal ; c’est une jolie nappe d’eau, mais elle n’attire aucunement l’attention, parcequ’on en voit partout de semblables. On n’a pas jugé à propos de lui donner de nom particulier.

Le courant de droite, renfermant la masse des eaux du Saint-Maurice, forme la véritable chute de Chawinigane. Elle a 160 pieds de hauteur. L’eau n’y tombe pas verticalement, mais selon un plan très incliné ; et comme il y a de grandes pierres dispersées au milieu du courant, elle offre une variété d’apparence que la chute de Niagara ne possède pas elle-même.

Il n’y a pas de chute que l’on puisse visiter avec plus de facilité : c’est qu’on a établi un beau chemin sur ses bords, et qu’on y a préparé des postes d’observation vraiment incomparables.

Je ne dirai pas qu’elle soit par cascades, je dirai plutôt qu’elle est partagée en plusieurs vagues. Le premier poste d’observation est vis-à-vis la première vague. Celle-ci est longue et bien formée ; l’eau y prend sa vitesse, mais elle a encore sa couleur naturelle, seulement elle paraît plus lisse et plus brillante que l’eau à l’état de repos. Allez au second poste d’observation, vous êtes vis-à-vis la seconde vague : celle-ci est beaucoup plus considérable que la première. L’eau y a pris une vitesse effrayante, la vitesse de la balle lancée par la poudre enflammée ; elle se blanchit comme le coursier couvert d’écume, elle porte une crinière qui s’élève et change à chaque instant. L’onde siffle à votre oreille, vous regardez cette succession rapide, insaisissable, vous êtes étonné et abasourdi, mais vous n’en pouvez plus détacher vos yeux. En bas de cette grande vague, on voit deux ou trois vagues plus petites, et il y a encore un poste d’observation en cet endroit. De là vous voyez venir cette masse d’eau énorme : quel grand, quel magnifique spectacle ! Ô œuvres de mon Dieu que vous êtes admirables ! Qu’êtes-vous, œuvres de l’homme, auprès de cette sublime nature ?

Cependant l’eau arrive au bas de la chute avec la vitesse prodigieuse que nous venons de lui voir ; elle franchit un certain espace libre, et va frapper un rocher coupé à pic, qui s’élève en face de la chute. Elle veut revenir sur elle-même, mais elle est poussée par la vague suivante, celle-ci par une autre, et ainsi de suite ; alors l’onde se brise, s’écrase, puis s’élance dans une ronde fantastique à l’angle du rocher. C’est ce qu’on appelle le Remous du Diable ; et les tourbillons de l’enfer de Dante n’étaient rien auprès des tourbillons que l’on voit en ce lieu. L’eau fait le tour et est sans cesse ramenée par celle qui arrive : c’est un mouvement, c’est une confusion, c’est un chaos inexprimable. Un objet qui entre dans ce remous n’en sort pas, il est brisé sur les rochers, ou déchiqueté par les mouvements en sens contraire.

Quand on est sur le rocher au pied duquel l’eau tourbillonne ainsi, et qu’on se penche au-dessus de cet abîme, on a un spectacle terrifiant et qui donne le vertige, sans compter que l’on craint à chaque instant, et avec raison, l’éboulement de ces roches qui tremblent jusqu’à leur base.

Il pleut toujours en cet endroit, et le soleil y fait paraître les couleurs de l’arc-en-ciel.

C’était dans le voisinage du Remous du Diable que l’Honorable J. E. Turcotte et l’Honorable Drummond avaient fait élever ce grand hôtel qui n’a jamais été terminé, et qui, à la fin, a été frappé par la foudre et complètement incendié.

L’eau qui tourne dans le Remous du Diable n’y peut demeurer toujours ; une certaine quantité s’échappe à chaque tour et s’élance dans un lit profond, au pied du rocher que traverse la chute. Cette eau a une grande vitesse et forme de petites cascades ; mais elle entre ensuite dans l’anse que nous connaissons, se repose et laisse tomber tout le sable qu’elle tenait en suspension. De là viennent ces grands bancs de sable que nous avons déjà remarqués.

On dit qu’autrefois deux sauvages ont sauté la chute de Chawinigane en canot d’écorce, et ont échappé à la mort. Cela nous paraît tout à fait impossible, même en supposant qu’ils ne soient pas entrés dans le Remous du Diable, mais on ne peut pas empêcher la légende de dire ce qu’elle voudra.

Depuis que le flottage du bois a été organisé sur le Saint-Maurice, trois hommes, trois canadiens-français ont fait ce saut effroyable.

En 1854, par suite d’une mauvaise manœuvre, plusieurs hommes tombèrent à l’eau, en haut de la chute, mais près des estacades. Un nommé Dubé, de Saint-Maurice, eut le malheur d’entrer immédiatement dans le fil de l’eau qui coulait directement vers la chute, en un instant il fut emporté dans le gouffre et y disparut. On retrouva son corps au bout de quelques mois.

On était accouru sur les estacades, qui avaient comme celles d’aujourd’hui deux ou trois pieds de large, et on faisait le sauvetage des autres naufragés. Un nommé Baudoin, de Champlain, se tenait en ce moment par un crampon, planté dans le bois des estacades. Au milieu de la précipitation, en retirant un autre homme de l’eau, on lui fit lâcher prise, et il commença à dériver vers la chute. Baudoin savait très bien nager, et tout en gagnant vers la chute, il disait : Ne vous occupez pas de moi, sauvez les autres, moi je me sauverai toujours bien. Ces paroles retardèrent probablement de quelques secondes le secours qu’on pouvait lui porter ; hélas ! après ces quelques secondes, il n’était déjà plus temps. Il entra dans un courant très rapide, et il comprit lui-même que c’en était fait : il se recommanda tout haut à la Sainte Vierge, puis, sous les yeux de ses compagnons terrifiés, il entra dans la chute. Il parut sur la première vague ; il culbuta alors et parut de nouveau dans la seconde vague, mais ensuite il disparut à leurs regards. Son corps ne fut retrouvé qu’au bout de deux ans, près des Trois-Rivières.

En 1858, M. Rousseau travaillait sur les estacades avec plusieurs employés, quand il s’aperçut de l’approche d’un raz d’eau. Sur le Saint-Maurice, on appelle ainsi des gonflements d’eau qui se font d’une manière subite et sans cause connue, et qui correspondent évidemment au raz de marée de l’Océan. Ces gonflements sont redoutables, aussi tous les hommes coururent-ils se mettre en sûreté, à l’exception toutefois d’un nommé Étienne Boucher, qui voulut rester debout sur les estacades. M. Rousseau le supplia de se retirer avec les autres ouvriers, mais il se contenta de répondre : Jamais un raz d’eau n’a emporté un homme. Au dernier moment, on lui tendit encore une gaffe en lui disant : Ne t’expose pas au danger ; mais il continua à montrer une obstination qu’on ne lui avait jamais connue ; on eût dit qu’il sentait sa mort.

Cependant le raz d’eau arriva comme un cheval à la course, les estacades s’enfoncèrent subitement, Boucher perdit pied et le mouvement de l’eau le poussa vers la chute. M. Rousseau et un de ses employés voulurent aller à son secours, il se mirent donc en frais de pousser à l’eau une barge bien légère qui était déjà presque flottante sur les estacades, mais ces hommes vigoureux eurent beau employer toute la force de leurs bras, ils ne purent jamais la faire broncher, une force invisible la retenait. Pendant qu’ils faisaient ces vains efforts, Boucher entra dans le courant de la chute, et bientôt il n’était plus temps de le secourir. Il nageait bien ; on lui voyait une grande partie du corps au-dessus de l’eau. M. Rousseau lui cria : Élance-toi dans le remous, en haut de l’île, j’irai te chercher ensuite sur le rocher. Soit qu’il ne comprit pas ce qu’on lui disait, soit qu’il ne pût pas le faire, il fut entraîné impitoyablement dans le gouffre.

Il était arrivé de la veille, il avait fait ses Pâques avant de partir, et sa femme était venue elle-même le conduire à Chawinigane.

Mais voici quelque chose de remarquable, qui avait eu lieu le soir de son arrivée : Quand les ouvriers furent réunis pour la prière, M. Rousseau leur proposa de dire cinq pater et cinq ave comme prière du scapulaire de la Sainte Vierge. Étienne Boucher leur dit alors : Vous me faites penser que je ne suis pas reçu du scapulaire ; c’est une pure négligence de ma part, et la première fois que j’irai chez nous, je ne manquerai pas d’aller trouver M. le curé, pour me faire recevoir dans la confrérie. Je n’en forme pas encore partie, mais cela ne m’empêchera pas de faire la prière avec vous autres ce soir. De tous les hommes présents, il était le seul qui ne fût pas reçu du scapulaire. Le lendemain il se noyait, et deux hommes qui voulaient aller le secourir, mais qui auraient probablement péri avec lui, furent arrêtés miraculeusement. Je dis miraculeusement ; en effet, cette barge que deux hommes faisant des efforts désespérés n’avaient pu remuer d’une ligne, un seul homme, dès que Boucher eut disparu, la poussa à l’eau, avec une extrême facilité ; un enfant eût réussi comme lui. Depuis ce temps, les employés de M. Rousseau se font tous recevoir du scapulaire, et les cinq pater et cinq ave se récitent chaque soir, sans qu’on y ait manqué une seule fois.

M. Étienne Boucher était un homme d’un caractère doux et affable, et surtout un excellent chrétien.

Dans le flottage du bois sur le Saint-Maurice, si on laissait passer les bûches dans la chute, voici ce qui arriverait : une grande partie entrerait dans le Remous du Diable, et il n’en resterait que des débris. Celles qui éviteraient le remous, se meurtriraient sur les pierres de la chute. Pour éviter d’aussi sérieux inconvénients, le gouvernement a fait construire un glissoir qui fonctionne d’une manière admirable.

Le glissoir de Chawinigane est un plan incliné fait de madriers épais, avec des rebords en saillie, entre lesquels on introduit une certaine quantité d’eau. En haut de la chute, on a tendu des estacades où le bois vient s’accumuler. Lorsqu’il y en a une quantité suffisante, les flotteurs viennent l’introduire dans le glissoir. Les buches descendent avec une rapidité effrayante, et sont lancées au milieu de la rivière où elles plongent pour plusieurs minutes ; quand elles reviennent à la surface, elles sortent de l’eau verticalement, ce qui montre qu’elles arrivent d’une grande profondeur. Le courant est tellement fort dans le glissoir, qu’une pierre y flotte comme du liége ; c’est une expérience que nous avons faite nous-mêmes plusieurs fois. En faisant descendre les bois de grume de cette manière, on peut leur conserver jusqu’à leur écorce.

On ne me reprochera pas, je l’espère, de dire glissoir, au masculin. Il est bien vrai qu’on a souvent dit et écrit glissoire, au féminin, mais c’était évidemment par erreur. Une glissoire est un endroit frayé sur la glace pour y glisser ; un glissoir est un couloir pratiqué dans les montagnes pour faire descendre les bois coupés. (Dict. de Littré). Au bas du glissoir, il y a une jolie promenade avec des bancs pour les visiteurs ; ceci, comme tout le reste, est tenu dans un état de propreté qui fait plaisir. J’aime un employé public qui met de l’ordre partout, qui fait de l’affaire du gouvernement sa propre affaire ; cela annonce un homme de conscience et de cœur.

Mais regardez donc en face de la chute, sur le sommet de ce rocher ébranlé continuellement par les efforts du grand remous, regardez donc cette jolie maison qui sourit si agréablement aux voyageurs. J’ai le plaisir de vous annoncer que c’est une hôtellerie, élevée tout récemment par les soins de l’Honorable H. G. Mailhot, des Trois-Rivières. Elle a 50 pieds sur 38, et peut recevoir vingt voyageurs à la fois. On s’y rend des Trois-Rivières, sur un très-beau chemin, par la voie du Mont-Carmel.

En voyant cette maison poétiquement située, vous vous promettez sans doute, amis lecteurs, d’aller y passer quelquefois des jours de paix et de recueillement. Vous ne regretterez jamais votre voyage, car je vous le dis sans crainte, vous aurez beau voyager au loin, vous ne trouverez nulle part de spectacle plus beau que celui qui vous est offert à Chawinigane.

Un dernier regard, amis lecteurs, un regard de regret sur la scène grandiose qui se déroule à nos yeux, car nous allons terminer notre petite excursion. Je crois avoir parlé suffisamment de notre Niagara trifluvien, maintenant laissez-moi aller reprendre ma place au fond du canot d’écorce de M. Basile Maurice, et continuer mon intéressant voyage, mais cette fois bien réellement en chair et en os.


DE LA CHUTE DE CHAWINIGANE
AU RAPIDE DES GRÈS

Le Saint-Maurice s’est reposé, il a même dormi profondément dans la baie de Chawinigane ; mais il faut voir comme il s’élance à partir de la pointe à Chevalier ! C’était plaisir de voir filer notre canot d’écorce : un cheval à la course nous aurait à peine suivis.

Le courant diminue au bout de quelques arpents, et le fleuve n’a plus cette largeur extraordinaire que nous lui avons vue au-dessus du rapide des Hêtres. Les côtes sont assez basses ; nous sortons évidemment de la région des montagnes.

Une île d’une assez grande étendue se présente à nos regards ; c’est, je crois, l’île aux Tourtes. On l’appelle communément l’île des Baumes, sans doute pour fixer la mémoire de l’un de nos plus admirables barbarismes.

Des estacades ayant été tendues sur le Saint-Maurice, nos canadiens ont supposé tout de suite qu’il n’y avait pas de mot dans notre langue pour exprimer cette chose nouvelle pour eux, car ils n’ont pas une grande confiance dans la richesse de la langue française, nos bons compatriotes ; ils sont donc allés prendre généreusement un mot dans la langue anglaise, mais leur oreille les ayant trompés, au lieu de boom ils ont dit baume. Peut-être aussi ont-ils fait ce changement exprès parce qu’ils ont trouvé qu’autrement ils résonneraient comme des caisses de tambour-major : boum ! boum ! boum ! Quoiqu’il en soit, ils ont pris le mot baume, et essayez maintenant de leur faire adopter le mot estacade ; vous y perdrez votre latin. Les Canadiens ont la tête dure, surtout quand il est bien évident qu’ils ont tort.

À notre droite, nous commençons à apercevoir des terres cultivées ; ces terres forment partie de la paroisse de Saint-Étienne.

Le fleuve coule encore quelque temps entre deux rives couvertes de forêt, et alors nous apercevons, au haut d’un mât, un pavillon français qui déroule gaiement ses couleurs au souffle de la brise. Puis nous distinguons une jolie maisonnette, bien blanche, entourée une bonne palissade, et bâtie au milieu d’un petit champ bien vert. Vraiment, je n’ai jamais rien vu de plus poétique : cette verdure, cette solitude, ce fleuve aux eaux profondes, quel tableau ravissant ! Mais le poète qui a fixé sa demeure en ce lieu a-t-il donc voulu nous fêter en déployant ainsi les couleurs de la France !

J’ai rêvé bien des fois la vie passée dans une solitude comme celle-là : loin du bruit des hommes, mais au milieu des charmes de la belle nature. Oh ! que l’on doit aimer Dieu, quand on a fait taire les voix du monde, et qu’on ne converse plus qu’avec le ciel ! Mon Dieu, l’entretien de l’âme avec vous a des suavités que le monde ne connaît pas, et la vue de vos œuvres, quand l’âme n’est plus distraite, est un langage si doux qu’on ne se lasse jamais de l’entendre.

Mon cher lecteur, vous me demandez quelle peut bien être cette maison dont la vue réveillait tous mes anciens désirs de solitude. Les estacades qui se terminent ici nous expliquèrent bientôt le mystère de cette demeure enchantée : c’est une maison bâtie et entretenue aux frais du gouvernement, pour les employés du Saint-Maurice. Quant au pavillon qui flotte si joyeusement, il doit être là pour avertir les travailleurs que ce jour est un jour de paye.

Malgré tout, je ne puis m’empêcher de jeter des regards d’envie sur ce toit, sur cette verdure : il est donc bien vrai que je ne puis m’arrêter, même un seul jour, dans ce petit paradis de mon imagination.

Et nous filons rapidement notre route. Bientôt nous avons de beaux champs sous les yeux, des maisons qui annoncent l’aisance, et nous abordons sans bruit auprès d’un village bâti sur la rive droite du Saint-Maurice : c’est le village des Grès. Nous allons faire ici… avez-vous bien compté ; nous allons faire ici notre… cinquième portage.


DU VILLAGE DES GRÈS
Au village des Forges St-Maurice

Le rapide des Grès est ainsi appelé à cause de l’affleurement de certains terrains d’une structure particulière. Ces couches sont d’un jaune blanchâtre ; frappez-les avec un marteau, elles vont se désagréger avec une extrême facilité, et vous remarquerez alors qu’elles sont formées d’une multitude de petits grains, ayant peu de cohésion entre eux. Ce sont là les grès de Saint-Étienne, et ils ont donné leur nom au rapide, et au village bâti près du rapide. Comme à l’ordinaire, mon guide porte son canot sur sa tête, et nous voilà au milieu du village.

Le village des Grès est formé d’une vingtaine de maisons, dont un tiers est inhabité aujourd’hui. Toutes ces maisons sont en bois, et un bon nombre sont à plusieurs logements. On ne paraît pas surpris de notre passage ni de notre accoutrement, on est accoutumé à ce spectacle.

Nous passons devant un magasin, fermé aujourd’hui, qui ressemble beaucoup à une chapelle, et tout à côté, comme pour achever l’illusion, nous voyons un hangar qui porte un joli clocher et une cloche. Nous avons besoin de la parole de l’un des habitants pour nous persuader que ces édifices n’ont jamais servi d’église.

Le village des Grès doit son origine aux scieries qui ont été établies dans cet endroit en 1847, mais qui sont aujourd’hui en ruine,

Un homme entreprenant, M. John Baptist, creusa un chenal près de la rive, fit un empellement, et, sur la pente même du rocher, éleva de magnifiques scieries ; il se trouva ainsi à jouir d’un pouvoir d’eau incomparable, comme on n’en rencontre guère que sur le Saint-Maurice, le frère, pour tout dire en un mot, de ce pouvoir d’eau de la Grand’Mère dont je vous ai déjà entretenus. À l’empellement, en effet, il y avait 33 pieds d’eau, et l’on pouvait, sans frais considérables, commander à tout le St-Maurice. Des quantités de bois immenses sont sorties de ce bel établissement.

Après la mort de M. John Baptist, des circonstances malheureuses ont fait fermer les scieries des Grès, et jeté le village dans une véritable désolation. Espérons que cet état de choses ne se continuera pas, et que les Grès verront bientôt les jours de leur première prospérité.

Quand les scieries fonctionnaient, on avait établi sur la rive une dalle élevée sur des piliers, dans laquelle on introduisait l’eau du Saint-Maurice. Cette dalle avait bien quarante arpents de long. On y jetait les morceaux de bois dès qu’ils étaient sciés, et, avec une rapidité vertigineuse, ils se rendaient en bas du saut de la Gabelle. Les morceaux de bois scié tombaient dans le Saint-Maurice, et des hommes placés là tout exprès les mettaient immédiatement en radeau. Quand le radeau était complet, on le descendait au fleuve St-Laurent.

Nous nous souviendrons longtemps de notre passage à la Gabelle. Naguère encore la dalle était assez bien conservée pour faire un trottoir magnifique, alors c’était un plaisir de faire le portage des Grès ; mais aujourd’hui il ne reste guère que les débris des piliers, et le portage se fait d’une manière bien pénible.

Me voilà donc, sous les rayons d’un soleil ardent, mon porte-manteau à la main, courant sur les grosses pierres inégales ou sur le galet du rivage. Les sueurs me coulaient du front, mes habits même étaient trempés, mais voyant mon guide à deux arpents de moi, je m’encourageais à le suivre, car j’étais bien moins chargé que lui.

Nous passâmes dans un endroit où les couches de terrain étaient coupées perpendiculairement, ou plutôt surplombaient notre route. Quel endroit favorable pour faire des études géologiques ! Je me souviens alors d’avoir senti le feu sacré pour l’étude de la Géologie, quand j’étais encore sous le charme des leçons de M. Sterry-Hunt, à l’Université Laval. Je conçus un vague regret d’avoir tourné le dos à la science, et je me sentis humilié de ne pouvoir me rendre compte des stratifications que j’avais sous les yeux. À la fin je me dis avec humeur : il est trop vrai que je ne suis qu’un profane dans le sanctuaire des sciences géologiques, passons notre chemin.

Tout en marchant clopin-clopant, je me retourne de temps à autre pour examiner le rapide : Il est formé de trois cascades principales et d’un grand nombre de petites. M. Benjamin Sulte lui donne une hauteur ce 30 pieds.

Après le rapide proprement dit, le fleuve suit encore une pente très prononcée, et l’eau se précipite avec fracas à travers les pierres qui obstruent de tout côté son passage.

Lorsque nous eûmes marché un certain temps, mon guide crut pouvoir se confier aux flots, malgré la violence extrême du courant ; mais dans un endroit si dangereux, il devait naviguer seul. Il partit avec la rapidité d’un trait ; tantôt il disparaissait au milieu des vagues, tantôt il était lancé comme une épave dans des masses d’écume, c’était effrayant à voir. En un instant il fut loin de moi, cependant je ne fus pas tenté d’envier son sort. Il alla m’attendre dans un endroit où les flots s’étaient adoucis, et quand j’arrivai près du canot il me dit en souriant : Vous pouvez monter avec moi maintenant, il n’y a pas de danger. Je n’étais pas mécontent de me reposer un peu et de faire sécher mes sueurs. Un bon vent semblait souffler tout exprès ; notre embarcation était fort ballottée, mais je n’avais pas peur. Nous parcourûmes ainsi l’espace de quelques arpents, puis nous fûmes obligés de faire un dernier petit portage, celui de la Gabelle.

Je ne puis plus tarder cependant, mon cher lecteur, à vous faire faire dans le passé une petite excursion qu’il eût peut-être mieux valu placer un peu plus tôt dans mon récit.

Cette chute des Grès que nous avons sous les yeux, cette partie des côtes du Saint-Maurice que nous venons de voir, n’ont pas toujours été ce qu’elles sont aujourd’hui. Et ne pensez pas que ce soit ici une supposition plus ou moins fondée, car le changement dont je parle a eu lieu dans les temps historiques.

En 1663, des tremblements de terre qui se succédèrent pendant plusieurs mois vinrent jeter la consternation dans toute la Nouvelle-France. L’histoire du temps est remplie de détails sur ces phénomènes terribles, mais nulle part les tremble-terre, comme les appellent les Relations des Jésuites, ne se firent sentir avec plus de violence que le long du Saint-Maurice, entre le saut de la Gabelle et la chute de Chawinigane.

« Voici, dit la Relation de 1663, ce qu’on en écrit des Trois-Rivières. La première secousse et la plus rude de toutes commença par un brouissement semblable à celui du tonnerre, les maisons avaient la même agitation que le coupeau des arbres pendant un orage, avec un bruit qui faisait croire que le feu pétillait dans les greniers.

« Ce premier coup dura bien une demi-heure, quoique sa grande force ne fût proprement que d’un petit quart d’heure ; il n’y en eut pas un qui ne crût que la terre dût s’entr’ouvrir. Au reste, nous avons remarqué que, comme ce tremblement est quasi sans relâche, aussi n’est-il pas dans la même égalité : tantôt il imite le branle d’un grand vaisseau qui se manie lentement sur ses ancres, ce qui cause à plusieurs des étourdissements de tête ; tantôt l’agitation est irrégulière et précipitée par divers élancements, quelquefois assez rudes, quelquefois plus modérés ; le plus ordinaire est un petit trémoussement qui se rend sensible lorsque l’on est hors du bruit et en repos. Selon le rapport de plusieurs de nos Français et de nos Sauvages, témoins oculaires, bien avant dans notre fleuve des Trois-Rivières, à cinq ou six lieues d’ici[20], les côtes qui bordent la rivière de part et d’autre, et qui étaient d’une prodigieuse hauteur, sont aplanies, ayant été enlevées de dessus leurs fondements, et déracinées jusqu’au niveau de l’eau : ces deux montagnes, avec toutes leurs forêts, ayant été ainsi renversées dans la rivière, y formèrent une puissante digue, qui obligea ce fleuve à changer de lit, et à se répandre sur de grandes plaines nouvellement découvertes, minant néanmoins toutes ces terres éboulées, et les démêlant petit à petit avec les eaux de la rivière, qui en sont encore si épaisses et si troubles, qu’elles font changer de couleur à tout le grand fleuve de Saint-Laurent. Jugez combien il faut de terre tous les jours pour continuer depuis près de trois mois à rouler ses eaux, toujours pleines de fange.

« L’on voit de nouveaux lacs où il n’y en eut jamais ; on ne voit plus certaines montagnes qui sont engouffrées ; plusieurs sauts sont aplanis ; plusieurs rivières ne paraissent plus ; la terre s’est fendue en bien des endroits, et a ouvert des précipices dont on ne trouve point le fond ; enfin il s’est fait une telle confusion de bois renversés et abîmés, qu’on voit à présent des campagnes de plus de mille arpents toutes rases, et comme si elles étaient tout fraichement labourées, là où peu auparavant il n’y avait que des forêts. »

Une lettre du même temps, écrite aux Trois-Rivières, nous dit : «  À cinq ou six lieues dans le fleuve des Trois-Rivières, les côtes de part et d’autre de la rivière, quatre fois plus hautes que celles d’ici[21], ont été enlevées de leurs fondements, déracinées jusqu’au niveau de l’eau, dans l’étendue d’environ deux lieues de longueur et de plus de dix arpents en profondeur. »

Rappelons-nous maintenant un passage du récit du père Buteux. Ce père avait fait une journée de marche à partir des Trois-Rivières, il estimait avoir parcouru six lieues, et il avait campé précisément à l’endroit où nous sommes, c’est-à-dire au-dessus de la Gabelle, ce qui ressort clairement de son récit. Le lendemain, il se remet en marche, et voici ce qu’il raconte : « Nous rencontrâmes, à une lieue de notre gîte, une chute d’eau qui nous boucha le passage ; il fallut grimper par-dessus trois montagnes, dont la dernière est d’une hauteur démesurée. C’était pour lors que nous ressentions la pesanteur de nos traînes et de nos raquettes ! Pour descendre de l’autre côté de ces précipices, il n’y avait pas d’autre chemin que de laisser aller sa traîne du haut en bas, qui de la raideur de cette chute allait au-delà du milieu de la rivière, qui en cet endroit peut être de quatre cents pas. »

Quelle est cette chute ? Quelles sont ces montagnes ? La chute et les trois montagnes sont certainement disparues.

Rapprochons du texte que nous venons de citer un extrait d’une lettre de la mère Marie de l’Incarnation, et nous serons confirmés dans l’opinion émise. Parlant de l’effet des tremblements de terre dans le Saint-Maurice, cette religieuse célèbre écrivait : « Le premier saut si renommé n’est plus, étant tout à fait aplani. » Ce premier saut si renommé ne peut être que celui dont parle le père Buteux, car il est impossible qu’à une lieue de son premier campement le père Buteux ait trouvé la chute de Chawinigane, il voyageait dans des circonstances trop difficiles pour cela. C’est déjà une chose assez extraordinaire qu’il ait pu se rendre, au premier soir, un peu plus haut que la Gabelle.

Nous n’en pouvons donc douter, il y avait avant 1663, à la place du rapide des Grès ou un peu plus haut, une cataracte aussi remarquable et probablement plus remarquable que celle de Chawinigane. Il y avait de plus, dans le voisinage, trois montagnes d’une grande hauteur, qui rendaient le portage extrêmement difficile ; et, au tremble terre de 1663, les montagnes ont été déracinées et la cataracte a été aplanie. Comme souvenir de la merveille de l’ancien temps, Dieu nous a laissé le petit rapide des Grès.

« Figurons-nous, ajoute M. Benjamin Sulte, la chute des Grès très élevée. La rivière s’en trouverait bouchée, et le niveau de l’eau en amont exhaussé d’autant, à cause des rivages qui l’encaissent. Voilà comment cette baie de Shawinigan, si agréable par son encadrement, a l’air d’être à sec : il fut un temps où ses eaux se maintenaient à cinquante et peut-être cent pieds au-dessus du niveau actuel, diminuant en proportion (remarquons-le) le saut aujourd’hui si terrible de la grande chute de ce nom. » (Le Bas Saint-Maurice, Rev. Canad. de 1875, p. 137).

C’est bien agréable de s’occuper ainsi des choses passées, cependant ne nous attardons pas davantage. Nous sommes à la Gabelle, n’est-ce pas ? Cette petite chute se nommait anciennement saut de la Vérendrye, en l’honneur du découvreur des Montagnes Rocheuses. « C’est, dit M. Benjamin Sulte, un rapide séparé par un gros rocher, qui forme le « Fer-à-cheval, » côté Est, et la chute des « Iroquois, » côté Ouest, ou plus récemment la chute des « Américains, » parce que de naïfs Yankees ayant entrepris de franchir ce gouffre, qui a bien dix-huit pieds, n’en sont pas revenus[22]. En aval, la rivière est étroite ; à l’eau basse elle n’a pas plus de soixante à quatre-vingt pieds. »

Mais d’où vient ce nom de Gabelle qui est déjà revenu plusieurs fois sous notre plume ?

Le mot Gabelle a trois significations : 1o Impôt sur le sel. 2o Grenier où se vendait le sel. 3o Tout impôt sur les denrées et les produits de l’industrie.

Les deux premières significations ne servent guère qu’à nous dérouter, mais la troisième peut, je crois, nous mettre sur la piste.

La Gabelle était autrefois un lieu de traite bien fréquenté : Les Sauvages descendaient du Nord avec leurs pelleteries, les Français montaient jusqu’au premier des grands rapides avec leurs marchandises, et les échanges se faisaient. Il y avait là un grand commerce, le Gouvernement devait donc y percevoir des impôts, de là le nom de Gabelle. Je donne mon explication telle que je la conçois ; si quelqu’un en trouve une autre plus acceptable, qu’il la présente.

Quant à l’opinion qui ne voudrait voir là qu’une simple corruption du mot Gamelle, nous croyons qu’elle n’a rien de sérieux et que, par conséquent, il n’y a pas lieu de s’y arrêter.

Ayant traversé le petit rocher de la Gabelle, nous pûmes remonter dans notre canot, et commencer une route moins accidentée. Le fleuve, en effet, est devenu beaucoup plus doux, bien qu’il fasse encore un peu la grimace. C’est ici que l’on formait les radeaux dont nous avons parlé.

À notre gauche nous voyons quelques arpents de terre entièrement déboisée : c’est la ferme de la rivière Cachée, la plus ancienne de ces parages. Immédiatement à côté de cette ferme, nous apercevons l’embouchure de la rivière dont elle porte le nom. C’est sur la rivière Cachée que furent établies les premières scieries de quelqu’importance dont il soit fait mention le long du Saint-Maurice. M. Greeve, qui avait fondé cet établissement, comptait M. John Baptist parmi ses employés.

M. Baptist était jeune, mais il était observateur et il avait une grande force de volonté ; il acquit de l’expérience dans l’exploitation du bois, et quand il quitta M. Greeve, il alla bravement établir ses scieries du rapide des Grès. Tout le monde sait qu’il fit faire un pas immense au commerce de bois, et qu’il sut enfin arriver à la fortune.

Mais pendant que nous jetons ainsi des regards sur le passé, n’allons pas oublier le paysage qui se déroule sous nos yeux.

Une pointe s’avance dans le Saint-Maurice, et oblige le fleuve à faire un coude. Comment nommez-vous cette pointe, demandai-je à mon guide ? C’est, me répondit-il, la pointe aux Baptêmes. Mon guide riait un peu en me disant cela, mais moi je n’avais point envie de rire. Hélas ! cette pointe de terre est donc chargée de transmettre aux générations le souvenir des affreux blasphèmes qu’a entendus le Saint-Maurice, car c’est dans ce sens qu’il faut entendre ici le mot baptême.

Pauvre Saint Maurice, si les blasphèmes avaient pu souiller tes flots, tu serais le plus dégoûtant des fleuves de l’Amérique, mais ton onde est pure, ô mon fleuve bien-aimé ; ce n’est pas ta faute si des êtres méchants ont osé maudire notre divin auteur ; parfois même tu t’es chargé de punir cet odieux forfait, ainsi que nous le raconterons bientôt.

Disons, cependant, pourquoi le nom de pointe aux baptêmes a été donné ; nous croyons avoir une explication qui n’admet ni doute ni réplique.

Autour de cette pointe le courant est d’une rapidité terrible, ce qui offre peu d’inconvénients lorsqu’on descend le fleuve, car alors il suffit de savoir bien tenir le fil de l’eau. Mais comment remonter un tel courant ? comment faire ce coude malencontreux, surtout lorsqu’on remonte le fleuve avec des barges ou des chalands bien chargés ?

Je vous avoue que cela semble impossible. Il faut pour y réussir, la force extraordinaire et l’adresse peu commune des rameurs du Saint-Maurice.

Malgré cette force et cette adresse, ils prennent beaucoup de temps, ils versent énormément de sueurs pour passer cet endroit difficile ; vous comprenez bien que les rustauds ne manquent pas de s’impatienter et de jurer à qui mieux mieux. Ils en veulent surtout à la pointe, et ils l’ont couverte de tant de blasphèmes qu’à la fin elle en a gardé le nom.

Les côtes du Saint-Maurice, à l’endroit où nous sommes, rappellent les côtes des environs de la ville mais avec cette différence notable qu’au lieu d’être en sable rouge elles sont de terre franche.

L’après-midi est peu avancé, et cependant nous sommes déjà dans les limites de la paroisse de Saint-Maurice : évidemment, mon canotier fait des merveilles.

Mais une chose vient attirer tout spécialement notre attention : au milieu d’un champ cultivé, nous commençons à apercevoir une ruine. Une ruine sur le Saint-Maurice ! La colonisation y est à peine commencée, et on y voit déjà des ruines ! N’en soyons pas trop surpris : sur la terre les berceaux et les tombes se touchent ; et Châteaubriand a cru que dans le Paradis-Terrestre, au sein d’une nature toute brillante de jeunesse, Dieu avait mis des arbres tombant de vétusté. Cette maison en ruine se trouve dans le voisinage des forges Lislet ; elle fut bâtie par M. Bell, des Forges St-Maurice, qui avait établi une ferme, en cet endroit. C’était l’une des plus belles maisons du Saint Maurice.

Les forges Lislet, situées à quelque distance de la rivière, doivent sans doute leur nom à l’îlot de pierre que nous avons sous les yeux. Elles furent fondées en 1857 par M. Dupuis des Trois-Rivières, et les messieurs McDougall en firent l’acquisition quand ils devinrent propriétaires des forges Saint-Maurice. Le fourneau fut éteint en 1876, et tous les travaux cessèrent en 1878 ; il ne reste maintenant de ces forges que des ruines dont celle des bords du Saint-Maurice peut nous donner une idée.

Il nous fait plaisir de voir à notre gauche des maisons bâties agréablement sur le fleuve : sont-ils singuliers, aussi, ces riverains du Saint-Maurice qui vont placer leurs maisons dans les replis de terrain, comme si les points de vue ne comptaient pas dans la valeur d’une propriété ; comme si le spectacle des beautés de la nature n’était pas une des joies les plus pures de la vie, et l’une des choses qui contribuent le plus puissamment à élever l’âme vers son créateur.

Ici il me faut bien faire un aveu pénible, et qui pourrait compromettre ma renommée de voyageur, si je n’avais affaire à des lecteurs bien charitables : Imaginez-vous donc que j’ai passé le rapide de la Hache et la pointe de la Hache sans m’en apercevoir ! Que faisaient donc mes yeux, pendant que nous passions en cet endroit ? Que faisait mon guide qui avait pourtant coutume de m’avertir quand il se rencontrait quelque chose d’intéressant ? Nous étions distraits tous deux. Nous avions probablement l’esprit hanté par quelque fantôme de la légende des Vieilles Forges !

J’ai certainement franchi ce rapide, un peu au-dessus de celui des Forges, mais je ne puis vous en dire autre chose, je ne l’ai pas vu.

Sur la rive droite du Saint-Maurice un spectacle vient nous réjouir et nous surprendre en même temps : Une maison en pierre, la plus vaste que nous ayons encore vue sur le Saint-Maurice, s’élève sur le point culminant de la côte, et commande ainsi le fleuve et les environs. En examinant ses blanches murailles, ses cheminées massives et ses formes antiques, nous la connaissons pour la sœur de cette vieille maison du Platon des Trois-Rivières, où nous avons passé les plus belles années de notre jeunesse studieuse ; c’est la Grande Maison des vieilles forges Saint-Maurice, bâtie par M. Chaussegros de Léry, une vingtaine d’années avant la conquête, quand les forges marchaient au nom et au profit du roi de France. La position seule de cette maison me dirait qu’elle est ancienne ; si elle eut été bâtie par les hommes de notre temps, je suis sûr qu’ils auraient trouvé quelque prétexte pour la placer dans un trou.

Les mouvements extraordinaires de notre petit canot nous font bien voir que nous sommes entrés dans le rapide des Forges ; mais avant de passer la partie la plus redoutable, nous allons visiter le petit village des Forges, si intéressant par ses souvenirs historiques.

Nous abordons à un endroit où la côte est taillée à pic ; différents petits filets d’eau en descendent, et nous allons nous y désaltérer.

Il y en a qui font portage ici comme à la Gabelle, mais il ne s’agit pas de cela pour nous ; on ne nous prendra pas pour des enfants, je suppose !


UN PÈLERINAGE
Aux Vieilles Forges Saint-Maurice

Maintenant, amis lecteurs, en avant ! Suivez-moi, et ne craignez pas de vous égarer. Passons au-dessus de ce petit courant d’eau, une seule planche y sert de pont : eh bien ! c’est la rivière des Forges qui vient ici se jeter dans le Saint-Maurice. Et si vous concevez du mépris pour la puissance ou l’utilité de ce courant d’eau, je vous avertis que vous êtes dans l’illusion. Nous reviendrons sur ce point.

À côté de la rivière et sur le bord du Saint-Maurice on connaissait depuis longtemps un puits dont l’eau bouillonnait toujours, bien qu’elle fut assez froide, c’est-à-dire qu’il y a là une de ces sources de gaz si nombreuses dans la vallée du Saint-Laurent ; on a mis dernièrement un baril sur ce puits, afin de recueillir le gaz, et on a fait arriver un tube en plomb dans le haut de ce baril. Vous avez une allumette ; allons, faites prendre, et mettez le feu à l’extrémité du tube. Voyez, quelle belle flamme ! Si l’on avait ici un gazomètre et ensuite un système de tuyaux, on pourrait chauffer et éclairer tout le village des Forges.

Montons par ce chemin de charrette : il n’est pas très battu, mais la pente en est assez douce, n’est-ce pas ? Nous voilà au moulin à farine du Dr Beauchemin. Ce moulin est en brique et à deux étages ; c’était d’abord une boutique de menuisiers, élevée par M. Henri Stuart pour l’utilité des Forges. Un petit moulin dont on voit encore les fondations se trouvait à quelques pas d’ici : M. Onésime Héroux devenu propriétaire des deux bâtiments transporta les moulanges dans la boutique, et en fit le moulin actuel qui est beaucoup plus confortable. Trois moulanges y sont en activité.

Le pouvoir d’eau est largement suffisant pour faire marcher le moulin, et je crois sincèrement que l’on a ici le type des pouvoirs d’eau. Pas besoin de batardeau coûteux pour barrer la rivière, pas besoin d’étang pour amasser de l’eau, un simple canal en bois de quelques pieds suffit pour tous les besoins. La quantité d’eau fournie par ce canal est toujours à peu près la même : elle ne diminue pas sensiblement dans les sécheresses de l’été, elle n’augmente presque pas au printemps, de sorte que le moulin marche toujours avec une régularité parfaite.

Et comment se fait-il que la rivière qui coupe le terrain des Forges en deux parties garde le même niveau toute l’année ? N’allez pas avoir recours à de forts calculs pour expliquer cela, car c’est une chose toute simple. 1o La rivière ne prend sa source qu’à trois milles, tout au plus, de son embouchure, de sorte qu’elle n’a pas le temps de rencontrer un grand nombre de ruisseaux qui puissent gonfler son cours. 2o Elle coule au milieu d’un terrain sablonneux qui boit l’eau de la pluie et ne permet pas, le plus souvent, qu’il en arrive une seule goutte jusqu’à elle. 3o Elle prend sa source dans une savane, réservoir inépuisable sur lequel les sécheresses de l’été et la fonte des neiges au printemps ne peuvent pas produire d’effets bien sensibles.

La source étant à peu près toujours la même, il n’est pas surprenant que la rivière qui en découle reste aussi toujours la même.

On avait cru que le déboisement changerait cet état de choses, mais l’expérience prouve inexorablement qu’il n’en est rien.

On se sert dans le moulin d’un ancien poêle que l’on distinguerait immédiatement des poêles actuels par l’épaisseur de ses plaques ; les vieillards se souviennent de l’avoir vu autrefois dans la chapelle ; il ne remonte cependant pas au temps des Français, car il porte les armes de l’Angleterre.

Continuons maintenant à remonter la côte : nous voilà en face de la jolie maison du meunier : des arbres nous protègent contre les ardeurs du soleil, des fleurs nous réjouissent par la variété de leurs couleurs. Si la demeure du meunier Sans-Souci était semblable à celle que nous voyons, il pouvait bien refuser de la vendre au roi de Prusse.

Entrons ici, car M. Fortin, le meunier, est notre ami. C’est le maître-chantre de la chapelle des Forges, et les habitants des Trois-Rivières aiment certes bien à l’entendre, eux aussi, quand il va prendre sa place au chœur de la Cathédrale. M. Fortin va maintenant être notre guide dans la visite que nous allons faire des parties les plus intéressantes du village.

Dirigeons-nous immédiatement vers la chapelle, car la maison de Dieu doit toujours avoir nos préférences. En passant, remarquez cette maison longue, à plusieurs logements, c’est la dernière de cette forme qui reste de l’ancien village, tel qu’il était dans les temps de prospérité. Traversons maintenant la rivière ; à côté du pont, qui peut avoir une vingtaine de pieds, à notre gauche, voyez cette petite cascade artificielle : c’est là que les charretiers venaient laver la mine de fer, avant de la transporter au fourneau.

Nous passons devant une maison à deux portes, où se fait maintenant l’école, et sur une petite élévation, la face au chemin, nous trouvons la chapelle. C’est une maison en bois, de 50 pieds sur 30, qui fut élevée dans le temps que Mrs Stuart et Porter étaient propriétaires des Forges. La croix à fleurs de lis surmonte le clocher est la croix de l’ancienne chapelle qui se trouvait à quelques arpents d’ici ; elle est de fonte, et on conserve encore le modèle en bois qui servit pour en faire le moule.

Pendant longtemps cette chapelle servit en même temps d’école : une cloison volante séparait au besoin le chœur de la nef, et la nef devenait alors une maison d’école très confortable. Un monsieur Doucet, deux demoiselles Dugal, y ont instruit bien des enfants.

L’intérieur n’est pas riche, mais il est tout propret. Nous trouvons un harmonium près de la porte : c’est presque du luxe, dans une si petite mission. À droite de l’autel il y a une jolie statue de la Sainte Vierge devant laquelle les bons habitants des Forges viennent prier chaque soir du mois de Marie. C’est un exercice qui se fait toujours avec une piété vraiment édifiante. Une image de la Sainte Face domine le tabernacle : n’allez pas, je vous prie, y jeter seulement un regard distrait, car c’est ici l’expression d’une pensée toute sainte.

Les Vieilles Forges étaient autrefois un poste où les voyageurs du Saint-Maurice s’arrêtaient pour boire et blasphémer d’une manière horrible. Celui qui voudrait aujourd’hui rapporter les paroles qui ont été prononcées par ces redoutables passants, serait nécessairement regardé comme un calomniateur, car il y a dans leurs blasphèmes quelque chose d’incroyable. Connaissant cette pénible histoire, M. l’abbé Caisse voulut que la chapelle qui s’élève au milieu des Forges devint la chapelle de la Réparation, et il résolut de la consacrer au culte de la Sainte Face.

Mais il fallait faire encore davantage : Avant que la Sainte Face ne prit possession de son temple, il fallait la porter en triomphe dans toutes les parties du village, affirmer la victoire de Jésus et rendre les chants de bénédiction et de louange plus retentissants et plus solennels que les blasphèmes ne l’avaient jamais été. On organisa donc une grande fête pour le 15 juillet 1883. Tout le peuple contribuait aux préparatifs avec un véritable enthousiasme. « On fit si bien, dit le missionnaire lui-même, qu’au jour venu le modeste sanctuaire des Forges se trouva tout à fait transformé. Le voilà devenu beau, on le reconnaît à peine ! Et cependant, qu’y a-t-il ? Verdure de la forêt, fleurs du jardin, modestes draperies rassemblées au hasard, voilà nos précieuses parures, nos délicieux parfums, nos riches et brillantes tentures !… Et tandis qu’à l’autel le prêtre, assisté de ses diacres, offre le très saint Sacrifice, tandis que des voix pieuses font entendre des chants de l’âme, des cris du cœur, la foule pressée au dedans et au dehors du saint lieu trop petit pour la contenir, attentive et recueillie, contemple, en priant, l’auguste Face de Notre-Seigneur, les yeux mouillés de larmes.

« À l’issue de l’office divin, la procession se met en marche, la croix pour unique bannière. Tout le décor du modeste cortége a été mis dans les mains pures et innocentes des petits enfants. Huit d’entre eux, costumés pour la fête, portent l’image vénérée de la sainte Face ; les autres tiennent à la main de petites oriflammes, et s’avancent graves et recueillis comme des anges à la suite du Roi des cieux.

« En un moment, l’ordre le plus parfait s’établit dans les rangs, chacun a pris sa place sans tumulte et sans bruit. Entre les deux haies de balises qui bordent le chemin, on voit défiler lentement deux rangées de vieillards, d’hommes, de femmes et d’enfants, tous dans le plus profond recueillement, et se communiquant l’un à l’autre une émotion visible et croissant à chaque pas.

« Après avoir traversé toute la partie habitée des Vieilles-Forges, la procession vint s’agenouiller aux pieds d’un magnifique reposoir élevé sur le seuil de la dernière demeure, auprès de laquelle coulent, en murmurant à travers un rocher, les eaux de la rivière Saint-Maurice, si longtemps témoin des scandales dont il a été parlé plus haut.

« C’est là, sur une estrade élevée, en présence de la sainte Face déposée sur un autel préparé à l’avance, que le prédicateur va faire entendre sa voix, et protester au nom de tous contre les blasphèmes et les scandales dont ces lieux ont été si souvent le théâtre. C’est là aussi que la foule pieuse va laisser libre cours à des larmes depuis trop longtemps dissimulées sous une paupière attendrie, à des soupirs jusque là comprimés au fond de leurs cœurs gonflés par l’émotion la plus vive. La parole éloquente du prêtre n’eut pas de peine à rompre cette digue, et bientôt l’orateur lui-même puisa son émotion dans l’auditoire en larmes. Le prédicateur distingué de la circonstance, M. l’abbé A. Biron, du séminaire des Trois-Rivières, peut se féliciter, à la gloire de la sainte Face, d’avoir jeté une semence précieuse dans une terre fertile et bien préparée.

« Le sermon terminé, toute la foule en pleurs s’inclina respectueusement devant la douloureuse Face de Notre-Seigneur, puis s’en retourna, dans le même ordre et avec un recueillement encore plus grand, vers le sanctuaire béni, où la sainte effigie fut déposée par le célébrant et ses ministres au-dessus du tabernacle de l’autel principal. Après le chant du Te Deum, l’assistance se prosterna de nouveau devant l’image vénérée de la sainte Face ; et se dispersa, comblée de joie, chacun racontant partout le bonheur inattendu et les émotions vives de cette belle journée.

« Désormais, la pauvre chapelle des Vieilles-Forges Saint-Maurice sera un sanctuaire de grâces et de bénédictions spéciales, dans lequel les amis de Dieu recevront des faveurs plus promptes et plus abondantes. On viendra prier dans l’Oratoire de la Sainte Face, et l’on obtiendra des prodiges, selon cette promesse de Notre-Seigneur Jésus-Christ à la sœur Saint-Pierre : « Par ma sainte Face, vous ferez des prodiges. »

« Notre-Seigneur a dit encore de sa Face adorable qu’« Elle doit être le signe sensible de la Réparation. » Comme nos péchés sont la cause des refus ou des retards que nous éprouvons dans nos prières, nous irons au pied de l’autel de la sainte Face faire de solennelles réparations pour nos péchés, et nos vœux parviendront ainsi sans entrave jusqu’au trône de Dieu.

« Déjà la dévotion à la Face de Jésus a opéré des prodiges au Canada, des guérisons étonnantes, des conversions vraiment miraculeuses, des grâces de toutes sortes qui ont imprimé dans les âmes une confiance qui ne s’effacera plus. Notre-Seigneur a dit : « Vous obtiendrez par ma sainte Face le salut de beaucoup de pécheurs ; par cette offrande rien ne vous sera refusé. » Allons donc au pied de l’autel de la divine Face, et là, prosternés, nous nous écrierons avec le psalmiste : « J’ai supplié votre Face de tout mon cœur ; ayez pitié de moi, selon votre promesse. » Deprecatus sum Faciem tuam in toto corde meo ; miserere mei, secundum eloquium tuum. » (Ps. 118, v. 58.)

Le Dieu du Calvaire a accompli ses promesses : de grandes faveurs spirituelles sont venues récompenser la piété des habitants des Forges. Dans l’oratoire de la sainte Face on obtient même des faveurs de l’ordre purement temporel. En voici une, entr’autres, dont le souvenir ne passera pas. M. Raphaël Bourassa s’était cassé une jambe et cette blessure ne guérissait pas ; l’enflure menaçait même de monter jusqu’au corps, par conséquent une mort prochaine semblait inévitable. M. Bourassa, qui est un homme de stature colossale, se traîna péniblement pendant neuf jours de suite Jusqu’à l’oratoire de la sainte Face ; il y pria avec une foi robuste, et il y fit prier, surtout par ceux de sa famille qui le soutenaient pendant ses pèlerinages. À la neuvième journée il se sentit tellement mieux qu’il laissa ses béquilles dans la chapelle, où on les voit encore suspendues à une poutre devant la sainte Face. La guérison a continué, et au bout de quelque temps elle était devenue parfaite.

Rendez gloire à Jésus, ô habitants des Forges, soyez dévots à la sainte Face, car les anciens que vous remplacez n’ont pas été irréprochables sous le rapport du blasphème, et dans votre village Dieu a souvent été insulté par d’autres que ces passants dont parle votre missionnaire.

Le petit sanctuaire des Forges a reçu dernièrement une nouvelle et importante faveur. Dans un voyage à Rome, en 1887, M. l’abbé J. R. Caisse a en effet obtenu qu’on pût y gagner l’indulgence du Saint-Pardon ou de la Portioncule.

Qu’est-ce que l’indulgence de la Portioncule ? Le père Maurel va nous l’apprendre. « Ce fut, dit-il, en année 1221, vers le mois d’octobre, que saint François (d’Assise), dans une apparition de Jésus-Christ, de la sainte Vierge, et d’une multitude d’esprits célestes, osa demander à Notre-Seigneur lui-même, par l’entremise de Marie, une indulgence plénière pour quiconque, contrit et confessé, visiterait l’église de Sainte-Marie-des-Anges, ou de la Portioncule. Le Fils de Dieu exauça la prière de son fidèle serviteur, à condition toutefois que François obtiendrait du Pape alors régnant, Honorius III, la confirmation de cette indulgence qu’il lui accordait. Honorius la confirma, en effet, la même année ; mais ce ne fut que deux ans après, en 1223, qu’il l’accorda à perpétuité, la fixant selon la volonté de Jésus-Christ manifestée à saint François dans une seconde vision, au 2 août, à commencer aux premières Vêpres, c’est-à-dire vers le déclin du jour où l’apôtre saint Pierre se trouva délivré de ses liens.

« Elle fut publiée solennellement à Sainte-Marie-des-Anges, le 1er août de cette année 1223, par ordre du Souverain Pontife, et par les évêques d’Assise, de Pérouse, de Todi, de Spolette, de Foligni, de Nocera et de Gubbio. La publication de l’indulgence fut précédée d’un discours plein de ferveur par saint François lui-même.

« Ce grand privilége, nommé l’Indulgence du Saint-Pardon ou de la Portioncule, fut ensuite étendu à toutes les églises des trois Ordres de Saint-François par plusieurs Papes, et notamment par Grégoire XV, lequel, à la confession déjà prescrite pour gagner l’Indulgence, ajouta la communion. Et Innocent XI, par un bref du vingt-deux janvier 1689, la rendit applicable aux défunts.

« Ce que l’Indulgence du Saint-Pardon a de particulier, c’est qu’on peut la gagner toties quoties, c’est-à-dire plusieurs fois le même jour, ou autant de fois que, dans le dessein de participer à l’Indulgence, on visite l’église de la Portioncule, ou toute autre église qui jouit du privilége, depuis l’heure des premières Vêpres jusqu’au soir du 2 août. On doit à la visite et aux prières faites aux intentions du Souverain Pontife ajouter la confession et la communion. Rappelons-nous d’appliquer surtout ces Indulgences aux saintes âmes du Purgatoire. »

Vous comprenez maintenant, mes chers lecteurs, que c’est un grand privilége qui a été accordé à la chapelle des Forges, aucune des églises du diocèse des Trois-Rivières n’en a été dotée jusqu’à ce jour, aussi, le 2 août 1888, le modeste temple était beaucoup trop petit pour la foule qui voulait y trouver place. Un fils de saint François, le père Frédéric Ghiveld, commissaire de Terre Sainte au Canada, adressa la parole au peuple, et l’on crut entendre saint François lui-même renouvelant son discours de Sainte-Marie-des-Anges. Après cette suave exhortation, les fidèles firent jusqu’au soir une ample moisson d’indulgences en faveur des âmes du Purgatoire.

Ô petit temple, j’ai dû rappeler sans retard ces évènements si honorables pour toi, et maintenant je te dis adieu : j’ai prié avec foi devant ton humble autel, et je sais que j’aurai désormais plus d’ardeur à pratiquer et à prêcher la dévotion à la sainte Face de Jésus.

Dirigeons nos pas vers cette maison qui s’élève sur un coteau, droit en face de la chapelle. C’est la demeure du seigneur de l’endroit, de M. le docteur Beauchemin. Entrons sans crainte, tout le monde ici a le cœur sur la main, et puis le respect du prêtre est de tradition dans cette famille. Madame Beauchemin a toutes les bonnes manières de la haute société ; le docteur est un ancien ami pour moi, car jadis, ne vous déplaise, j’ai été missionnaire des Forges ; la réception ne peut donc manquer d’être tout à fait cordiale.

C’est ici la maison des prêtres, le missionnaire s’y trouve comme dans son presbytère ; mais en même temps c’est une maison canadienne, elle est donc pleine d’enfants. J’ajoute qu’elle est pleine de beaux enfants, bien mis et bien élevés. Quels égards tout ce petit monde n’a-t-il pas pour le missionnaire ! Il faut l’avoir éprouvé pour le croire.

Pendant que je suis à m’entretenir bien amicalement avec l’excellente famille Beauchemin, j’entends que M. Fortin se munit de permissions et des clefs pour visiter la Grande Maison. Oui, il faut y songer, nous devons renoncer au charme de la conversation et continuer notre pèlerinage à travers les Vieilles Forges. Adieu belle et noble famille, cœurs vraiment chrétiens ; quand vous priez dans l’oratoire de la Sainte-Face, accordez quelquefois un petit souvenir au plus humble de vos anciens missionnaires.

Nous retournons un peu sur nos pas. Après avoir traversé le pont, et passé les deux maisons habitées qui l’avoisinent, nous entrons dans un champ. Une ruine de maçonnerie s’élève triste et solitaire : ce sont les Forges Saint-Maurice, il n’en reste que cela. Pourtant, en bas de la côte, je reconnais encore la forge du gros marteau ; mais le bâtiment est en ruine et le gros marteau est disparu. C’est donc ici qu’il y a eu tant de mouvement autrefois, et maintenant c’est la solitude. Les dépendances des Forges, les maisons qui contenaient tant de personnes, tout a disparu. Les ruines dans un jeune pays sont comme des cheveux de neige sur une tête de quinze ans, cela serre péniblement le cœur.

Mes amis, j’ai pu recueillir quelques notes qui vous intéresseront : asseyons-nous sur l’herbe, en face de ces ruines, je vais vous raconter succinctement l’histoire des Forges.


Histoire des Forges Saint-Maurice

Le roi Louis XIV avait de bonnes intentions à l’égard de la colonie française du Canada, il voulait la voir grande et prospère, cela ressort de tous ses écrits et de tous ses actes. Il reconnaissait l’importance de la traite des pelleteries avec les Sauvages, mais il estimait bien davantage que les colons s’attachassent à la culture de la terre et à l’exploitation des mines qui se trouvaient dans le pays. Colbert, un homme de génie s’il en fut jamais, entrait complètement sur ce point dans les vues de son illustre maître, aussi voit-on qu’il donnait une attention extraordinaire à la découverte et à l’exploitation des mines dans la Nouvelle-France. Par son ordre M. de la Tesserie faisait des explorations dans le bas du fleuve Saint-Laurent, en 1666, et découvrait les mines de fer de la Baie-Saint-Paul. Par son ordre encore l’intendant Talon faisait faire des explorations dans d’autres parties du pays, et découvrait les riches gisements des environs des Trois-Rivières.

M. Talon étant allé en France en 1668, fit connaître ces importantes découvertes et obtint des sommes d’argent pour faire de nouvelles explorations. M. de la Potardière fut même envoyé tout exprès au Canada. Arrivé à Québec, M. de la Potardière trouva des échantillons des mines de fer de Champlain et du Cap de la Madelaine, envoyés par l’ordre de Daniel de Remi, seigneur de Courcelles : ces échantillons ne lui plurent qu’à demi. Il procéda cependant à l’inspection des mines dans les environs des Trois-Rivières et fit rapport qu’elles n’offraient rien d’avantageux ni en qualité ni en quantité. Ce rapport est loin de faire honneur à M. de la Potardière, car le minérai se rencontrait en abondance, presque à fleur de terre, dans le fief Saint-Maurice. « Le sol est jaune et sablonneux, » dit l’histoire des Ursulines des Trois-Rivières, « coupé de savanes et de cours d’eau. Il suffit de lever le gazon pour rencontrer le minérai, en grains ou en galets, de couleur bleuâtre. Un simple lavage le débarrasse des matières terreuses qui y adhèrent, et il est prêt pour la fonte »[23]. Néanmoins, le rapport dont nous parlons venant d’un homme regardé alors comme un savant, retarda de plusieurs années l’exploitation de nos incomparables mines du district des Trois-Rivières.

La valeur de ces mines s’imposait à l’attention des hommes réfléchis. Malgré l’appréciation si désavantageuse de M. de la Potardière, nous voyons qu’en 1672 M. de Frontenac continuait à les regarder comme très importantes. Le marquis de Denonville écrit en 1681 pour signaler l’avantage de nos minérais de fer. Il insiste en 1686 : Les mines sont abondantes, dit-il, et il y a un bon courant d’eau. Il fait plus, il envoie des échantillons pour prouver qu’elles sont d’excellente qualité. On ne perdait donc pas de vue cette source de richesse pour notre pays.

En 1676, la seigneurie de Saint-Maurice est concédée à Dame Jeanne Jalope[24] épouse de Maurice Poulin sieur de La Fontaine, procureur du roi aux Trois-Rivières. Voici le titre de cette concession :

Jacques Duchesnau, chevalier, seigneur de la Doussinière et Dambrault, conseiller du roi en ses conseils d’estat et privé, intendant de la justice, police et finances du Canada, Acadie, Isle de Terreneuve, et autres pays de la France Septentrionale. En procédant à la confection du terrier du domaine de la Nouvelle-France en conséquence de l’arrest du conseil d’estat de Sa Majesté, tenu au camp de Lutin dans le comté de Namur, le quatre juin mil-six-cent-soixante-quinze, et de notre ordonnance rendue sur iceluy le vingt-cinquième jour de may dernier, est comparu pardevant nous Jeanne Jalope, veuve de deffunt Maître Maurice Poulin, Sieur de la Fontaine, vivant procureur du roy de la juridiction royalle de cette ville des Trois-Rivières ; laquelle, tant en son nom que comme tutrice des enfants du dit deffunt et d’elle, nous a remontré que Monsr. Talon, lors intendant pour Sa Majesté en ce pays, avait permis au dit deffunt Sieur Poulin de faire travailler sur une terre située sur le bord de la rivière ditte les Trois-Rivières, du costé du sud-ouest, avec promesse de lui en donner titre de concession, ainsi qu’il est porté par sa lettre missive du dix janvier mil six cent soixante-et-huit, depuis lequel temps il aurait été fait beaucoup de déserts et bâtiments sur la dite terre, tant par le dit deffunt que par elle ès dit nom, même concédé une partye d’icelle, mais comme elle ou ses enfants pourraient estre inquiétés en la possession des dits lieux faute de contrats, elle requiert qu’il nous plaise luy accorder, donner et concéder une lieue de terre de front sur la ditte rivière des Trois-Rivières et deux lieues de profondeur dans les terres, à prendre partie au-dessus et partie au-dessous du lieu où sont les dits travaux, iceux compris, avec droit de pesche sur la dite rivière vis-à-vis la dite lieue de front, le tout en lieu non concédé, à titre de fief, justice et seigneurie relevant du domaine de Sa Majesté, aux us et coutumes de la prévosté et vicomté de Paris ; veu la dite lettre missive susdattée, et considérant les services rendus par le dit Sieur Poulin en la dite charge de procureur du roy sans aucun gage pendant plusieurs années, comme aussy les travaux faits sur les dits lieux pour l’avancement de cette colonie : Nous, sous le bon plaisir de Sa Majesté, avons accordé, donné et concédé, accordons, donnons et concédons par ces présentes à la dite veuve Poulin, ès dits noms, une lieue de terre de front sur le bord de la rivière ditte les Trois-Rivières, du costé du sud-ouest, à prendre partie au-dessus et partie au-dessous du lieu où sont les travaux par elle faits sur icelle, et deux lieues de profondeur, avec droit de pesche sur la dite rivière vis-à-vis de la dite lieue de front, à condition que les dittes terres ne soient concédées à d’autres, pour en jouir par la dite Jalope, ses dits enfants, leurs hoirs et ayans cause, en fief et tous droits de seigneurie, à la charge de la foy et hommage qu’ils seront tenus de porter à l’avenir au château St.-Louis de la ville de Québec, duquel ils relèveront aux droits et redevances accoutuméz et au désir de la Coutume de la prévosté et vicomté de Paris ; que la dite veuve Poulin ès dits noms continuera de tenir et faire tenir feu et lieu sur la ditte seigneurie ; qu’elle conservera et fera conserver les bois de chesnes qui se trouveront sur le dit fief, propres pour la construction des vaisseaux ; qu’elle donnera incessamment avis au roy des mines, minières et minéraux, si aucuns se trouvent dans les dits lieux, et d’y laisser les chemins et passages nécessaires.

Dont acte ; et a la ditte Jalope déclarée ne savoir écrire ni signer, de ce interpellée, avons signé les présentes de notre main et icelles fait contresigner par notre secrétaire.

Fait aux Trois-Rivières, en notre hostel de la ville des Trois-Rivières, le quatrième jour d’août mil-six-cent-soixante-et-seize.

(Signé)Duchesneau.
Becquet.

Et plus bas,

Par Monseigneur.

Nous avons donné ce titre seigneurial en entier à cause de certains renseignements qui s’y trouvent compris, et sur lesquels il ne sera pas nécessaire d’appuyer.

Madame Poulin légua sa seigneurie à Michel Poulin, son fils, le 19 janvier 1683. Le 4 avril 1725, on voit Pierre Poulin, fils de Michel, faire acte de foi et hommage au gouverneur en son Château St-Louis, pour lui et ses pères, pour le fief et seigneurie de Saint-Maurice. La seigneurie était donc déjà passée en troisième main depuis 1676, mais toujours dans la même famille.

Quant à l’exploitation des mines de fer qui donnaient tant de valeur à cette seigneurie, il semble qu’il n’en fût pas question : la famille Poulin, sans aucun doute, n’avait pas les ressources nécessaires pour subvenir aux frais d’installation de grandes forges, et elle n’avait pas encore trouvé l’occasion de former dans ce but une société forte et avantageuse.

Cependant, le 22 mars 1730, le roi accorda à M. de Francheville le droit d’exploiter les mines de fer dans le fief Saint-Maurice, droit qui n’était pas compris dans la concession faite à Madame Poulin. Ce fut le signal du réveil. Le 16 janvier 1733, en effet, Messieurs de Francheville, Pierre Poulin, Gamelin et Cugnet formèrent une société et se mirent résolument à l’œuvre. Des bâtiments s’élevèrent et la fonte du minérai fut commencée ; on parlait au loin des nouvelles forges, et avec raison, car c’était les premières qu’eut encore vues l’Amérique du Nord. Cette entreprise, pourtant ne devait pas arriver immédiatement à un succès complet, car on a toujours remarqué que les œuvres très importantes ont des commencements difficiles : M. de Francheville, l’âme de tout ce mouvement, étant mort sur ces entrefaites, les opérations ne purent continuer, et le 23 octobre 1735, les associés survivants remirent entre les mains du roi la propriété des Forges et le droit d’exploitation des mines de fer. Ce résultat n’était guère satisfaisant ; néanmoins l’élan était donné et le succès définitif ne pouvait tarder bien longtemps.

Dés l’année suivante, Messieurs François Étienne Cugnet[25] Pierre François Taschereau, Olivier de Vezain, Jacques Simonet et Ignace Gamelin formèrent une nouvelle société, et achetèrent la seigneurie de Saint-Maurice pour la somme de 6000 livres. C’était le 15 octobre 1736. Les vendeurs étaient Pierre Poulin Louise de Boulanger sa femme, et Michel Poulin prêtre. Le roi, par une ordonnance du 22 avril 1737, donna à la compagnie appelée Cugnet et &cie ou Compagnie des Forges, le droit d’exploiter les mines de fer, et de plus il lui avança la somme de 100,000 livres sans intérêt.

On fit plus encore pour favoriser la nouvelle compagnie : M. Cugnet s’étant plaint que le fief Saint-Maurice ne contenait que peu de bois alors, et que la Compagnie allait se trouver obligé d’acheter du bois des habitants à des prix ruineux pour elle, M. de Beauharnois et M. l’intendant Hocquart lui concédèrent le fief de Saint-Étienne, par un acte du 12 septembre 1737. « Nous », est-il dit dans ce document, « en vertu du pouvoir à nous conjointement donné par sa Majesté, avons donné, accordé et concédé, donnons, accordons et concédons aux d. intéressés tant le fief de St-Étienne réuni au domaine de Sa Majesté par ordonnance du six avril dernier, que les terres qui sont depuis le d. fief de St-Étienne, à prendre le front sur la rivière des Trois-Rivières, en remontant jusqu’à une lieue au dessus du Sault de la Verandry, sur deux lieues de profondeur, lesquelles terres seront en tant que de besoin réunies au domaine de Sa Majesté, conformément à l’arrest du conseil d’état du 15 mars 1732, pour estre le d. fief de St-Étienne et les terres qui sont au-dessus, comme il est dit cy-dessus, unies et incorporées au dit fief de St-Maurice, et ne faire ensemble qu’une seule et même seigneurie, et en jouir par les d. intéressés, leurs successeurs et ayans cause, à perpétuité et à toujours, à titre de fief et seigneurie, avec haute, moyenne et basse justice, droit de pêche et de chasse, seulement dans toute l’étendue de la de. concession : à la charge de porter foy et hommage au château St-Louis de Québec…… à la charge aussi de donner avis à Sa Majesté ou à nous et nos successeurs, des mines, minières, ou minéraux, si aucuns se trouvent dans l’étendue de la d. concession, à l’exception des mines de fer, dont le privilége a été accordé aux dits intéressés, etc. »

Avec ces secours précieux, la Compagnie put mettre son établissement sur un bon pied : fourneau, fonderie, forge, boutiques, tout était fait sans épargne, quelque cher que cela pût coûter ; et lorsqu’en 1739 un homme entendu, venu tout exprès de France, dirigea les travaux de cette grande exploitation métallurgique, on put dire que les forges Saint-Maurice faisaient honneur à la Nouvelle-France. Mais dans un jeune pays où les fortunes sont rares et mal assises, où les banques ne sont pas encore établies, il est bien rare que l’on puisse faire des déboursés très considérables sans s’exposer à la ruine ; aussi la Compagnie des Forges qui eût fait fortune dans le cas où elle eût pu braver les premières difficultés financières, se vit obligée de remettre sa charte au gouvernement des Trois-Rivières. Le 1er mai 1743, ordre fut donné de réunir les Forges au domaine royal. Le roi comprit sans doute que le temps n’était pas encore venu pour les colons canadiens de se mettre à la tête d’une entreprise qui demandait des avances d’argent si considérables. On fit fonctionner les forges Saint-Maurice, mais au nom et au profit du roi de France.

Les fourneaux furent réparés, des maisons furent bâties, entr’autres, croyons-nous, cette Grande Maison qui est aujourd’hui une admirable relique, et les travaux commencèrent sur une grande échelle. Les Forges purent alors fournir à toute la population du Canada des poèles, chaudrons, marmites, fers à repasser, haches, pelles de fer, et autres articles d’un usage quotidien. Les poèles surtout attiraient l’attention générale, et l’on pouvait à peine suffire aux demandes qui en étaient faites.

Le poèle, en effet, est un meuble indispensable dans une maison canadienne. Nos hivers de six mois ont leurs charmes et leurs avantages, oui, mais à condition qu’il y ait un poèle bien ronflant au milieu de la famille. Quand on pense que les premiers colons se chauffaient au feu de cheminée, on se demande comment ils ont pu résister aux rigueurs de notre climat.

« On fit venir de la Bourgogne et de la Franche-Comté plusieurs chefs ouvriers, lesquels tenaient leurs traditions des hommes que Colbert avait envoyés en Suède, soixante-quinze ans auparavant, apprendre le métier de mouleur et fondeur. C’est si bien le cas que le naturaliste suédois Peter Kalm, visitant nos forges en 1749, y trouva toutes les choses réglées comme dans son pays. »[26] Il dit dans son récit de voyage que le bois y est proche, le minérai fusible et de bonne qualité ; il dit aussi que plusieurs des employés se sont bâti de jolies maisons, mais il assure que les Forges ne rapportent aucun profit au roi.

M. Franquet, qui visita le Canada comme inspecteur des fortifications en 1748, visita aussi les Forges St-Maurice. Pour nous distraire un peu nous allons l’accompagner dans sa petite excursion. Il commence par donner quelques détails sur les Trois-Rivières :

« Le gouverneur, dit-il, se nomme Mr Rigaud de Vaudreuil, il est frère du Major des Gardes.

Madame de Rigaud est fille de M. de la Gorjandière homme riche, et Directeur de la compagnie des Indes pour le castor à Québec.

Le Lieutenant du Roy Mr de St Ours.
Le Major Mr de Noyelle.
L’aide major Mr de Ganne,


et le garde magazin Mr de Tonnancour, homme fort riche, d’une belle figure, et de beaucoup d’esprit. Sa femme est sœur de Madame Prévost, dont on a parlé cy-dessus… »

« Mr Bigot, intendant de la Nouvelle-France, résidant à Québec, m’avait recommandé de visiter les forges de St-Maurice, en adjoutant que l’Établissement était considérable, et que je serais bien aise de les avoir vues pour être en état d’en rendre compte, et qu’en séjournant aux Trois-Rivières, je pourrais m’y rendre en moins de deux heures, à quoy consenti, j’en prévins Mr Rigaud, qui eut la complaisance de dire qu’il m’accompagnerait.

« Sorti des Trois-Rivières à cinq heures du matin avec Mr Rigaud, Tonnancour et tous mes compagnons de voyage que Mr de Rouville directeur des dittes forges arrivé de la veille en ville pour m’engager à ce petit voyage y avait invités.

« En sortant de la ville, le chemin est beau, large et sablonneux, il y a une maison bâtie dans son milieu qui masque le coup d’œil de son avenue environ à cent toises audelà ; l’on monte à droite une petite hauteur, d’où traversé une plaine, ensuite un bois l’on arrive à sa sortie aux dittes forges, ce bois est brulé en partie, d’ailleurs il est dépouillé de tous ses arbres propres à la charpente, il n’y reste que du taillis et du sapinage. Vu dans sa traversée plusieurs tourtres et Perdrix, et quelques éclaircis de prairie ;  : à l’extrémité du chemin, pour descendre à St-Maurice, lieu où sont les dittes forges du Roy, est une rampe qui conduit à un ruisseau que l’on traverse sur un pont de bois d’où l’on se rend au logement du Directeur.

« Après le cérémonial du premier accueil de lui, de sa femme et des autres employés, on se mit en devoir de parcourir l’endroit. On se porta d’abord sur le ruisseau : il descend des hauteurs des bois est traversé de trois digues jusqu’à son confluent qui forment autant de chutes ; la première digue soutient les eaux pour le service de la forge située endessous ; audelà est la seconde, où ces mêmes eaux appuyées font aller un martinet, et plus bas, est la troisième qui retient de nouveau les eaux pour l’utilité d’un semblable martinet, de là ce ruisseau va se confondre dans la rivière de St-Maurice, qui débouche comme on l’a dit dans la journée précédente, par trois chenaux dans le fleuve St-Laurent.

« Na qu’à chacune des retenues est une décharge aux eaux pour évacuer lors des grandes crues le superflux au service des dittes forges.

« La forge et les deux martinets qui font l’objet de cet établissement sont situés à la rive gauche de ce ruisseau. L’on estime, eu égard à l’abondance de ses eaux, à leur force occasionnée par la raideur de leur pente qu’on pourrait établir deux autres semblables martinets à sa rive droite, et même un troisième entre la dernière digue et la ditte Rivière.

« Les bâtiments affectés au logement des ouvriers sont situés sur le même côté des forges, mais un peu éloignés, il sont plantés çà et là sans aucune symétrie, ni rapport de l’un à l’autre ; chacun a son logement isolé, et particulier de manière qu’il y a une Quantité de maison ainsi que de couverts et appentys pour magazins aux forges, au charbon et au fer, et d’écuries pour les chevaux dont l’entretien par économie doit constituer en une grande Dépense, le principal bâtiment est celui du Directeur, quoique grand, il ne suffit point à tous les employés qui ont droit d’y loger, il en couterait moins au Roy si tous les autres étaient rassemblés de même, néanmoins distribués en logement différents tant pour la commodité de chacun que pour l’aisance du service.

« Entrés ensuite dans la forge affectée à la gueuse on me fit la galanterie de couler un lingot d’environ quinze pieds de longueur sur 6 et quatre pouces de grosseur, il n’y a pas grande cérémonie à cela, quand la matière est prête, on ne fait qu’enfoncer une espèce de tampon, pour lors elle coule dans un canal formé entre deux petites digues de sable…

« À la sortie de la forge, entrée dans un des martinets, ensuite dans l’autre, on y fait que du fer battu de différentes grosseurs, il m’a paru que les ouvriers le travaillaient avec la même célérité qu’en France, et dans chacun de ces trois endroits ils observent la cérémonie de frotter les souliers aux Étrangers.

« Cet établissement est considérable, il y a au moins 120 personnes qui y sont attachés ; on ne brûle dans les fourneaux que du charbon de bois, que l’on fabrique à une distance un peu éloignée de l’endroit. La mine est belle, bonne, et assez nette, cy-devant on la tirait sur les lieux, mais aujourd’huy il faut l’aller prendre à deux ou trois lieues au loing……

« Après avoir visité tout ce qu’il y a de remarquable à cet établissement dont l’endroit montagneux quoique défriché conserve encore un air sauvage, nous rabattîmes chez M. de Rouville Directeur, où nous dinâmes splendidement et en partîmes vers les cinq heures du soir. Discouru beaucoup, chemin faisant, sur la forme de sa régie, qui ne sçaurait être que très onéreuse au Roy. À notre arrivée aux trois rivières descendus chez Mad. Rigaut, et de la soupé avec toute la compagnie chez M. de Tonnancour. »

Les entreprises faites par les Gouvernements ne sont jamais payantes, et celle des Forges Saint-Maurice ne fit pas exception à la règle commune, mais si le roi n’y trouvait pas son avantage, la Colonie y trouvait le sien ; si le roi ne s’y enrichissait pas, les sujets du roi s’y enrichissaient fort bien, de sorte que les Forges étaient précieuses pour le Canada.

Le village s’augmenta graduellement : il compta d’abord 50, puis 100, puis 130 maisons. On regardait les Forges comme prospères lorsqu’elles employaient 180 ouvriers, mais il vint un temps où elles en employèrent jusqu’à 800. Ils étaient tous logés dans les environs du Fourneau ; l’espace ici paraît restreint, il est de fait qu’on ne vit jamais une seule demeure sur les coteaux environnants.

Voulez vous maintenant que nous vous donnions une idée de l’aspect général des Forges et du caractère de ses habitants sous la domination française et dans les années qui suivirent immédiatement, c.-à-d. jusqu’en 1780 ? Écoutez, nous allons essayer de reconstituer quelques-uns des traits de ce passé lointain.

Les usines étaient noires, mais les maisons des ouvriers étaient jaunes, gris pâle, rouges parfois, et toutes si propres, dit l’histoire des Ursulines des Trois-Rivières, que pour l’entretien de leurs demeures et leur toilette personnelle les gens des Forges étaient passés en proverbe. Il y avait de grands et beaux jardins, et le gros ruisseau, tombant en cascades, murmurait agréablement au milieu de cet essaim de travailleurs. « Les hauteurs couronnées par la forêt primitive, encâdraient le paysage sur lequel se détachait, imposante dans sa masse, la Grande Maison, avec son toit normand, ses murs énormes et ses fenêtres riantes aux quatre faces de son long carré »[27].

Les étrangers y venaient de tous les pays par curiosité, les habitants de la ville des Trois-Rivières et des paroisses environnantes en faisaient autant ; les algonquins du Haut Saint-Maurice prenaient l’habitude d’y venir vendre leurs pelleteries, de sorte qu’il y avait un mouvement considérable sur ce petit coin de terre.

Les ouvriers dansaient quelquefois dans la cour des Forges, à peu près à l’endroit où nous sommes, donnant ainsi une marque extérieure de la satisfaction dont ils jouissaient dans leur cœur. En effet, cette petite république vivait dans la paix et le bien-être : les ouvriers ne chômaient pas, ils étaient bien payés de leur travail, et le luxe qui met aujourd’hui la gêne dans tant de familles n’avait pas encore fait irruption dans notre pays. Cette population en général était bonne, bien qu’il y eût certaines misères inséparables des grandes agglomérations d’hommes. Quant aux misères plus graves dont vous avez peut-être entendu parler, elles arrivèrent dans des temps assez rapprochés de nous, lorsque les Forges cessant leurs opérations, laissaient la population inactive ou insuffisamment occupée. Le travail est moralisateur, mais l’oisiveté engendre tous les vices.

À chaque heure du jour, les cris des charretiers qui amenaient la mine ou le charbon, les coups du gros marteau qui ébranlaient le village tout entier annonçaient une vie singulièrement active et laborieuse, mais d’un autre côté, les personnages de distinction qui arrivaient à la Grande Maison en beaux équipages donnaient une idée de la vie plus libre et plus brillante de la Noblesse.

Telles étaient les Forges Saint-Maurice autrefois.

Tant que la Colonie resta sous la domination de la France, la population des Forges jouit d’un avantage qui contribua beaucoup à la conserver chrétienne et heureuse : elle eut les services d’un prêtre résidant au milieu d’elle.

Dès l’année 1740, il existait une chapelle aux Forges Saint-Maurice. Cette chapelle n’était pas somptueuse, elle était en bois rond, d’après M. Benjamin Sulte ; mais enfin le peuple pouvait s’y assembler pour entendre les saints offices et les prédications. On y ajouta une sacristie en pierre, de vingt pieds sur vingt, que l’on voyait encore en 1860, et dont on trouve les fondations en bêchant le sol. Cette sacristie qui servait peut-être de presbytère aux pères Récollets, se trouvait vis-à-vis l’aile de la Grande Maison, à l’endroit que l’on appelle aujourd’hui le petit jardin. La chapelle était plus au nord-ouest, et le cimetière s’étendait le long du Saint-Maurice, à l’endroit où l’on a vu naguère les carrés d’un vaste jardin, aujourd’hui en friche. Un enfant de S. François, un père récollet, fut chargé de cette modeste desserte, et le roi de France étant devenu propriétaire des Forges, payait lui-même l’entretien de ce bon religieux. Or voici l’ordre dans lequel se succédèrent les pères récollets :

Le père Augustin Quintal de 1740 à 1743.
Le» père» Bernardin de Ganne de 1743 à 1744.
Le» père» Clément Lefebvre de 1744 à 1749.
Le» père» Luc Hendrix de 1749 à 1750.
Le» père» Hyacinthe Amiot de 1750 à 1763.

Le père Augustin Quintal que l’on trouve à l’origine de plusieurs grandes paroisses, telles que la Rivière-du-Loup, Maskinongé, Yamachiche, fut donc aussi le premier desservant des Forges. Dans un acte de mariage du 17 juin 1742, il dit lui-même qu’il réside dans la mission, ce qui confirme la tradition sur la résidence des Récollets aux Forges Saint-Maurice.

Avec le père Lefebvre la mission des Forges semble prendre de la dignité, elle devient la paroisse des Forges Saint Maurice. Le père Hendrix en fait la paroisse de Saint-Maurice des Forges, et le père Amiot pendant les treize ans qu’il tient les régistres, commence invariablement les actes par ces mots : Nous, frère récollet, faisant les fonctions curiales aux Forges de Saint-Maurice.

Les lieutenants civils paraphent aussi les régistres pour la paroisse Saint-Maurice des Forges, il n’y a d’exception à cela qu’en 1749. À la tête des régistres de cette année on lit : « Régistre présenté par le R.P. Luc Hendrix prêtre missionnaire de la paroisse St-Louis des Forges St-Maurice etc. » Nous ne savons s’il faut considérer ceci comme une simple erreur de nom, ou si la mission des Forges a été réellement, autrefois, sous le patronage du grand saint Louis ; nous soumettons la question aux experts.

L’un des évènements les plus remarquables dont fut témoin l’ancienne chapelle est la visite qu’y fit Mgr de Pontbriand, évêque de Québec, en 1755. Le père Amiot faisait alors les fonctions curiales. Nous regrettons vivement de ne pouvoir donner aucun détail sur la réception qui fut alors faite à l’évêque ; elle fut sans doute digne en tout point de l’esprit de foi qui animait nos ancêtres.

Le vingt-six octobre de l’année suivante, eut lieu la bénédiction de la première cloche qu’on ait entendu résonner dans les Forges Saint-Maurice ; cette bénédiction fut faite par le père Augustin Quintal, alors supérieur du monastère des Trois-Rivières. « Laquelle cloche, est-il dit au régistre, a été nommée par Monsieur Glaude Cressé et Dame Louise André de Rouville du nom de Louise. » L’ancienne paroisse de Saint-Maurice terminait ainsi peu à peu son organisation au milieu de la satisfaction générale.

Le premier acte qui ouvre le Régistre des Forges est un acte de baptême ; il est daté du 6 décembre 1740, et signé du père Augustin Quintal. Le dernier est un acte de sépulture, daté du 25 mars 1764, et signé du nom de J.F. Perreault, V.G. Le dernier acte de la main des récollets est aussi un acte de sépulture ; il est du mois de septembre 1763 (le jour n’est pas indiqué), et est signé du père Augustin Quintal qui s’y donne encore comme exerçant les fonctions curiales.

Je ne veux pas vous ennuyer davantage avec des questions de régistres, mais avant d’aller plus loin, je veux faire une remarque à laquelle j’attache beaucoup d’importance. J’ai dit en un certain endroit que la population des Forges était bonne du temps des Récollets ou immédiatement après eux ; on est généralement sous l’impression contraire, et l’on va peut-être croire que c’est une parole bienveillante lancée à tout hasard. Je tiens absolument à dire qu’il n’en est pas ainsi. D’abord je pourrais bien citer les paroles de M. Laterrière qui rend le même témoignage à la population des Forges dans ses Mémoires si peu laudatifs, et j’aurais déjà prouvé que je ne parlais pas à peu près. Mais notre grande preuve, la voici : On a tenu pendant 23 ans un Régistre exprès pour les Forges Saint-Maurice, or dans l’espace de ces 23 ans il n’y a pas eu une seule naissance illégitime. Il est bien peu de centres manufacturiers qui puissent sortir honorablement d’une pareille épreuve. Cette population était morale, on peut donc dire qu’elle était bonne et même très bonne.

Hélas ! le fil de mon récit me mène à l’époque sinistre de la conquête : la bataille d’Abraham eut lieu le 13 septembre 1759, et Vaudreuil capitulait à Montréal le 8 septembre 1760. L’article 44e de la capitulation de Montréal traitait des forges Saint-Maurice : « Les papiers de l’Intendance, des bureaux du contrôle de la marine, des trésoriers, anciens et nouveaux, des magazins du roi, du bureau du roi, du bureau du domaine et des forges de Saint-Maurice, resteront au pouvoir de M. Bigot, intendant ; et ils seront embarqués pour France dans le vaisseau où il passera ; ces papiers ne seront point visités. » La réponse du général Amherst fut celle-ci : « Accordé avec la réserve déjà faite. » Or voici quelle devait être cette réserve : « excepté les archives qui pourront être nécessaires pour le gouvernement du pays. » Et les forges Saint-Maurice devinrent la propriété du roi d’Angleterre. Le roi de France y avait bien fait couler des mortiers, des canons, des boulets ; mais pour de l’argent sonnant, il n’en avait pas encore retiré. Il perdait sa propriété avant d’avoir pu la faire valoir sérieusement à son profit.

Aussitôt après la reddition de Montréal, le général Amherst divisa le pays en trois gouvernements militaires : celui de Montréal, celui de Québec et celui des Trois-Rivières. Le général Thomas Gage fut nommé gouverneur de la première division, le général James Murray gouverneur de la seconde, et la troisième division échut au colonel Ralph Burton. Ce dernier vint immédiatement prendre possession de son gouvernement des Trois-Rivières.

Il fit déposer les armes et prêter le serment de fidélité, puis son attention se porta sur les forges Saint-Maurice. En effet, dès le 1er octobre 1760, il écrit à M. de Courval que son intention formelle est que les travaux de ces forges soient continués. Il lui donne même l’ordre de retenir les services des ouvriers suivants : Delorme, Robichon, Marchand, Humblot, Ferrand, Michelin, Belu. Les Forges furent donc mises en activité avec le même personnel qu’auparavant, et pendant tout le règne militaire qui dura 4 ans, les ouvriers pouvaient encore se croire au temps de la domination française.

Il y eut cependant un changement d’une grande importance. Les autorités militaires, on le comprend, n’étaient guère disposées à continuer l’œuvre du roi de France en entretenant un religieux franciscain au milieu de la population des Forges. On eut bien des fois à se louer des bons procédés du colonel Burton, mais il ne faut pas oublier qu’il était anglais et protestant. Frédéric Haldimand et Hector Théophile Crémahé qui lui succédèrent étaient protestants aussi. Les franciscains continuèrent leur mission quelque temps encore, mais à la fin de 1763 ou au commencement de 1764 ils durent se retirer.

La petite chapelle fut donc abandonnée. Elle resta vide et inutile pendant un certain temps, ensuite on lui fit l’affront de la faire servir de remise pour les voitures, puis enfin elle disparut. On sait par la tradition que la messe fut dite de temps en temps dans la Grande Maison, jusqu’à ce qu’on élevât la chapelle actuelle. Le curé des Trois-Rivières desservait la mission.

Après le règne militaire, les Forges furent remises au Gouvernement Civil, mais celui-ci n’en put rien faire, et elles demeurèrent oisives jusqu’en 1767.

Christophe Pélissier, marchand très actif de Québec, forma alors une compagnie, et demanda l’usage des Forges pour une rente modérée. Il réussit dans ses démarches, et une proclamation du 9 juin remit les Forges à Messieurs Christophe Pélissier, Alexandre Dumas, Thomas Dunn, Benjamin Price, Colin Drummond, Dumas St-Martin, Georges Allsop, James Johnston et Brooke Watson, pour un terme de 16 ans, moyennant une rente de 25 louis par année. La Compagnie construisit des bâtiments et fit des réparations pour la somme de 4500 louis ; alors les Forges furent mises en activité selon le système français suivi avant la conquête, et elles produisirent une grande quantité de fer.

La Compagnie faisant des affaires très considérables, avait son commissionnaire à Québec. Le Docteur Pierre de Sales Laterrière qui prit cet emploi en 1771 donna tant de satisfaction à la Compagnie, que M. Pélissier le fit venir comme inspecteur des Forges en 1775. Le nouvel inspecteur avait 125 livres de salaire, il était logé, nourri et éclairé, et prenait un neuvième du bénéfice total.

Dans des Mémoires qui nous sont parvenus, M. Laterrière donne de nouveaux et intéressants détails sur les Forges telles qu’elles étaient tenues alors. « On n’y chauffe, dit-il, les fourneaux et les affineries qu’avec du charbon de bois qu’il faut choisir : pour les fourneaux, on ne fait usage que de charbon de bois dur et franc, et pour les affineries que de charbon de bois mou, comme la pruche, le tremble,  etc.

« Une telle exploitation nécessitait l’emploi de 400 à 800 personnes tant dans l’atelier que dans les bois, les carrières, les mines, et pour les charrois : 6 hommes attachés au fourneau, 2 arqueurs de charbon, 1 fondeur, 8 mouleurs et autant de servants, 6 hommes à chaque chaufferie, 2 arqueurs, 4 charrons, 4 menuisiers, 16 journaliers, 8 bateliers, 4 chercheurs de mine, 40 charretiers, et les autres employés aux ventes, charbons, dressages, ou comme mineurs, charbonniers, faiseurs de chemins, garde-feux, 8 au moulin à scier,  etc.,  etc. Pour le soutien de tout ce monde, on possédait un magasin de marchandises et de provisions.

« Le directeur avait la vue sur tout, l’inspecteur pareillement ; celui-ci était obligé de passer de demi-heure en demi-heure à tous les chantiers pour voir si tout y était dans l’ordre, et ordonner ce qui était nécessaire ; les remarques qu’il faisait étaient journalisées au jour et à la minute, et le teneur de livres les enrégistrait dans chacun des comptes qui étaient réglés tous les mois.

« Le fourneau produisait un profit de 50 louis par jour, chaque chaufferie 50 louis par semaine, la moulerie 50 louis par coulage, — en somme de 10 à 15 mille louis par campagne de 7 mois ; les frais en emportaient les deux tiers ; c’était donc le tiers net que les intéressés avaient annuellement à partager. »

M. Laterrière nous donne sur la discipline suivie aux Forges quelque chose qui a lieu de nous surprendre : « Il était de règle, dit-il, qu’aucun des ouvriers ne retirait personne chez lui sans venir au bureau en avertir et demander la permission ; si bien qu’il n’arrivait jamais rien d’indécent ni d’accident sans que nous en eussions connaissance ; nous étions informés même de leurs bals, de leurs danses, de leurs festins. »

Cependant l’on était arrivé à l’invasion des Bostonnais en 1775. Nos bons voisins voulaient nous faire profiter, malgré nous, des avantages de la république qu’ils avaient fondée, et ils vinrent pour prendre possession du Canada.

Cela n’était pas aussi facile qu’ils se l’étaient imaginé.

Christophe Pélissier, le directeur des Forges Saint-Maurice, avait un faible pour les Américains, et il désirait le succès de leurs entreprises au milieu de nous. « Cependant encore fort réservé, dit le Dr Laterrière, il n’assista aux assemblées et conseils des nouveaux venus, qu’à l’arrivée du général Wooster aux Trois-Rivières en quartier d’hiver. Ces nouveaux venus lui ayant connu de grands talents, l’engagèrent à aller faire une visite au général Montgomery, à la maison d’Holland, proche Québec. Depuis ce moment, il fut reconnu et dénoncé par les espions du général Carleton comme acquis aux Américains et par conséquent comme un dangereux ennemi de la Grande-Bretagne. Les autres officiers des Cyclopes tels que moi inspecteur, Picard le teneur de livre, Voligni le contre-maître, nous fûmes dénoncés aussi, parcequ’on supposait naturellement que nous buvions le même poison de la rébellion à la même tasse. »

Sans doute, ces trois derniers n’étaient nullement coupables, mais Pélissier semblait prendre plaisir à se compromettre, ce qui montre combien il comptait sur le succès des Bostonnais. Il ne craignit pas de se rendre auprès de Montgomery, et il fournit une grande quantité d’effets et de munitions à l’armée américaine. Dans des forges qui appartenaient à la Couronne d’Angleterre, il fit couler des bombes et des boulets destinés à bombarder Québec et à détruire l’armée anglaise.

Les Américains avaient pris possession de la ville des Trois-Rivières, et ils y stationnaient en grand nombre. Mais quand leur principal corps d’armée eut été écrasé près de Québec, par le général Carleton qui venait d’arriver à la tête de la flotte anglaise, quand surtout la rumeur vint leur apprendre que les royalistes avaient enlevé Montréal, ils jugèrent prudent de se retirer à Sorel, et les Anglais les remplacèrent aux Trois-Rivières. C’est alors que, partant de Sorel et de Saint-François, les Américains entreprirent cette malheureuse attaque de la ville par l’angle des bois et par les Forges, qui fut comme le coup de grâce de leur invasion du Canada. Ils croyaient surprendre les Anglais et les écraser. Ils vinrent donc au nombre d’environ 2000, guidés par les nommés Larose et Dupaul, d’Yamachiche. En chemin, ils forcèrent un nommé Gauthier de la Pointe-du-Lac de se mettre à leur tête, pour leur faire traverser sûrement la forêt voisine qu’il connaissait parfaitement. Mal leur en prit, car Gauthier se plut à les égarer dans les grands bois, et pendant qu’ils perdaient ainsi le temps à faire mille détours inutiles, le capitaine Landron allait prévenir le général Carleton aux Trois-Rivières. Celui-ci se retrancha à la Croix-Migeon, à un mille et demi de la ville ; et lorsque les Américains sortirent du bois le matin, tout harassés, les uns après les autres, ils trouvèrent une armée de 7000 hommes prêts à les recevoir. Ils eurent malgré tout le courage de combattre vigoureusement, mais les circonstances leur étaient défavorables, ils furent vaincus et massacrés. Il s’en sauva un certain nombre dans les bois, mais plusieurs s’y perdirent et y moururent ; en effet, pendant tout l’été, les chercheurs de minérai en découvraient de petits groupes morts et pourris.

Le lendemain de cette action, le général Carleton envoya à M. Laterrière l’ordre de faire battre le bois par son monde pour ramasser les blessés et les fuyards et les traiter le plus humainement possible. Lorsque cet ordre arriva, il en faisait mener dans dix voitures soixante qui s’étaient rendus d’eux-mêmes. Le lendemain, ses chercheurs et chasseurs en trouvèrent soixante-dix ; il fit donner à manger à ces prisonniers et les envoya aux Trois-Rivières. Son Excellence le général Carleton approuva sa conduite, et le général américain Smith le remercia de son humanité.

La veille du jour que l’action se donna, Pélissier ayant eu avis du grand vicaire Saint-Onge que Son Excellence ne serait pas charmée de le rencontrer sur son passage, se trouva si épouvanté qu’il monta en canot et se fit mener secrètement par deux hommes à Sorel. Laterrière demeura donc seul à la tête de l’établissement.

Lorsque le général Carleton vit M. Laterrière la conversation suivante s’engagea : — « Pélissier est donc parti ? — Oui, mon gouverneur. — Qu’est-ce qui l’a fait quitter ainsi sa famille et les forges ? — Autant que je puis le savoir, c’est un billet du grand vicaire Saint-Onge, à qui il paraissait que Votre Excellence avait ordonné de l’avertir de ne pas se trouver sur son passage. — Cela, fit le gouverneur, ne voulait pas dire de tout abandonner pour aller rejoindre ouvertement l’ennemi. S’il était resté paisiblement chez lui et m’avait écrit un mot de justification, cela aurait suffi. — Il craignit la malice des faux délateurs, dont il connaît le venin. — Tout cela ne lui eût pas ôté un cheveu, et je suis fâché de sa folie. Eh ! quel mal vous arrive-t-il à vous et aux autres officiers de ces forges ? — Aucun, mon général. Nous sommes prêts à vous obéir à votre premier ordre — Continuez de soutenir cet atelier dans toute son activité pour les besoins et le bien de la Province, de l’État, c’est là tout ce que j’exige à présent de vous. »

M. Laterrière le remercia, et le pria de continuer à protéger les officiers des Forges. Avant de partir des Trois-Rivière, le général voulut bien visiter les Forges, accompagné de tout son état-major, et il n’eut que des compliments à adresser au nouveau directeur.

M. Pélissier se retira d’abord à Sorel, puis à Saint-Jean et à Carillon, sur la frontière. En ce dernier endroit il fit pendant quelque temps le rôle d’ingénieur ; mais ne pouvant pas s’entendre avec l’ingénieur en chef, il alla se faire payer par le Congrès les avances faites à l’armée américaine, et passa en France, à Lyon, où il avait sa famille. Il envoya plus tard une procuration à un M. Perras de Québec, pour que celui-ci réglât toutes les affaires en son nom.

Quoique M. Pélissier eût emporté tout son argent et un compte des avances faites à l’armée du Congrès se montant à 2000 louis, qu’il n’eût laissé qu’environ 6000 barriques de minérai, fort peu de fer dans les différents magasins, néanmoins M. Laterrière ne se découragea point : il déploya toutes les ressources de son talent et fit appel à ses nombreux amis pour préparer la campagne qui allait suivre, Il doubla les préparatifs et remplit les magasins de provisions et de marchandises, car il était décidé à employer le plus de monde possible. Il prouva qu’il méritait la confiance de la Compagnie, car il eut le bonheur de faire une brillante et profitable campagne, que l’on citait tous les ans sous le nom de Première campagne de Laterrière. Dans le cours de l’hiver suivant il paya ses dettes, et le coffre-fort contenait des moyens suffisants pour pousser vigoureusement les travaux de l’année suivante. « J’étais si content de moi-même, dit-il avec ingénuité, voyant que tout me riait, que je donnai plusieurs bals et dîners au général Kidgzel (Kiedesel), en garnison alors aux Trois-Rivières, avec son état-major et les respectables citoyens de cet endroit et du voisinage. »

Lorsque la paix eut été conclue, M. Pélissier revint pour quelque temps à Québec, il régla ses comptes avec M. Laterrière, puis il repartit pour la France. Il était en amitié avec le gouverneur Haldimand, mais il ne pouvait demeurer au Canada après la conduite qu’il avait tenue pendant l’invasion américaine. Avant de partir, il paraît avoir demandé au gouverneur d’arrêter M. Laterrière, contre qui il avait des sujets de plainte d’une nature fort délicate.

Cependant M. Laterrière prépara la campagne de 1777, et arriva à un succès complet. Les Forges étaient décidément alors l’industrie la plus payante et la plus prospère de tout le Canada, aussi c’était celle qui attirait le plus l’attention. M. Pélissier ayant quitté le Canada et étant sorti de la Compagnie d’une manière définitive, M. Alexandre Dumas n’hésita pas un instant à racheter le bail qui n’expirait qu’en 1783 et à se mettre lui-même à la tête de l’entreprise.

Quant à M. Laterrière, il quitta son emploi qu’il aimait beaucoup, et se retira dans une île qu’il avait achetée à l’embouchure de la rivière Bécancour.

On était à peine au milieu de la campagne de 1778, que M. Dumas regrettait amèrement l’absence d’un homme qui avait donné tant de prospérité aux Forges Saint-Maurice. Ne connaissant absolument rien dans l’exploitation du minérai de fer, il se trouvait incapable de diriger les opérations d’une manière compétente. Alors il fit tant d’instance auprès de M. Laterrière qu’il le décida enfin à acheter la moitié des Forges pour la somme de 2000 louis. M. Laterrière fit le marché, mais à la condition formelle qu’il irait lui-même diriger la campagne de 1779. Il comptait sans le gouverneur Haldimand qui ne l’avait pas perdu de vue, et voulait remplir la promesse faite à M. Pélissier.

Un jour donc que M. Laterrière était aux Trois-Rivières, il fut tout-à-coup arrêté par ordre du Gouverneur : il était prisonnier d’état. Il alla languir pendant plusieurs années dans la prison de Québec, demandant toujours son procès et ne l’obtenant jamais. À la fin on lui permit de s’échapper, mais sans lui faire savoir pourquoi il avait été retenu si longtemps en prison. Il alla contempler le beau soleil et respirer l’air de la liberté dans l’île de Terreneuve. Plus tard il revint au Canada, mais il ne reprit jamais ses fonctions aux Forges Saint-Maurice.

Il y a des auteurs canadiens qui admirent la mansuétude du gouverneur Haldimand, disant qu’il n’a pas voulu répandre le sang. Nous ne pouvons en aucune manière partager cette admiration : les emprisonnements arbitraires dont ce gouverneur se rendit coupable, nous paraissent des actes d’une ignoble et intolérable tyrannie.

M. Dumas garda les Forges jusqu’en 1783, mais il n’en retira pas le profit qu’il pouvait en attendre, et cela grâce à l’intervention tyrannique du gouverneur Haldimand.

Le 9 juin de cette année 1783, les Forges furent cédées à M. Conrad Gugy pour l’espace de 16 ans, à raison d’une rente de 18 louis 15 shellings sterlings par an. M. Conrad Gugy était un suisse protestant, or depuis la conquête les suisses protestants étaient les hommes de la situation, les préférés du pouvoir. Il continua d’abord les opérations avec assez de succès, mais au commencement de l’année 1787 il tomba dans de grands embarras financiers, et le 10 mars toutes ses propriétés et même son contrat avec la Couronne furent vendus par ordre du shérif Gray de Montréal.

Le contrat des Forges fut adjugé à Mess. Alexandre Davison et John Lees pour la somme de 2300 louis courant. Cependant M. John Lees jugea à propos de se retirer, et M. Davison alors resta seul propriétaire du bail.

Le 6 juin 1793, M. Alexandre Davison vendit ses droits et titres à Mess. George Davison, David Munro et Mathieu Bell pour la somme de 1500 louis courant. C’était un prix fort élevé, surtout si l’on considère le peu de temps qui restait pour se rendre jusqu’à l’expiration du bail. Heureusement pour la Compagnie, le 20 mars 1799, à la recommandation du gouverneur Prescott, le bail fut prolongé jusqu’au 1er avril 1801, toujours aux mêmes conditions.

À l’expiration de ce délai, les choses changèrent de face, et la Couronne parut vouloir retirer de sa propriété le revenu qu’elle avait droit d’en attendre : par une proclamation, en effet, le gouverneur Sir Robert Shore Milne loua les Forges à Mess. Munro et Bell pour 5 ans, à raison de 850 louis par année. De 18 à 850 louis, c’est un saut qui en vaut la peine.

À son expiration, le bail fut prolongé d’un an ; mais en même temps la Gazette de Québec publiait un avis par lequel il faisait connaître que ce bail serait mis à l’enchère le 11 juin 1806. Les plans et estimations n’étant pas encore prêts à cette date, la vente fut retardée jusqu’au 1er octobre. Alors, chose singulière, les Forges furent adjugées à M. Bell, pour une période de 20 ans, à raison de 60 louis par année. Le Conseil Exécutif refusa de ratifier cette vente, parce que la différence entre 60 et 850 louis lui paraissait trop grande. M. Bell reçut alors la permission de garder la propriété aux conditions du premier bail jusqu’au 1er janvier 1810. Alors Sir James Henry Craig céda les Forges et le terrain environnant à la même société Munro et Bell moyennant une rente annuelle de 500 louis, et le contrat fut passé pour 21 ans.

On faisait alors des profits énormes dans cette exploitation des mines de fer, aussi M. Bell menait-il la vie des grands seigneurs. Il était en rapport avec les personnages les plus distingués de la Province, le gouverneur lui-même venait fréquemment s’asseoir à sa table, et il y avait dans la Grande Maison la chambre du Gouverneur, belle salle royalement meublée. Quand le Gouverneur arrivait auprès des Fourneaux, on arrêtait son attelage, et les employés de M. Bell le portaient sur leurs épaules jusqu’à la chambre qui lui était préparée. Le festin était à l’avenant de cette réception.

Le peuple avait aussi sa part dans les faveurs de M. Bell : de temps en temps, une grande salle située audessus de la chambre du gouverneur recevait les ouvriers, et le bal s’ouvrait alors pour une partie de la nuit.

Mais ce qui est surtout resté dans la mémoire du peuple, ce sont les exploits du Talley ho hunt club. M. Bell nourrissait dans des bâtiments exprès plusieurs centaines de renards, des chiens de chasse et des chevaux. Or, à certains temps de l’année, ses amis de la société aristocratique se réunissaient ; chacun montait un cheval et se faisait suivre de plusieurs chiens : on allait lancer les renards dans les champs de la Banlieue des Trois-Rivières, et alors les cavaliers se donnaient le plaisir d’une chasse aristocratique. Ils couraient à la poursuite des renards, à travers les champs couverts d’une belle moisson, en traversant les fossés, en sautant les clôtures : c’était une récréation élégante et superbe. Quand les renards avaient succombé, les hardis chasseurs et leurs meutes aboyantes retournaient aux Forges : il ne restait à M. Bell que le soin d’acheter de nouveaux renards l’automne suivant. Pourtant il restait une autre chose à faire. Le lendemain un de ses employés passait dans chaque maison de la Banlieue : Combien demandez-vous pour le dommage que la chasse d’hier vous a causé ? On faisait le prix, et notre homme payait en beaux écus sonnants.

Les lords anglais peuvent à peine suivre un régime de vie comme celui de M. Bell. Ses biens n’étaient pas inaliénables comme ceux des lords, et les forges ne lui appartenaient pas ; après ces folies brillantes, il fit une banqueroute retentissante comme les scènes du Talley ho hunt club, une banqueroute de 40,000 louis. Cela n’eut pas lieu, cependant, lorsqu’il exploitait encore les forges Saint-Maurice, car alors les revenus d’une industrie prospère le tenaient plus ou moins à flot. D’ailleurs, il faut reconnaître qu’il conduisait les affaires avec habileté, et n’eût été cette manie étrange de singer les lords d’Angleterre, il eût laissé une fortune considérable.

Le bail étant expiré en 1831, fut étendu d’un an encore, et il fut régulièrement renouvelé ensuite pour 10 autres années. Pendant cette dernière période, un grand mécontentement commençait à se répandre dans la population du district des Trois-Rivières, et les plaintes se faisaient jour auprès du gouvernement avec une énergie croissante. C’est que les personnes qui louaient les Forges tenaient les fiefs de Saint-Maurice et de Saint-Étienne entièrement fermés à la colonisation, ce qui nuisait aux intérêts de la ville et du district. M. Étienne Parent se fit l’interprète de ces plaintes dans un rapport présenté au Conseil Exécutif et daté du 15 septembre 1843 ; ce rapport fut approuvé par le gouverneur, le 26 du même mois. Pour ne rien précipiter, on prolongea le bail de M. Bell d’un an ; mais il fut bien entendu qu’ensuite la Couronne vendrait les forges et les deux fiefs de Saint-Maurice et de Saint-Étienne au plus haut enchérisseur. Pour mieux préparer les esprits à ce changement important, M. D. B. Papineau, commissaire des terres de la Couronne, publia, le 20 novembre 1845, un rapport bien élaboré dans lequel il établissait les désavantages du système suivi jusqu’alors ; il terminait son écrit en recommandant de concéder les terres selon la tenure en franc aleu roturier, et à rentes foncières rachetables dans des conditions déterminées. Ce rapport avait été présenté par ordre de Lord Metcalfe ; les conclusions en furent admises par le Conseil Exécutif, et le 19 décembre on donna avis que les Forges seraient vendues à l’enchère le 4 août 1846, à 11 heures de l’avant-midi, au palais de justice des Trois-Rivières. Elles furent vendues à M. Henry Stuart pour la somme de 5,575 louis. M. Stuart voulant acheter aussi les fiefs de Saint-Étienne et de Saint-Maurice, le commissaire des terres de la Couronne fit un rapport dans lequel il recommandait de les lui céder pour 4,500 louis ; mais en vertu d’un ordre en conseil, ils furent mis à l’enchère comme les forges, et M. Stuart les acheta, le 3 novembre, pour la somme de 5,900 louis courant

Monsieur Henry Stuart commença les opérations avec vigueur : il se procura des machines perfectionnées, répara la Grande Maison, augmenta le nombre des ouvriers, et le village prit une vie toute nouvelle. Cependant un mécompte faillit alors avoir un résultat fatal à l’entreprise : suivant avec trop de confiance les plans d’un ingénieur français, M. Henry Stuart dépensa des sommes considérables pour l’exécution de nouveaux ouvrages, et à peine ces ouvrages étaient-ils terminés qu’ils furent reconnus tout-à-fait inutiles. Il n’eut plus dès lors les mêmes espérances d’avenir ni le même enthousiasme, et en 1847, il louait les Forges à M. James Ferrier de Montréal. Ce monsieur conduisit les affaires pendant quatre ans avec beaucoup de soin et d’intelligence, et il réalisa de beaux profits. Ce succès conserva une grande valeur à la propriété de M. Henry Stuart.

Vous me demanderez ici avec une curiosité bien légitime, si l’on pouvait encore reconnaître les Forges d’autrefois, ou si tout avait été changé, renouvelé, anglicisé. Je vous répondrai par les lignes suivantes qui sont absolument vraies dans tous leurs détails : « Nombre de curiosités du temps des Français ont été conservées, par exemple les boiseries de la « grande maison, » certains outils, la forge du gros marteau, la feuille de tôle sur laquelle on sonne la « charge » des hauts-fourneaux. Les termes dont se servent les ouvriers proviennent en partie du vieux régime. Les sas du lavoir au minérai n’ont pas changé de forme depuis un siècle et demi[28]. C’est toujours la même manière de cuire le charbon de bois, de composer les « charges » des fourneaux, de faire la coulée de la gueuse et aussi de préparer les moules des poêles. Tout un monde d’autrefois est là, qui persiste à vivre étranger aux changements de l’industrie actuelle[29]. »

En novembre 1851, Messieurs André Stuart et John Porter de Québec achetèrent les forges et les deux fiefs, mais quand ils voulurent sérieusement en tirer profit, ils trouvèrent que tout y était détérioré, que la mine elle-même se faisait rare ; et au bout de quelque temps, ils en vinrent à la décision extrême de fermer les forges. La grande industrie canadienne qui avait tant attiré les regards et fait rouler tant d’argent était en pleine décadence.

Alors les colons commencèrent à se fixer sur les terres de la Compagnie et à les défricher sans avoir de titres M. J. Baptist embarrassait une partie de ces terres par ses travaux d’estacades aux Grès ; de là bien des difficultés et des récriminations. La Couronne, pour régler tout cela, résolut de faire vendre les propriétés de Messieurs Stuart et Porter, comme elle en avait le droit en vertu de son hypothèque de bailleur de fond. Les Forges, avec un grand nombre de lots du canton de Saint-Maurice, furent saisies à la suite d’un jugement de cour, et vendues le 22 octobre 1861. Les Forges n’ayant pas trouvé d’acheteurs qui voulussent donner la somme réclamée par la Couronne, furent achetées par cette dernière elle-même au prix de 7200 piastres. La Couronne acquit aussi tous les terrains, pour en disposer en faveur des colons.

Les Forges furent ensuite vendues à M. Onésime Héroux, marchand de Saint-Barnabé, pour la somme de 7000 piastres, dont un quart fut payé comptant, et le reste par trois versements annuels égaux. Les fiefs de Saint-Maurice et de Saint-Étienne furent vendus aux occupants à 40 centins de l’âcre, à l’exception d’une douzaine de lots très pauvres. Cette vente fut faite sous la direction de M. Judah.

M. Onésime Héroux garda la ferme occupée aujourd’hui par M. le Dr Beauchemin,[30] mais il vendit les forges à M. John McDougal et fils, le 27 avril 1863, au prix de 1700 louis. On croyait communément que c’était un prix trop élevé, mais les Messieurs McDougal purent se procurer de la mine et du charbon de bois, et ils firent marcher les forges avec un grand succès pendant plusieurs années.

Ils installèrent leur magasin dans l’une des salles de la Grande Maison, mais eux-mêmes n’y demeurèrent pas, ils trouvaient que l’intérieur en était trop délabré. Ils occupèrent une jolie maison en bois, bâtie un peu au nord-ouest et à angle droit avec la Grande Maison, à peu près sur l’emplacement de l’ancienne chapelle.

La propriété fut transférée à M. George McDougal le 18 décembre 1876, et les forges purent fonctionner jusqu’à l’été de 1883, quand les opérations cessèrent définitivement.

Maintenant il ne reste des Forges Saint-Maurice que la maçonnerie du haut-fourneau, comme il reste des os blanchis quand les chairs de l’homme sont tombées en poussière.

Je viens de vous raconter l’histoire des Forges Saint-Maurice ; mais savez-vous qu’il y a des légendes sur ces forges ? Comme nous sommes en voyage, et que nous aimons à augmenter nos connaissances, il sera bien à propos de les recueillir, n’est-ce pas ? Eh bien ! je me suis fait raconter tout cela en 1871, et je l’ai transmis alors fidèlement au papier ; si donc vous le voulez bien, je vais me citer moi-même. Hem ! cela me donne presque de la vanité. Mais une réflexion me vient en tête : j’écrivais déjà en 1870, et je ne suis pas encore arrivé jusqu’à la renommée, il faut donc nécessairement que je sois du nombre des écrivains méconnus par leurs compatriotes !

Après cette remarque faite uniquement par humilité, je commence ma légende ; mais n’oubliez pas qu’on vous parle des Forges telles qu’elles étaient en 1870.


Légendes des Forges Saint-Maurice

Cher lecteur, vous aimez sans doute les vieilles et naïves légendes du moyen-âge ! Eh bien ! dans vos voyages de touriste sur la rive nord du St-Laurent, je vous conseille de suivre quelque jour la route désolée qui s’avance au-delà des côteaux des Trois-Rivières, et de vous rendre à ce nid qu’on appelle le Poste des Forges St-Maurice. Rien ne sent plus la légende que ce village. Lorsqu’on arrive au bord de la côte qui borne son horizon, et qu’on aperçoit, au pied, ces maisons longues et sombres, groupées autour d’un fourneau qui annonce plus d’un siècle d’existence ; lorsqu’on regarde ce manoir qui rappelle les châteaux du moyen-âge, on se demande si l’on n’est pas sous le coup d’une illusion ; si, au lieu d’un village canadien, on n’a pas sous les yeux un tableau qui nous retrace le lieu de quelqu’une des scènes qui ont effrayé et charmé notre jeune imagination.

L’isolement où se trouvent les Forges St-Maurice, par suite de la mauvaise qualité du sol environnant, cette petite rivière qui ne se gonfle jamais et ne tarit jamais, qui paraît limpide, et dont les vases engloutiraient l’imprudent qui voudrait se baigner dans le cristal trompeur de ses eaux, les flots noirs du St. Maurice qui se précipitent avec un sourd murmure, la savanne, qui s’étend d’un côté avec son impénétrable fourrée, le coteau qui s’élance de l’autre côté comme une imprenable muraille, tout fait de ce village un des endroits les plus mystérieux du Canada.

Mais, le soir, lorsqu’on voit les flammes qui s’élèvent continuellement à plusieurs pieds au-dessus du fourneau, et répandent une lumière blafarde sur tout le village ; lorsqu’on voit sous cette lumière les travailleurs errant comme des fantômes autour de leurs vieilles habitations, avec leurs vêtements noircis par le charbon et la fumée, et surtout lorsqu’on pense qu’il y a quelques années, le village était tout environné de plusieurs lieues d’épaisse forêt, on se sent l’imagination surexcitée, et l’on se dit involontairement : « il doit s’être passé ici des choses étranges. » Il s’en est passé en effet, et pour connaître ces choses-là vous ne serez pas obligé de faire cent lieues ; interrogez le premier venu du village, il vous en contera de terribles. La génération nouvelle n’a rien vu par elle-même, et cela n’est pas surprenant : la demeure proprette et moderne du Dr Beauchemin et la chapelle qui s’élève en face de cette maison semblent en effet nous dire que la religion et la civilisation ont pénétré dans les Forges, et que leur contact a fait fuir les apparitions et les sabbats d’autrefois.

Un jour, je cheminais vers St. Boniface avec le père Louison un bon vieux du temps passé ; nous arrivions à l’endroit appelé la Pinière, à quelques arpents seulement des Forges. — Père, lui dis-je, il paraît qu’il s’est passé autrefois dans ces endroits-ci, bien des choses extraordinaires. — Oui, monsieur, bien des choses comme on n’en voit plus aujourd’hui. Dans ce temps-là, le chemin des Forges passait, tout le long, au milieu d’une épaisse forêt, je me rappelle bien d’avoir vu ça dans ma jeunesse.

— Connaissez-vous alors le Poste des Forges ? — Si je le connais ? Oui, je vous en assure. C’est proche de la Pointe-du-Lac, ma paroisse, et puis je venais souvent travailler là, il y avait toujours de l’ouvrage, et l’on avait de si bons prix.

Dans les mortes saisons, nous n’avions rien de mieux à faire que de venir y gagner quelques sous. — Avez-vous eu connaissance vous-même des choses extraordinaires qu’on raconte ?

— J’ai eu connaissance de certaines choses, mais pas de toutes, j’étais encore trop jeune dans le temps ; mais le plus vieux de mes frères a tout vu cela de ses yeux, tout entendu de ses oreilles. — Comme ça vous devez au moins avoir entendu raconter ces faits bien souvent ; ne pourriez-vous pas me les rapporter, cela abrégerait le chemin ? — Vous pourriez en trouver de plus savants que moi là-dessus, car je n’ai pas une bien bonne mémoire ; mais enfin je vous raconterai volontiers ce dont je me souviens.

L’origine de tout ce qui arriva ainsi aux vieilles Forges se trouve dans une difficulté survenue entre M. Bell, propriétaire du Fourneau, et Mlle Poulin, des Trois-Rivières.

Mlle Poulin avait aux environs des Forges des terrains couverts de superbes érables, et M. Bell faisait couper ces érables pour en faire du charbon. Elle voulut l’empêcher comme de raison ; mais c’est en vain qu’elle lui fit procès sur procès, elle ne put jamais rien gagner. Mlle Poulin n’était pas des plus dévotes : « puisque, dit-elle, je ne puis pas même empêcher les autres de prendre ce qui m’appartient, je donne tout ce que j’ai au diable ! » Elle n’avait pas d’héritiers, et elle mourut sans faire de testament, se contentant de répéter : « je donne tous mes biens au diable ! Ils ne jouiront pas en paix de ce qu’ils m’ont volé ! »

Le diable prit cette donation au sérieux, et depuis ce moment il se mit à agir en maître sur les terrains qui environnent les Forges et dans les Forges même ; la vieille semblait aussi quelquefois venir en personne jeter la terreur au sein de la population.

Deux femmes s’en allaient à pied du côté de la ville ; elles étaient un peu en deçà de la Pinière, lorsque tout à coup elles aperçurent quatre hommes qui portaient une tombe. C’était une chose bien étrange ; mais ce qui était plus étrange encore, c’est que ces hommes ne suivaient pas le chemin, ils s’enfonçaient dans le bois. Les deux femmes n’eurent pas peur d’abord ; mais l’une d’elle ayant dit : « c’est Mlle Poulin qu’ils portent en enfer ! » toutes deux furent saisies à l’instant d’une telle frayeur, qu’elles s’enfuirent à toutes jambes vers les Forges et renoncèrent à leur voyage. La nouvelle en un moment fit le tour du poste ; tout le monde en parlait, et tout le monde avait peur.

Comme pour confirmer ce récit, on commença bientôt à voir chaque après midi, un homme qui se promenait sur le bord du côteau, un papier à la main, semblant tenir ses comptes. On le voyait parfaitement, et personne cependant ne pouvait lui distinguer les traits du visage. C’était comme une ombre. Il n’avait pas, à proprement parler, de couleur ; mais s’il eût fallu lui en donner une, on se serait accordé à dire qu’il était noir. Bien longtemps on vit cet homme mystérieux se promener ainsi chaque après-midi ; et jamais personne n’osa aller lui adresser la parole. Les commères ne manquaient pas de dire que c’était un gardien que le diable avait mis sur ses propriétés, et qui tenait ses comptes.

Mais l’endroit où il y eut plus de bruit, ce fut au troisième côteau, à la Vente-au-diable, comme on appelle cela encore aujourd’hui. C’était précisément ce terrain qui avait été légué au diable ; aussi les démons y tenaient leur sabbat. À un certain endroit, ceux qui passaient le soir, voyaient un grand feu, et une quantité de personnes autour du feu ; ils entendaient des bruits de chaînes, des hurlements, des cris de rage, ou des éclats de rire à faire sécher de frayeur. Ils s’entendaient appeler, ils entendaient des blasphèmes horribles ; vous comprenez que les pauvres voyageurs après avoir vu ou entendu de semblables choses, se rendaient aux Forges plutôt morts que vifs. C’était devenu une chose bien terrible que de se voir obligé de passer là durant la nuit, on avait peur d’y passer même le jour, et personne ne voulait plus aller bucher en cet endroit.

Il est arrivé que le diable se montrait bien inoffensif et semblait prendre plaisir à amuser les passants. Un dimanche, par un des froids les plus piquants du mois de janvier, les gens des Forges s’en allaient à la messe aux Trois-Rivières ; arrivés à la Vente-au-diable, ils aperçurent un homme qui était occupé à se faire la barbe, auprès d’un arbre, Il était en manches de chemise, tête nue, et se mirait dans une petite glace suspendue à l’écorce de l’arbre par une épingle. Les gens ne purent s’empêcher de rire en voyant une pareille farce, mais ils ne doutèrent pas que c’était le démon à qui il avait pris fantaisie de venir faire le drôle.

Presque tous ceux qui passaient à la Vente-au-diable avaient quelqu’avarie dont ils se souvenaient longtemps. Souvent, par exemple, les chevaux s’arrêtaient tout-à-coup, comme s’ils eussent eu les quatre pattes coupées, et plus moyen de les faire repartir ! C’était bien terrible de se trouver pris comme cela, en pareil endroit, surtout durant la nuit. Mon Dieu, je frémis, rien que d’y penser ! On dit pourtant qu’ils avaient un moyen infaillible de faire partir les chevaux, vous allez rire, mais ce n’est pas moi qui ai inventé cela, on me l’a conté cent fois : ils viraient leur bride à l’envers, et aussitôt les chevaux partaient comme à l’épouvante.

— Père, lui dis-je, il faut avouer que le moyen est passablement singulier, mais je ne vous accuserai pas d’avoir inventé cela, car j’ai moi-même entendu rapporter la chose bien des fois,

— Vous voyez, reprit-il, qu’il y avait beaucoup de choses étranges sur le Chemin des Forges ; mais aux Forges même, le démon avait pris une espèce d’empire. Pendant longtemps il y avait chaque soir un gros chat noir qui venait se coucher au pied du fourneau, à un endroit où il n’y a pas moyen de résister une minute, tant la chaleur est épouvantable. Il restait là plusieurs heures de suite, les pattes appuyées sur le courant de crasse (gangue) qui coulait du fourneau. Les travailleurs essayaient de l’envoyer ; ils lui donnaient des coups de barre de fer : le chat aussitôt se renflait le poil, et devenait plus gros qu’un demi-minot. La peur s’emparait des hommes, ils le laissaient tranquille, et alors le chat revenait à sa grosseur ordinaire. Dans ce temps là, c’était la façon d’aller passer un bout de veillée au fourneau, de sorte que tous les gens du poste ont vu ce fameux chat bien des fois. Quand il était resté longtemps, il se levait et, au lieu d’aller sortir par la porte, il semblait entrer dans le fourneau et disparaissait.

Vous savez que les flammes s’élèvent toujours au-dessus de la cheminée du fourneau ; eh bien ! on voyait un petit bonhomme qui allait s’asseoir sur le bord de la cheminée et qui restait là, souvent, une grande partie de la nuit.

Je me permis ici d’interrompre le récit du Père Louison.

— Puisque le diable était à se montrer si souvent que cela, c’est donc que les gens des Forges étaient bien méchants ! — Il y avait des méchants, ce qui ne doit pas surprendre, puisqu’il venait là des gens de toutes les parties du pays, mais le grand nombre étaient d’assez bons chrétiens, qui se distinguaient par une grande foi. Ils ne faisaient pas leurs devoirs religieux aussi fidèlement que les gens des autres paroisses, mais il leur était impossible de faire mieux que cela. Il est arrivé des scandales parmi eux, mais assez rarement.

Le défaut des femmes était de médire, de sacrer, de se chicaner entre elles, de se crier des sottises d’une porte à l’autre. Le défaut des hommes était de blasphémer et de tenir de mauvais discours. Les mauvais discours se tenaient surtout par les jeunes gens qui se réunissaient au fourneau, ce qui explique peut-être la présence du chat dont je vous ai parlé.

Il arrivait aussi, je crois, que le bon Dieu permettait ces apparitions-là pour effrayer les gens et les retenir dans le devoir. Ils avaient besoin de cela peut-être, ils étaient si isolés, si loin des prêtres !

Un samedi soir, le bourgeois des Forges avait organisé un grand bal. Les travailleurs s’y trouvaient presque sans exception.

On était sur le dimanche ; il n’y avait plus dans les Forges que les deux ou trois hommes nécessaires au fourneau, les portes et les fenêtres étaient fermées et barrées ; et chez le bourgeois les danseurs s’en donnaient de leur mieux, au son du violon.

Tout-à-coup, les portes et les fenêtres des Forges se trouvent ouvertes, et le gros marteau commence à battre boum, boum, boum, comme si l’on eût été en plein lundi. Les deux ou trois personnes restées au fourneau et les plus proches voisins coururent voir ce que c’était. Ils aperçurent un homme qui avait une jambe sous le gros marteau, et qui tournait cette jambe sur un sens et sur l’autre, pendant que le marteau battait, absolument comme on fait d’une barre de fer que l’on veut écrouir. Les flammèches s’échappaient en quantité, et la jambe s’allongeait comme si elle eût réellement été de fer rougi. Les spectateurs ne s’en tenaient plus d’épouvante. Cependant il se trouva un homme assez brave pour s’avancer et essayer de pénétrer dans les Forges, mais au moment où il arrivait dans la porte, tout se trouva fermé et barré comme auparavant. Il s’éloigna ; les portes se rouvrirent et le marteau recommença à battre.

On courut avertir le bourgeois. Il vint promptement et put tout voir de ses yeux ; il essaya de pénétrer dans les Forges, mais la porte se trouva fermée et le marteau arrêté. Il donna ordre aussitôt de faire cesser la danse. Chacun s’en retourna chez soi bien effrayé, et l’on n’entendit plus rien le reste de la nuit.

Il y eut encore un autre fait du même genre.

Les charretiers avaient pour habitude, du moins, quelques-uns d’entre eux, d’aller chercher un voyage de mine le dimanche au matin ; on disait que c’était nécessaire afin qu’il y en eût assez pour alimenter le fourneau pendant toute la journée.

Un dimanche, au soleil levant, plusieurs charretiers s’en allaient chercher des charges avec leurs voitures à quatre roues et à deux chevaux.

Arrivés au haut de la côte, ils rencontrent quelqu’un qui revenait déjà avec une charge.

Cet homme était assis sur le devant de sa voiture, mais il avait son chapeau tellement sur les yeux que personne ne pouvait lui voir le visage. Les charretiers se mirent à l’insulter :

« Tu t’es levé bien matin ; je crois que tu as passé la nuit en garouage. Qui es-tu ? Réponds donc, vilaine bête ! »

Le charretier noir ne disait mot ; mais arrivé dans la côte, au lieu de faire un demi-cercle pour entrer dans le village, il s’avança tout droit, et disparut dans le précipice.

Les charretiers prirent cette vision pour un avertissement, et depuis ce temps ils se dépêchèrent plus le samedi et ne furent jamais obligés de travailler le dimanche.

Mais ce que tout le monde des Forges et des environs a entendu, ce que j’ai moi-même entendu mille fois de mes oreilles, c’est cette voix mystérieuse qu’on a appelé le beuglard ! Cette voix se faisait entendre tous les soirs et souvent même pendant le jour ; elle semblait venir de quelqu’un qui planait dans l’air. Tantôt elle paraissait s’approcher, tantôt elle s’éloignait ostensiblement, et criait sans cesse comme un homme en peine : ha-ou ! ha-ou ! Il n’est pas un sucrier que le beuglard n’ait fait pâlir cinq cents fois dans sa cabane.

Mon frère aîné était employé à bucher à une certaine distance des Forges. Un samedi il s’en revint pour recevoir la paye et monter de la nourriture ; puis, dès le lendemain matin, dimanche, il partait avec deux compagnons pour retourner au chantier. Quand vint l’heure de la messe, les trois jeunes gens ne pensèrent pas à s’arrêter ni à prier ; ils continuèrent leur route. Bientôt, cependant, ils commencèrent à entendre le beuglard ; mais comme il paraissait loin, bien loin, et que tous trois l’avaient entendu bien des fois, ils y firent peu d’attention. Au bout d’un moment, ils s’aperçurent que le beuglard approchait rapidement, tout en criant comme à l’ordinaire : ha-ou ! ha-ou ! Ils continuèrent à marcher sans rien dire. Mais le beuglard approchait toujours, et il vint un moment il ne paraissait plus qu’à un demi arpent ; ses cris de ha-ou ! ha-ou ! retentissaient alors d’une manière effrayante au milieu des grands arbres qui les environnaient. Pâles, les cheveux hérissés, les jeunes gens s’arrêtèrent et se regardèrent instinctivement. Mon frère, qui était le plus vieux, dit à ses compagnons : « nous sommes fautifs, pour des catholiques c’est mal de marcher pendant la messe comme nous faisons, sans même penser à prier. Arrêtons-nous et disons le chapelet, la Ste Vierge nous protégera. » Ils déposèrent leurs fardeaux sur la neige, se mirent à genoux dessus, et commencèrent le chapelet. Le beuglard aussitôt se mit à reculer, sa voix diminuant à mesure, jusqu’à ce qu’elle s’éteignit dans la profondeur du bois.

Quand le beuglard nous faisait peur, nous avions tous recours aux mêmes moyens que mon frère aîné ; nous faisions un bon signe de croix, et nous disions quelques prières. Il y en avait alors qui priaient pour l’âme de Mlle Poulin, parce qu’ils croyaient que c’était elle qui venait demander des prières.

D’autres croyaient que le beuglard n’était autre que le démon, qui vengeait ainsi les injustices faites à Mlle Poulin, en reconnaissance de la cession qu’elle lui avait faite de tout ce qu’elle possédait. On a demandé bien des fois aux curés ce que cela pouvait être, ils n’ont jamais voulu se prononcer.

C’est singulier comme dans ce temps-là il paraissait y avoir des esprits partout. Tenez il n’y a pas longtemps que nous avons passé une côte appelée la côte jaune ; eh bien ! au pied de cette côte-là, les charretiers voyaient un homme noir qui se tenait debout, et qu’on ne put jamais faire parler. Ils avaient beau lui crier toute sorte de choses, pour l’irriter et le décider à dire ce qu’il était, jamais ils n’avaient de réponse. Un jeune homme s’avisa, un soir, de présenter au fantôme une ardoise et un crayon, afin qu’il écrivît ce qu’il était ou ce qu’il voulait. L’homme noir prit l’ardoise et le crayon, et écrivit, mais personne ne put rien comprendre à son écriture.

Il se passa des choses extraordinaires même dans le temps où les forges ne marchaient plus. On vit par exemple, en plein midi, un gros ours qui passait à petit pas au milieu du village. Grand émoi de tous côtés : Les chasseurs saisissent leurs fusils, et accourent en toute hâte ; on tire un coup, deux coups, trois coups, dix coups, vingt coups, et l’ours ne paraît pas avoir une égratignure. Il s’avance lentement, comme s’il n’avait encore rien entendu ni rien senti. Un certain Michelin, bon ivrogne et bon sacreur, qui avait tiré plusieurs coups de fusil, se trouva dans une grande colère. Il dit à l’ours : « puisqu’il n’y a pas moyen de te tuer, tu vas toujours me mener un bout ! » et il sauta sur la mystérieuse bête. Elle continua tout simplement sa route, Michelin eut peur et descendit promptement de sa nouvelle monture.

Il y avait longtemps que nous marchions. — Père Louison lui dis-je, vous m’avez conté tant de choses extraordinaires, que je me sens tout effrayé et comme ahuri (ajoutez que les ténèbres qui nous entouraient n’étaient pas propres à me rassurer) ; cependant je voudrais que vous me parliez d’un personnage qui a sa célébrité aux Forges St. Maurice. — D’Édouard Tassé ? reprit-il aussitôt. — Oui d’Édouard Tassé ; vous l’avez connu ?

— Je l’ai connu familièrement.

Je vous surprendrai peut-être en vous disant que c’était un bon garçon, tel qu’on en rencontre rarement ; mais ne doutez pas de ma parole, c’est la pure vérité. Tout le monde aimait à travailler sous son commandement. « Allons, les enfants, disait-il, un petit coup de cœur, nous nous reposerons ensuite. » Tous les hommes se mettaient à l’ouvrage, c’était un plaisir de voir comme les choses marchaient. Bientôt le repos promis arrivait, on badinait, on riait ensemble, on oubliait la fatigue. Tassé disait de nouveau : « allons les enfants, un petit coup de cœur maintenant ! » tout le monde se mettait gaiement à l’ouvrage. On allait ainsi d’étape en étape ; le soir arrivé personne ne sentait de fatigue, et il se trouvait qu’on avait fait beaucoup plus d’ouvrage qu’avec certains bourreaux qui ne faisaient que tempêter autour des hommes, et ne leur donnaient pas un moment de relâche. Tassé n’avait que deux défauts : il sacrait et il avait des entrevues avec le diable ; le premier défaut avait produit le second, mais tout de même c’étaient deux choses bien surprenantes chez un homme de son caractère. Il n’y avait pas à comprendre cet homme-là. Le diable semblait le suivre partout pour le taquiner. Un jour, il se faisait mener par un charretier des Trois-Rivières ; comme ils arrivaient à la Pointe-au-Diable, le cheval s’arrête tout-à-coup, et impossible de le faire repartir. Tassé ne fait ni un ni deux, il débarque, fait quelques pas, et se met à s’entretenir avec un personnage invisible. Le charretier entendait bien deux voix différentes, il s’apercevait que la dispute était extrêmement vive, cependant il ne voyait que Tassé. La frayeur le saisit, mais que faire ? Le cheval ne voulait point marcher. Après s’être ainsi chicané longtemps avec on devine qui, Tassé revint à la voiture et dit au charretier : « ça va aller, maintenant. » En effet, le cheval partit, et on se rendit sans entraves aux Forges.

Un autre fois il revenait de la Pointe-du-Lac et se faisait conduire par un habitant de la place. C’était en hiver et sur un beau chemin de glace. Tout-à-coup le cheval se met au pas, et commence à tirer sur le bout de la corne, comme s’il y avait eu dix hommes d’accrochés à la carriole. Il y a quelque chose sous les lisses, dit le maître du cheval ; on débarque, on examine, il n’y avait rien. On part ; c’était encore la même chose. « Je vois bien ce que c’est, moi, » dit alors Édouard Tassé ; et, mettant la main dans sa poche, il en tire une poignée de copes qu’il jette dans la neige. Il sembla que la carriole retombait sur le chemin, on entendit un bruit sec, pan ! et le cheval partit aussitôt grand train. Notre habitant se rendit aux Vieilles Forges, et il jura alors ses grands dieux que jamais Édouard Tassé ne mettrait le pied dans sa voiture.

Mais ce qui contribua le plus à faire la mauvaise renommée d’Édouard Tassé, c’est la bataille en règle qu’il eut un soir avec le diable.

Il en avait averti d’avance les gens de la maison où il se trouvait, et leur avait bien défendu de sortir, quels que fussent les cris qu’ils entendraient. Vers huit heures, en effet, une voix appela Tassé ; il sortit aussitôt, et la bataille commença. Les coups retentissaient comme de vrais coups de masse ; on entendait des cris de chat, des hurlements effrayants ; quelquefois les jouteurs, en se ruant sur la maison, l’ébranlaient jusqu’à sa base, et faisaient tomber avec fracas le mortier qui retenait les pièces. Les enfants pleuraient, les femmes criaient, tout le monde pensait que Tassé allait se faire tuer par le diable. Au bout d’une demi-heure, le combat cessa, et Tassé entra dans la maison tout couvert de sueurs et de sang. Il avait le visage et le corps meurtris, et sa chemise était déchirée en lambeaux. Cependant il se dit vainqueur : « Je savais bien, répéta-t-il plusieurs fois, qu’il ne me battrait pas, je n’en ai pas peur. » Depuis ce moment, Tassé fut la terreur du poste des Forges St-Maurice, et l’on a mis sur son compte cinq cents fables plus effrayantes les unes que les autres.

Édouard Tassé est mort à St-Boniface, il n’y a que quelques années, dans les sentiments d’un bon chrétien. Il n’est pas surprenant qu’il soit mort en bon chrétien, car malgré tout, comme je vous l’ai dit, c’était un riche caractère.

— Père Louison, pardonnez-moi si j’ose encore vous interroger ; ne pourriez-vous pas me dire, pour terminer, sur quoi l’on s’appuie pour chercher un coffre-fort à la Pinière ?

— Voici ce qu’on m’en a compté, reprit le bon vieillard :

Mlle Poulin était riche, elle avait beaucoup d’argent dans son coffre-fort. Pour que personne ne pût mettre la main sur cet argent, elle le fit enterrer dans la Pinière, et jeta ensuite ses clefs dans le ruisseau. Elle mourut, comme je vous l’ai dit, en disant qu’elle donnait tout au diable. Néanmoins, quand elle fut morte, celui qui avait enterré le coffre-fort voulut aller le chercher ; zest ! il n’y était plus. Les clefs n’ont pu être retrouvées, bien qu’il ne coule pas six pouces d’eau dans le ruisseau de la Pinière, le diable s’était emparé de tout.

Aujourd’hui il y en a qui cherchent le coffre-fort au moyen de la magie. Avec une rod (baguette divinatoire), ils viennent à découvrir l’endroit où il se trouve, mais quand ils sont pour s’en emparer, le diable le change de place, de sorte que l’ouvrage est toujours à recommencer. Je suis loin de vous garantir la justesse de ce dernier détail, mais quant aux autres choses qui se sont passées de mon temps, je vous assure qu’il n’y a rien de plus véritable au monde.

Ici se termina le récit du Père Louison.

Maintenant, cher lecteur, si vous suivez, quelque jour, la route désolée qui s’avance au-delà des coteaux sablonneux des Trois-Rivières, et qu’il plaise à votre cheval de s’arrêter pour boire au Ruisseau de la Pinière, vous n’oublierez sans doute pas les clefs et le coffre-fort de feue Mlle Poulin. Ne vous amusez pas à chercher ces clefs sous le cristal du ruisseau, elles sont introuvables. Mais avancez dans la Pinière, peut-être le beuglard viendra-t-il encore une fois faire entendre ses mémorables ha-ou ! d’autrefois. Arrivés aux Vieilles Forges St. Maurice, passez sans crainte, les femmes ne se disputent plus d’une porte à l’autre ; ne manquez pas d’aller saluer les messieurs McDougal, visitez avec eux le vieux fourneau, et surtout que vos cheveux ne se dressent pas sur votre tête, le gros chat ne vient plus s’appuyer les pattes sur le courant de fonte qui sort du fourneau, et le marteau ne bat jamais seul. Si vous êtes touriste, continuez votre route jusqu’à St. Boniface ; vous trouverez une gracieuse hospitalité chez M. Rousseau, qui vous fera conduire aux chutes de Chawinigane. Au bruit de la cascade mugissante, au milieu du bois et de la bruyère, un château abandonné surgira tout-à-coup à vos regards. Vous vous croirez en face de l’un de ces châteaux dont les grand’mères parlent dans leurs contes à la veillée, il n’y manquera que les géants et les fées d’autrefois. Mais le spectacle imposant qu’une nature grandiose et sauvage présentera à vos yeux vous dédommagera de ces embellissements, et vous vous en retournerez charmé de votre féérique pèlerinage sur les bords du St. Maurice.


DES VIEILLES FORGES
AUX TROIS-RIVIÈRES

Maintenant que je vous ai conté tout ce que je sais sur les Vieilles Forges, reprenons notre promenade. À notre gauche, trois maisons sont encore tout entières ; leurs fenêtres sont comme de grands yeux, mais dans ces yeux le regard est éteint. Les maisons abandonnées font peur, allons notre chemin. Nous voici à la Grande Maison : elle aussi est abandonnée, mais son antiquité nous attire ; nous la respectons comme on respecte les vieillards, même les plus décrépits.

Du côté sud-ouest elle n’a qu’une seule porte qui se trouve à l’extrémité du mur, et à l’autre extrémité du même mur il y a une aile peu élégante : c’est que la façade principale n’est pas de ce côté, mais bien du côté de la rivière. N’est-ce pas tout raisonnable, après tout ? Eh bien ! avec nos idées préconçues, quand nous arrivons sur les lieux nous avons de la peine à comprendre cela.

M. Fortin fait tourner la clé dans la serrure, et nous entrons. Dans la première salle nous trouvons un comptoir qui paraît tout moderne : c’était ici, voyez-vous, le magasin des Messieurs McDougall. Nous pénétrons dans les autres parties de la maison : tout est sale et délabré, les divisions nous paraissent singulières, les cheminées massives ; mais la maison est bien éclairée, la menuiserie belle, les chambres grandes, le plafond élevé : vous trouvez que c’est un château abandonné. M. Faucher de Saint-Maurice écrivait un jour à ce sujet : « J’arrive des Vieilles-Forges où je suis allé en excursion avec Gérin et Buteau-Turcotte. Le manoir a été endommagé, il y a quelques années, par un incendie, mais il a été restauré par son propriétaire actuel, M. Robert McDougall, avec un goût que tous nos industriels n’ont pas. Il lui a scrupuleusement conservé ses anciennes divisions, ainsi qu’une grande partie des vieilles boiseries françaises.

« Rien de plus pittoresque et de plus antiquaille que ces salles immenses, aux larges âtres flanqués de plaques de fer fleurdelysées,… que ces corridors ou toute une compagnie de reîtres et de lansquenets serait à l’aise. C’est à se croire dans la salle d’armes du dernier des Burckards, si l’hospitalité toute écossaise de M. McDougall n’était là pour nous faire songer avec complaisance aux douceurs du temps présent. » Il y a deux portes dans la façade, et six grandes fenêtres. Nous ouvrons la porte du nord et sortons sur le perron : Quelle belle vue !

Nous voyons le Saint-Maurice sur une grande étendue : il précipite ses flots noirs avec bruit dans le rapide, il s’élance, il bouillonne, puis il fait un détour, et, au moment où il paraît s’être adouci, il disparaît entre les arbres. En face, la vue se prolonge dans les champs cultivés ou sur la verdure des grands arbres. Vivent nos pères pour placer agréablement une maison !

Nous revenons à l’intérieur : Deux anciennes cheminées sont là avec leurs crémaillères et leurs chenets. Celle du nord à une grille qui annonce bien qu’on a essayé jadis de chauffer la maison avec un feu de cheminée. Au fond de la seconde cheminée il y a une grande plaque de fonte portant le millésime de 1752. Plusieurs écrivains ont bien voulu parler de cette plaque, et ils sont unanimes à dire qu’elle porte l’année 1732. Un premier s’est trompé en prenant un 5 pour un 3, ce qui peut arriver bien facilement, et les autres ont trouvé convenable de se tromper à sa suite. Mais la vieille plaque reste là, toujours la même, toujours prête à s’offrir aux regards de ceux qui veulent l’examiner attentivement, et elle proteste contre les écrivains qui voudraient faire remonter sa naissance jusqu’à un temps où il n’y avait pas de fonderies dans le Canada. Naître dans de pareilles circonstances, c’eût été, pour le moins, une chose fort incommode.

En arrière, dans l’aile, se trouvait la chambre du gouverneur, grande et magnifique salle. Une porte dans le pignon fait arriver facilement à cette chambre.

Nous montons alors dans les mansardes. Nous trouvons une quantité de moules qui servaient aux fonderies, entr’autres le moule de la croix de la chapelle. Il est bien conservé, à part les lis des extrémités qui sont séparés du reste, et peut-être en partie détruits. En allant du côté sud-est, M. Fortin nous montre au fond de la maison, dans la partie opposée à l’aile, une salle où l’on exposait les corps de ceux qui mouraient aux Forges, avant qu’ils pussent être portés au cimetière. Un prêtre disait de temps en temps la messe dans cette même chambre, lorsque l’ancienne chapelle eut été fermée ou détruite. Mais dans l’aile même, au-dessus de la chambre du gouverneur, était la salle de danse. C’est là que les ouvriers allaient parfois se réjouir au son des violons rustiques. Ces deux salles si différentes se regardent encore avec étonnement, mais la solitude les a rendues semblables.

Hâtons-nous de sortir maintenant, car il ne faut pas que nous passions le reste de la journée ici ; descendons vers le Saint-Maurice, pour reprendre notre course vers les Trois-Rivières. La Grande Maison se trouve auprès de la ravine creusée par le ruisseau des Forges : M. Fortin nous indique un petit sentier, ou plutôt il y descend lui-même le premier. Au bas de la côte nous trouvons un vieux bâtiment : ce fut jadis une moulerie, et du temps des Messieurs McDougal une manufacture de haches, qui fonctionna deux ans.

Un canal emmenait l’eau qui a passé dans la roue du moulin, et cette eau venait faire marcher ici les cylindres d’émeri, les meules et toutes les machines dont on avait besoin. Tout cela est complètement en ruine.

Nous remercions M. Fortin de l’extrême bonté qu’il a eue de nous guider dans notre pèlerinage à travers les Forges, et nous lui disons au revoir ; nous jetons un dernier regard sur la Grande Maison qu’un massif de cèdre blanc (thuya occidentalis) cache en partie de ce côté, et nous reprenons notre voyage interrompu. Sois allègre, petit canot ; vole sur les ondes, c’est notre dernière étape. Nous ne sommes qu’à trois lieues des Trois-Rivières.

À peine étions nous en route, que notre canot était fatigué par les lames, agité dans tous les sens, ballotté d’une manière effrayante. Je ne voulais pas avoir peur, mais j’avoue que de petits frissons fort désagréables me passaient alors fréquemment sur le cœur. J’adressai pourtant la parole à mon guide sur un ton presque stoïque : Les eaux, lui dis-je, sont très agitées ici. Il m’avoua alors que sous une main tant soit peu novice notre nacelle eût été bien vite remplie d’eau. Nous étions dans la partie la plus redoutable du rapide des Forges.

Nous faisons un détour, et nous trouvons le fleuve tout apaisé. C’est probablement ici que Champlain achevait son voyage dans le Saint-Maurice en 1603 : « Nous entrâmes environ une lieue dans la dite rivière et ne pûmes passer plus outre à cause du grand courant d’eau. Avec un esquif nous fûmes pour voir plus avant ; mais nous ne fîmes pas plus d’une lieue que nous rencontrâmes un saut d’eau fort étroit, comme de douze pas, ce qui fut occasion que nous ne pûmes passer outre. Toute la terre que je vis au bord de la dite rivière va en haussant de plus en plus, qui est remplie de quantité de sapins, cyprès et fort peu d’autres arbres. » (Voyage de 1603). Je trouve bien que les deux lieues de Champlain étaient un peu longues, et que ses douze pas étaient des pas de géant, mais passe cependant.

Des maisons bordent ici la rive gauche de la rivière ; ces maisons appartiennent à la paroisse de Saint-Maurice. Sur notre droite, le premier endroit que l’on puisse remarquer est la pointe à Poulin, ainsi nommée en souvenir des anciens propriétaires. Plus loin, la pointe aux Fraises : c’est peut-être la pointe aux Pommes dont parle M. Laterrière, vu qu’elle est sucrée. Nous avons passé aussi l’anse de la Vente-au-Diable, mais je vous en donne ma parole, nous n’avons rien vu ni rien entendu pour donner seulement un commencement de chair de poule.

À une certaine distance de la ville, dans un endroit où la côte est escarpée et sablonneuse, les hirondelles des rivages ont établi leurs nids qu’elles enfoncent dans le sable jusqu’à deux pieds de profondeur. Nous apercevons ces nids établis sur deux lignes, ils se comptent par centaines : c’est la ville des hirondelles placée à côté de la ville des hommes, mais à une distance respectueuse, comme l’exige la prudence. Les nids sont sous terre, c’est un peu triste ; mais les gentilles propriétaires ne s’y tiennent que le temps strictement nécessaire, et le reste du temps, c’est-à-dire à peu près tout le jour, elles sont dans les pures régions de l’atmosphère. Aussi voyez audessus d’Hirondelle-Ville une nuée de ces chers petits êtres, c’est ainsi toute la journée. « Le vol, dit Buffon, est l’état naturel de l’hirondelle, je dirais presque son état nécessaire : elle mange en volant, elle boit en volant, et quelquefois donne à manger à ses petits en volant. Sa marche est peut-être moins rapide que celle du faucon, mais elle est plus facile et plus libre ; l’un se précipite avec effort, l’autre coule dans l’air avec aisance : elle sent que l’air est son domaine ; elle en parcourt toutes les dimensions et dans tous les sens, comme pour en jouir dans tous les détails, et le plaisir de cette jouissance se marque par de petits cris de gaieté. » L’hirondelle est l’emblème du chrétien qui plane continuellement audessus des choses périssables de la vie. Le corps de ce chrétien est sur la terre, mais son âme converse déjà avec les anges de Dieu, nostra conversatio in cœlis est.[31]

Je me plaisais à regarder cette république si paisible, car j’ai une prédilection pour les hirondelles. En général, j’aime tous les oiseaux, tous, excepté une seule espèce, les moineaux. Le bon Dieu n’avait pas mis ce fléau dans notre pays, ce sont les hommes qui nous l’ont imposé : je vois donc toujours ces petits êtres maussades avec peine, et il me semble que les détruire c’est ramener les choses dans l’ordre voulu par la Providence.

Mais voulez-vous que nous leur disions nettement leur fait ? Ils auront leur place ici en qualité d’ennemis des habitantes d’Hirondelle-Ville. Je déteste les moineaux parcequ’ils ont tous les défauts imaginables et que je ne leur connais pas une seule qualité. Les moineaux sont les gamins de la gent volatile.

Connaissez-vous les gamins de ville ? Ce sont des êtres sales, mal-élevés, querelleurs, blasphémateurs, gourmands, voleurs, malfaisants, inutiles dans le monde. Les moineaux ont tous ces défauts, autant qu’un oiseau peut les avoir. Tandis que la plupart des autres oiseaux sont d’une propreté si admirable, voyez les moineaux dans les rues de nos villes : ils se vautrent dans la poussière, vous ne pourriez les toucher sans vous salir. Quand ils sont en bande, ils se fâchent, ils se précipitent les uns sur les autres, ils cherchent à s’entredéchirer, ce sont des diables couverts de plumes. Ils font entendre des cris stridents qui déchirent les oreilles, qui donnent sur les nerfs ; ces cris sont évidemment les sacres de la langue des oiseaux. Les moineaux sont gourmands, voleurs et malfaisants : ils volent le grain des poulets de la ferme, ils vont déterrer le blé des guérets et les graines des carrés du jardin. Ils vont s’emparer sans vergogne des nids des autres oiseaux, et si on leur conteste cette propriété, c’est un tapage, c’est une guerre à n’en plus finir. Ils ne se contentent pas de cela : ils vont casser les œufs dans les nids des autres oiseaux, par pure malice, en vrais gamins qu’ils sont. Enfin, ils font des trous dans les murs, pour se nicher, et si vous les laissez faire, ils vous feront dépenser des centaines de piastres, pour réparer leurs dégâts dans les murs des grands édifices.

À quoi sont-ils bons dans le monde ? ils ne charment pas les regards par l’élégance de leur forme comme la fauvette, ni par la beauté de leur plumage comme le colibri ou le chardonneret ; ils ne chantent pas comme le pinson, la grive et le goglu ; ils sont trapus, ils sont d’un gris sale et ils chantent à peu près comme la lime sur les dents de la scie.

On dit qu’ils font la guerre aux insectes nuisibles, mais je voudrais bien entendre nommer ces insectes. Avez-vous déjà vu les moineaux sur les choux, pour manger les piérides ou leurs larves ? Non. Les avez-vous vus dans les champs de pommes de terre, cherchant à manger les chrysomèles ? Jamais. Les avez-vous vus chassant aux sauterelles ou aux criquets ? Pas du tout. Vous les voyez sur les linteaux ou les larmiers de fenêtres, sur les balustrades et sur les rampes d’escalier ; ils y mangent quelques insectes, mais les insectes vraiment nuisibles se trouvent-ils bien là ? Dans ces chasses d’amateurs, ils laissent partout de nombreux dépôts, au grand déplaisir des ménagères ; on dirait vraiment qu’ils n’ont pas d’autre but. Depuis qu’on a doté notre pays de cet intéressant chasseur, je plaindrais l’aveugle qui voudrait se conduire lui-même en tâtonnant, il n’aurait pas souvent les mains nettes, car les moineaux sont partout et salissent tout.

M. Dionne, dans ses « Oiseaux du Canada, »[32] veut cependant les excuser : « En dépit de ces petites violences, de ces petits rapts, ne nous fait-il pas plaisir de retrouver, lorsque la terre est ensevelie sous un linceul de neige et que toute trace de végétation a disparu, que nos bocages sont mornes et silencieux, ne nous fait-il pas plaisir vraiment de retrouver encore au milieu de nous, ces chers petits êtres qui, par leur pétulance et leur gaieté, semblent nous faire oublier la monotonie des sombres jours de l’hiver ? » Je réponds : non, pas le moins du monde. J’aime mieux la solitude que la présence de ces gamins ailés. J’aime mieux le grand silence de nos jours d’hiver que les cris perçants des moineaux. Pour interrompre ce silence, nous avons assez du sifflement de la bise. Notre oiseau d’hiver, c’est la mésange. Celui que les hommes ont ajouté, c’est un diablotin ou un être qui a mangé le fruit défendu.

Laissons là les moineaux, j’en suis fatigué. Je n’en ai pas vu de mon voyage, que Dieu soit béni, il m’a évidemment protégé.

Nous faisons un coude, et puis nous arrivons à l’ancien moulin d’Odgen. J’ai cherché des yeux les restes de cette scierie, et je n’en ai rien vu. Je vous dirai bientôt quel intérêt m’attache à ces ruines ; en attendant, veuillez suivre cette progression qui est assez curieuse : La première scierie, le long du Saint-Maurice, a été construite par M. Thomas Coffin, puis reconstruite par M. Isaac Gouverneur Ogden, sur un petit ruisseau. La seconde a été construite par M. Greeve sur la rivière Cachée. La troisième a été placée hardiment sur le Saint-Maurice lui-même par M. Baptist, à la chute des Grès. Je crois que la progression est arrivée à son terme, du moins quant aux scieries qui prennent l’eau pour pouvoir moteur.

Lorsque nous étions professeur au vieux collége des Trois-Rivières, les ruines du moulin d’Ogden étaient bien conservées. La grande roue était là avec ses aubes, la dalle emmenait un courant d’eau rapide et bien fourni, le carré du moulin était encore debout, mais le toit avait été enlevé et les scies n’existaient plus. Des arbustes avaient poussé tout autour du moulin, et cachaient la maison de M. Ogden qui se trouvait un peu plus loin.

Quand le ciel était serein, dans les grands congés de la belle saison, je partais du collége avec mon ami de cœur, M. l’abbé Em. Guilbert : nous traversions les ponts du St-Maurice, nous gravissions un coteau et nous nous trouvions en un endroit où le sable poudroie au moindre vent comme la neige en hiver ; nous ne manquions jamais d’écrire sur les bancs de sable de nombreuses sentences que le vent effaçait bientôt, nous avions en cela une image mélancolique et vraie de l’instabilité des œuvres de l’homme sur la terre. Nous passions ensuite un certain nombre de fermes qui sont échelonnées le long du Saint-Maurice, puis nous ne trouvions plus qu’un petit sentier entre les broussailles. Nous le suivions longtemps, et nous arrivions à cette ruine du moulin d’Ogden. On ne saurait croire aujourd’hui combien cela paraissait éloigné de la ville. Nous allions nous asseoir sur une petite élévation : le majestueux Saint-Maurice coulait à nos pieds, à côté de nous le ruisseau du moulin babillait, les oiseaux chantaient dans les arbres, et nous passions ainsi toute une après-midi dans la solitude. Nous nous trouvions tellement seuls que s’il venait à passer quelqu’un par là, il nous semblait que c’était un homme égaré. Ces promenades poétiques sont restées dans mon souvenir, et voilà pourquoi je cherchais du regard ces ruines qui ont disparu avec tant d’autres choses.

À notre droite, voyez le Cap-aux-Corneilles, c’est la pointe du premier de quatre ou cinq coteaux de sable qui s’échelonnent entre la ville des Trois-Rivières et les Forges Saint-Maurice ; et si ce nom vous surprend, c’est que vous n’avez pas vu les noces de corneilles qui se célèbrent si fréquemment en cet endroit aux jours de l’automne.

Notre canot frémit un peu en passant auprès des piliers d’estacades qui se trouvent au pied du Cap-aux-Corneilles, puis il s’élance comme un trait, et passe sous la première arche d’un pont très élevé. En effet, la Compagnie du chemin de fer du Nord a jeté ici un magnifique pont en fer, de 800 pds de longueur, divisé en quatre arches de 200 pieds chacune. Les culées et les trois piles du centre sont en belle pierre taillée. À la hauteur où il se trouve, ce pont nous paraît bien fragile, il ressemble à une toile qu’une araignée monstre aurait jetée entre les deux rives du fleuve.

Tout à côté du pont vous voyez le fond-de-vaux[33] dont je vous ai déjà parlé. Pendant longtemps les Algonquins venaient chaque année dresser leurs tentes en cet endroit, pour échanger leurs pelleteries. C’était le temps favorable pour les marchands de la ville, et c’était un spectacle pour toute la population : on s’y portait en foule. Aussi une côte du voisinage a-t-elle gardé le nom de côte des sauvages.

On appelle souvent l’endroit où nous sommes la traverse des Pagé, du nom des messieurs Pagé qui demeurent de l’autre côté de la rivière, dans la paroisse du Cap de la Madeleine. Lorsqu’il n’y avait pas de pont sur le Saint-Maurice, les habitants du Cap, de Champlain, de Saint-Maurice, etc., qui voulaient aller à la ville se rendaient chez ces Mrs Pagé, et ceux-ci les traversaient dans un bateau ou dans un bac à manége, c’est-à-dire mu par deux chevaux montés sur une voie sans fin. C’était la forme des bateaux passeurs de ce temps.

Nous saluons un grand nombre d’ouvriers qui travaillent au flottage du bois. Chaque bûche porte la marque de son propriétaire, et selon qu’elle porte telle ou telle autre marque, elle doit prendre une direction différente ; tous ces ouvriers sont donc employés à faire la séparation : on amène chaque bûche, on constate sa provenance, et les employés du bourgeois à qui elle appartient la conduisent à l’endroit qu’il faut. On nous salue avec politesse, et nous entendons plusieurs ouvriers dire à demi-voix, et non sans un peu de surprise : c’est un prêtre qui descend en canot d’écorce.

Nous voilà bel et bien en ville : voyez à notre droite cette grande cheminée avec son panache de fumée grisâtre. Entendez le bruit des scies stridentes : nous sommes rendus à la scierie de Hall et Neilson ; c’est un des plus beaux établissements de la Puissance du Canada. L’édifice principal mesure 150 pieds de longueur sur 65 pieds de largeur, et il est d’un aspect vraiment superbe. Dans un bâtiment à part se trouvent deux machines à vapeur dont la force combinée répond à deux cents forces de chevaux.

Les scies rondes[34] sont munies de chariots automatiques, les scies à mouvement alternatif sont les plus avantageuses qui existent. En général, sans regarder aux dépenses, Messieurs Hall et Neilson se sont procuré toutes les machines les plus perfectionnées, et leur scierie mérite d’être étudiée à ce point de vue. Deux cent cinquante hommes y sont employés chaque jour dans le temps du sciage, et l’on a débité 130,000 bûches dans la dernière saison. Pour le travail de nuit, on y a l’éclairage à la lumière électrique d’après le système d’Edison. On retire les bûches de la rivière au moyen de deux chaînes sans fin portant des pointes aiguës et marchant sur un plan incliné. Un ouvrier place les bûches d’une manière convenable, elles sont saisies par les pointes, et elles s’élèvent vers la scierie, Vous en voyez continuellement quatre ou cinq en chemin. Où allez-vous, pauvres bûches, qui avez essuyé tant de péripéties, qui venez peut-être de la Franche ou du Vermillon, qui avez vu les chûtes de la Grand’Mère et de Chawinigane ! Vous voilà rendues à votre dernière étape : le chariot fatal va vous recevoir à votre entrée dans l’usine, et les scies voraces auront bientôt fait de vous dépecer en vingt morceaux. La scierie de Hall, Neilson & Cie fut construite en 1886.

Contiguë à cet établissement remarquable se trouve la manufacture de boîtes de A. Gravel. On emploie ce nom, mais j’avoue qu’ici le nom ne donne pas une idée juste de la chose. M. Gravel prépare tout le bois de chaque boîte, mais au lieu de clouer lui-même les morceaux, il en fait un paquet qu’il envoie à ses pratiques, aux États-Unis.

Le bâtiment principal de cette manufacture a 100 pieds sur 50, et renferme la machinerie la plus parfaite que l’on ait pu trouver. La machine à vapeur est de 100 forces de chevaux. La sècherie a 130 pieds sur 50, et est divisée en sept compartiments ; on peut y faire sécher 100,000 pieds de bois en six jours.

On emploie dans cette manufacture près de 500,000 pieds de bois par année de travail. Le nombre de boîtes manufacturées varie selon les dimensions de ces boîtes ; quand la forme est favorable, on peut en livrer jusqu’à 3000 par jour. M. Gravel ne trouvant pas ici le bois le plus convenable, à sa manufacture, abandonnera probablement le bel établissement que nous venons de décrire, alors MM. Hall et Neilson y placeront quelqu’autre industrie du même genre.

Nous venons de passer sous un pont, en voici un autre devant nous : celui-ci est en bois et pour voitures ordinaires. Mais n’allez pas vous imaginer, par exemple, que le premier pont venu puisse être comparé à celui du Saint-Maurice ! Ouvrez les yeux et les oreilles, s’il vous plaît ; le pont que vous voyez a 2,150 pieds de long. Il traverse l’île Saint-Christophe : la partie qui est en deçà de l’île est de 1,450 pieds, et la partie qui est au delà est de 700 pieds. Pour vous guider un peu dans l’appréciation de ces chiffres, je vous dirai que le grand pont de Brooklyn est de 1400 pieds seulement.

On ne s’était pas aventuré, avant 1832, à faire passer le Saint-Maurice sous le joug, car ce fleuve est redouté, croyez-moi. À cette époque on tenta l’entreprise, mais le Gouvernement devait en payer les frais. Comme essai, on commença par construire dans la partie est de la rivière, en 1832, un brise-glace qui fut appelé Quai de Marguerite, en l’honneur de Marguerite Normand fille de l’architecte François Normand. Le quai de Marguerite ayant résisté vaillamment aux glaces, le Gouvernement donna, par des commissaires nommés à cette fin, l’entreprise du pont à Messieurs Édouard et François Normand, deux citoyens des Trois-Rivières qui portaient le même nom sans qu’il y eût de parenté entre eux. Les travaux de construction furent commencés en 1833 et complètement terminés en 1834.

Vint cependant la funeste année 1837, où les Canadiens parlaient de tout côté de joug insupportable à briser, de révolte devenue nécessaire. Le Saint-Maurice crut aussi que le moment opportun était venu pour lui de se révolter à sa manière et de briser le joug qu’on lui avait imposé : il gonfla donc ses flots et arracha de ses bases la partie du pont qui touche au Cap de la Madeleine, comme Samson arracha avec leurs gonds les portes de la ville de Gaza ; de plus il endommagea tellement l’autre partie du pont qu’il n’y avait plus moyen d’y passer en sureté. Cela fait, il se trouva libre comme son frère le Saint-Laurent, et resta ainsi l’espace de cinq ans entiers.

Dans l’automne de 1842, le Gouvernement fit commencer la construction d’un nouveau pont. Les trois frères Édouard, Joseph et Jacques Normand en avaient l’entreprise, et ils faisaient construire en même temps les ponts de Batiscan et de Sainte-Anne de la Pérade. Les travaux de ces trois grands ponts furent terminés en 1844.

Le Gouvernement ayant la propriété du pont du Saint-Maurice, le louait chaque année par encan, le 1er de juin. Ce qui fut fait jusqu’en 1852.

Cette année-là notre Saint-Maurice se rendit de nouveau coupable d’un très mauvais coup ; ses glaces s’étant amoncelées, brisèrent l’une des arches du pont, dans la partie située à gauche de l’île Saint-Christophe. Le Gouvernement ne voulant pas s’imposer les dépenses d’une reconstruction, vendit le pont à M. Marsh, qui avait été chargé d’en surveiller les travaux en 1844. M. Marsh s’obligeait à réparer le pont et à l’entretenir. Il se mit à l’œuvre et fit construire séparément l’arche qui avait été brisée. Mais quand il s’agit de la mettre à sa place, il arriva qu’elle n’y pouvait entrer, les mesures n’ayant pas été prises d’une manière assez juste. Découragé par ce contretemps, il abandonna son contrat, et alors le Gouvernement céda le pont à M. Édouard Normand

M. Normand remplaça l’arche qui avait été enlevée, puis, par des réparations intelligentes, parvint à le faire durer jusqu’en 1874. À cette époque on dut le fermer à la circulation, et, en 1875, il fallut le démolir, car il tombait de vétusté.

L’honorable H. G. Mailhot étant alors ministre, fit voter une somme de 15,000 piastres pour la construction des ponts du Saint-Maurice. Moyennant un pareil secours, la corporation des Trois-Rivières s’engagea à le reconstruire elle-même, ayant l’espérance bien fondée de rembourser par le péage, et d’en faire même avec le temps une belle source de revenus. Les travaux furent dirigés par un M. Samson, mais je puis vous assurer qu’il n’était pas parent de celui dont parle l’Écriture Sainte, cela soit dit pour vous rassurer. Ce troisième pont fut ouvert au public en 1878.

Je vous en ai dit bien long, cher lecteur, sur ce pont du Saint-Maurice ; je vous prie de ne pas vous en fâcher, j’aime tant à communiquer le peu que je sais.

Tout à côté du pont, en face d’un petit quai, se trouve une jolie maison en brique et à deux étages. Cette maison ne voit pas la ville, mais quelle belle vue sur le Saint-Maurice et sur le pont qui le traverse. L’air doit être pur dans cette maison, et la vue continuelle des flots profonds du Saint-Maurice devrait donner de sublimes pensées. Savez-vous à quoi sert cette maison placée si près de la rivière ? Cher lecteur, c’est ici la tête de l’aqueduc des Trois-Rivières.

Dans le bas de la maison vous trouvez une petite machine à vapeur animée d’un mouvement tantôt lent et tantôt rapide ; cette petite machine qui fait si peu de bruit, remplit cependant une fonction d’une importance bien extraordinaire : elle pompe l’eau dans le Saint-Maurice, et la pousse ensuite par des tuyaux en fer dans toutes les parties de la ville. L’eau est fournie d’une manière abondante, et comme elle est prise dans le courant du Saint-Maurice, il faut ajouter que c’est une eau un peu ferrugineuse, des plus saines et des plus agréables que l’on puisse goûter.

Si la ville emploie beaucoup d’eau, la machine va très vite ; si elle en prend peu, la machine va lentement ; si elle cessait complètement d’en prendre, la machine s’arrêterait, ce qui arrive dans la nuit du dimanche.

Pour être fidèle dans mon exposé, je dois dire qu’il y a réellement deux machines à vapeur. Une seule fonctionne en temps ordinaire, mais si un incendie éclate, on allume le second fourneau, et au bout de cinq minutes on a deux machines en activité, qui poussent l’eau vers la ville et donnent une pression vraiment extraordinaire. Alors les pompiers inondent littéralement les édifices où sévit l’incendie, et le feu est bien obligé de s’éteindre, aussi la ville des Trois-Rivières ne voit-elle plus de grands incendies depuis qu’elle a son aqueduc. Les machines dont je vous parle sont fabriquées par M. Beauchemin de Sorel, et comme le système que ce monsieur emploie est des plus simples, je ne considère pas comme probable qu’on invente jamais rien de plus parfait.

Le Saint-Maurice abreuve sa ville, il l’enrichit par le commerce de bois, et il vient encore par l’aqueduc, préserver les édifices des malheurs de l’incendie, c’est donc, dans la force du terme, un fleuve bienfaisant.

Le Saint-Maurice empiétait jadis sur le terrain occupé aujourd’hui par la ville des Trois-Rivières : un courant, en effet, partait du Fond-de-Vaux, passait près de l’endroit où se trouve la station du chemin de fer, et allait se jeter dans le Saint-Laurent à l’endroit appelé encore aujourd’hui la Fosse. Les jeunes gens eux-mêmes se souviennent d’avoir vu, précisément à l’endroit où s’élève un si joli bocage, une ravine fangeuse qui n’était pas précisément un grain de beauté pour la ville.

Un second courant passait sur le terrain des Ursulines, et allait se jeter dans le fleuve par le ruisseau de la Madeleine.

Il semble que ces courants aient existé dans des temps relativement rapprochés de nous, car on en voit encore les traces d’une manière frappante ; toutefois cela remonte certainement aux temps préhistoriques.

Tel qu’il est maintenant, le Saint-Maurice, au moment de se jeter dans le Saint-Laurent, se partage comme les doigts de la main. Il a donc cinq embouchures, me direz-vous, et alors que deviennent les dires de la véridique histoire ? — Consultez cette histoire, et vous verrez qu’elle dit simplement que le Saint-Maurice a trois principales embouchures, or cela est suffisamment vrai pour qu’on ne soit pas admis à la traiter de menteuse. D’ailleurs ces trois embouchures paraissaient autrefois d’une manière plus frappante qu’aujourd’hui, ainsi que je le montrerai bientôt.

Nous avons en face de nous, mon bienveillant lecteur, tout un groupe d’îles que je dois vous présenter. Mais vous remarquez que ces îles se trouvent presque toutes du côté du Cap de la Madeleine, un grand chenal restant libre du côté de la ville ; on trouve une île dans cette partie seulement au moment d’arriver dans le Saint-Laurent.

Île Ogden. — La première île que l’on rencontre en descendant le Saint-Maurice est l’île Ogden. C’est la plus petite du groupe. Elle est formée d’un morceau de terrain qui s’est détaché de l’escarpement de la côte. Cette île porte le nom de son ancien propriétaire. Elle est maintenant la propriété des Pères de la Compagnie de Jésus. Elle n’a que 6½ arpents en superficie.

Île Saint-Joseph. — Voisine de l’île des Jésuites, un peu en descendant, se trouve l’île Saint-Joseph, qui est d’une étendue de 48 arpents. Elle forme un assez bon établissement. On y voit une maison et de jolies dépendances. La famille qui demeure là paraît singulièrement isolée, néanmoins elle communique assez facilement avec les propriétaires de l’île voisine (que je vais vous présenter), car le chenal étroit qui les sépare vient à sec pendant les chaleurs de l’été. L’île Saint-Joseph est habitée aujourd’hui par M. Thomas Gagné. Elle fut concédée par M. Boucher en 1655, et elle porta le nom de Boucher et de Lacroix.

Île Saint-Christophe. — Nous voici arrivés à l’île communément appelé l’île des Ponts : le peuple la désigne ainsi parce qu’elle divise le pont du Saint-Maurice en deux parties, mais il est bien connu qu’elle a reçu le nom d’île Saint-Christophe. Elle a maintenant la forme des barges du Saint-Maurice, c’est-à-dire qu’elle est effilée des deux bouts, et elle paraît s’effiler de plus en plus. Elle a une superficie de 82 arpents,

La partie de cette île qui est située au nord du chemin des ponts, appartient à M. Cyriac Lymburner, un vrai canadien sous un nom étranger ; la maison de ce brave propriétaire est en brique, et par la manière dont il tient sa ferme, on voit tout de suite qu’il jouit d’une aisance fort enviable. Trois autres maisons se trouvent bâties sur sa propriété.

La moitié sud de l’île Saint-Christophe appartient au gouvernement ; elle est en partie couverte de broussailles. À la pointe, on a élevé une espèce de hangar qui sert aux employés des estacades ; ce serait là un endroit magnifique pour une maison de campagne, car le fleuve Saint-Laurent y paraît dans toute sa majesté. Le gouvernement a fait élever une jolie maison en brique en arrière de ce hangar ; la position en est incomparablement moins belle, mais n’est pourtant pas encore à dédaigner.

L’île Saint-Christophe a été défrichée, au moins en partie, dès les premiers temps de la colonie trifluvienne ; c’est probablement l’une des îles où les Sauvages cultivaient le blé et les citrouilles dès l’année 1628 (Hist. des T.-Riv. page 53).

Le récit suivant des Relations de 1653 a peut-être aussi rapport à cette île :

« Quoique les Sauvages ne plantent pas des siéges à la façon des Européens, ils ne manquent pas néanmoins de conduite dedans leurs guerres : en voici une preuve. Les Iroquois Annichronnons ayant dessein d’enlever la bourgade des Trois-Rivières, plutôt par sürprise que par force, envoyèrent premièrement, autant que je puis conjecturer, quelques petites troupes détachées de leur gros, à Montréal et vers Québec, afin d’occuper nos Français et leur ôter l’envie, aux uns de descendre aux Trois-Rivières, et aux autres d’y monter, et par ce moyen empêcher le secours qu’on aurait pu donner à la place qu’ils voulaient prendre.

« Cela fait, ils se vinrent cacher jusqu’au nombre de cinq cents dans une anse fort voisine du Bourg des Trois-Rivières, la pointe qui forme cette anse les couvrait, en sorte qu’on ne les pouvait apercevoir. La nuit venue, ils se divisèrent en trois bandes ; ils envoyèrent un canot de dix hommes dans de petites îles qui sont toutes voisines du Fort et du Bourg des Trois-Rivières, et ils firent passer onze canots au-delà du grand fleuve, vis à-vis de ce fort. Le reste se cacha dans les bois derrière notre Bourgade : voici leur pensée dans cette conduite.

« Comme ils voyaient des blés d’Inde plantés dans ces petites îles, ils crurent que ceux à qui ces blés appartenaient viendraient au matin travailler à leurs champs comme c’est la coutume, et que ces dix hommes qui étaient en embuscade, prendraient quelqu’un qu’ils emmèneraient dans leur petit bateau, passant devant le Fort, afin de porter les Français à les poursuivre ; et alors les onze canots qui étaient cachés à l’autre rive du fleuve viendraient au secours, et ensuite ils s’imaginaient que les Français s’échauffant sortiraient de leur Bourg et se viendraient jeter en foule sur les bords de ce grand fleuve, partie pour s’embarquer et défaire ces douze canots, partie pour voir ce combat ; et pendant que les uns et les autres seraient occupés à voir et à combattre, le gros qui était caché derrière la Bourgade, la devait facilement surprendre, étant dépourvue de la plupart de ses habitants. Mais la chose ne réussit pas comme ils prétendaient : car nos Sauvages, à qui ces blés appartenaient, ne s’éloignèrent point de leurs cabanes ce jour là, qui était le vingtième d’août, et ainsi personne ne branla ; eux demeurant cachés, et nous dans l’ignorance que nous eussions de si mauvais voisins.

« Le lendemain quelques bestiaux s’étant égarés, les habitants français prièrent des Sauvages de les aller chercher dans les bois, ou sur les rives du grand fleuve : ceux qui se mirent en devoir d’exécuter cette commission retournèrent bientôt sur leurs pas, disant qu’ils avaient vu les pistes d’un grand nombre de personnes, et que l’ennemi n’était pas loin. » Les plans des Iroquois purent ainsi être déjoués, mais ces ennemis des Français ne se retirèrent pas sans avoir commis de grands dégâts dans les environs du Bourg des Trois-Rivières.

Île Caron. — À côté de l’île Saint Christophe, en allant vers le Cap de la Madeleine, se trouve une toute petite île portant le nom de « Caron. » Elle a appartenu à M. Ignace Caron, de là le nom qu’elle garde encore aujourd’hui. Elle appartient maintenant au Gouvernement. Elle n’a que onze arpents en superficie. On communique de l’île Saint-Christophe à l’île Caron par les estacades.

Île de la Potherie. — Passez un petit chenal bien paisible, et vous vous trouverez dans l’île de la Potherie. « Elle portait, dit Benjamin Sulte, lorsque M. de la Potherie la concéda en 1649, le nom de l’île aux Cochons ; elle a reçu successivement les noms de Bellerive, Caldwell et Baptist, propriétaire actuel. Bouchette la désigne, conjointement avec une île voisine, sous le nom des « îles de l’Abri » à cause du refuge efficace qu’elles offrent aux navires. » Sa superficie entière est de 63 arpents.

Jusqu’à ces derniers temps, la partie nord de l’île de la Potherie était couverte de jolis pins dont on voit encore un certain nombre. Ces pins, cependant, n’étaient pas assez gros pour que nous puissions les considérer comme des piliers de l’ancienne forêt, c’étaient évidemment des nouveaux venus.

Dans la partie qui avoisine le fleuve St-Laurent les messieurs Baptist ont élevé, en 1863 et 1864, des scieries très importantes, et alors, dans cette île si solitaire, surgit comme par enchantement un village plein de vie et d’espérance. Au recensement de 1886 il y avait là 20 familles. Une école y fut ouverte et devint florissante. Mais la scierie fut incendiée en 1887, et depuis ce temps le village est désolé. Les mêmes circonstances fâcheuses qui ont fait tomber la scierie des Grès ont aussi empêché de reconstruire celle qui faisait toute la vie du nouveau village. L’avenir, sans doute, réserve des jours plus heureux à l’île de la Potherie.

Île Saint-Quentin. — Revenons maintenant du côté de la ville : dans le bras le plus large du Saint-Maurice, et baignée par les eaux du fleuve Saint-Laurent, se trouve l’île Saint-Quentin, qui a déjà porté le nom d’île de la Trinité. Elle est couverte d’arbres toujours verts, et sa forme arrondie la fait ressembler à une fraiche corbeille.

Quand on pense que cette île si gentille s’appelait communément de ce nom prosaïque dont fut affligée aussi l’île de la Potherie, on trouve véritablement que c’est là une antithèse qui fait peu d’honneur aux Trifluviens. On l’a appelée aussi l’île Maillet, du nom de l’un de ses propriétaires : ceci, au moins, est inoffensif. Tout de même, c’est une chose singulière de voir, comme à l’embouchure du Saint-Maurice, des îles changer de nom chaque fois qu’elles changent de propriétaire. Je dois avouer que je déteste tout à fait cette manière-là.

L’île Saint-Quentin appartient à plusieurs propriétaires, ce qui contribue beaucoup à la tenir oisive et inutile. Son étendue est de 50 arpents d’après les relevés, du cadastre, mais il faut dire qu’elle change continuellement. Des dépôts de sable se font du côté nord et du côté nord-ouest à chaque nouveau printemps, son étendue sera bientôt doublée de cette manière, et sa forme ne sera plus reconnaissable.

Naguère encore c’était le contraire qui avait lieu : elle était rongée par les flots du Saint-Laurent, et son étendue diminuait chaque année. « Le fleuve, dit Benjamin Sulte, a envahi une bande de terrain de trois ou quatre arpents de largeur sur sa rive nord, depuis la Banlieue jusqu’à Batiscan. Les rivages élevés ont été minés et déchiquetés par les eaux, tandis que le sol bas s’est recouvert d’eau graduellement. À la connaissance des vieillards de notre temps, la pointe de l’île de la Trinité ou Saint-Quentin a été rongée d’au moins six cents pieds par la charge du courant du fleuve qu’elle reçoit constamment et par les glaces qui l’assaillent au printemps. » Quand l’île Saint-Quentin et l’île de la Potherie s’avançaient ainsi dans le fleuve, les trois embouchures du Saint-Maurice paraissaient d’une manière beaucoup plus frappante, car les îles Caron et Saint-Christophe se trouvaient alors absolument à l’arrière-plan.

Ce n’est pas une opinion hasardée, mais c’est une chose certaine que l’île Saint-Quentin s’avançait autrefois de six cents pieds, au moins, dans le courant du fleuve ; veuillez donc, cher lecteur, ne pas oublier cela, car nous en aurons besoin bientôt. Cette chose-là étant bien établie, je crois que nous pouvons arriver à une conclusion importante ; suivez-moi seulement et soyez bien patients.

Jacques Cartier, le découvreur du Canada, s’arrêta dans une des îles du Saint-Maurice, et essaya ensuite de remonter la rivière. Voici comment il parle : « Le mardi, cinquième jour d’octobre, nous appareillâmes (dans les îles de Sorel) et fîmes voile avec notre galion et nos barques pour retourner à Québec, où étaient demeurés nos navires. Le septième jour, nous vînmes poser en travers d’une rivière qui vient devers le nord et se jette dans le fleuve Saint-Laurent. À l’entrée de cette rivière, il y a quatre petites îles pleines d’arbres : nous nommâmes cette rivière la rivière de Fouez. Et parce que l’une de ces îles s’avance dans le fleuve et qu’on la voit de loin, le capitaine fit planter une belle grande croix sur la pointe de cette île »… Sur quelle île cette croix a-t-elle été plantée ? C’est une question d’un immense intérêt pour nous ; examinons-la donc et tâchons de la résoudre.

Jacques Cartier dit qu’il y avait quatre petites îles, c’est-à-dire qu’il n’a pas pris la peine de mentionner les îles Caron et Ogden qui ne sont, en effet, que des îlots sans importance. Mais le fait qu’il ne mentionne que quatre îles met tout de suite de côté l’opinion de ceux qui prétendent que, du temps de Cartier, le Saint-Maurice coulait encore par la Fosse et le ruisseau de la Madeleine, de manière à former deux îles de l’emplacement actuel de notre ville. Je dis que le texte de Cartier met cette opinion de côté, et cela est évident, car alors Cartier eût compté au moins six îles, il en eût même trouvé huit ; il n’aurait donc pu dire, en aucune manière, qu’il y en avait seulement quatre. Nous sommes donc forcés de rejeter l’opinion qui veut que la croix ait été plantée sur la pointe avancée du Platon.

Si donc nous voulons savoir où Cartier planta sa belle grande croix, nous n’avons plus à hésiter qu’entre l’île Saint-Quentin et l’île de la Potherie. Vous l’admettez bien, n’est-ce pas. Cherchons donc maintenant s’il n’y aurait pas quelque chose pour faire tomber notre choix sur l’une de ces deux îles.

Champlain, le fondateur de Québec, parle aussi des îles du Saint-Maurice : « Des Trois-Rivières jusqu’à Sainte-Croix, dit-il, il y a quinze lieues. En cette rivière, il y a six îles, trois desquelles sont fort petites, et les autres quelques cinq à six cents pas de long, fort plaisantes et fertiles pour le peu qu’elles contiennent. Il y en a une au milieu de la dite rivière qui regarde le passage de celle de Canada et commande aux autres, éloignée de la terre, tant d’un côté que de l’autre, de quatre à cinq cents pas. Elle est élevée du côté du sud et va quelque peu en baissant du côté du nord. Ce serait à mon jugement un lieu propre pour habiter, et pourrait-on le fortifier promptement, car sa situation est forte de soi, et proche d’un grand lac qui n’en est qu’à quelque quatre lieues »…

L’île qui, d’après Jacques Cartier, s’avance dans le fleuve et se voit de loin, et celle qui, d’après Champlain, regarde le passage de la rivière de Canada et commande aux autres, sont, il faut le reconnaître, une seule et même île. Laquelle serait-ce des six îles dont parle Champlain.

Mettons de côté les îles Caron et Ogden, à cause de leur peu d’importance. Mettons de côté aussi les îles Saint-Joseph et Saint-Christophe, parce qu’elles sont en arrière des autres, et qu’elles ne se trouvent pas sur le passage de la rivière Canada ou Saint-Laurent. Il nous reste donc les îles de Saint-Quentin et de la Potherie, c’est l’une ou l’autre des deux.

Il est dit que cette île est au milieu de la rivière. Rien de moins vrai, s’il s’agit de l’île de la Potherie, qui est tout proche de la rive nord-est. Or remarquez que Champlain est un historien très correct et très consciencieux.

Il est dit que cette île va un peu en baissant du côté du nord. Il est absolument improbable que cela ait jamais pu se dire de l’île de la Potherie qui, au contraire, est élevée du côté du nord.

Mais la description convient-elle à l’île Saint-Quentin ? Je réponds oui, et je le prouve.

1o Cartier arrête sur une île qui s’avance dans le fleuve et que l’on voit de loin, cela était alors très vrai de l’île Saint Quentin. Mais vous me direz que c’était vrai aussi de l’île de la Potherie. — Oui, jusqu’à un certain point. Cependant n’oubliez pas que Jacques Cartier descendait le fleuve, l’île qu’il a vue de loin était donc celle qui vient en premier lieu, c’est-à-dire l’île Saint-Quentin.

2o Le texte de Champlain désigne cette dernière d’une manière encore plus explicite. En effet, l’île Saint-Quentin est à peu près au milieu de la rivière, et c’est d’elle seule que l’on peut dire qu’elle est éloignée de la terre, tant d’un côté que de l’autre, de quatre à cinq cents pas.

3o L’île Saint-Quentin va en baissant du côté du nord : cela est sensible encore aujourd’hui, et il reste une petite élévation au centre. Mais on va me dire : L’île dont parle Champlain était élevée du côté du sud, comment pouvez-vous appliquer cela à l’île Saint-Quentin ? — Rappelez-vous, lecteur, ce que nous avons établi en commençant, savoir que six cents pieds de terre et même davantage ont été enlevés par le courant du fleuve ; je dis donc que cette partie qui a été enlevée était haute, et par cette seule supposition je rencontre parfaitement les deux textes de Cartier et de Champlain, tandis qu’avec les autres îles j’arrive à des impossibilités. Et ne vous scandalisez pas de ce mot de supposition que j’emploie, car ma supposition est appuyée par la tradition des vieillards, de sorte que l’on doit la regarder comme une vérité historique. Je conclus donc que Jacques Cartier a planté sa belle grande croix sur la partie de l’île Saint-Quentin qui a été enlevée par le fleuve.

La construction des quais de la ville a arrêté le travail du fleuve, et l’île Saint-Quentin commence à se reconstituer du côté sud-est ; un endroit historique d’un grand intérêt va donc nous être rendu, espérons que l’on y fera paraître de nouveau dans sa beauté la croix de Jacques Cartier. Nous nous sommes occupés assez longtemps des îles, jetons maintenant, selon notre coutume, un regard sur la terre ferme.

Tout à la tête du pont, sur la rive Est, deux maisons semblables, peinturées et sablées, en face l’une de l’autre, semblaient deux sentinelles placées à la garde du pont. Celle de ces maisons qui était au nord a été transportée de l’autre côté du chemin, auprès de sa sœur ; cela change complètement l’aspect, les deux sentinelles paraissent être relevées de leurs fonctions et vivre aujourd’hui de leurs rentes.

Un peu en arrière, sur un petit ruisseau qui se jette dans le Saint-Maurice, s’élève une tannerie en brique, à deux étages, bâtie par M. J.-B. Normand, et qui a fonctionné quelque temps sous la direction de M. Théophile Blouin. Elle a été abandonnée ensuite, puis est devenue la propriété d’un M. Genest, qui l’a abandonnée à son tour : Elle est encore fermée à l’heure qu’il est. Voilà donc une industrie qui paraît avoir de la peine à réussir, mais elle répond à un besoin de la localité, l’édifice est confortable, les étangs bons, la position excellente, par conséquent il ne s’agit que d’avoir un peu de patience, le succès ne peut manquer de venir. C’est une affaire de temps.

Depuis les ponts du Saint-Maurice le village se continue presque sans interruption le long de la rivière,[35] et ensuite le long du fleuve Saint-Laurent jusqu’au delà de l’église du Cap de la Madeleine. La plupart des maisons appartiennent à des ouvriers ; elles sont toutes en bois, à un seul étage et bien proprettes. Les ouvriers ont été attirés en cet endroit par la scierie de M. Baptist, par la tannerie de M. Normand et par une autre manufacture dont je vais dire un mot.

Sur un joli platin, vis-à-vis l’île de la Potherie, M. Paterson établit en 1875 une petite manufacture de barreaux, manches à balai, etc. L’usine fonctionna plusieurs années, et le travail qu’on y trouvait, bien qu’un peu irrégulier, donnait le pain à plusieurs familles.

M. Paterson ayant fermé sa manufacture, M. Onésime Fréchette acheta le terrain et l’édifice, construisit de nouveaux bâtiments, et ouvrit, en société avec M. O. Brunel, une manufacture d’allumettes. C’était en 1884. La manufacture fonctionna pendant 19 mois, et employa un bon nombre de mains. Pendant ce temps la sècherie de l’établissement brûla deux fois, en 1885 et en 1886. L’incendie de 1886 faillit se communiquer au village, et en amener la ruine complète. Cependant, la compagnie formée par M. Onésime Fréchette n’ayant pu se maintenir, M. N. Gagnon acheta la manufacture et la fit fonctionner jusqu’au printemps de 1887. Elle fut alors fermée définitivement. Un incendie éclata ensuite spontanément dans une salle où se trouvait une grande quantité d’allumettes, tous les bâtiments nouveaux furent consumés, et il ne resta que l’ancienne manufacture de M. Paterson. Les choses en sont à ce point aujourd’hui.

Encore quelques pas, mon cher lecteur, et nous voilà au confluent du Saint-Maurice et du Saint-Laurent. Ne vous laissez pas trop distraire par la vue du grand fleuve, gardez un peu d’attention pour la pointe que nous avons devant nous. Elle est bien dépouillée, bien chenue, mais sachez qu’autrefois elle était couverte de beaux grands pins. Moi-même qui suis jeune, j’ai pu en voir quelques-uns encore ; hélas ! le fleuve continuant à ronger la côte, est venu à bout de faire disparaître le dernier de ces arbres. Le sable maintenant y poudroie continuellement, et forme, sur l’espace d’un mille, un chemin de sable mouvant connu d’un bout du pays à l’autre.

Ce promontoire s’est appelé le cap des Trois-Rivières, mais depuis bien longtemps il porte le nom de cap de la Madeleine, nom qui s’est étendu à tout le village et à toute la paroisse. D’où lui est venu ce nom ? De M. de la Ferté abbé de la Madeleine, chantre de la Sainte-Chapelle, et donateur de la seigneurie où nous sommes, On lit dans les Relations de 1663 : « Il est vrai que ceux de nos sauvages qui sont les plus retenus s’étaient retirés à Sillery, pour se conserver entre quatre murailles, plutôt contre ce démon (le démon de l’ivrognerie) que contre l’Iroquois ; ceux des Trois-Rivières ont trouvé un semblable asile dans un fort que nous leur avons bâti sur un cap qui prend son nom de Monsieur de la Magdeleine, qui a eu dessein en donnant cette terre qu’elle servit à la conversion des Sauvages. »

Saluons ce Cap de la Madeleine où les Jésuites faisaient le bien autrefois, remontons un peu le courant rapide du Saint-Maurice, passons à travers ces îles que nous connaissons, et retournons à la rive ouest que nous avons quittée depuis trop longtemps.

Il y a eu, à notre connaissance, des changements considérables dans la partie qui s’étend depuis le pont jusqu’au fleuve. Le Saint-Maurice s’ouvrant en éventail à l’endroit où commencent les îles, la rive droite porte la charge d’un courant singulièrement fort. Aussi le chemin que nous suivions dans notre jeunesse le long du Saint-Maurice, ce chemin si poétique et si beau, a été emporté par le courant. On ne sait pas jusqu’où la rivière eût poussé ses ravages, mais on y a mis un terme par une digue des plus utiles, qui part du quai de l’aqueduc et se rend jusqu’au fleuve.

La côte, ici, est passablement élevée ;[36] elle se termine au fleuve, par un cap ou pointe qui a reçu bien des noms : on l’appelle pointe de Métabérotine, pointe aux Iroquois, pointe des Chenaux, cap Lieutenant, cap des Trois-Rivières. Choisissez le nom que vous voudrez, mais je vous avertis que le seul nom en usage aux Trois-Rivières est précisément celui que vous aimeriez le moins, c’est-à-dire pointe des Chenaux. Les Trifluviens, cependant, préfèrent encore laisser cette pointe sans nom, afin de se donner le plaisir saugrenu de lui en forger un, chaque fois qu’ils veulent la désigner ; de dire par exemple la pointe près de chez M. Reynar, ou bien la pointe près du moulin de M. Ross.

Cette pointe a peut-être été le théâtre de quelque tragédie sanglante, comme le donne à penser son nom de pointe aux Iroquois, mais aujourd’hui elle a un emploi bien modeste et bien inoffensif, elle porte les cages[37] de planches d’une importante scierie mécanique établie à l’embouchure du Saint-Maurice. Cette usine fut établie en 1853 par deux américains, Messieurs Norcross et Philipps, de là son nom vulgaire de moulin des Américains.

Messieurs Norcross et Philipps poussèrent les opérations avec vigueur, et livrèrent au commerce une grande quantité de bois scié. Dans les intérêts de leurs chantiers, ils construisirent un bateau qui voyagea entre les Piles et la Tuque pendant près de deux ans. C’est ce bateau qu’il s’agit de remplacer maintenant, et certes, il faut bien avouer qu’on a de la peine à y réussir.

La présence de ces américains fut profitable au commerce de bois du Saint-Maurice : quand il s’est agi d’aller chercher le bois au loin, dans l’intérieur des terres, près de petites rivières à peine flottables, autour de petits lacs retirés où il n’y avait aucun courant, ils se sont servis de l’expérience acquise dans leur pays, et cela a prévenu bien des tâtonnements.

Voici donc comment on procède maintenant pour le flottage du bois dans les endroits éloignés du Saint-Maurice. On construit des dames sur les rivières, les criques ou les ruisseaux dont le volume d’eau n’est pas assez considérable pour que le bois puisse y flotter facilement, on élève ainsi le niveau de l’eau, puis à un moment donné on lève subitement les pelles ; alors on voit l’eau se précipiter avec une violence incroyable, et entraîner sans merci tout ce qui se rencontre sur son passage.

Y a-t-il un lac dans un endroit retiré, pendant tout l’hiver on charrie le bois coupé sur la glace de ce lac, et l’on pose des dames dans la rivière ou le ruisseau par lequel il se décharge ; à la fonte des neiges l’eau arrêtée dans son cours s’élève considérablement, et lorsqu’on lui permet de s’échapper, tout le bois qui couvrait le lac s’engouffre dans le courant avec une force irrésistible et se rend ainsi jusqu’au Saint-Maurice.

Les Canadiens sont maintenant passés maîtres dans cet art du flottage des bois, et ils peuvent en montrer aux Américains qui leur ont donné les premières leçons.

M. Philipps fut l’une des victimes de l’ancien vapeur « Montréal, » et comme c’était lui qui fournissait les fonds de la société Norcross et Philipps, on ne put continuer les opérations après sa mort. La scierie des Trois-Rivières ayant donc fonctionné pendant quatre ans fut ensuite fermée, et demeura inactive pendant sept longues années.

M. J. K. Ward qui avait exploité avec grand succès la scierie de Maskinongé, entreprit alors de ressusciter celle des Trois-Rivières. Cependant, comme plusieurs prenaient sur eux d’affirmer qu’il était impossible d’y faire de l’argent, il commença par louer les usines pour 5 ans, avec droit de les acheter pour un prix convenu, s’il jugeait à propos d’en devenir le propriétaire. Il les fit fonctionner pendant quatre ans et réalisa de beaux bénéfices ; il les acheta donc avant l’expiration du bail, mais pour les revendre, avec profit, à M. William Stoddard en 1868.

Je dois faire remarquer ici que ces usines consistaient en deux bâtiments séparés, dont les scies étaient mues par la même machine à vapeur. Or en 1870, un incendie vint détruire le plus récent de ces deux bâtiments, tout en laissant l’autre intact. C’était une lourde perte, car le feu détruisit en même temps une immense quantité de bois scié.

L’incendie du « moulin des Américains » fit grand bruit aux Trois-Rivières et dans les environs. Voici comment en parle M. l’abbé Louis Richard, dans sa belle Histoire du Collège des Trois-Rivières : — « Le premier jour du mois d’avril, vers dix heures du soir, au moment où la communauté entrait dans ce calme et ce silence profond de la nuit, tout à coup, le son du tocsin et en même temps une lueur sinistre s’élevant du côté est de la ville, annonçait à tous les citoyens un épouvantable malheur. En un clin d’œil, les cris « au feu, au feu » avaient mis toute la ville en émoi et l’on ne tarda pas à apprendre que l’incendie s’était déclaré dans une des bâtisses attenantes aux immenses scieries de la compagnie américaine, que déjà l’un des moulins était tout en feu et que l’élément destructeur poussé par un fort vent du nord-est menaçait toute la ville. Au premier signal, les trois compagnies de pompiers s’étaient rendues sur le théâtre du sinistre ; mais les flammes et la fumée poussées violemment du côté où les pompiers pouvaient agir, rendaient leur action impuissante. Bientôt le feu se communiqua aux grandes piles de bois scié qui couvraient plus de vingt arpents en superficie, et il s’y propagea avec une effrayante rapidité. Alors les flammes acquirent une telle intensité et s’élevèrent à une si grande hauteur, qu’elles furent vues à plus de quinze lieues à la ronde. De cet immense brasier, montaient en tourbillonnant de véritables nuages de tisons ardents qui s’abattaient sur la ville en véritable pluie de feu, menaçant de tout détruire. Le feu fut porté à plus d’un mille de distance sur la rue St-Philippe et sur la rue Notre-Dame où des commencements d’incendie furent heureusement arrêtés. Chaque propriétaire dut veiller à la protection de sa maison. Mais ce fut surtout au couvent des Dames Ursulines que le danger fut plus considérable et les commencements d’incendie plus souvent répétés. Ce ne fut que grâce à l’opportunité des secours, s’il a pu être sauvé. »

« Pendant six heures durant, cet immense brasier éclaira la ville et les environs et tint sous le coup d’alarmes continuelles tous les citoyens de la ville, et la plupart des écoliers qui n’avaient pu fermer l’œil de la nuit. Ce ne fut que vers le matin que l’on cessa de craindre, au moins pour les édifices un peu éloignés. Jamais les témoins de cet épouvantable incendie n’oublieront les terreurs qu’il leur a causées durant toute cette longue nuit. »

Je me permettrai d’ajouter un petit détail à cette description si exacte et si magnifique : — M. le chapelain des Mères Ursulines voyant l’imminence du danger, alla ouvrir les portes du cloître, en annonçant aux religieuses qu’il leur fallait se tenir prêtes à partir. Pendant que les pauvres religieuses étaient occupées, les unes à empaqueter les effets, les autres à prier dans la chapelle prosternées devant le Saint Sacrement, on vit un jeune clerc d’avocat de la ville qui se promenait dans le cloître, les mains dans les poches de culotte, en sifflotant à travers les poils follets de sa petite moustache. Dans son enfance un peu orageuse il avait visité tous les coins de la ville, depuis la voûte et le clocher de la Cathédrale jusqu’aux profondeurs du noir Saint-Maurice, il n’y avait que le cloître des Ursulines qu’il n’eût pas encore vu, il profitait donc de la première occasion pour achever le cercle de ses connaissances géographiques.

Le bâtiment incendié ne fut pas rebâti, on continua tous les travaux du sciage avec la seule usine qui restait.

M. Stoddard garda les scieries des Trois-Rivières pendant quatre ans, puis il les vendit à une société formée de J. Ross, W. Ritchie et J. Reynard. M. John Ross devint plus tard le seul propriétaire.

L’année 1878 fut encore une année de malheur, un nouvel incendie éclata. Les usines, cette fois, furent complètement détruites, et le feu alla dévorer avec une espèce de rage tout le bois scié qui se trouvait dans les environs. Ce fut un désastre affreux. Beaucoup de personnes pensèrent que Dieu voulait punir ainsi les blasphèmes commis dans les chantiers, et le peuple disait, en son langage pittoresque : ce bois nous est arrivé tout couvert de blasphèmes, il faut le feu du ciel pour le purifier. L’épreuve fut grande pour la ville des Trois-Rivières, car toutes les affaires y languissent tristement lorsque le commerce de bois fait défaut.

Des ruines enfumées attristaient la vue des Trifluviens depuis trois ans, lorsqu’enfin, en 1881, la scierie actuelle fut construite sous la direction de M. Antoine Saint-Pierre, d’après tous les derniers perfectionnements de l’industrie. L’ancienne cheminée, qui était restée debout, fut démolie et remplacée par celle que nous voyons aujourd’hui, et qui est d’un excellent tirage.

La scierie de l’embouchure du Saint-Maurice a l’immense avantage de posséder un bon quai, où les grands vaisseaux abordent sans crainte, de sorte que les camions de l’établissement vont mener la planche au vaisseau même, sans transbordement. Un embranchement du chemin de fer du Nord passe aussi à quelques pas des cours de l’établissement, et pendant quelque temps on a même établi une communication régulière, de sorte que les wagons venaient prendre leur chargement sur place.

Mais tandis que je glose si longuement, vous me demandez : Qu’est devenue la nacelle ? Qu’est devenu votre guide ? En cette journée du 14 août, nous n’avons point passé le pont de bois, mais nous avons abordé tout auprès de la culée de ce pont. Voyez-vous, le soleil baissait rapidement, et le petit bout de chemin qu’il restait à faire pour déboucher dans le Saint-Laurent, je l’ai parcouru tant de fois, et nous le voyions si bien de nos yeux !

Mon guide prend donc son canot et moi mon sac de voyage, nous montons la côte, et nous voilà sur les trottoirs de la ville. Nous rencontrions de gros messieurs et de grandes demoiselles qui, voyant cet homme coiffé d’un canot d’écorce et ce prêtre qui suivait à pas précipités, ouvraient de grands yeux surpris et nous suivaient longtemps du regard ; mais nous faisions bonne contenance.

Où alliez-vous donc, me demanderez-vous ? Nous allions par la rue du Pont droit à la gare du chemin de fer, et vous comprendrez facilement pourquoi nous y allions. Vous voyez que pour descendre le Saint-Maurice à partir des Piles il ne nous avait fallu qu’une petite journée ; mais pour remonter, c’est autre chose : il eût fallu à M. Maurice deux jours de grande fatigue. Au lieu donc de se donner tant de peines, M. Maurice allait mettre son canot dans un wagon du chemin de fer des Piles, et lui-même devait s’en retourner le lendemain en trois heures, les bras croisés, et assis sur un banc mollet. Ceci allait me coûter une piastre et cinquante-cinq centins, mais il était convenu que je ferais cette dépense. Nous consignâmes donc notre canot d’écorce, et mon aimable guide se chargeant alors de mon porte-manteau, je retournai au palais épiscopal. Je payai mon guide, et je le félicitai de sa bonne conduite, de sa force et de son habileté.

Au souper, j’occupais ma place ordinaire à table ; et Monseigneur et mes confrères de me demander avec empressement si mon voyage avait été heureux. Je répondis sans hésitation : J’ai fait un très beau et très heureux voyage. Tous mes bienveillants lecteurs seront de mon avis, je le suppose.

À ceux donc qui aiment les beaux aspects et la grande nature, je dirai : Descendez en canot des Piles aux Trois-Rivières, pendant quelque beau jour de la saison d’été.


FIN.

RECTIFICATION

Dans notre premier voyage, des vieillards nous avaient dit que la montagne des Maurices était la plus haute de tout le territoire du Saint-Maurice. La manière dont on disait cela nous avait fait croire que c’était une de ces choses reconnues de tout le monde, et qui ne peuvent être l’objet d’un doute. Mais voilà maintenant que l’arpenteur qui a mesuré la hauteur de la montagne de l’Oiseau vient s’inscrire en faux contre ces dires, et il affirme que la montagne des Maurices n’a pas plus de 600 pds. En fait de mesure, il faut respecter la parole des arpenteurs : nous retirons donc ce que nous avons dit à la page 14.

Nous aimons à dire aussi que le même arpenteur donne à la montagne de Sintamaskine à peu près la même hauteur qu’à la montagne de l’Oiseau.


TABLE DES MATIÈRES


pages.
Ière PARTIE
pages.
IIème PARTIE
pages.

  1. Ce nommé Château était du district de Montréal. Il paraît qu’il se noya à la pointe qui porte son nom.
  2. Joseph Varin.
  3. Ceci est fait maintenant. M. Pelletier sera heureux d’exercer l’hospitalité envers le missionnaire du Saint-Maurice, qui ira probablement se fixer à la Grande-Anse dans quelques mois.
  4. On écrit généralement Annis, à l’anglaise. Nous gardons ici l’orthographe adoptée dans le recensement fait par ordre de Monseigneur en 1886.
  5. La loi a été abrogée. Cependant il reste encore dans nos Statuts des dispositions nuisibles aux intérêts des colons. Nous espérons qu’on ne s’arrêtera pas en chemin, et qu’on enlèvera de nos lois tout ce qui sent la persécution contre les défricheurs.
  6. C’est ce qu’a fait Benjamin Sulte dans ses intéressantes Chroniques Trifluviennes. Nous avons généralement suivi cet auteur, cependant nous nous sommes trouvés dans l’obligation de nous séparer de lui sur quelques points. Il ne nous en gardera pas rancune, nous en sommes sûrs.
  7. Un certain M. Stronick fit des chantiers dans les environs et donna son nom au rapide.
  8. C’est le vrai nom du poste que, par abréviation, on appelle Montachingue. Le Rapport que nous citons ici donne Warmontashingen. Ce nom sauvage signifie jabot ou, si vous voulez, fale d’oiseau. Coucoucache veut dire hibou.
  9. Ces détails sont tirés textuellement des Rapports sur les Missions du diocèse de Québec.
  10. Il y a aujourd’hui une belle chapelle à Montachingue. C’est la mission la plus prospère de tout le Nord.
  11. On appelle camp (le p se prononce ici), dans le langage des forestiers et des voyageurs canadiens, l’habitation, toujours plus ou moins temporaire, qu’on élève dans le bois. (Note de J. C. Taché dans son ouvrage intitulé : Forestiers et Voyageurs).
  12. Comme on a gardé au Canada, le langage du 17e siècle, on ne dit jamais haricot.
  13. M. Gérin écrit Shawenigan.
  14. Le rapide Manigonse.
  15. Nous montrerons qu’il faut écrire glissoirs.
  16. Au Canada, on nomme ainsi les bûches destinées à être sciées en planches ou en madriers.
  17. Wémontachingue.
  18. Les Piles deviennent ainsi forcément les Grandes-Piles.
  19. Les Sauvages désignent plutôt les chutes par le nom de portage ; ils ajoutent pour cela kapatagane au nom de la chute.
  20. La Gabelle est à 5 lieues des Trois-Rivières.
  21. Ici, aux Trois-Rivières, sur le Platon, la Table ou le Cap Métabéroutin. (Note de Benjamin Sulte.)
  22. Le même tour était arrivé à des Iroquois qui ne connaissaient pas le St-Maurice, de là le premier nom de cette chute.
  23. On attribue ici, à la suite de M. Laterrière, la couleur bleuâtre au minérai du fief Saint-Maurice, cela nous surprend un peu, car le minérai que nous avons vu employer aux Vieilles-Forges était toujours du fer limoneux, c-à-d. de couleur rouge plus ou moins foncée. Voudrait-on désigner ici le fer oligiste, qui est gris d’acier avec poussière noir-rougeâtre ?
  24. Jeanne Jallaut, d’après l’abbé Tanguay ; Jeanne Jeannot d’après les régistres des Trois-Rivières. Il y a encore des Jeannot parmi nous, mais Jallaut ou Jalope est un nom tout à fait inconnu.
  25. L’abbé Tanguay donne François-Joseph, fils de François Étienne Cugnet, comme seigneur de Saint-Étienne.
  26. Histoire des Ursulines des Trois-Rivières, page 381.
  27. Histoire des Ursulines des Trois-Rivières, 1er vol. p. 382.
  28. Lisez 117 ans.
  29. Les Ursulines des Trois-Rivières, vol. 1, page 383.
  30. M. Onésime Héroux étant mort, le Dr Louis Jean-Baptiste Beauchemin épousa sa veuve, femme remarquable par son énergie et sa vertu, et qui mourut encore jeune. Le Dr Beauchemin épousa en secondes noces Demoiselle Azilie Meunier. C’est elle que nous avons vue entourée de sa nombreuse famille.
  31. Notre conversation est dans les cieux.
  32. Excellent ouvrage, imprimé chez P. G. Delisle, à Québec.
  33. Vaux, pluriel de val, synonyme de vallée. C’était peut-être originairement vau, mot de la langue du Berry qui veut dire aussi vallée. B. Sulte écrit fond-de-veau.
  34. En France on dit scie circulaire, mais les Canadiens ne peuvent souffrir cette expression, et ils n’ont pas tort.
  35. Du pont à la pointe du cap il y a 50 maisons.
  36. Pour une raison ou pour une autre, il n’y a que 7 maisons de la ville qui soient bâties le long du St-Maurice.
  37. Expression employée dans l’exportation du bois, à cause de la manière dont on place les planches pour les faire sécher.