Devant Sébastopol - Souvenirs de la guerre de Crimée

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Devant Sébastopol – Souvenirs militaires de la guerre de Crimée [1]
Général Hardy de Périni

Revue des Deux Mondes tome 24, 1904


DEVANT SÉBASTOPOL

SOUVENIRS MILITAIRES DE LA GUERRE
DE CRIMÉE[2]


I

« Au camp du moulin d’Inkermann, 17 avril 1855[3].

«… Nos travaux sont toujours pénibles, mais on se fait à tout. Je pense que, dans peu de temps, on entreprendra quelque chose de décisif ; c’est notre désir à tous.

Pélissier a donné une nouvelle activité aux travaux du vieux siège, et nous travaillons ferme aux approches de la tour Malakoff ; mais, chaque jour, nous avons de nouvelles pertes à déplorer.

Hier, nous assistions aux obsèques du général du génie Bizot et du commandant Masson de la même arme. Blessés, il y a quatre jours, dans les tranchées, ils sont morts de leurs blessures, qui cependant ne paraissaient pas graves.

Bizot était fort estimé de tout le monde ; c’est lui qui a dirigé tous les travaux depuis l’arrivée en Crimée. Une balle l’a frappé pendant qu’il visitait les tranchées anglaises établies en face de la tour Malakoff. Tous les généraux, tous les officiers des armées alliées assistaient à l’enterrement de ce brave. Pélissier et Niel[4] ont prononcé sur sa tombe des paroles fort touchantes et le général en chef Canrobert a terminé la cérémonie par une chaleureuse allocution en l’honneur du défunt.

J’ai vu là Omer-Pacha, lord Raglan et leurs états-majors, enfin tous les grands chefs !

Avant de retourner à mon camp avec mes officiers, je suis allé saluer le général en chef, qui était entouré d’une dizaine de généraux ; entre autres, Dulac et Bisson. Canrobert s’est approché de moi, m’a tendu la main, en me disant :

— Bonjour, cher colonel du 11e léger qui nous faites de si belle besogne ! Votre régiment s’est conduit glorieusement depuis qu’il est en Crimée ; je suis heureux de vous le dire hautement. Il s’est posé en maître parmi nous. Oui, a-t-il ajouté, en se retournant vers les généraux, le 11e léger s’est montré très solide, très brave, il soutient noblement son excellente réputation !

Il n’y a, en effet, qu’une voix dans l’armée pour faire l’éloge du 11e léger ; c’est une vive satisfaction pour moi.

Le général Dulac[5] m’a chargé des choses les plus aimables pour toute ma chère famille. Mon frère Victor va très bien ; j’ai eu de ses nouvelles hier. Il n’était pas à la cérémonie, qui se passait, en effet, un peu loin de son camp et à côté du mien.

Omer-Pacha a une cinquantaine d’années ; c’est un homme de taille moyenne, à figure expressive. Sa tunique, sans broderies, était couverte de décorations et de médailles d’or. Il est, à une demi-heure de nous, à la tête d’un beau camp de 25 000 Turcs, bons soldats, très bien équipés. Ce sont les vainqueurs du combat du 17 mars à Eupatoria.

Les Anglais ont été sérieusement renforcés en hommes, en chevaux et en munitions. Lord Raglan, amputé du bras droit depuis Waterloo, porte gaillardement ses soixante-dix ans ; il est très grand et il a l’air distingué avec le type anglais au suprême degré.

C’était une chose curieuse, à l’enterrement du pauvre Bizot, que de voir lord Raglan, un protestant, jeter de l’eau bénite sur la tombe et, après lui, le musulman Omer-Pacha, le général Canrobert et tous les assistans, Français, Anglais et Turcs !

Notre siège marche bien. De nombreux renforts sont arrivés, à nous et à nos alliés. Nous sommes en ce moment, à ce que m’a assuré Canrobert, 145 000 hommes en Crimée et nous serons complétés à 200 000 par les troupes déjà arrivées à Constantinople ou en route pour s’y rendre.

On croit que le général Pélissier, qui dirige tous ses efforts sur le bastion du Centre et le bastion du Mât, sera maître de ces points importans dans huit ou dix jours.

Le temps se maintient ; nous avons tous le désir de tomber sur les Russes, qui ne sont pas plus nombreux que nous et ne paraissent pas avoir le même goût à la besogne. »

Le 20 avril, les alliés ne tiraient plus que quinze cents coups par vingt-quatre heures, et le typhus, dans Sébastopol, tuait plus d’hommes, de femmes et d’enfans que le canon.


Le colonel Grenier à sa femme.


« Au camp du Clocheton, 20 avril.

« Notre siège marche toujours lentement ; le feu a beaucoup diminué de part et d’autre, soit que les munitions baissent, soit que la fatigue s’en mêle. Nous nous sommes beaucoup approchés de la place, mais nous ne sommes pas dedans et l’on ne prévoit guère quand on y sera. Le 18 avril, les Russes ont fait encore une vigoureuse sortie du bastion du Mât ; ils ont été repoussés avec de grandes pertes ; mais nous aussi, nous faisons journellement des pertes qui ne hâtent pas la solution. »


« 27 avril.

« J’ai présenté Hardy (Victor) pour colonel. C’est un brave et digne homme ; je le regretterai beaucoup, et je ne sais pas si je serai aussi heureux avec son successeur ; mais il faut aimer les gens pour eux et non pour soi !

Le général en chef nous a dit, en nous remettant une croix et quatre médailles, qu’on lui annonçait l’arrivée de 80 000 hommes[6], et qu’avec ce renfort, on en finirait avec les Russes. Notre siège va son petit bonhomme de chemin, clopin-clopant. On boyaute, c’est-à-dire que, ne pouvant pas faire grand’chose de bon, on fait quelques boyaux de plus pour nous rapprocher de la place. Je crois que les Russes ont des ingénieurs très supérieurs aux nôtres et que nous aurons difficilement un succès décisif dans Sébastopol même. Les difficultés qu’ils rencontrent ici ont mis à l’envers les idées de nos ingénieurs. Dernièrement, ils tuaient neuf sapeurs, dont un capitaine, et mettaient hors de combat une vingtaine d’hommes du 39e, en faisant sauter une mine sans avoir prévenu ceux qui en étaient proches. Le lendemain, la Marine, pour avoir l’air de faire quelque chose, venait lâcher, la nuit, ses bordées, non sur la rade de Sébastopol, mais sur la baie de Strelecka, où sont une partie de nos vaisseaux, et elle envoyait des obus au milieu des chevaux et de l’artillerie de la 3e division du corps de siège. Cela prouve une certaine démoralisation dans les idées ; il faut qu’une tête solide vienne conduire la besogne. Heureusement, le moral de nos soldats est à toute épreuve, et le jour où l’on pourra leur faire joindre les Russes, ils prouveront qu’on ne manque, en France, ni de cœur, ni d’énergie. Nos soldats sont réellement admirables, mais ils voudraient bien voir une fin à leurs dangers et à leurs souffrances. »


La tête solide, tout le monde la connaissait dans la tranchée ; c’était celle du commandant du corps de siège, Pélissier. Il obtint de Canrobert, que paralysait la lenteur flegmatique, irréductible, désespérante, de lord Raglan, d’attaquer les ouvrages de contre-approche du bastion Central.


Le colonel Grenier à sa femme.


« Camp du Clocheton, 3 mai.

« Avant-hier, mon régiment a eu une glorieuse affaire. C’était la première fois qu’il se trouvait aux prises, corps à corps, avec les Russes. Il s’est conduit comme un vieux régiment, j’en suis tout fier. J’étais avec lui ; je n’ai eu qu’à le retenir au lieu de l’exciter. Voici l’affaire, une des meilleures qu’on ait eues, au siège, à cause des résultats :

Le 1er mai, à 8 heures du soir, six bataillons, avec le colonel et le lieutenant-colonel en tête, se rendaient à la tranchée pour enlever les embuscades russes, disposées en avant du bastion Central et s’y établir. On avait déjà exécuté des mouvemens analogues, mais en commettant la faute de détruire les embuscades et de se retirer ; en sorte que les Russes, le lendemain, rétablissaient ce qu’on leur avait démoli et, d’ordinaire, se fortifiaient mieux, afin d’éviter un nouvel échec.

A 9 heures, nous étions à nos postes ; mon régiment en arrière et comme soutien de la légion étrangère. Au signal, le colonel Viénot s’est précipité, avec ses légionnaires, sur les embuscades et s’en est emparé sans coup férir, bien qu’elles fussent reliées entre elles, rattachées à la place et qu’elles constituassent une vraie forteresse, menaçante pour nos attaques. Aussitôt la légion partie en avant, mon régiment recevait l’ordre de l’appuyer, d’escalader les tranchées et d’aller, au pas de course, se placer à gauche de la légion, dans les carrières, pour couvrir son flanc.

Le mouvement s’exécuta avec un élan et un entrain qui faisaient plaisir à voir. Le 4e léger a abordé la position à la baïonnette, sans tirer un seul coup de fusil, et s’est maintenu à sa place, pendant toute la nuit, sous un terrible feu d’artillerie et de mousqueterie.

Pendant ce temps, les travailleurs placés dans l’ouvrage que les Russes venaient de perdre retournaient leurs travaux contre eux afin de se protéger et, à l’abri du feu de notre infanterie, ils terminaient ce travail avant le jour.

Tout a parfaitement réussi. Le lendemain, deux bataillons du 46e, abrités dans ces nouveaux boyaux, à quelques mètres de la place, conservaient, malgré une vigoureuse sortie des Russes, le terrain conquis. C’est une des plus belles journées du siège et nos généraux sont ravis. Tout cela ne s’obtient pas sans pertes ; le brave colonel Viénot, de la légion, y a été tué ; mon régiment a eu dix-sept tués et soixante blessés, dont le lieutenant-colonel Hardy, frappé à la tête par un biscaïen. »


Félix Hardy à sa femme


4 mai.

« Quand je t’écrivais si gaiement avant-hier, j’ignorais complètement qu’il s’était passé aux attaques de gauche, dites du vieux siège, commandées par Pélissier, un événement de guerre important.

Je prenais, comme général de tranchée, les ordres de mon ami Mayran, qui commande en chef les attaques du Carénage, quand j’ai entendu dire que Pélissier avait fait enlever, pendant la nuit du 1er au 2 mai, une belle parallèle, construite par les Russes à 60 mètres des nôtres, en face du bastion Central. Elle était garnie de neuf mortiers de campagne, qui décimaient nos pauvres soldats.

La division de Salles, dont le 4e léger fait partie, a été chargée de cette mission délicate. Son succès complet a dédommagé l’armée des trois cents hommes tués ou blessés qu’elle a eus dans cette brillante affaire.

Le colonel Viénot, commandant le 1er régiment de la légion étrangère, et le commandant Julien, du 46e, ont été tués en abordant la parallèle ; plusieurs officiers sont blessés.

Devant moi, on ne donnait pas les noms. Je te laisse à penser dans quelle inquiétude j’étais, car le 4e léger assistait, en première ligne, à ce rude combat ! Je demandais des renseignemens ; personne ne pouvait m’en donner de positifs, et cependant je voyais une grande tristesse sur certains visages, qui, d’ordinaire, s’épanouissent en me voyant.

A peine arrivé au dépôt de tranchée du Carénage, je recevais un petit billet au crayon de Victor, où il m’annonçait qu’il avait été blessé à la tête, mais que, d’après l’avis des médecins, son état n’avait rien d’alarmant. Ce bon frère me rassurait de son mieux et m’appelait auprès de lui le plus tôt possible.

Juge de mon désespoir ! J’étais cloué à mon poste, très important en ce moment, surtout à cause du combat de la nuit précédente !

Mayran a eu l’obligeance de m’envoyer des détails, donnés par le colonel Grenier. Rien n’a pu me rassurer ; j’ai passé toute une nuit d’angoisse, indépendamment des préoccupations de mon service de général de tranchée.

On était sur ses gardes, car l’ennemi avait tenté, en plein jour, vers 3 heures de l’après-midi, de reprendre sa parallèle et ses neuf mortiers. Il avait échoué complètement ; mais il pouvait venir se venger sur nous de son double échec.

Enfin, le 3 mai, à 7 heures du matin, Mayran m’a fait dire que je pouvais quitter mon poste pour aller voir mon frère. J’y ai couru de toute la vitesse de mes excellens chevaux, car nous sommes à 10 ou 12 kilomètres de distance l’un de l’autre.

J’ai trouvé mon pauvre Victor étendu sur son petit lit de camp, assez bien installé dans sa tente, entouré des soins les plus assidus, les plus dévoués, bien pansé par les médecins de son régiment, qui, de suite, m’ont rassuré sur son état. Sa pauvre tête était enveloppée de bandelettes et de compresses ; ses vêtemens étaient encore souillés du sang qu’il avait perdu en grande abondance pendant la nuit du 1er au 2 mai.

On l’avait saigné la veille au soir, parce que la contusion qu’il avait reçue était des plus violentes ; c’était comme un grand coup de marteau. Le projectile, sans déchirer sa casquette, a violemment arraché la peau de la tête, sur une longueur de neuf pouces.

Victor est tombé sur le coup, pendant qu’il conduisait quelques compagnies de son régiment à l’attaque de la parallèle ennemie ; son colonel, à peu de distance, dirigeait les autres compagnies du 4e léger. L’ordonnance de Victor l’a relevé, l’a fait placer sur un brancard, et tous les soldats qui passaient pour se rendre au point d’attaque, disaient, en le voyant tout sanglant :

Notre pauvre lieutenant-colonel est tué !

Alors. Victor, qui avait repris ses esprits, leur répondit :

Non, mes émis, je ne suis pas mort ! Courez à la parallèle, chassez-en l’ennemi, vengez-moi !

Ces paroles électrisèrent les soldats, qui ont achevé vigoureusement l’œuvre si bien commencée par leurs camarades.

Mon frère a été rapporté dans sa tente vers 2 heures du matin.

Quelque temps après, les Russes étaient chassés de la parallèle ; on leur avait pris neuf mortiers, quelques prisonniers, et tué ou blessé plus de mille combattans.

Leur tentative pour reprendre la parallèle, à 3 heures de l’après-midi, a été pour eux plus désastreuse encore que celle de la nuit. Ils étaient trois mille, les nôtres quatre cents, et cependant ils ont été rejetés dans Sébastopol, après avoir laissé sur le terrain un monceau de victimes et sans nous avoir fait éprouver la moitié des pertes de la nuit.

Cette action est très belle ; elle fait grand honneur à Pélissier, à de Salles et aux troupes de sa division.

Mon frère n’a rien perdu de ses facultés ; il s’est entretenu avec moi des dangers qu’il a courus ; il vous embrasse tous du meilleur, de son cœur. J’ai passé trois bonnes heures avec lui et j’écris, par ce courrier, à sa femme pour lui donner des détails, car le blessé a eu, tout au plus, la force de lui crayonner quelques lignes[7].

Après avoir déjeuné avec Grenier, qui soigne son lieutenant-colonel en véritable ami, je suis allé voir les généraux Pélissier, de Salles, Faucheux et Rivet, chef d’état-major du 2e corps. Tu ne peux te figurer les marques de sympathie qu’a provoquées chez tous la blessure de mon frère. Chacun s’est plu à faire son éloge et l’on m’a montré le mémoire de proposition qui assurera très prochainement sa nomination au grade de colonel.

Le voilà à l’abri des dangers de la campagne, si sa blessure se guérit vite, comme je l’espère.

Avant de rentrer à mon camp, j’ai été donner des nouvelles du blessé aux généraux Mayran, Dulac, Bisson, Cœur et Brunet, qui attendaient impatiemment mon retour.

On parle beaucoup de grands projets ayant pour but principal d’isoler Sébastopol du camp russe qui occupe la plaine, en attaquant ce camp de trois ou quatre côtés à la fois. Si cette opération réussissait, la ville, privée de ses approvisionnemens de toute nature, serait forcée de capituler et nous ne courrions pas le risque de perdre quinze ou vingt mille hommes en donnant l’assaut. On fait arriver, dans ce but, toutes les troupes réunies à Constantinople ; une division de l’armée de siège s’est déjà embarquée pour s’emparer d’un des points d’opération. Voilà tout ce que je sais.

Nous ne demandons qu’à tomber sur les Russes : nos soldats sont enragés, le temps magnifique, l’état sanitaire satisfaisant, il faut marcher de l’avant.

Je vous recommande, mes amourines[8], de ne pas vous désoler ; les larmes gâteraient vos jolis visages ! Qui sait ! nous ne sommes peut-être pas si éloignés du bonheur : Dieu est miséricordieux, comme disent les Arabes ! Il me donne, en toutes choses, des témoignages si éclatans de sa bonté que je me livre à lui en toute assurance. Quelles actions de grâces je lui ai adressées, hier, avec mon pauvre frère, gisant blessé sous une simple toile, qui le garantit à peine du soleil et de la pluie ! Et pourtant, il se réjouissait d’en être quitte pour cette blessure sans gravité, après avoir vu tomber sous une grêle de projectiles ses bons camarades et ses meilleurs soldats ! Nous avons versé ensemble des larmes de reconnaissance, en implorant la protection divine pour les êtres adorés qui nous attendent, avec tant d’anxiété, à Uzès et à Saint-Lô.

Dans ces momens solennels, on a honte d’avoir pu oublier ses devoirs envers Dieu, par respect humain, par négligence, par paresse ou par toute autre raison inexcusable. Le Vanitas vanitatum apparaît alors comme la plus éclatante des vérités ! »


« 7 mai.

« Aujourd’hui, Canrobert a visité quelques camps. En passant dans le mien, au moment où la musique jouait devant mon drapeau, très coquettement installé vis-à-vis de ma tente, il m’a serré la main, m’a fait compliment de ce qu’il voyait et m’a dit bien haut :

Tout est donc beau et bon dans votre régiment, mon cher colonel !

Voilà où j’en suis avec mes généraux ; je serais un ingrat si je me plaignais !

Notre rude service continue ; nous perdons quelques hommes par-ci par-là. Un brave capitaine de mon régiment, Patasson, a été assez grièvement blessé, ce matin, par une balle ; c’est la fatalité de la guerre ! »


« Au camp du moulin d’Inkermann, 12 mai.

« Les Russes ont attaqué les parallèles des Anglais dans notre voisinage, mais ils ont été repoussés durement ; ils ont perdu beaucoup de monde dans cette attaque.

La pluie, qui tombe à flots depuis quarante-huit heures, rend le séjour de la tranchée bien pénible. Heureusement, mon tour de garde n’était pas arrivé pendant cette tourmente, à laquelle un beau soleil a succédé.

Nos petites semailles (pois, haricots, salades, radis, oignons et choux) se sont bien trouvées de ce déluge, ainsi que le gazon des plates-bandes. Notre petit camp a un très agréable aspect au milieu du terrain pierreux que nous occupons en arrière du camp des Anglais.

Une tente turque me sert de chambre à coucher ; une grande tente française, de bureau ; une autre, de salle à manger. Notre cuisine, entourée d’un bon mur, est couverte en planches que j’ai raccrochées un peu partout.

Nous avons de bonnes tables dans nos tentes. Je dors comme un bienheureux sur mon petit lit de campagne ; ma peau de mouton me tient lieu de matelas ; j’ai une paire de draps de coton et je me couche déshabillé comme un rentier.

Le personnel de mon camp se compose du lieutenant-colonel de Chabron[9], du docteur Goutt, de mes treize sapeurs de nos ordonnances et de dix chevaux et mulets, que nous avons bien installés dans des écuries, creusées dans le roc qui environne notre camp. Notre table à manger peut tenir huit personnes, quoique nous ne soyons que trois à vivre ensemble. J’ai, de temps à autre, quelques officiers nouvellement promus, à qui j’offre un déjeuner assez confortable, avec d’excellent pain blanc. Nous l’échangeons avec les cantiniers, à raison de deux pains de munition pour un pain blanc, qui suffit à nos besoins. Entre nous trois, nous touchons huit rations de toute nature, lard, sel, légumes secs, riz, sucre, café et pain ou biscuit. Parfois, nous recevons de la viande fraîche à titre remboursable ; mais tout cela est insuffisant et bien peu d’officiers peuvent s’en contenter. L’administration est approvisionnée de conserves et de vins fins, qu’on donne sur bons remboursables. Ce sera un morceau dur à avaler quand il faudra payer. À notre popote, nous sommes raisonnables et nous en serons quittes pour trois ou quatre cents francs ; mais il y a de malheureux officiers, fort indiscrets du reste, qui n’ont vécu, jusqu’à présent, que de pâtés de foie gras, de petits pois, de vin de Bordeaux et de Champagne ; leurs appointemens de quatre mois ne suffiront pas à payer leur quote-part.

Joseph nous fait une bonne cuisine ; le sapeur qui nous sert, le brave Riolland, est le marin que notre Édouard aimait tant à Marseille.

Ce qui nous ruine, c’est le vin d’ordinaire, que les cantiniers nous vendent 1 fr. 50 le litre au prix de revient. S’il fallait l’acheter à Kamiesch ou à Balaclava, nous le payerions 2 fr. 25 au moins. Celui que l’administration nous donne, de temps en temps, par ordre du général en chef, ne nous coûte que 14 ou 15 sous le litre et il est ordinairement très bon ; il ressemble beaucoup au vin d’Uzès.

Le café de distribution est délicieux, le sucre bon ; mais la ration est si minime qu’elle ne suffit pas à sucrer une demi-tasse. Nous en achetons de meilleur à 18 ou 20 sous la livre.

Les poules sont devenues très abondantes dans nos camps ; mais elles meurent de gras fondu. Nous en avons perdu, en deux jours, pour une trentaine de francs. Les œufs sont très communs, à 1 fr. 50 la douzaine. Le mouton de ces parages est détestable ; le bœuf passable quand ce n’est pas du taureau. Du lait, impossible de s’en procurer à quelque prix que ce soit ; c’est très fâcheux pour ceux qui, comme moi, aiment les plats sucrés. Les pommes de terre ne manquent pas ; on en distribue souvent aux troupes, ainsi que des oignons, mais les officiers ne participent pas à ces distributions ; ils ne se pourvoient de ces précieux tubercules qu’à des prix fort élevés.

En résumé, l’ordinaire est à peu près notre seule dépense essentielle ; mais il absorbe la plus grande partie de notre traitement. Les lieutenans et sous-lieutenans qui ne veulent pas s’enfoncer sont fort malheureux. On ne comprend pas pourquoi on fait aux officiers la retenue de l’indemnité de logement pour une tente où ils sont deux. En revanche, les généraux sont parfaitement traités : un général de brigade touche 2 000 francs par mois quand un colonel n’a que 560 francs et beaucoup de charges ; aussi serai-je ravi d’arriver aux étoiles, si le bon Dieu daigne me conserver la vie ; mais c’est bien chanceux !

Mon fils se prépare à sa première communion[10] ; je m’unis à toutes les intentions de ce cher enfant, au cœur d’or, en attendant que je puisse, après mon retour, lui donner l’exemple et remplir ce devoir de bon catholique comme un témoignage de ma reconnaissance envers Dieu. »


« 14 mai.

« Hier, dans l’après-midi, Mayran, mon vieil ami de quarante-cinq ans[11], est venu me demander des nouvelles de Victor. Il avait, le matin même, parlé chaudement de moi à Canrobert.

— Il vous appartient, lui a-t-il dit, à vous l’homme juste et bon par excellence, de réparer le tort des chefs qui l’ont laissé si longtemps dans un coupable abandon.

— Mon ami, lui a répondu Canrobert, il m’est impossible de prendre plus d’intérêt au colonel Hardy[12]. Je l’ai proposé au ministre de la Guerre pour le grade de général de brigade, et il l’aura, car j’ai appuyé mes propositions par d’excellentes notes. J’ai ajouté que le colonel Hardy commandait, depuis longtemps, avec autant de distinction que d’intelligence et de fermeté le 11e léger, un des, plus solides et des plus beaux régimens de l’armée d’Orient.

Mayran l’a remercié avec effusion et lui a dit, par amitié pour moi, des choses que ma modestie se refuse à répéter.

Je descends ma garde de général de tranchée à l’attaque du Carénage, où j’ai été bien tranquille pendant vingt-quatre heures. Nous y avons reçu quatre-vingts bombes, qui n’ont fait de mal à personne.

Le temps, qui avait été très mauvais depuis trois jours, est redevenu magnifique. J’irai voir mon cher frère demain ; en attendant je t’envoie le petit mot[13] qu’il m’a écrit hier pendant que j’étais à la tranchée. J’ai reçu, en même temps, ton excellente lettre du 28 avril, qui m’a fait un plaisir extrême.

Tu me demandes pourquoi, en présence des dangers continuels que nous courons, nous ne secouons pas de sots préjugés et un vil respect humain pour nous mettre en règle avec Dieu, qui peut nous appeler à lui à tout instant ? Tu as raison de nous blâmer, mon cher ange gardien, mais rien ici ne nous encourage à remplir nos devoirs religieux et personne ne nous y invite. Les aumôniers visitent, de temps en temps, les ambulances ; la plupart disent leur messe dans un petit coin ou en plein air, comme ils peuvent ; mais, à cela près, ils sont à peu près introuvables.

Je prie Dieu avec ferveur, soir et matin, j’entends la messe le dimanche si le service ne s’y oppose pas ; je fais, chaque jour, le vœu sincère de remplir mes devoirs de bon catholique quand je serai rendu à mon pays, à mes affections, aux douces joies de la famille. C’est tout ce que je peux faire, il ne faut pas m’en demander davantage.

Il y a dans les ravins beaucoup de fleurs champêtres ; en voici une que j’ai cueillie en pensant à toi et à nos chers enfans ; c’est Veronica montana qu’on l’appelle, faites bon accueil à Véronique ! »


« Camp du Moulin, 19 mai.

« Hier, pendant que j’étais au quartier général, ce bon Canrobert est sorti de sa tente et, m’ayant aperçu à grande distance, il est venu m’offrir cordialement la main, pour me dire encore les choses les plus aimables et les plus flatteuses sur mon régiment. Trochu m’a accueilli comme un ami. Un camarade de Saint-Cyr, le colonel d’état-major de Cornély, aide de camp du général en chef, m’a dit que je ne tarderais pas à être général ; j’en suis fort aise.

Dulac a perdu son chef d’état-major, le colonel Liron d’Airolles, mort de maladie, à soixante et un ans ; son enterrement a eu lieu hier. Le général m’a chargé de mille bons souvenirs pour toi et nos enfans. Il ne doute pas de ma prochaine nomination, car il convient, avec toute l’armée, que c’est mon régiment qui a le plus souffert pendant cette terrible guerre. En effet, nous avons eu plus de monde touché par l’ennemi, en deux mois, que tous les autres régimens depuis le commencement du siège.

Le typhus et le choléra ont régné à Constantinople avec moins d’intensité qu’on ne l’a annoncé. Ici le choléra a un peu rudoyé notre division (91 décès sur 300 cas). Mon brave 11e léger a eu sa part de cette aubaine (39 cas, 13 décès). Depuis six jours, le fléau décroît sensiblement et nous n’y pensons même pas. Il a, du reste, des façons moins foudroyantes qu’à l’ordinaire.

Tous mes malades, bien soignés, sont en voie de guérison ; la plupart ont été contaminés aux ambulances.

Des troupes débarquent en grand nombre à Kamiesch ou à Balaclava ; on ne tardera pas, sans doute, à opérer, et à donner la bonne tatouille aux Moscovites.

Nous ne savons pas à quel corps appartiendra notre division. Si elle reste, comme Dulac le croit, employée au siège, nous aurons un peu moins de privations, parce que, ne courant pas après l’ennemi, nos approvisionnerons seront plus assurés ; mais ce vilain siège est bien abrutissant ! Enfin, il faut s’en rapporter à la bonté de Dieu !

Ce matin, je sommeillais en attendant l’heure du lever, quand j’ai rêvé que tu m’attendais sur une place d’Uzès avec nos enfans. Je vous ai vus, bien vus, tous les quatre et embrassés avec une joie indicible ! Hélas ! ce rêve, doux et bienfaisant, a été brusquement interrompu par un coup de canon que les Anglais envoyaient à la tour Malakoff.

Vite, je me suis levé pour vous écrire sous l’impression de cette joie inespérée !

Non, il n’est pas possible que je sois privé du bonheur de vous revoir un jour, ne serait-ce que le temps de vous embrasser et de vous dire, de vive voix, tout ce que mon cœur contient d’amour pour vous ! »


II. — PÉLISSIER, GÉNÉRAL EN CHEF (19 MAI)

Le 19 mai, la lecture de deux ordres du grand quartier général stupéfiait l’armée d’Orient. Canrobert avait signé le premier[14], où il annonçait qu’il remettait le commandement à Pélissier. Dans le second[15], Pélissier disait :

« Avec l’aide de Dieu, nous vaincrons ! »

Canrobert, refusant tout autre poste, avait repris le commandement de sa division de l’Alma.

Cette abnégation, ce sacrifice au bien public, provoquèrent dans tous les camps des alliés une admiration[16] qui eut son écho dans Sébastopol ; mais, comme on avait, dans les deux partis, la même lassitude de ce siège interminable, on espéra que des engagemens décisifs ne tarderaient pas à y mettre fin.


« Devant Sébastopol, 22 mai, 9 heures du matin.

« Le nouveau général en chef prend ses mesures pour attaquer les Russes en Crimée sur cinq ou six points à la fois. Dans cette combinaison, un corps de 30 000 hommes partirait, sous très peu de jours, pour Yalta par terre et forcerait les lignes russes le long du littoral. La division Brunet (la nôtre), celle de Canrobert[17], une brigade de la Garde impériale et les deux divisions de cavalerie feraient partie de cette belle expédition. On attend la sanction de l’Empereur, qui a contremandé déjà l’expédition de Kertch. Voilà-la vraie cause de la résolution de Canrobert de résigner son commandement. C’est lui, cependant, qui aura la conduite de l’expédition d’Yalta ; tu ne saurais croire avec quel bonheur je me retrouverai directement sous ses ordres.

Nous quitterions ainsi cet affreux siège où l’on n’est jamais sûr de revenir vivant de la tranchée pour nous battre en rase campagne, au grand jour, avec toute l’énergie physique et morale que Dieu nous a conservée.

La conduite de Canrobert le rehausse de mille coudées dans l’esprit de toute l’armée ; on ne peut rien voir de plus parfait que les deux ordres du jour que nous venons de recevoir, de celui qui remet et de celui qui prend le commandement.

Pélissier conduira la ; campagne avec une grande vigueur et ne se laissera mater par qui que ce soit ; on le craint, mais il inspire une grande confiance.

Pour mon compte, je n’ai qu’à me louer de lui ; quand je suis allé le complimenter sur son affaire du 2 mai et lui recommander mon frère, il s’est montré envers moi aussi aimable que communicatif. Je ne crains pas qu’il m’oublie à l’occasion, car il ne me compte pas encore dans la catégorie des vieux ! Mais si, comme on le dit, la paix est signée, il faudra bien nous résigner à attendre longtemps le grade de général, car on réduira les cadres pour faire les économies dont nous aurons le plus grand besoin.

Comme je partage ton désir de réunion, ma chérie ! nous revoir, vivre ensemble, c’est le point essentiel ; nous nous arrangerons, pour être heureux, dans notre médiocrité de colonel. »


« 4 heures du soir.

« Je reçois à l’instant un ordre préparatoire pour Yalta. Nous partirons le 25 mai par terre. Notre corps se composera de 15 000 fantassins, de 8 000 cavaliers et de toute l’artillerie des divisions.

J’organise mon bibelot pour la campagne ; ma santé et celle de toutes mes bêtes et gens est excellente. Mon frère va toujours de mieux en mieux.

Le temps est admirable. Il paraît que le pays que nous allons occuper (si nous pouvons) est magnifique. Je ne suis pas fâché de quitter les lieux où nous campons. Le séjour des tranchées est devenu intolérable par la chaleur et les affreuses odeurs qu’elle développe. En peut-il être autrement : nous sommes en Crimée plus de 200 000 combattans, dont 120 000 Français ?

Ta lettre du 8 mai m’est remise ; que n’étais-je avec vous, mes amourines, dans le jardin d’Uzès pour cueillir tes fleurs que vous m’envoyez et qui ont conservé leur parfum en se desséchant.

J’ai un regret mortel de brûler vos chères lettres avant de partir, mais il le faut. Adieu, mon adorée ; adieu, mes chers enfans ; je n’ai plus que le temps de vous embrasser de toutes mes forces et de tout mon cœur, que je vous envoie ! »


III. — NOUVEAU PLAN D’OPÉRATIONS

Pélissier avait organisé ses 120 000 Français en trois corps d’armée. Aux quatre divisions d’infanterie[18] du 1er corps, que commandait le général de Salles, il avait ajouté la division de chasseurs d’Afrique (1er, 2e, 3e et 4e régimens) du général d’Allonville. Bosquet conservait le commandement du 2e corps, renforcé de la division Brunet et de la division de cavalerie formée des 1er et 4e hussards, 6e et 7e dragons.

Le corps de réserve, sous le général Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, comprenait les deux divisions d’infanterie Herbillon et d’Aurelle de Paladines, la division Mellinet de la Garde impériale et la brigade de cuirassiers de Forton (6e et 9e régimens).

Pélissier, lord Raglan et Omer-Pacha avaient décidé, en conseil, qu’au lieu de disperser les efforts des assiégeans sur le vaste front d’attaque s’étendant de l’embouchure de la Tchernaïa jusqu’à la baie de la Quarantaine, et de s’obstiner à l’attaque du bastion du Mât, on concentrerait les efforts sur la tour Malakoff et le faubourg de Karabelnaïa. Pour donner satisfaction à lord Raglan et surtout pour détruire les approvisionnemens que les Russes avaient accumulés sur le littoral de la mer d’Azof, on revenait à l’expédition de Kertch, confiée de nouveau au général d’Autemarre.

Le 21 mai, 7 000 Français[19], la division anglaise de sir G. Brown et un bataillon turc s’embarquèrent sur les cinquante-six navires des escadres alliées, commandées par l’amiral Bruat et lord Lyons.

En même temps, on donnait le change aux défenseurs de Sébastopol sur le nouvel objectif en attaquant, dans la nuit du 22 au 23 mai, les grands ouvrages de contre-approche que Tottleben avait construits en avant du bastion Central, au débouché du ravin de la Quarantaine.


Le colonel Grenier à sa femme.


« Camp du Clocheton, 25 mai.

« Nous avons eu, dans la nuit du 22 au 23, une rude affaire. On a voulu faire le pendant à notre opération du 2 mai, en attaquant les embuscades de la Quarantaine, mais les Russes étaient sur leurs gardes. Ils avaient 12 000 hommes en réserve, de sorte qu’on a pris et repris les positions plusieurs fois, et que le travail qu’on se proposait n’a pu être complètement exécuté. Nos soldats se sont conduits, comme toujours, avec une bravoure au-dessus de tout éloge ; beaucoup ont payé de leur sang ces efforts improductifs.

Le lendemain, l’attaque a été reprise et couronnée de succès ; nous sommes établis dans les ouvrages russes et, de ce côté, nous touchons à la ville.

C’est le général Paté, commandant la 3e division du corps de Salles, qui avait été chargé de l’attaque de nuit. Il avait formé deux colonnes : celle de droite, dirigée sur le cimetière par le général de brigade de La Motte-Rouge, comprenait les compagnies d’élite de la légion, deux bataillons du 28e, et un du 98e. Elle se heurta à six bataillons russes et il fallut faire donner la réserve, c’est-à-dire, deux bataillons de Voltigeurs de la Garde, un bataillon du 80e (5e léger) et le 9e bataillon de chasseurs. Après une lutte opiniâtre, les deux partis abandonnèrent les tranchées qu’on s’était disputées pendant toute la nuit et que les feux de la place ou des batteries de siège rendaient intenables pendant le jour.

La colonne de gauche, commandée par le général Beuret, se composait de deux bataillons de la légion étrangère, d’un bataillon du 98e (23e léger) et de trois compagnies du 6e bataillon de chasseurs. Elle a occupé les embuscades de la baie de la Quarantaine et s’y est solidement retranchée.

Dans la soirée du 23, après une violente canonnade, la 2e division[20] (général Levaillant) a chassé les Russes du cimetière, qui est à nous. »


Félix Hardy à sa femme.


« 25 mai.

« Les assiégés sont terrifiés. Pendant un court armistice pour ramasser les tués et les blessés, l’officier russe qui présidait à l’opération a dit au nôtre :

— Il paraît qu’on a remplacé le général Canrobert par ce terrible général qui, en 1844, a si bien enfumé les Arabes dans les grottes du Sahara.

— Comment savez-vous cela ? a répondu l’officier français.

— Oh ! nous savons tout et, avec le général Pélissier, nous n’avons qu’à bien nous tenir. Il n’a donné que six heures au général Osten-Sacken pour ramasser nos morts ; après ce délai, gare la mitraille !

Le nombre des victimes était si grand chez les Russes qu’ils ont fait sortir plusieurs bataillons, de mille hommes chacun, pour tout ramasser. Ils n’ont eu fini, et bien juste, qu’à l’heure prescrite. »

Pélissier voulait prendre le contact avec l’armée russe d’observation, campée sur la rive droite de la Tchernaïa et, au besoin, lui livrer bataille.

Les deux divisions du 2e corps qu’il avait chargées de cette reconnaissance offensive décampèrent le 25 mai et s’acheminèrent vers le pont de Traktir.


Félix Hardy à sa femme.


« Au camp de la Tchernaïa, 26 mai.

« Notre expédition d’hier s’est parfaitement passée.

Les divisions : Canrobert et Beuret (1re et 5e du 2e corps) ont franchi sans obstacle la Tchernaïa, charmante rivière qui nous sépare de l’armée russe de secours. Quelques escadrons, soutenus par la 1re division du 2é corps, ont gravi la pente opposée de la magnifique vallée où coule la rivière et ont trouvé sur la crête un joli camp retranché, gardé par 600 hommes d’élite, qui sont venus résolument au-devant de notre cavalerie.

En un tour de main, ils étaient mis en déroute, leur camp était saccagé et détruit.

On est resté en position, pendant plusieurs heures, sous le feu de quelques méchantes batteries qui n’ont atteint personne. Comme 40 000 Russes sont campés aux environs et que nous n’avons pas l’intention de les faire déguerpir, nous avons repasse la rivière.

Ce soir, nous campons sur la rive gauche de la Tchernaïa, en face de l’ennemi, tout prêts à le bien recevoir s’il ose nous attaquer. La rivière est à nous, ainsi que la ravissante vallée où elle coule. Avec quelle joie nous avons quitté nos affreux camps empestés et ces abominables tranchées, pour occuper des coteaux couverts d’herbages et de jeunes pousses de charmes, de chênes, etc. Le paradis après l’enfer !

Nous voilà revenus aux opérations d’Afrique, dont j’ai la grande habitude ; c’est une existence très tolérable, bien qu’elle soit assez fatigante quand on a devant soi un ennemi harceleur et entreprenant. Les Russes ont beaucoup de canons, mais ils sont loin d’avoir l’opiniâtre activité des Kabyles.

Nous avons passé une nuit délicieuse, que rien n’a troublé ; c’est à peine si le bruit lointain du canon de Sébastopol est venu jusqu’à nos oreilles !

On croyait la Tchernaïa défendue par des milliers de redoutes hérissées de canons de tous calibres. En réalité, il n’y a en face de nous et hors de portée de notre camp que Gringalet et Bilboquet, deux petites redoutes, armées de deux ou trois canons, qui ne nous impressionnent pas plus que les canons de sureau des enfans.

Nos deux belles divisions, à l’effectif de 15 000 hommes, sont parfaitement campées. Mon 86e est tout près de l’excellent Canrobert, qui décidément a un faible pour lui. Nous nous appelons désormais corps d’opération de la Tchernaïa. Cette expédition heureuse ne nous a coûté qu’un capitaine de chasseurs d’Afrique, tué en abordant le camp russe, et quelques cavaliers, tués ou blessés par une sotnia de cosaques qui les avait pris à revers, mais qui a été bientôt mise en fuite par les zouaves de la 1re division. Ces zouaves ont pillé et saccagé le camp russe et fait un gros butin, composé de brillans uniformes d’officiers, d’argenterie et de beaux nécessaires de campagne, venant en droite ligne des meilleurs magasins de Paris. Ces diables de zouaves sont intrépides au combat comme au pillage !

Nous sommes restés paisibles spectateurs de ce combat de quelques heures, jouissant d’un ravissant coup d’œil et d’une atmosphère embaumée, d’autant plus vivifiante que nous sortions d’un cloaque infect.

Mon brave 11e léger a-t-il assez payé sa dette à ces horribles tranchées ! 467 hommes tués, blessés ou disparus en deux mois et demi ; c’est de la gloire qui coûte cher !

Je ne sais rien des opérations ultérieures, mais tout le monde ici a la conviction que Pélissier ne laissera ni trêve ni repos à l’ennemi, qu’il prendra Sébastopol, Kertch, Yalta, etc., et qu’il finira la campagne en cinq ou six semaines, au plus grand honneur des armes françaises ! Nos alliés ne demandent, comme nous, qu’à batailler. Si les Russes s’étaient montrés hier, nous les aurions taillés en pièces, eussent-ils été 40 000 ! Mais ils n’osent nous aborder, et c’est très fâcheux ; on en finirait plus tôt !

Je m’arrête, car nous sommes à peine installés, et j’ai à m’occuper sérieusement de tous les détails du service en campagne. Nous respirons à pleins poumons ce bon air de prairie et de feuillage, dont nous avons été si longtemps privés ; c’est un bonheur indicible !

Mes coquins de chevaux font les cent dix-neuf coups ; les pâturages sont si beaux sous leurs pieds !

J’entends une grande rumeur et des cris dans le camp. Qu’est-ce donc ? Un millier de soldats, de toutes armes, poursuivent et prennent à la course des lièvres et des lapins, qui abondent dans ce charmant pays. Les enfants s’amusent ; c’est bien leur tour ! »


IV. — LE CORPS DE LA TCHERNAÏA


Félix Hardy à sa femme.


« 28 mai.

« Pélissier continue à déployer autant d’activité que d’habileté ; et personne ne doute qu’il ne termine brillamment la campagne dans un assez bref délai.

Aujourd’hui, nous devions exécuter une opération importante, mais il y a eu contre-ordre. C’est admirable de voir comme nos troupiers sont bien disposés. Ils ne demandent que plaies et bosses et, si on les laissait faire, ils courraient enlever les canons que les Russes placent en face de nos camps, mais qui ne nous inquiètent pas plus que s’ils n’existaient pas.

Nous voyons rôder des vedettes cosaques dans la plaine, de l’autre côté de la Tchernaïa ; on renonce à leur donner la chasse, car leurs criquets de chevaux filent comme le vent devant nos cavaliers et deviennent, par cela même, inabordables.

Les Russes, fort nombreux dans des camps situés à droite des ruines d’Inkermann, se gardent et se retranchent de leur mieux ; mais quand il plaira à Pélissier de nous lancer sur eux, ils ne tiendront pas longtemps, malgré leurs redoutes et leurs batteries. »

Avant de continuer les opérations du siège, Pélissier voulait savoir s’il pouvait disposer de toutes ses forces sans se préoccuper de l’armée russe de secours. Il dirigea, en personne, la reconnaissance que fit, le 3 juin, le corps d’observation de la Tchernaïa.


Félix à Victor Hardy.


« Camp de Tracktir, 5 juin.

« Cher frère, notre reconnaissance offensive d’avant-hier a été une délicieuse promenade, un peu fatigante. La cavalerie, qui nous a précédés sur la route de Woronzoff, est arrivée, vers huit heures du matin, au village, où elle espérait rencontrer un corps russe assez considérable. Il n’y avait qu’une soixantaine de Cosaques, qui se sont enfuis à toute bride.

Après un trajet de 20 kilomètres, nous sommes revenus, ramenant quelques habitans, une assez grande quantité de chariots, et ravis d’avoir vu un beau pays, une riche végétation, de jolis villages, des maisons de campagne, des fermes chinoises, partout de verts pâturages et des ombrages ravissans. La route est fort belle et facile à rendre impraticable.

Il faut que les Russes ne soient pas aussi nombreux qu’on le dit pour nous laisser pénétrer si avant dans ce paradis terrestre. Je crois qu’on se décidera bientôt à l’occuper ; les troupes y seraient bien campées, mais un peu loin des approvisionnemens.

Donne-moi de tes nouvelles. J’ai reçu d’Uzès les lettres les plus tendres pour toi à l’occasion de ta blessure. Des vœux ardens ont été adressés pour ton prompt rétablissement au grand dispensateur de toutes choses. Nos aimables enfans[21] feront leur première communion à Uzès le 10 juin, à l’intention de leurs pères, sans cesse en danger. Les prières de ces cœurs purs nous attireront les bénédictions d’En Haut ! Aussi, suis-je plein de confiance, de foi et d’espérance. Fais comme moi !

Adieu, cher frère, je t’embrasse bien tendrement !

FELIX.

P. S. — Mes complimens affectueux au colonel Grenier.

Chabron te fait ses amitiés. Mon bon docteur Goutt vient de passer aux hôpitaux de l’armée d’Orient ; il est attaché à l’ambulance de la division Camou. Je le regrette bien vivement. »


C’était la dernière lettre, l’adieu suprême !

Les tristes pressentimens dont Félix Hardy ne pouvait se défendre, malgré la sérénité de son caractère, sa gaîté communicative, ses distractions artistiques, se sont souvent révélés dans ses lettres de Crimée. Sur les bords verdoyans de cette Tchernaïa où il attendait ses étoiles, si noblement gagnées, il songeait à la famille chérie qu’il ne devait plus revoir, quand sonna l’heure du sacrifice.

Le 6 juin, la division Brunet, dont faisait partie le 86e, recevait l’ordre d’attaquer, le lendemain, le Mamelon Vert.


V. — LE MAMELON VERT (7 juin)

Du fond du port militaire jusqu’au ravin du Carénage, le faubourg Karabelnaïa et les grands établissemens de l’arsenal étaient défendus par un demi-cercle de batteries, de redoutes et d’embuscades, parsemées de fougasses.

Les principaux ouvrages étaient, de l’ouest à l’est : la Batterie des Casernes, le Petit Redan, la tour Malakoff et, à 500 mètres en avant de Malakoff, le Mamelon Vert.

Un fossé à pic, bordé de chevaux de frise et de trous-de-loup, entourait la tour Malakoff et ses ouvrages avancés, reliés au Mamelon Vert par des cheminemens en zigzag.

La principale défense du Mamelon Vert, armé de grosse artillerie, était la lunette Kamtschatka, dont la gorge pouvait être battue, à petite distance, par les feux étages de la tour Malakoff.

Le Mamelon Vert était flanqué, jusqu’à la mer, par des batteries et des places d’armes remparées ; trois lignes d’embuscades le couvraient du côté de l’attaque.

Entre le ravin du Carénage et la grande rade se profilaient, sur le versant sud des monts Sapoune, les quatre batteries russes, dites Ouvrages Blancs, d’où l’on dominait la flotte russe, qui pouvait battre deux d’entre elles de ses feux. Une ligne d’embuscades et d’abatis reliait les Ouvrages Blancs au Mamelon Vert.

Il ne fallait pas songer à donner l’assaut général à Sébastopol sans être maître de ce formidable ensemble de défenses avancées qui, devant Malakoff, avait plus de 1 000 mètres de profondeur. C’était l’avis des deux directeurs des travaux d’attaque, Niel et Bourgoyne. Le conseil en décida l’attaque pour le 7 juin.

Elle fut préparée, dès la veille à trois heures de l’après-midi, par un violent bombardement, de vingt-deux heures.

Le jeudi 7 à quatre heures et demie du soir, les 3e et 4e divisions (Mayran et Dulac) du 2e corps (Bosquet) se massaient à l’entrée du ravin du Carénage ; les 2e et 5e (Camou et Brunet), devant le Mamelon Vert.

A leur gauche, cinq brigades anglaises, sous les ordres des généraux Penntather et Codrigton, devaient attaquer l’ouvrage des Carrières en avant du Grand Redan. Une division turque était en réserve derrière la division Dulac.

Quand les bataillons français, en grande tenue, drapeaux déployés, tambours battant, musique sonnant, traversèrent le camp anglais, ils furent accueillis par des hourras frénétiques, auxquels ils répondirent par de joyeuses acclamations. La fraternité d’armes renaissait à l’approche du danger !


A six heures et demie, au signal de six fusées multicolores parties de la batterie Lancastre, où se tient le général Bosquet, les têtes de colonne s’élancent hors des tranchées.

La division Mayran franchit, en courant, les 300 mètres qui la séparent des Ouvrages Blancs. Les brigades de Lavarande et de Failly s’emparent chacune d’une redoute (Volhynie et Selenghinsk) et s’y installent ; elles n’en seront plus délogées.

Camou dirige l’attaque du Mamelon Vert ; il a formé la brigade Wimpfen en trois colonnes : à droite, les tirailleurs algériens, au centre, le 50e, à gauche, le 3e zouaves.

C’est entre ces vieux soldats d’Afrique une émulation de vaillance irrésistible ! Sous les balles et la mitraille, ils parcourent 450 mètres d’un sol raviné par les embuscades, les fougasses, les bombes, et ils se rallient dans le fossé de la lunette Kamtchatka, à demi comblé par le bombardement de la nuit et de la journée.

Les turcos tournent l’ouvrage par la gorge ; les zouaves et les fantassins en escaladent les faces. Le colonel de Brancion est tué en plantant le drapeau du 50e au saillant du parapet.

Après un terrible corps à corps, les défenseurs du Mamelon Vert battent en retraite et se réfugient dans Malakoff.

Les clairons des zouaves sonnent la victoire ; mais les vainqueurs, grisés par l’odeur de la poudre, poursuivent les Russes, et leur élan irréfléchi est brisé par la mitraille. Il faut s’arrêter, chercher un abri dans les trous-de-loup, les embuscades et jusque dans le fossé profond de Malakoff.

Le général Khrouleff sort du faubourg Karabelnaïa avec six bataillons de réserve, marche résolument sur le Mamelon Vert, reprend la lunette Kamtchatka, où une fougasse vient d’éclater, et chasse les Français du terrain ensanglanté qu’ils ont conquis.

C’est à recommencer ; mais rien ne saurait décourager des généraux de la trempe de Bosquet et de Camou.

Pendant que Camou se porte, avec la brigade Vergé, au secours des bataillons refoulés et dispersés de Wimpfen, Bosquet, fait avancer la division Brunet, qu’il a conservée en réserve dans le ravin de Karabelnaïa ; il lui prescrit de reprendre le Mamelon Vert.

Le 1er bataillon du 86e est en tête. Devant les tambours et les clairons marchent, sabre en main, le colonel Hardy et le lieutenant-colonel de Chabron. Au moment où ils débouchent du ravin de Karabelnaïa, une bombe tombe au milieu des tambours, éclate et les renverse.

Ce n’est rien, nous en verrons bien d’autres ! leur dit Chabron, sans s’arrêter ; battez la charge !

Ceux qui ne sont que blessés se relèvent et battent la charge !

Le colonel Hardy forme ses six compagnies en colonne par peloton et, levant son sabre, dominant de sa haute taille tous ces petits soldats qu’il a tant de fois électrisés par son exemple, il s’écrie :

En avant le 11e léger !

D’un bond, on franchit les trois lignes d’embuscades ; puis on gravit les rampes du Mamelon Vert, pour aborder, à la baïonnette, les grenadiers et les marins du vaillant Khrouleff, massés dans la lunette Kamtchatka derrière un monceau de cadavres français et russes. Le porte-drapeau du 86e tombe ; Hardy ramasse le glorieux emblème, tant de fois troué par les balles kabyles, le brandit et le plante dans la lunette Kamtchatka ; elle est prise !

Cette fois, c’est la victoire définitive ; pour le colonel du 86e, ce sont les étoiles, le retour glorieux dans Uzès en fête, la chère famille retrouvée, les joies du foyer ! Non, c’est la mort ! Ses soldats se sont élancés jusqu’à la crête qui fait face à Malakoff ; il leur semble qu’il n’y a qu’un dernier effort à faire, qu’une courte distance à franchir pour pénétrer dans cette forteresse, dont la prise sera la fin des souffrances et des dangers ; d’une commune voix, tous crient :

A Malakoff !

Hardy les a entendus ; l’ordre de Pélissier est formel, on ne doit pas dépasser le Mamelon Vert. Il parle aux soldats, il les arrête, quand une rafale de mitraille fait une large trouée parmi ces braves.

Oh ! mon Dieu ! dit le colonel Hardy, en portant la main à sa poitrine.

Un biscaïen vient de le frapper ; son fidèle ordonnance Joseph Vigneron et les sapeurs qui l’ont suivi, le recueillent évanoui dans leurs bras.

Il revient à lui.

Ce n’est rien ! dit-il, comme Chabron aux tambours.

Mais, après quelques pas, il chancelle, ses yeux se ferment. La blessure est mortelle ! Il faut le porter à l’ambulance, à travers les soldats[22] qui jurent de le venger. ….

Le lieutenant-colonel de Chabron était resté dans la lunette Kamtchatka, où toute la brigade se rassemblait. Il avait fait déblayer le terre-plein, réparer les parapets, barricader la gorge, pendant que nos canonniers retournaient les canons russes contre Malakoff.

Les assiégés ne tentèrent plus de reprendre le Mamelon Vert, mais ils mitraillèrent les imprudens qui s’étaient massés dans le fossé de Malakoff, sans pouvoir, faute d’échelles, en escalader l’escarpe. Tout ce qui survécut fut fait prisonnier.

A la gauche, les Anglais s’étaient emparés du grand ouvrage des Carrières.

A dix heures du soir, Pélissier et lord Raglan télégraphiaient à Paris et à Londres qu’ils étaient victorieux sur toute la ligne.

Mais à quel prix ! Si les 25 000 Russes engagés dans cette terrible journée avaient perdu plus de 5 000 hommes, les Français avaient autant de morts et de blessés ; les Anglais, 700[23].

Le lendemain matin, le général de Lavarande, qui avait couché avec sa brigade dans la redoute Wolhynie[24], y eut la tête emportée par un boulet et, à trois heures, le colonel Félix Hardy mourait de sa blessure à l’ambulance, pleuré par ce 86e dont il partageait, depuis cinq ans, la gloire et les périls.


VI. — LA TOUR MALAKOFF

Napoléon III demandait à Pélissier de laisser un corps d’observation devant Sébastopol et de réunir toutes les forces alliées pour livrer bataille sur la Tchernaïa à l’armée de secours du prince Gortchakof. Soutenu par le maréchal Vaillant, son ami, Pélissier s’y refusa et continua à cheminer devant la place en concentrant sur Malakoff son principal effort.

Les soldats, impatiens de venger leur échec, supportaient mal les railleries des tirailleurs russes qui, dans les embuscades, où ils étaient près les uns des autres, leur demandaient s’ils comptaient entrer bientôt dans Sébastopol.

Chouïa ! Chouïa ! leur répondit le caporal Martinet du 86e, un vieux brisquard de Kabylie, qui faisait sa partie de piquet entre deux coups de fusil. Vous nous avez fichu une brûlée, le 18, dans vos satanés boyaux, mais on se reverra en rase campagne, et alors nous vous abattrons quinte, quatorze et le point ! Au revoir !

Une section de voltigeurs du 86e a l’ordre d’occuper, en avant des tranchées de Malakoff, une embuscade russe qu’on croit abandonnée. Le clairon se laisse glisser dans le trou profond de l’embuscade ; les Russes y sont cachés, ils le saisissent, lui ordonnent de se taire, lui mettent la main sur la bouche.

Gare à vous, mon lieutenant, ils sont là ! crie le brave de toute sa force.

On le tue, mais la section est sauvée.


L’ASSAUT DU 8 SEPTEMBRE

L’attaque générale fut préparée, pendant trois jours, par un bombardement à outrance, « un feu infernal, » qui incendia une partie de la ville et des vaisseaux du port, renversa les canons et défonça les abris de l’enceinte en tuant 18 000 Russes. Pendant cette agonie de la résistance, les défenseurs de Sébastopol attendirent l’assaut avec l’énergie du désespoir. Il commença à midi, le 8 septembre.

Toutes les divisions françaises étaient sous les armes ; les unes pour faire face, sur la Tchernaïa, à une diversion qu’aurait pu tenter l’armée de Gortchakof ; les autres pour prendre part à la lutte suprême engagée autour de la place, depuis la Quarantaine jusqu’au Carénage.

A gauche, le 1er corps (de Salles), au centre, les Anglais, à droite, le corps Bosquet, devaient combiner leurs mouvemens de manière à attaquer toute l’enceinte à la fois, afin de rendre plus difficile l’emploi des réserves russes. Mais, comme le point capital était le secteur de Malakoff, d’où l’on dominait l’ensemble des défenses, il fut convenu que l’on n’attaquerait les autres secteurs que lorsque l’on serait maître de celui-là.

Les trois divisions Mac Mahon, La Motte-Rouge et Dulac, dont on s’était déjà tant servi, furent échelonnées entre les ravins de Karabelnaïa et du Carénage pour attaquer simultanément, la première, Malakoff et ses défenses de gauche, la deuxième, la Courtine, la troisième, le Petit Redan.

Pendant que La Motte-Rouge s’emparait de la Courtine et des Batteries Noires, la division Mac Mahon escaladait Malakoff. A midi, heure du repas, il n’y avait derrière les parapets que les canonniers et les sentinelles. Les projectiles que nos batteries faisaient pleuvoir sur la route avaient obligé les Russes à s’abriter sous leurs nombreux abris blindés à l’épreuve de la bombe.

A neuf heures, les généraux russes, convaincus qu’ils ne seraient plus attaqués, ce jour-là, avaient éloigné leurs réserves. Dès que les sentinelles aperçurent les zouaves de Mac Mahon, elles jetèrent l’alarme en criant :

Les Français sont dans Malakoff !

À ce cri, répété sur toute l’enceinte de la redoute et entendu sous les blindages, un affreux désordre se produit dans ces abris, d’où les officiers et les soldats, pêle-mêle, cherchent à sortir. A mesure qu’ils paraissent, les zouaves et le 7e de ligne en font un horrible carnage. Un officier et 50 Russes s’enferment dans le réduit crénelé du rez-de-chaussée et y opposent une résistance qui se prolongera jusqu’à la fin de la bataille ; les autres, poussés de traverse en traverse, sont chassés de la redoute.

Au sommet de la tour, les trois couleurs remplacent le drapeau russe, qu’on remet à Mac Mahon, entré dans Malakoff avec les zouaves.

La redoute a une ouverture à la gorge, où convergent bientôt tous les feux de l’ennemi, revenant par masses. Mac Mahon fait fermer cette gorge et Malakoff est à l’armée française. A l’aile droite, la division Dulac, au signal de son chef, s’est emparée du Petit Redan et en a rejeté les défenseurs dans le faubourg Karabelnaïa. Mais la brigade Saint-Pol est bientôt entourée par les réserves russes qui, gravissant au pas de charge les pentes du ravin Outchakof, se trouvent en face de soldats essoufflés que leur ardeur a emportés trop loin. Ils les ramènent promptement dans le Petit Redan, y entrent avec eux, les en chassent et s’y établissent si solidement que la division Dulac ne pourra plus reprendre l’ouvrage.

Ce mouvement en arrière compromit, un instant, le succès de la 5e division. La brigade Bourbaki, qui s’étendait des Batteries Noires jusqu’à Malakoff, se trouvait tournée, sur sa droite, par les bataillons russes, du Petit Redan et elle était forcée de se replier sur le 49e et le 91e, qui occupaient la Courtine. Bourbaki, grièvement blessé, dut quitter le champ de bataille.

« C’est alors, écrit La Motte-Rouge[25], que m’arriva le 1er voltigeurs, amené par Multzer. Les voltigeurs, mêlés à mes soldats, rivalisèrent avec eux de courage et d’énergie ; leur colonel Montera fut mortellement atteint par un biscaïen. »

La 1re brigade de la division Dulac, soutenue par la 2e et par le bataillon des chasseurs de la Garde (commandant de Cornulier-Lucinière), tente vainement de reprendre le Petit Redan et d’enlever aux Russes les corps des colonels Javel, du 85e, et Chapuis, du 61e, tués vaillamment au milieu de leurs soldats. Le général de Saint-Pol et le commandant de Cornulier tombent, l’un après l’autre, mortellement frappés, sans avoir pu pénétrer dans l’ouvrage.

Une nouvelle attaque de la 2e brigade n’est pas plus heureuse ; son chef, le général de Marolles, atteint de plusieurs projectiles, y périt à son tour.

« La position de ma division, poursuit La Motte-Rouge, découverte sur son aile droite, prise de flanc et presque à revers par les feux du Petit Redan, devenait difficile ; les cartouches s’épuisaient. A une heure trois quarts, j’envoyais Multzer prévenir le général Bosquet de l’état des choses et lui demander des munitions et du renfort.

« Quand Multzer arriva dans la 6e parallèle, Bosquet venait d’être grièvement blessé par une bombe ; les médecins le pansaient. Dulac, le plus ancien divisionnaire des troupes combattantes, le remplaçait par ordre de Pélissier, qui, du Mamelon Vert, suivait toutes les péripéties de l’action. »

Pendant que La Motte-Rouge attendait du secours, il eut à repousser une attaque forcenée des Russes. Douze bataillons, conduits par le général-major Sabaschinski, débouchèrent du Petit Redan, se ruèrent sur la Courtine en longeant le parapet et parvinrent jusqu’à la grande batterie.

« Accueillis par le feu de mes hommes, ils s’arrêtèrent près de la coupure, les uns nous jetant des pierres par-dessus le parapet, les autres montant dessus pour tirer, à bout portant, sur les soldats entassés dans le fossé. En voyant cela, je me jetai au milieu des soldats, l’épée haute et mon képi au bout de mon épée. Ils m’accueillirent par le cri de : Vive l’Empereur ! Et, sautant sur les crêtes du parapet, envahi par les Russes, ils les eurent bientôt rejetés dans le Petit Redan. La brigade de Pontevès, des grenadiers de la Garde, vint renforcer la 5e division. Le général et le colonel Blanchard, du 1er régiment, furent tués à leur arrivée à la Courtine, où la brigade prit position. »

Mellinet, la mâchoire brisée par un éclat d’obus, dut passer le commandement au colonel d’Alton, du 2e grenadiers.

« Dans les grands dangers, dit La Motte-Rouge, la douleur se dompte vite ; l’énergie et le calme, qui sont l’apanage de l’homme de guerre, l’emportent, et le devoir est toujours là, dirigeant ses pensées et ses actions jusqu’à ce que sa mission soit accomplie ! »

Celle de Mac Mahon ne l’était pas encore. Comme on l’engageait à évacuer Malakoff, que l’on croyait miné :

J’y suis, j’y reste ! répondit-il simplement, et il y resta ; ce ne fut pas sans peine !

Les réserves russes accouraient des casernes et du faubourg pour reprendre la redoute. Un combat furieux s’engagea à la gorge, dirigé par ces généraux russes qui, depuis si longtemps, rivalisaient avec les nôtres de vaillance chevaleresque, Khrouleff. Youférof, Lyssenko ; tous trois y furent blessés. Leurs admirables soldats n’opérèrent leur retraite à une heure et demie que pour attendre du renfort derrière les retranchemens intérieurs.

Il en était venu aux Français : la brigade Vinoy, de la 1re division ; la brigade Wimpfen, de la division Camou, deux bataillons de voltigeurs de la Garde, un de grenadiers. Mac Mahon attendait le retour offensif des Russes en réparant les brèches de la redoute, en consolidant la gorge et en répartissant les bons tireurs aux abords de l’enceinte circulaire.

A deux heures et demie, deux fortes colonnes russes, sous le commandement du lieutenant général de Martinau, marchaient, à la fois, sur la gorge de Malakoff et la batterie Gervais, qu’un bataillon, parti du Grand Redan, essayait de prendre à revers.

Mais les tirailleurs postés aux abords des ouvrages conquis firent subir aux Russes des pertes énormes. Après une tentative désespérée contre la gorge solidement remparée, Martinau eut le bras emporté par un boulet. Ses colonnes opérèrent leur retraite vers la ville, poursuivies par le feu meurtrier des canons du Mamelon Vert.

Ce qui restait des cinquante braves enfermés dans le réduit casemate de Malakoff consentit alors à mettre bas les armes ; il était trois heures et demie.

La bataille était finie. Elle avait coûté 7 551 hommes aux Français, 2 447 aux Anglais, et 12 000 aux Russes.

Vainqueurs et vaincus avaient la même part de gloire !


GÉNÉRAL HARDY DE PÉRINI.


  1. Ces lettres sont extraites d’un livre qui paraîtra prochainement chez l’éditeur Henri Charles-Lavauzelle sous le titre : Afrique et Crimée, où le général Hardy de Périni fait l’historique du 11e léger, — le 86e de ligne, — et retrace, d’après la correspondance de son père le colonel Hardy et d’autres officiers, les principaux événemens et faits d’armes auxquels ils prirent part en Afrique et en Crimée de 1850 à 1856. Au moment où la défense de Port-Arthur occupe l’attention du monde, il nous a paru intéressant de publier ces chapitres sur le siège de Sébastopol.
  2. Ces lettres sont extraites d’un livre qui paraîtra prochainement chez l’éditeur Henri Charles-Lavauzelle sous le titre : Afrique et Crimée, où le général Hardy de Périni fait l’historique du 11e léger, — le 86e de ligne, — et retrace, d’après la correspondance de son père le colonel Hardy et d’autres officiers, les principaux événemens et faits d’armes auxquels ils prirent part en Afrique et en Crimée de 1850 à 1856. Au moment où la défense de Port-Arthur occupe l’attention du monde, il nous a paru intéressant de publier ces chapitres sur le siège de Sébastopol.
  3. Le colonel Félix Hardy à sa femme.
  4. Envoyé en Crimée par l’Empereur, dont il était aide de camp, pour lui rendre compte de la conduite des opérations, il y était resté sur sa demande. Il succéda à Bizot dans le commandement du génie de l’armée.
  5. Commandant la 4e division du 2e corps. Il était colonel du 29e de ligne quand Félix Hardy y servait comme chef de bataillon et se distinguait, aux journées de juin 1848, en défendant la Cité et la Préfecture de police contre l’insurrection.
  6. L’armée de réserve, depuis longtemps annoncée par l’Empereur, qui avait projeté de la conduire lui-même en Crimée, était à Constantinople, prête à embarquer.
  7. Voici cette lettre qui rappelle celle que le général Jean Hardy, père de Victor et de Félix, écrivait à sa femme après avoir été grièvement blessé à la bataille d’Ampfingen, le 2 décembre 1800.
    « Camp du Clocheton, 4 mai.
    Tu n’auras pas une longue lettre de moi aujourd’hui, car je t’écris de mon lit, par suite d’une blessure que j’ai reçue à la tête dans une attaque de nuit contre les Russes, le 1er mai.
    J’ai été atteint par un biscaïen venant obliquement des batteries russes qui enfilent nos tranchées, au moment où nous les franchissions.
    C’est une blessure heureuse, disent les médecins, parce qu’il ne s’en fallait que d’une ligne que l’os occipital ne fût entamé.
    Mais j’ai la tête solide ! J’ai été inondé de sang sur le coup ; ce qui m’a évité une congestion. Je suis en très bonnes mains, sois tranquille ; d’ailleurs tu seras rassurée en voyant que j’ai pu t’écrire.
    Tous les généraux, les colonels, les intendans, les amis de tous grades sont venus ou ont envoyé prendre de mes nouvelles. Cette sympathie m’a beaucoup touché.
    Félix est venu hier ; il ne le pouvait plus tôt, étant de tranchée. Il m’a promis de t’écrire plus en détail que je ne puis le faire sans me fatiguer.
    Je vous embrasse, Léonie et toi, comme je vous aime.
    VICTOR. »
  8. Sa femme et ses deux filles.
  9. Qui avait remplacé le lieutenant-colonel Decaen, promu colonel du 7e de ligne.
  10. Il la fit, le 10 juin, à Uzès, sans se douter que son père était mort, le 8, en pensant à lui.
  11. Ils avaient été camarades d’école à La Flèche et à Saint-Cyr (promotion de 1818-1820).
  12. Canrobert avait fait partie, à l’École de Saint-Cyr, de la compagnie dont Félix Hardy était le lieutenant instructeur.
  13. « Dimanche, 13 mai.
    « Cher frère, si je n’avais été forcé d’envoyer mon ordonnance au fourrage à Kamiesch, il t’aurait porté de mes nouvelles et m’aurait donné des tiennes. Je vais de mieux en mieux ; on a supprimé les irrigations d’eau froide, ce qui m’est un grand soulagement. La plaie est une grande étoile à quatre branches, dont deux sont presque fermées. Le trou du milieu a encore une certaine profondeur ; mais tout cela suit son cours normal ; j’en ai encore pour un mois.
    Je sors un peu, par le beau temps, mais seulement devant ma tente et la tête recouverte.
    Je te souhaite bonne garde et prie Dieu qu’il ne t’arrive rien.
    VICTOR »
  14. « Soldats !
    Le général Pélissier, commandant le 1er corps, prend, à dater de ce jour, le commandement en chef de l’armée d’Orient. L’Empereur, en mettant à votre tête un général habitué aux grands commandemens, vieilli dans la guerre et dans les camps, a voulu vous donner une nouvelle preuve de sa sollicitude et préparer encore davantage les succès qui attendent sous peu, croyez-le bien, votre énergique persévérance.
    En descendant de la position élevée où les circonstances et la volonté du Souverain m’avaient placé et où vous m’avez soutenu, au milieu des plus rudes épreuves, par vos vertus guerrières et ce dévouement confiant dont vous n’avez cessé de m’honorer, je ne me sépare pas de vous. Le bonheur de partager de plus près vos glorieuses fatigues, vos nobles travaux, m’a été accordé, et c’est encore ensemble que, sous l’habile et ferme direction du nouveau général en chef, nous continuerons à combattre pour la France et pour l’Empereur.
    CANROBERT. »
  15. « Soldats !
    Notre ancien général en chef vous a fait connaître la volonté de l’Empereur, qui, sur sa demande, m’a placé à la tête de l’armée d’Orient. En recevant de l’Empereur le commandement de cette armée, exercée si longtemps par de si nobles mains, je suis certain d’être l’interprète de tous en proclamant que le général Canrobert emporte tous nos regrets et toute notre reconnaissance.
    Aux brillans souvenirs de l’Aima et d’Inkermann, il a ajouté le mérite, plus grand encore peut-être, d’avoir conservé à notre souverain et à notre pays, dans une formidable campagne d’hiver, une des plus belles armées qu’ait eues la France. C’est à lui que vous devez d’être en mesure d’engager à fond la lutte et de triompher. Si, comme j’en suis certain, le succès couronne nos efforts, vous saurez mêler son nom à vos cris de victoire. Il a voulu rester dans nos rangs et, bien qu’il put prendre un commandement plus élevé, il n’a voulu qu’une chose, se mettre à la tête de sa vieille division. J’ai déféré aux instances, aux inflexibles désirs de celui qui était naguère notre chef et sera toujours mon ami.
    Soldats, ma confiance en vous est entière. Après tant d’épreuves, tant d’efforts généreux, rien ne saurait étonner votre courage. Vous savez tous ce qu’attendent de vous l’Empereur et la Patrie ; soyez ce que vous avez été jusqu’ici et, grâce à votre énergie, au concours de nos intrépides alliés, des braves marins de nos escadres et avec l’aide de Dieu, nous vaincrons.
    PELISSIER. »
  16. « Les regrets et l’admiration s’élevèrent unanimes sur le compte du glorieux démissionnaire, et l’Histoire sanctionnera ce jugement anticipé, prononcé par la voix du soldat. En ces circonstances difficiles pour l’harmonie de l’alliance anglaise, la conduite du successeur du maréchal de Saint-Arnaud n’est pas un simple trait de patriotisme, mais un acte d’une grandeur antique, capable de déconcerter les détracteurs du temps présent. Les dictateurs de la république romaine, leur mission remplie, résignaient leur pouvoir et regagnaient leur charrue ; le général en chef descendait du premier rang et ne se séparait pas de ses compagnons de victoire. Peut-être un jour, s’il naît un autre Plutarque, nos neveux uniront le nom du divisionnaire Canrobert à celui des Fabricius et lui décerneront, avec justice, la meilleure part de la couronne obsidionale de Sébastopol. En effet, la France lui était redevable de l’armée sans rivale qui allait bientôt graver son immortalité sur les ruines de la forteresse russe. Au milieu de ces conjonctures terribles, de la froide saison où on luttait entre la vie et la mort, il sut la soutenir par son exemple et il ménagea le sang avec une science paternelle, qui promet un genre de gloire, rare dans nos annales. L’illustration du champ de bataille, il l’avait d’ailleurs gagnée en dehors de l’Afrique, à l’Alma et à Inkermann. Ici, il fut blessé, conduisant la charge fameuse qui décida de la journée ; là ; il partagea avec le général Bosquet l’honneur d’avoir sauvé les Anglais et la fortune des alliés. Mais, durant l’hiver, le siège, ouvrait au tacticien la plus aride des carrières. L’offensive était subordonnée à la marche systématique de travaux, indépendans des combinaisons de l’art de la guerre ordinaire. D’autres, peut-être, auraient préféré brusquer la victoire ; or, en cas de réussite, ce coup d’audace n’aurait pas forcé la Russie à la paix, et un revers pouvait compromettre les fruits de la campagne entière. En évitant les écueils de cette alternative, le général Canrobert prépara le triomphe de son successeur. » (Journal humoristique.)
  17. 1re brigade, colonel Decaen : 1er zouaves et 7e de ligne ; 2e brigade, général Vinoy : 1er bataillon de chasseurs, 20e et 27e de ligne.
  18. Le général Bouat, ayant rendu à Canrobert le commandement de la 1er division du 2e corps, remplaçait le général de Salles à la 4e division du 1er corps (1re brigade, général Lefèvre : 10e bataillon de chasseurs, 18e et 79e de ligne ; 2e brigade, général de la Roquette : 14e et 43e de ligne).
  19. 1re brigade, général Niol : 5e bataillon de chasseurs, 19e et 20e de ligne ; 2e brigade, général Breton : 39e et 74e.
  20. 1re brigade, général Couston, 9e bataillon de chasseurs, 21e et 42e de ligne ; 2e brigade, général Trochu, 46e et 80e.
  21. Edouard et Léonie.
  22. Laissons la parole à l’un de ces soldats, l’engagé volontaire Tézénas du Moncel, fils du receveur des finances d’Issoire :
    « Après un combat terrible, nous nous sommes emparés du Mamelon Vert Mais, hélas ! ce brillant coup de main, que la hardiesse française a pu seule exécuter, ne s’est pas accompli sans bien des pleurs. Et d’abord, je remercie la Providence de m’avoir protégé de la mitraille et des balles qui sifflaient à mes oreilles, au milieu des soldats qui tombaient à mes côtés. Si je suis sorti sain et sauf de la mêlée, ce n’est pas faute d’avoir cherché à accomplir mon serment de venger la mort de mon bon, de mon brave, de mon cher colonel. Désirant me signaler sous ses yeux, j’étais resté près de lui, pendant que, l’épée à la main, il s’emparait du Mamelon Vert. Il me félicitait de l’élan que je communiquais aux soldats qui nous suivaient, quand il porta la main à sa poitrine.
    — Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il.
    Et je le reçus dans mes bras, pendant que les sapeurs, le voyant chanceler, s’empressaient autour de lui. Un biscaien l’avait mortellement blessé. J’accompagnai quelque temps le colonel qu’on emportait évanoui, puis, comme je lui étais inutile, je dis aux soldats :
    — Suivez-moi, mes amis, vengeons notre colonel !
    Et, précédant une dizaine de braves du 86e, je descendis du Mamelon Vert et je courus vers Malakoff. Au pied de la tour, nous n’étions plus que quatre, les autres étaient tombés sous les balles. On sonnait la retraite ; je revins seul, sans m’être tenu parole ! Une seule pensée m’obsédait, me rendant insensible à ce spectacle de carnage :
    — J’ai perdu mon colonel ; j’ai tout perdu. — Qui me rendra sa protection, sa bonté !
    Il est mort le lendemain, dans d’horribles souffrances.
    Je vous envoie une pensée que j’ai cueillie sur sa tombe, conservez-la-moi dans un livre pour que je la retrouve, si je reviens ! »
  23. Le 86e avait 4 officiers tués, 8 blessés, dont 4 moururent des suites de leurs blessures, et 249 hommes de troupe hors de combat. Le capitaine Patasson avait été tué à côté du colonel Hardy.
  24. On l’appela la batterie Lavarande ; la lunette Kamtchatka devient la redoute Brancion.
  25. Souvenirs et campagnes (1804-1883). Tome II, Nantes, Emile Grimaud, 1889.