Devant la mer de Sicile

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Louis Bertrand
Devant la mer de Sicile
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 738-774).
DEVANT LA MER DE SICILE


... Que m’importe d’avoir la terre de Pélops, que m’importent les trésors de Crésus, ou de courir plus vite que les vents : sous cette roche, je te tiendrai entre mes bras, et, devant nos troupeaux mêlés, je chanterai, en regardant la mer de Sicile.
THÉOCRITE.


12 mars 1922.

Ce soir, au théâtre antique de Carthage à l’occasion du centenaire de Flaubert, en présence du Résident général de France et de tout ce que la Tunisie compte de personnalités distinguées ou notoires, j’ai prononcé un discours, dont voici le début et, pour moi, le passage essentiel :

« Il y a dix-huit siècles, un Africain, un fils de cette terre, se levait à cette même place où nous sommes, dans ce théâtre de Carthage, et, là en un beau latin sonore et rythmé, il disait à ses compatriotes assemblés : « Quand je vous vois réunis en si grand nombre pour m’entendre, je dois plutôt féliciter Carthage de posséder tant d’amis des lettres que demander grâce pour moi, pour un philosophe qui se risque à parler en public. » Et, après avoir donné à tous et à chacun sa part de louange, après avoir exalté la grandeur de la Métropole africaine, l’éloquence et les vertus du Proconsul, la culture et l’esprit de ses auditeurs, la magnificence de l’édifice où il parle, — les beaux marbres du pavement, les consoles du proscenium, la colonnade de la scène, les dorures des lambris, l’ampleur de l’hémicycle (et vous voyez par ce qui en reste si sa louange était justifiée), — après avoir rappelé enfin qu’on venait ici bien plutôt pour voir des mimes, des comédiens, des tragédiens, des histrions, des prestidigitateurs et des danseurs de corde que pour entendre des dissertations littéraires ou philosophiques, il commençait sa harangue.

« Moi aussi, comme Apulée de Madaure (car c’est de lui qu’il s’agit), je me risque à prendre la parole devant vous, et je sollicite de vous la même indulgence qu’il demandait aux Carthaginois assemblés sur ces gradins.

« Le fait que nous sommes ici, vous et moi, dans la pieuse intention que vous savez, me paraît d’une très haute signification. Après deux millénaires bientôt, nous renouons ici une grande tradition, la tradition latine, qui est celle de nos ancêtres à tous, qui que nous soyons, — Africains ou Européens d’origine, — nos ancêtres selon la chair ou selon l’esprit. Carthage, vous ne l’ignorez pas, devint, à partir du IIe siècle, la capitale de la Latinité. Souhaitons qu’elle le redevienne pour nos descendants, qu’elle soit encore une fois un des grands foyers de la civilisation occidentale. En formant ce vœu, nous ne dissimulons aucune arrière-pensée hostile contre aucune tradition, contre aucune langue de l’Afrique. Apulée, enfant du pays, se piquait de parler et même d’écrire avec talent en latin et en grec : ce qui ne l’empêchait pas, nous pouvons en être sûrs, d’après l’exemple de ses contemporains, de parler le punique ou le berbère avec ses amis d’enfance et les gens de sa ville natale. Dans une pensée d’union fraternelle, de rapprochement entre tous les habitants de l’Afrique, nous souhaitons qu’on ne mutile point la tradition africaine et que tous les Africains, quels qu’ils soient, de toute origine, de tout idiome et de toute confession, puissent aimer l’Afrique tout entière... »

J’ai eu la joie non seulement de faire applaudir ces paroles, mais, ce qui vaut mieux, de les sentir profondément comprises de mon auditoire. Et il n’y avait pas là que des Latins de France ou d’Italie, il y avait aussi des indigènes, des femmes musulmanes, drapées dans leurs longs voiles de soie blanche, les sœurs de Monique, de Perpétue et de Salammbô, — tous ceux en qui je m’efforce de réveiller le sentiment de nos communes origines intellectuelles et religieuses, de nos communes traditions d’art et de civilisation. Ainsi, le labeur que je poursuis depuis plus de vingt ans n’aura pas été vain. Rejetant tout un fatras de préjugés accumulés par le fanatisme, l’ignorance et la légèreté, j’aurai retrouvé une province perdue de la Latinité, et, — je le désire de tout mon cœur, — donné peut-être pour toujours un grand pays à la France…


Dans la voiture qui me ramène à Tunis, je songe à tout cela, tandis que le crépuscule africain déploie devant mes yeux son habituelle féérie. Il est cinq heures du soir. Entre les oliviers de la route, le golfe, tout bleu, ondule aux coups véhéments du sirocco, et, sur le ciel brouillé, se dessinent les masses violettes des montagnes, — ces montagnes d’une forme si singulière et si nette qu’elles sont en quelque sorte symboliques de l’Afrique tout entière. Avec leurs contours bizarres et mal dégrossis, elles ont un aspect hiératique comme des figures d’idoles primitives, les cônes et les triangles mystiques, qu’on adorait dans les chapelles de Tanit, ou qu’on déposait dans les sépultures. Ainsi rangées au bord du ciel, elles ressemblent toujours à des ex-votos ou à des offrandes alignées sur l’autel d’une énigmatique divinité…

Par delà les dentelures, depuis longtemps familières à mes yeux, de la Montagne de Saturne et de la Montagne des Eaux-Chaudes, je cherche à deviner du regard les îles toutes proches, les îles aux beaux noms harmonieux, — Mélita. Pantellaria, les Egales, les Egimures, — et, les dominant toutes, comme une trirème amarrée au milieu d’une flotitlle d’embarcations légères, cette Sicile, encore inconnue de moi, où je vais aller dans quelques jours…

Je veux voir la Sicile, parce qu’elle est lourde et comme écrasée d’histoire et de légende. Tant de peuples et de races s’y sont succédé depuis les temps historiques ! Grecs, Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Normands, Allemands, Angevins, Espagnols, — chacun laissant sur le sol de la très vieille Trinacrie des vestiges plus ou moins profonds de son passage, de ses arts, de ses religions, de ses langages. Les civilisations s’y superposent en couches si nombreuses qu’on ne sait plus où retrouver le terroir primitif. Mais surtout la Sicile est une des terres privilégiées de la poésie. Davantage encore que l’Afrique, les Grecs l’ont toute enveloppée de beaux mythes, tissus diaphanes et scintillants, plus brodés de figures divines et humaines, plus resplendissants de symboles que le péplos de la Déesse, en son sanctuaire athénien. C’est ici la patrie de Perséphone, la jeune fille à la grenade. Avec Aréthuse, avant d’être ensevelie aux ténèbres de l’Hadès, elle a cueilli le crocus et l’anémone printanière dans les prairies d’Hybla. Et c’est aussi la patrie des cavaliers et des auriges qui triomphaient aux bords de l’isthme ou de l’Alphée. Toutes les bouches d’or des siècles antiques l’ont célébrée. Pindare, Eschyle, Platon, Théocrite se sont assis à la table fastueuse de ses tyrans. Peut-on rêver une terre plus enivrante ! Ceinte de lumière et d’azur marin, la grande Ile nourricière des moissons et des troupeaux, le Bois de myrtes et d’orangers, le verger ombragé de palmes et de pins, est aussi un Jardin des Muses, et, pour les mémoires fidèles, une haute demeure élyséenne, que remplit un peuple immense de morts illustres, plus vivants que les éphémères vivants de cette heure. On ne peut prononcer son nom, sans que l’esprit s’illumine et que tout chante en lui. Et c’est avec un frémissement d’enthousiasme que je m’apprête à descendre sur ses plages. Dans les yeux des hommes de Sicile, je sais que je vais voir luire encore la même flamme de vie, qui s’exaltait soudain et qui resplendissait dans des prunelles éteintes depuis deux mille ans, lorsque, sur le théâtre de Syracuse, sonnaient des vers d’Euripide...

Mais ce n’est pas seulement la joie de revivre les siècles morts qui m’attire vers Sélinonte et vers Agrigente. J’attends d’elles un enseignement. La Sicile va m’expliquer cette Afrique, dont je viens encore une fois de parcourir les ruines antiques. Cette ile, si proche de Carthage, est le principal anneau de la chaîne qui rattache l’Afrique à la Latinité. La civilisation est venue à la Berbérie par deux grandes routes : la route de la mer et la route des caravanes. A travers les sables de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, le lourd génie égyptien, poussant ses chameliers et ses marchands, l’a visitée dès les plus lointaines origines. Cet apport égypto-lybique est le fond le plus ancien et d’ailleurs immuable de la civilisation africaine. Refoulé vers les régions sahariennes par le génie latin, il continue encore à y vivre. La maison cubique en boue desséchée et au toit plat, les bijouteries grossières, les tatouages et les fleurs de lotus lui sont venues de là. Mais, par la route marine, sur les trières de Métaponte, de Sybaris, de Rhégium et de Camarine, les dieux de la Grèce et de Rome ont conquis la terre des Hespérides, tout le pays du couchant jusqu’aux colonnes d’Hercule. Sur cette route de la mer, la Sicile était l’escale la plus voisine. Lieu de rencontre entre la Berbérie et la Latinité, elle m’apprendra peut-être comment s’est fait l’Africain des temps historiques. Elle m’aidera peut-être aussi à deviner le secret de cet art mauresque encore si mystérieux pour nous.

Enfin, après avoir recensé toutes nos richesses archéologiques africaines, je suis curieux de savoir si, pour l’abondance des vestiges antiques, la Sicile peut soutenir la comparaison avec notre Afrique. Je sais bien qu’elle a des monuments incomparables, qui viennent immédiatement après les plus purs chefs-d’œuvre de la Grèce propre. Pour cette raison, elle mérite de rester une des grandes escales de ce que j’appelle « le Périple latin, » — ce périple, qui, pour le voyageur, le pèlerin fervent de l’art latin, commencerait à la Maison Carrée de Nîmes, aux Arènes et au théâtre d’Arles, se continuerait par Cherchell, Tipasa, Djémila, Lambèse, Timgad, Théveste, Dougga, Carthage et, par Ségeste, Sélinonte, Agrigente, Syracuse et Taormine, aboutirait à Pompéi, à Naples et à Rome.



Trapani, 31 mars, 5 heures du matin.

Sur le Solunto, où je me suis embarqué, hier au soir, à Tunis.

Je m’éveille doucement au petit jour. Le navire, qui tanguait assez fortement au départ, ne bouge presque plus. Les rideaux de la cabine ont repris leur pose verticale. Un grand mouvement suave et lent expire sous mes pieds dans la charpente de plus en plus immobile du bateau, tandis que des chaînes grincent dans les écubiers.

Je m’approche du hublot : une ville, des montagnes, un pan de ciel viennent de surgir dans le cercle de cuivre brillant, comme un paysage peint dans un cadre accroché à la cloison. Les murailles roses des maisons ont un aspect riant, qui fait paraître plus exquise la fraîcheur de l’aube. L’air marin, un peu vif à cette heure, est grisant à respirer. Le ciel rose, lui aussi, semble annoncer quelque chose qui va naitre et qu’on pressent délicieux.

La ville, c’est Trapani, l’antique Drepanum, célèbre par la bataille où, pour la première fois, s’entrechoquèrent les lourds vaisseaux romains et les galères carthaginoises. Je regarde ses maisons de briques ou de pierres blondes, de ce blond jaune et orangé des bâtisses et des roches siciliennes. Les dômes écailleux, aux lanternes amputées de leurs croix, s’arrondissent au-dessus de grandes « fabriques » à pilastres et à corniches, aux façades régulières et d’assez belle ordonnance architecturale. Du haut des dômes et des campaniles tombent les tintements de l’angélus, des tintements de cloches fêlées qui détonnent comme des fausses notes parmi les lignes harmonieuses des architectures et du paysage et la gaité tranquille du matin. Toutes ces constructions, qui datent d’un autre siècle, ont un air de pompe et de décrépitude...

Et pourtant, au milieu de l’agitation et de la figuration vulgaires d’un port moderne, ces « fabriques » démodées conservent une très grande mine. Il me suffit de les voir pour sentir que je suis en pays latin, que je touche à la terre de beauté, où, depuis des temps immémoriaux, on a su bâtir, donner à l’habitat humain, comme aux cités, un air de grâce, de splendeur et de magnificence. Je n’ignore point les trompe-l’œil, ni les artifices de cette architecture. Mais il n’y a pas de villes au monde qui me plaisent comme les villes italiennes, parce que ces villes sont « construites, » qu’elles veulent être une volupté des yeux, qu’elles ont un air de gloire et de joie qui me ravit et qui m’enchante. Les nôtres, autour de leurs prodigieuses cathédrales, sont plates et mesquines et sordides et tristes à côté, — sans joie, sans beauté...

Il faut que cela soit bien vrai, pour que je le sente si profondément, en arrivant d’Afrique, d’une terre latine aussi, terre de lumière, de couleur et de splendeur, mais où s’est perdu le gens de la ligne, de la bâtisse harmonieuse, avec le grand goût architectural.

Les dernières vibrations des cloches fêlées s’éteignent dans l’air humide de la mer. Le navire s’ébranle, reprend sa trépidation, son long mouvement onduleux et doux, et, comme dans un rêve sans fin, une fantasmagorie sans cesse renouvelée, les plages, les anses et les golfes se déroulent, sous de hautes montagnes d’un aspect tout africain, des triangles, des cônes, des pitons ou des pylônes aux contours bizarres et fuyants, pareils à ceux que je contemplais, l’autre jour, à Carthage, devant la double corne de la montagne de Saturne.



Palerme, midi.

Nous débarquons par un temps lourd et chaud, sous le ciel jaune et brouillé de poussière des jours de sirocco.

Évidemment cela ne contribue pas à mettre en valeur le paysage si vanté de Palerme. On le vante d’ailleurs avec raison. Ce golfe est « construit », lui aussi, comme les plus magnifiques cités italiennes. Les beaux groupes de montagnes qui l’entourent semblent bâties et sculptées de main d’homme. L’envergure de la plage, la courbe de la célèbre Conque d’or, tout cela est un enchantement. Oui, cela est très beau. Mais je suis bien forcé d’en convenir avec moi-même : si p n’avais pas tant admiré Naples et son Pausilippe, si je n’aimais pas tant Marseille, sa corniche et ses îles, si je n’avais pas vécu tant de soirs et de matins splendides devant la Baie îles Anges, et si enfin je n’arrivais point de Carthage, cette ville et cette mer de Sicile me raviraient beaucoup plus. Même les jardins de Palerme, pleins de palmiers et d’essences rares, ces jardins fameux ne me procurent qu’un médiocre étonnement. Nous avons mieux, beaucoup mieux, en Riviera, et même en Afrique. Pour être équitable et goûter pleinement les choses, il faudrait pouvoir sérier ses plaisirs et graduer ses émotions.

Je me console promptement de cette légère déconvenue, en me disant que je ne suis point venu ici pour m’extasier devant des cèdres ou des orangers, devant des palais et des églises. Je suis venu, ne l’oublions (las, pour donner la chasse à l’antique, pour traquer le grec et le romain. C’est Ségeste, Sélimonte, Agrigente, Syracuse, Taormine qui doivent m’intéresser… Et pourtant, comment passer à Palerme sans donner au moins un coup d’œil à tant de monuments célèbres qu’elle renferme, — à sa cathédrale, à sa Chapelle Palatine, à sa Martorana, à son musée, — sans monter à Monreale pour voir son cloître et son église ?… Ainsi je me décide à faire consciencieusement la tournée du touriste, — et, encore une fois, je confesse un enthousiasme plutôt languissant.

Je n’arrive guère à me passionner que pour l’intérieur si décrié de la cathédrale, mais qui est d’une belle ordonnance classique à la Vignole. On dirait que l’architecte, scandalisé et quelque peu ahuri par le tohu-bohu des styles, qui se disputent l’extérieur de l’édifice, — mauresque, byzantin, normand, gothique, renaissance, — a voulu reposer ses regards et ceux du visiteur sur une composition sage, mesurée et une. Comme disait quelqu’un qui, au sortir d’une exposition où il avait été affolé par des architectures de carnaval, se rassérénait en contemplant l’attique et le dôme des Invalides : « avec cela au moins, on est tranquille !... » De même, à la Chapelle Palatine, ce qui attire mon attention, c’est le galbe des colonnes antiques qui dessinent la nef. Sans doute, les immenses mosaïques qui en recouvrent les murs et l’abside sont un éblouissement. Mais cela m’étonne bien plus que cela ne me charme. Je ne comprends la mosaïque qu’à la façon des Romains ou des Alexandrins, comme une sorte de « tapis de fraicheur, » aux couleurs éclatantes, qui se déploie sur le sol, qui est fait pour être foulé par des pieds nus. Ces murailles entièrement recouvertes de petits cubes dorés me déconcertent. Ce n’est pins de l’architecture, cela devient de l’orfèvrerie. Ajoutons que les figures sacrées, qui s’enlèvent sur ces fonds d’or et qui sont généralement de dimensions colossales, rompent l’harmonie des lignes, font oublier le plan et les articulations essentielles de l’édifice. La mosaïque, qui devrait n’être qu’un accessoire, devient le principal, supprime tout autour d’elle. Comment résister à la sollicitation visuelle de ce chatoiement d’or répandu partout, à la fascination de ces visages hiératiques, de ces prunelles étranges ? De tout cela se dégage on ne sait quoi de barbare et de pesamment fastueux. Enfin, cet art byzantin, comme l’art mauresque, est fait de pièces et de morceaux. C’est un bout-ci bout-là perpétuel, une utilisation souvent impudente et bassement utilitaire de beaux débris anciens, de marbres et de bronzes arrachés aux temples et aux basiliques.

Néanmoins, ces architectures composites m’intéressent par tout ce qu’elles m’apprennent. Devant la petite église de la Martorana et devant sa voisine toute proche, celle de San Cataldo, je suis hanté par une question obscure, question capitale que les historiens de l’art ont laissée jusqu’ici sans réponse. Le premier de ces édifices est une église byzantine contaminée de style romano-normand. Le second, surmonté de trois coupoles, avec ses murs nus, percés d’ouvertures étroites, a la forme d’une mosquée. Et pourtant on nous assure que toutes les deux, — l’église et la mosquée, — ont été fondées au XIIe siècle, c’est-à-dire après l’expulsion des Arabes.

Dès lors, la conviction s’impose à moi, — j’en avais depuis longtemps le pressentiment, — que ce sont les mêmes gens qui, d’un bout à l’autre du monde méditerranéen, ont construit les églises et les mosquées : ce sont des Grecs et des Italiens, — peut-être aussi des Berbères latinisés, en admettant que les invasions vandales et arabes n’aient pas complètement vidé l’Afrique de toute son élite de travailleurs, d’artisans et d’artistes. En tout cas, ces Latins d’Afrique, convertis à l’Islam, ne bâtissent plus rien d’original, à partir de la seconde grande invasion arabe, au XIIIe siècle. Arabisés ou plutôt musulmanisés, ils retournent peu à peu à la barbarie. C’est pourquoi je voudrais que l’on me dît par qui ont été construits les palais ou les grands sanctuaires de l’Islam occidental. Je vois bien qu’on m’indique le nom du souverain qui a payé la bâtisse. Mais le nom de l’architecte ? Qui a construit la mosquée de Cordoue, l’alhambra de Grenade, les mosquées de Tlemcen et de Fez ? Me citer des noms arabes ne trancherait pas la question, attendu que les renégats ont toujours pris des noms musulmans. Pour moi, si ce ne sont pas des Berbères latinisés, — c’est-à-dire ayant conservé les traditions de l’époque latine et pré-islamique, — ce sont des Italiens, des Grecs ou des Espagnols.

Comment d’ailleurs distinguer entre le Berbère, l’Africain proprement dit, l’Italien de certaines régions et le Sicilien d’origine ? Sur cette petite place de Palerme, où je considère côte à côte une mosquée et une église byzantine, bâties à la même époque et par les mêmes gens, je vois passer les mêmes types humains que, la semaine d’avant, à Tunis ou à Alger. Peut-on distinguer davantage entre le musulman et le chrétien ? Les Siciliens, au moyen âge, se sont convertis à l’Islam et ils sont revenus au christianisme, comme les Berbères d’Afrique qui, nous disent leurs historiens, ont apostasie jusqu’à douze fois.

Construire une église ou une mosquée devait être à peu près indifférent à des gens qui passaient si facilement d’une religion à l’autre. Qu’ils aient su changer de style pour s’adapter à une mentalité et à une foi différente, est-ce là une chose si surprenante et tellement inouïe ? Les Grecs de l’époque hellénistique faisaient à volonté de l’égyptien ou du persan. Ils fabriquaient des Tanit pour Carthage ou des Bouddhas pour l’Inde. Quant aux Italiens, nous savons qu’au XVIIe et au XVIIIe siècle, ce sont eux qui ont construit les palais et aussi les mosquées barbaresques, qui en ont apporté de Carrare les colonnes toutes faites, qui en ont doré les miroirs, les lits et les sièges, qui ont mis en place les faïences peintes venues de Delft ou de leurs fabriques italiennes.

Sans doute, je ne prétends pas trancher cette énigme des origines de l’art mauresque, ni imposer une conviction qui, faute de preuves absolument décisives, reste un sentiment personnel. Mais je crois que c’est dans ce sens que l’on doit chercher et fouiller pour trouver une réponse à cette question : comment un peuple qui, à toutes les époques de son histoire, nous apparaît totalement dénué d’originalité artistique, comment ce peuple, à un certain moment, a-t-il pu inventer un art nouveau et original ?


Si le moyen-âge palermitain n’excite guère en moi qu’un intérêt historique ou de pure curiosité, je livre mon cœur sans réserve au XVIIe et au XVIIIe siècle architectural.

Il y a, d’abord, à Palerme, un art espagnol, — art impérial et même un peu officiel, — introduit par les vice-rois. Le plus bel échantillon en est la rue Maqueda, qui coupe à angle droit l’actuel Corso Vittorio Emanuele, — longue rue rectiligne ouverte sur une perspective de montagnes d’une nudité tout africaine, et qui, avec ses palais, ses anciens couvents. ses églises à portiques, à superposition de pilastres et de colonnades, à façades peuplées de vases, de pots à feu, de statues, tapissées de guirlandes et de rocailles, me donne une violente sensation d’Espagne. L’intersection de ces deux avenues principales forme un carrefour, qu’on appelle les Quattro Canti, les quatre coins. Ce sont quatre pans coupés, revêtus d’une décoration rococo, qui ont une fort galante tournure et un très grand air : des fontaines jaillissant dans des vasques de marbre blanc, des étages de colonnes superposées encadrant des effigies royales, des figures allégoriques et religieuses. L’aigle bicéphale d’Autriche tenant le blason de la monarchie espagnole entre ses serres domine le tout. L’ensemble a un caractère de grandeur un peu dure et sèche, parfois même un peu brutale, qui est la marque de cet art-là

On peut en contester les mérites : il est certainement fort original Et, à ce propos, je m’émerveille de la légèreté dédaigneuse avec laquelle l’art espagnol est, encore aujourd’hui, traité par nos historiens et nos critiques. On affecte de n’y voir qu’une transplantation et une dégénérescence de l’art italien de la même époque. C’est une scandaleuse injustice, reste des préjugés scolaires du XIXe siècle. Il a fallu prouver à tout prix que l’Espagne, étant une nation latine et catholique, n’a pu avoir ni art, ni littérature, ni science, ni philosophie. Or sa peinture et son architecture, — surtout celles du XVIIe siècle, — sont de tout premier ordre, d’une originalité vigoureusement tranchée, qui supporte le plus aisément du monde la comparaison avec l’Italie et la France. Les Espagnols eux-mêmes n’admirent pas assez leurs cathédrales et leurs palais de l’époque classique. Pourtant il n’y a rien de pareil dans aucun pays du monde ! Je songe, en ce moment, à la cathédrale de Murcie, à l’Aguntamiento de Séville, à la façade de l’université d’Alcala...

Mais l’espagnol n’est que de surface à Palerme : il existe là un art local, une architecture « baroque, » dont l’exubérance et l’extravagance m’émerveillent. Je sais bien que le baroque a sévi partout avec une intempérance pareille. Nulle part, je crois, il ne s’étale comme ici, où il a quelque chose d’insolent et on dirait presque d’agressif, si bien qu’on finit par le considérer comme une plante du terroir. Dans le vieux Palerme, il y a des rues entières, — telles la via Lungarini, — entièrement bordées de vieux palais du baroque le plus fou. Cela est à la fois pesant et agité. Ce ne sont que mascarons, coquilles et coquillages, cariatides et figures grotesques, balcons ventrus, consoles, pilastres et portails surchargés de sculptures. Aujourd’hui, ces palais sont en ruines ou fort délabrés. Des arbrisseaux poussent dans les interstices des pierres. Des herbes folles pendent des balcons et des gargouilles, fleurissent les corniches et les balustres. A de certains moments, cela prend un air à la Piranèse, une apparence de ruines farouches, énormes et fantastiques. Je confesse l’inconvenance de mon goût : cette débauche architecturale m’amuse et, quelquefois, m’enchante. Cette incontinence ornementale, cette enflure et cette furie des lignes font ma joie.

D’ailleurs, à côté de morceaux de bravoure exécutés par des ténors de décadence, ou même par de vulgaires charlatans du métier, il y a des parties solides, d’une tenue parfaite d’une noblesse ou d’une grâce charmante. Certaines cours intérieures, avec leurs escaliers à double évolution, les colonnes et les arcatures de leurs loggias sont de pures merveilles. On me rappelle que M. Paul Bourget, lors d’un séjour déjà lointain, avait surnommé Palerme « la ville des colonnes ». C’est vrai : il faut parcourir les ruines romaines de notre Afrique pour en trouver une semblable abondance et d’une facture aussi belle. Mais l’Italien est passé maître dans l’art de tailler et de dresser une colonne. Même un mur nu, un mur simplement percé d’une porte et d’une rangée de fenêtres, il sait lui donner un air de majesté, de force indestructible. Faire un beau mur, c’est un secret qui leur est venu de Rome, d’Athènes et de Memphis. A Palerme, la façade nue du Palais-Royal laisse la même impression de solidité et de majesté hautaines que la façade de l’Escorial, où l’on ne voit qu’un portail et des fenêtres, sans le moindre ornement.


Mais, encore une fois, je ne suis pas venu pour cela : c’est l’antique, le gréco-romain qui me sollicite. Mes plaisirs doivent être à Ségeste, à Sélinonte, à Girgenti.

Pour m’y préparer, une visite au Musée national me semble indispensable.

Ce musée de Palerme est assurément fort riche. On l’a installé dans un ancien couvent, qui renferme deux fort beaux cloîtres, avec des fontaines jaillissantes et des bassins obstrués de capillaires et de papyrus. Des richesses considérables, de tout âge, de toute valeur et de toute provenance, sont entassées dans les anciens dortoirs, les réfectoires, les salles capitulaires et jusque dans la chapelle des moines. Il y a là du mauresque et du moyen âge normand ou angevin, de la renaissance et du rococo, du romain, du grec, du punique. D’interminables vitrines exposent de superbes collections de céramiques, de bronzes et d’orfèvreries... De toute cette profusion, je ne retiens que les admirables métopes des temples de Sélinonte, — les unes qui datent du VIe siècle et qui nous apportent en quelque sorte les premiers balbutiements de l’art grec, — les autres, plus récentes et d’un art plus raffiné, plus maître de ses moyens, plus voisin de la perfection phidienne et classique.

Celles-ci et celles-là sont célèbres. Elles ont été reproduites cent fois par la gravure, elles figurent même dans tous les manuels de l’histoire de l’art. Les plus classiques sont au nombre de quatre. Elles représentent Héraklès tuant la reine des Amazones, Héra se dévoilant devant Zeus, Actéon dévoré par les chiens d’Artémis, enfin le combat d’Encelade et d’Athéna... Je les connaissais de longue date par les moulages et les photographies. Néanmoins, je m’arrête avec admiration devant ces figures encore primitives, mais déjà pénétrées du grand souffle idéalisateur de l’époque phidienne. Ces formes sont profondément réalistes. On sent le modèle tout proche, le vivant qui a prêté son visage halé et ses durs membres de chasseur ou d’athlète à ces entités mythologiques. Et pourtant elles sont d’une noblesse ou d’une harmonie qui annoncent les grands chefs-d’œuvre du Ve siècle. Avouons qu’elles trahissent inégalement ces tendances. L’Athéna qui terrasse le géant Encelade, — longue figure penchée, comme fauchée par un coup de vent, aux draperies massives et raides, aux bras et aux jambes disproportionnés, — n’accuse guère que les maladresses d’un art qui se cherche encore. C’est l’archaïsme empêtré, à la fois gauche et prétentieux, qui a été copié avec dévotion, pendant ces derniers temps, par la sculpture berlinoise et munichoise, et dont on peut voir, à Paris, d’édifiants échantillons au fronton du théâtre des Champs-Elysées. En revanche l’Actéon a, dans son réalisme encore tâtonnant et inexpérimenté, une grâce riante et spirituelle, qui est purement grecque.

Ce qui frappe surtout, dans ces œuvres archaïques, c’est le culte amoureux de la forme humaine. Par là elles se rapprochent de nous, de notre âge de dilettantes. Ce culte, tout près de dégénérer en sensualité morbide, je le retrouve dans un délicieux bronze de Pompéi, qui est un des joyaux du musée de Palerme, un Hercule luttant contre la biche aux sabots d’airain. Il est impossible de traduire avec une intelligence plus aiguë et plus passionnée la splendeur de la beauté virile.

Mais, quel que soit l’intérêt de ce Musée, il offre une maigre pâture à quelqu’un qui vient de parcourir, en Afrique, des kilomètres de ruines antiques. Allons voir les grandes ruines siciliennes, et, puisque Ségeste est la plus proche, commençons par Ségeste.



Ségeste, 3 avril.

Ce n’est pas une petite affaire que d’aller à Ségeste, — qu’on s’y rende par Castellamare ou par Alcamo-Catalafumi.

Entre Castellamare et Ségeste, les Guides ne comptent que 7 kilomètres. Or, il y en a environ 19 jusqu’au parvis du temple. Cela fait une quarantaine de kilomètres aller et retour, un vrai voyage pour lequel on peut opter entre la voiture ou l’automobile. Ce dernier mode de locomotion est extrêmement coûteux, à moins qu’on ne consente, moyennant la jolie somme de 100 lires, à s’empiler dans un auto-car avec des hordes de touristes. Autant vaut renoncer à l’excursion. Reste la voiture, qui offre l’avantage de coûter moins cher et de pouvoir affronter des chemins, où les automobiles restent en panne et qui sont la crevaison certaine de tous les pneus buveurs d’obstacles. Je prendrai donc une voiture : ce qui, sans l’assistance ruineuse des portiers d’hôtels, est encore une affaire peu commode et pour laquelle il est bon d’avoir des protections.

Mais d’abord, il faut joindre Castellamare : de Palerme, ce sont deux bonnes heures de chemin de fer. Il est vrai que le trajet est des plus agréables. Presque continuellement la ligne suit le bord de la mer, en longeant de beaux jardins, en traversant des vallons plantés d’orangers et d’oliviers. Puis, on contourne le golfe de Castellamare, un des plus vastes et des plus magnifiques de la Méditerranée occidentale. Ce grand paysage maritime est d’une beauté toute classique, on le sent pénétré d’humanité, ordonné en quelque sorte par une main et par une pensée artistes et tout resplendissant de poésie et de légende. Avec cela, il est colossal. L’envergure des plages, au sable doux et brillant comme une poudre d’or, l’immensité des espaces marins exaltent étrangement l’imagination. La petite ville qui lui donne son nom ne détonne pas au milieu de ces magnificences naturelles. C’est la ville latine, « bien « construite, » la ville aux « rues profondes » et pavées de larges dalles.

A la station, je trouve mon attelage : c’est ce qu’on appelle un biroccino, l’humble cabriolet à deux roues, la « jardinière, » dont se servent nos maquignons, pour courir les foires. Mon conducteur m’explique qu’avec ce véhicule, aussi primitif et aussi léger que le char des auriges olympiques, nous pourrons franchir sans trop de peine les passes les plus difficiles ou les plus périlleuses. C’est égal ! cette partie de plaisir s’annonce comme un exercice plutôt sévère.

Juste le temps de me hisser sur la planche ascétique du « biroccino, » — et nous parions au grand trot dans un nuage de poussière épaisse. Immédiatement le supplice commence parmi les cailloux, les ornières, la poussière implacable de la route. Cela va durer deux heures environ, deux heures de moulée à travers un paysage montagneux qui, lui aussi, est d’une sévérité toute dorienne, sans doute comme le temple que je vais voir. La campagne est à peu près déserte. Pas de villages. Seulement, çà et là, quelques maisons de ferme, quelques cabanes de métayers. De loin en loin, juchés sur un mulet, avec une femme et un enfant en croupe, des paysans passent, ayant sur les épaules la couverture rayée des paysans espagnols. Les plus jeunes portent la capote grise du fantassin italien, une capote toute déteinte qui a dû faire la guerre mondiale. Mon conducteur, qui s’enhardit à causer, est lui-même un combattant de l’Argonne. Il me parle de Clermont, de Verdun, de Bar-le-duc. Soldat du génie, il a creusé des tranchées dans la Meuse, remué pendant des mois la terre et les boues lorraines. Il me dit : « C’est triste, triste ! Tout le temps la pluie ! La pluie été comme hiver !... »

Cependant le soleil sicilien brûle les roches nues qui encadrent la route. Au sommet d’un col, nous découvrons le golfe illuminé de Castellamare. Parmi ces splendeurs, ce rappel de la terre natale, jeté tout à coup par un inconnu, m’emplit l’âme de mélancolie : par delà les rivages qu’a chantés Virgile, je vois se dérouler les glèbes mornes de la Woëvre...

Enfin, nous arrivons au bord d’un torrent qui porte le nom pompeux de fiume Gaggera. Il s’extravase dans un lit sablonneux et tout hérissé de cailloux, en vérité d’une assez belle largeur. De l’autre côté, du bout de son fouet, mon cocher me montre, sur une éminence, collé contre une muraille rocheuse, le fameux temple de Ségeste. A cette distance, il parait d’une couleur terreuse et il a l’air d’un hangar en démolition, dont il ne reste plus que les piliers... Tout cela n’est pas très exaltant. Mais le pire, c’est d’arriver jusqu’au temple perché sur son piédestal de roches. L’usage est d’enfourcher un mulet fourni par des gens du voisinage, — de traverser sur cette monture l’eau, par endroits, assez profonde du « fleuve » Gaggera et de gravir ensuite la colline hérissée de pierres tranchantes. Mon conducteur, décidément hardi comme un coureur antique, se fait fort de traverser avec le biroccino les méandres du « fleuve : » entreprise audacieuse et inouïe qui excite les murmures et les récriminations des loueurs de mulets, postés sur la berge avec leurs bêtes. Malgré leurs prédictions sinistres, nous franchissons, sans trop de heurts ni d’accrocs, les trous d’eau et les nappes caillouteuses du Gaggora. Sitôt sur l’autre rive, l’homme saute à terre, empoigne la bride du cheval, et, malgré mes cris et mes protestations, il entraine l’attelage à l’escalade d’un sentier de chèvres, à se rompre cent fois le cou. Mais il veut m’éblouir et, — on dirait, — gagner un pari contre les loueurs de mulets, dont j’ai refusé les montures. Maigre et brûlé, le corps anguleux, la barbe noire en pointe, comme les guerriers en cnémides qu’on voit sur les vases peints, il m’évoque une image de la plus ancienne Sicile. Au temps de Pindare, les palefreniers qui conduisaient à Delphes ou à Corinthe les petits chevaux agiles de Théron d’Agrigente ou de Psaumis de Camarine, devaient ressembler trait pour trait à ce maigre Sicilien qui s’est battu devant les Thermopyles de France.

Pendant trois quarts d’heure au moins, nous gravissons le raidillon ardu et raboteux. Puis nous débouchons sur une espèce de plateau fortement ondulé. L’emplacement de la ville antique était là. Elle occupait ces deux mamelons, où l’on n’aperçoit plus aujourd’hui, au milieu des cultures, que des blocs grisâtres émergeant de la terre, comme des ossements dans un vieux cimetière gorgé de squelettes. Le cadavre d’une ville qui mit aux prises les Athéniens et les Carthaginois avec leurs voisins de Sicile, qui déchaîna de véritables fureurs de convoitise et de dévastation, cette immense ruine est ensevelie sous le blé printanier, la belle herbe verte et lustrée qui frissonne à perte de vue au souffle de la bise... Parmi les aboiements des chiens acharnés à poursuivre des vaches vagabondes, nous contournons un escarpement abrupt où se dresse le logis du gardien, et, tout à coup, au sommet d’un monticule assez élevé, en belle place, dominant tout ce vallon tumultueux comme une mer démontée, — le temple... D’en bas, il paraît mesquin, pauvre et sec de lignes, avec on ne sait quoi de pédant et de renfrogné, de militaire aussi... Cela sent la forteresse et la prison. A mesure qu’on monte, on est exposé davantage au vent glacial. Il fait réellement froid sur ces hauteurs. Et tout en regardant surgir peu à peu les contours rigides et durs du vieux sanctuaire, je retrouve la même impression de sévérité dorienne que tout à l’heure, en pénétrant dans ce rude paysage montagneux. Ces coups de vent frigides qui me fouettent le visage, il me semble que ce sont les verges spartiates...

Me voici sur le terre-plein. Avant d’escalader le stylobate, je regarde au loin devant moi. Au fond de l’horizon, je reconnais le golfe de Castellamare, je devine la mer bleue et mouchetée d’écume, sous cette chaîne violette, qui, des profondeurs du ciel, se prolonge jusqu’ici et déferle en une vaste houle de pics et de vallées confuses... Tout de suite, je songe à Delphes. Je revois le golfe de Corinthe, les maisons blanches d’Itéa, le val d’Amphissa, le ravin de Castalie et la double corne du Parnasse. Ces vieilles cités méditerranéennes se ressemblent toutes. Pour les mêmes raisons de sécurité, elles abritaient leurs dieux et leurs temples dans un repaire difficilement accessible, assez éloigné de la côte pour décourager les pirates et néanmoins suffisamment rapproché pour attirer les pèlerins et les marchands. Ici, comme à Delphes, le dieu devait garder un trésor. Cette nature hérissée et sauvage, inhospitalière, qui nous environne, était faite à souhait pour le défendre contre les voleurs.

En effet, je constate que le temple est bâti sur un éperon de rocher qui, par derrière, surplombe presque à pic un gouffre en entonnoir : les gorges du torrent Pispisa. Sur le devant, il était protégé par les remparts de la ville, qui, peut-être, montaient jusqu’à lui et l’englobaient dans les fortifications. Ou bien, comme l’acropole d’Athènes, avait-il une enceinte qui en faisait une petite citadelle dominant la grande ?

Cette enceinte parait bien inutile : la plate-forme où se dresse l’édifice est tellement étroite et la gorge du Pispisa si profonde ! Je m’approche jusqu’au bord du gouffre : c’est un vrai barathre, d’aspect vertigineux, qui se creuse par assises comme la cavea d’un théâtre antique, un théâtre dont les gradins seraient tout en marbre blanc. En face, une muraille rocheuse, qui masque tout le ciel, un vrai mur de prison, s’enfonce dans les profondeurs de la gorge. Le lieu est d’une solitude et d’une âpreté extraordinaires. Un silence à peine troublé par les rafales du vent, le cri rauque d’un faucon, ou par le croassement d’un corbeau, qui éclate, dans ce désert, avec une étrange horreur. Il y a des millénaires, dans les assauts des villes prises, on devait entendre ce cri de bêle rapace bramant après la provende et le carnage... Autour du temple, jusqu’au fond du barathre, c’est un foisonnement d’asphodèles, de ciguës, d’angéliques sauvages, de genêts criblés de fleurs jaunes.

Je me retourne vers la grande ruine pour laquelle je suis venu, j’escalade péniblement le stylobate assez élevé de l’opisthodome et je foule enfin l’arca du temple, qui, parait-il, ne fut jamais achevé... Immédiatement, je suis frappé par la pesanteur et l’énormité des masses qui m’environnent, les dimensions extraordinaires des soubassements, des fûts de colonnes, des chapiteaux, tout l’appareil de la bâtisse. Cela me rappelle la massiveté des temples et des pylônes égyptiens. Il y a une parenté évidente entre l’architecture dorienne primitive et la vieille architecture pharaonique. Je considère les colonnes : ce tuf poreux est bien loin, comme dureté, du granit d’Egypte. Mais c’est à peu près la même couleur et le même aspect. La pierre rongée, creusée comme une éponge, brodée, semble-t-il, d’hiéroglyphes, a pris une blondeur qui tourne à l’orangé, des tons jaunes et dorés qui donnent à ce calcaire friable une apparence de matière précieuse. La ressemblance s’arrête là. Tandis que la bâtisse égyptienne s’étale en vastes ordonnances de colonnades et de murailles opaques, celle-ci se concentre et se ramasse. Elle éveille l’idée d’une force repliée sur elle-même, d’une beauté qui serait toute virtuelle. On songe à un explosif qui va éclater et tout écraser autour de lui.

Le dieu grec, qu’on devait adorer ici, voulait imposer à ses fidèles, dès le seuil de son temple, la pensée d’une puissance redoutable et terrible. Ce péristyle dorique de Ségeste, quand on l’a bien regardé, apparaît avec une grandeur sévère et presque brutale.

Sévère ! C’est l’épithète qui me revient constamment aux lèvres, et qui caractérise le mieux cette ruine et son paysage !... A travers les herbes hautes, je m’avance vers la façade du pronaos, qui, comme d’habitude, est tourné vers le soleil levant. Je m’arrête tout au bord du stylobate, entre deux colonnes géantes aux fûts noueux comme des troncs d’arbre, mais dont le grain, fouillé et ciselé par les siècles et les intempéries, a des délicatesses de filigrane. Il me semble que le paysage est changé, qu’il se transfigure dans le vent qui monte toujours et dans les feux du couchant. Les hautes colonnes doriques se découpent magnifiquement sur l’espace et sur le ciel. Je me penche vers le vide qu’elles dominent, et je reste saisi par la splendeur de ce qui se voit à cette place, entre ces deux colonnes du temple de Ségeste... A mes pieds, la ville morte qui dort sous les blés printaniers. En face, vers la droite, la cavité du théâtre antique, à demi enseveli sous les roches et les terres glissantes. A gauche, dans une échappée de vue prodigieuse, la mer de Sicile, le golfe de Castellamare, — des montagnes opalines se détachant, au premier plan, sur une masse plus profonde, très haute, de sommets bleuâtres en forme de cônes et de coupoles. C’est un âpre décor de tragédie eschylienne... Mais le vent glacé redouble, il flagelle les ciguës et les asphodèles qui sifflent comme des lanières. Maintenant, le ciel est complètement débarrassé de ses nuages. Alors, sous la lumière rasante du couchant, entre ces colonnes millénaires, au bord de ce stylobate en ruines, c’est comme si un rideau se levait sur un monde idéal, un monde aboli et ressuscité. Je me penche avec ivresse sur la ville ensevelie qui gît à mes pieds, sur cette cuve tumultueuse et pleine d’histoire où se sont affrontées, en d’horribles mêlées, les grandes républiques des temps anciens... Là-bas, au flanc de la montagne opaline, les maisons blanches d’AIcamo luisent avec une douceur orientale. Les lointains sont blancs et mauves. Et puis, à mesure que le crépuscule s’enflamme, les sommets rosissent. Le monde, immense et glacé, qui se découvre des hauteurs du temple, est devenu splendide...

Cette gloire va s’éteindre dans quelques minutes. Je les compte anxieusement, avec le sentiment poignant et délicieux de leur fuite irrésistible.

Mais, sur le terre-plein, mon cocher s’impatiente, près de son char archaïque et de son petit cheval à la crinière rase comme ceux du Parthénon... C’est fini ! Il faut redescendre dans le vent qui s’exaspère, par les sentiers pierreux, à travers toute cette sévérité dorienne, vers les moissons nouvelles qui, sous la bise, se moirent de reflets, comme le pelage lustré de la terre...


Après cette expédition harassante, une journée de repos est nécessaire.

Dans Palerme, où je reviens, je suis ressaisi par la fascination du baroque. Non loin des Quattro Canti, je découvre un endroit charmant, la Piazza Pretoria, — la place où est le municipe, et qui me paraît une véritable réussite, non seulement comme couleur, mais même comme architecture.

Sur ses quatre côtés, elle est environnée d’édifices rococo : le municipe qui fait vis-à-vis à un palais de style fleuri, l’église San Giuseppe dei Teatini, en face de Santa Caterina, dont les hautes murailles, tout en briques rouges, sont d’une chaleur de tons extraordinaire. L’ensemble est couronne par les dômes des deux églises, — la coupole blonde de San Giuseppe, la coupole mauve de Santa Caterina. Les jolies couleurs ! Comme tout cela est gai sous le soleil sicilien, au bruit frais des fontaines qui s’égouttent au milieu de la place ! Ces fontaines, avec leur bassin central, leurs auges et leurs cuvettes, leurs vasques superposées, forment une grande composition, toute en marbre blanc, qu’une série de marches exhaussent au-dessus du niveau de la rue. Un peuple de figures grotesques et mythologiques se contorsionne ou prend des poses au bord des bassins et des balustres. Ce ne sont que Naïades, Tritons souffleurs, monstres marins, conques et coquillages, statues de fleuves allongés parmi les herbes aquatiques et les aigrettes de paon des papyrus. Devant cette surcharge, ce grouillement de formes bestiales et divines, la décoration extérieure des deux églises parait plutôt sobre pour du baroque. Mais une végétation à la Piranèse, qui a pris racine tout le long des corniches et qui s’échevèle jusque sur les frontons, prête un air follement romantique à ces vénérables bâtisses. Une espèce de temple de Vesta juché sur une ancienne tour de San Giuseppe et dont le toit, en chapeau chinois, repose sur des colonnes torses, aux bases fleuries de guirlandes, achève la physionomie un peu saugrenue de cette bizarre et charmante petite place.

La décoration intérieure des deux églises vise à rappeler celles des salons, des boudoirs et même des salles de spectacle, telles qu’on les concevait au XVIIe et au XVIIIe siècle. A San Giuseppe, la nef principale est d’un très bel et très heureux effet, avec ses colonnes corinthiennes, dont quelques-unes doivent être de provenance antique. Comme proportions, c’est élégant et grandiose à la fois. Mais comment rendre la fantaisie, la fioriture et le mouvement qui animent ces belles lignes architecturales ? Sur les murailles sont peintes de fausses fenêtres qui semblent des loges de théâtre ou des avant-scènes, avec leurs rideaux gonflés par le vent, leurs glands d’or et leurs cordelières. De chaque côté de la grande porte, à la place des bénitiers, des anges en relief semblent piquer une tête, du haut du ciel, les jambes en l’air, les ailes planantes, les bras tendus pour offrir une vasque d’eau bénite, qui fait songer à une boite de fruits confits. Partout, à profusion, des marbres de toute beauté, travailles comme des broderies blanches, des guipures appliquées sur le transparent rose, vert, jaune ou bleu des agates, des onyx, des zinzolins et des porphyres. Tout le long des voûtes, les stucs rivalisent avec les marbres, encadrant de rocailles, de gerbes de fleurs, de têtes et de culs d’anges, des fresques aériennes, des « gloires » de saints, d’une couleur enflammée et tendre…

Cette fantaisie se mêle à un réalisme joyeux, quelquefois un peu lourd et vulgaire. À Santa Caterina, il y a un bas-relief qui décore la base d’un pilastre et qui figure un vaisseau en pleine tempête. (Toujours ce goût pour la furie du mouvement !) La carène, qui se soulève et s’arrache des vagues bouillonnantes, est en marbre, comme les vagues elles-mêmes. Mais la mâture est en bois, avec des échelles de corde véritable, une petite lanterne et une ancre en fer.

Cet art-là est puéril, absurde, tout ce que l’on voudra. Mais l’ensemble est vigoureux, riche, épanoui, avec un air de grandeur et une couleur qui emportent tout.



Sélinonte, 5 avril.

Cette flânerie parmi les églises et les palais baroques de Palerme n’est qu’un intermède, une débauche clandestine, avant de me replonger dans l’austérité dorienne.

J’ai eu l’honneur de rencontrer, au musée national, le directeur des antiquités, l’aimable et savant M. Gabriel, qui m’a dit, d’un air pénétré :

Il faut voir Sélinonte !

Rien qu’à l’accent de sa voix, au ton presque religieux, j’ai compris que c’est une chose qui se doit, une visite qui, sous aucun prétexte, ne se peut éviter, ni même différer. Mon éminent interlocuteur me confirme que Sélinonte est un lieu archéologique insigne et un des plus grands paysages de la Méditerranée. Comme le voyage est encore plus long que pour Ségeste, qu’il est impossible de faire, en un jour, le trajet aller et retour, il veut bien m’autoriser à passer la nuit au milieu des ruines et il m’offre l’hospitalité dans le logis réservé à la direction des fouilles. Qu’il soit remercié pour cet acte de courtoisie ! Rarement une hospitalité aussi splendide m’aura été donnée !


Je reviens sur mes pas. Je revois Castellamare, son golfe et ses sables. Je salue au passage le temple lointain de Ségeste. Une fois franchie la zone du littoral, un nouveau paysage commence, — celui de l’intérieur des terres. Il est tout africain. Il me rappelle les grandes régions montagneuses de la province de Constantine, que je viens de parcourir, le mois dernier, — régions monotones, où les villages sont rares, où des pitons dénudés et grisâtres dominent de vastes espaces cultivés, des champs de blé, des prairies, des pacages habités par des troupeaux de chèvres et de buffles. Rien n’arrête le regard que la magnificence des sainfoins étalés en lacs de pourpre dans le vert des herbages.

En moins de deux heures, j’ai traversé la corne occidentale de la Trinacrie. Je descends du train à Castelvetrano, pour gagner en voiture la plage déserte où git Sélinonte.

Nous suivons une large vallée qui s’abaisse vers la mer. A mesure que nous nous rapprochons du littoral, l’aspect africain s’atténue, le paysage italique reparait. Nous sommes dans une grande plaine toute en vignes, en oliviers, en cultures maraîchères. Les cyprès et les pins en parasol ombragent les petits murs en pierres sèches des domaines seigneuriaux. La Sicile, comme le Sud de l’Italie, est encore le pays des latifundia. Nous passons devant le portail d’une de ces grandes villas héréditaires, et je lis au frontispice : Villa del principe Diego Pignatelli... Ainsi, cette antique famille des Pignatelli existe toujours ! Et je songe à cette redoutable duchesse de Terranova, qui épousa un de ces Pignatelli, Hector, duc de Monteleone, prince de Noja, et qui fut camerera-mayor de la pauvre Marie-Louise d’Orléans, reine d’Espagne : c’était, nous disent les contemporains, « une dame italienne, qui s’entend mieux en carabine sel en poignards qu’en aiguilles et en dés à coudre... » Cette figure de César Borgia en jupons complète pour moi le caractère de ce pays sauvage, violent, romanesque et voluptueux. Les paysans que nous croisons, plantés sur leurs mulets, la couverture à franges sur l’épaule, le feutre rabattu sur leurs prunelles de braise et leurs visages brûlés, prennent une vague tournure de bandits.. ?

Mais la respiration de la mer libyque commence à se faire sentir. Là-bas, la ligne bleue des vagues tranche sur le bleu plus pâle du ciel. Nous tournons à droite, après avoir longé un énorme amoncellement de décombres, que, de loin, je prenais pour des usines avec leurs cheminées : ce sont les trois grands temples de Sélinonte. Le premier aspect, avouons-le, n’a rien d’esthétique... Devant nous, en contre-bas des temples, se creuse une large cuvette de sable rouge, l’ancien port, aujourd’hui comblé, où l’on ne voit plus qu’un petit lac formé par un torrent ensablé, et les grosses boules vertes des cistes qui, à distance, semblent des troupeaux en pâture, des mouflons avides qui auraient tondu l’herbe jusqu’à la racine et tout dévasté autour d’eux... De l’autre côté de la cuvette, en forme de promontoire, se dresse l’Acropole de Sélinonte, avec ses remparts, ses tours et ses sanctuaires écroulés. Tout cela git à ras du sol. On ne distingue dans cet amas de blondeurs diffuses que les toits rouges de la maison du gardien et de l’Office des fouilles, où je vais passer la nuit. Là encore, le premier aspect n’a rien d’exaltant.

Qu’importe ! Je sais que je suis en route vers de l’inconnu. C’est l’émotion enivrante du voyage.... A l’extrême pointe de l’Acropole, je descends devant la maison des fouilles, et, tout de suite, sur la terrasse qui précède l’entrée, je suis ébloui par la splendeur du paysage. On ne m’avait pas trompé. Le spectacle est un des plus grands de la Méditerranée et du monde. En face, la mer libyque, déployée, à perte de vue, le long d’une plage de sable d’or. Une immensité vertigineuse. Vastes espaces miroitants des plaines liquides. Hauts sommets mythologiques hantés par le souvenir des dieux de l’Hellade, lointains nacrés et sonores qu’emplit le grondement du Ilot marin et où l’on ne sait plus si ce sont des vapeurs légères qui tremblent, ou les voiles flottants de Téthys. Derrière moi, la ville morte qui dort, avec ses temples dévastés, les stigmates de ses assauts et de ses carnages et les fantômes de ses millions de morts qui semblent ressusciter et crier confusément dans les souffles du large... Le sentiment de tout cela, je le devine, va m’émouvoir plus que la vue même des ruines. Je m’enthousiasme à l’idée de passer toute une nuit de solitude et de recueillement dans cette haute demeure, au bord de la mer. Lorsque je franchis le seuil de la Maison hospitalière, le cœur me bat, comme pour un rendez-vous d’amour… Mais, jusqu’à la nuit close, je reviens obstinément m’accouder au mur de la terrasse. C’est un soir mauve à la Puvis de Chavannes. Je n’ai sous les yeux que la nappe mouvante, l’étendue de plus en plus indistincte des vagues et les profondeurs du ciel nocturne. Alors, dans ce silence et cette pénombre crépusculaires, des vers de Théocrite me reviennent en mémoire : « Que m’importe d’avoir la terre de Pélops, que m’importent les trésors de Crésus, ou de courir plus vile que les vents. Sous cette roche, je te tiendrai entre mes bras, et, devant nos troupeaux mêlés, je chanterai en regardant la mer de Sicile… »


Le lendemain, je m’éveille devant l’entassement des ruines dorées par le soleil levant. Ici, elles ne sont pas à demi enterrées, comme il arrive d’ordinaire dans les champs de fouilles. Les blocs, les chapiteaux, les tambours des colonnes jonchent le sol en un las prodigieux, comme un colossal jeu de construction renversé par une main géante. Quatre temples détruits s’étagent ainsi en amphithéâtre sur la pente de l’Acropole. De la fenêtre de ma chambre, cette superposition invraisemblable de décombres m’apparait comme un gigantesque reposoir tout en or, avec des bouquets de fleurs violettes et jaunes, des gerbes de feuillages printaniers, qui montent, par étages, jusqu’au bord du ciel.

Visiter cette ruine cyclopéenne, fouler sous mes semelles de voyageur ces habitacles effondrés des dieux morts, m’apparait comme une profanation. En quoi, d’ailleurs, cet amoncellement de vieilles pierres pourrait-il m’émouvoir ? Je me résigne pourtant à la tournée réglementaire du touriste. Je remonte la grande avenue de l’Acropole, je franchis la porte de la citadelle, je parcours les chemins de ronde, puis I’« area » des temples, — ceux de l’Acropole, comme ceux qui s’élevaient sur la colline opposée, de l’autre côté de l’ancien port, aujourd’hui comblé… Plus j’avance, plus je me sens perdu au milieu de ces démolitions. C’est ce que j’appelle « le squelette archéologique, » gratté jusqu’à l’os. Il ne reste presque plus rien de ce qui fut l’état primitif des lieux. Ce que je vois me donne, plus encore qu’à Ségeste, l’impression de la massiveté et de la démesure égyptiennes, — particulièrement les trois temples de la colline occidentale, dont les abaques et les fûts de colonne sont de dimensions gigantesques. On voudrait les voir debout, pour se rendre compte du profil des édifices. Produisaient-ils, comme à Ségeste, un effet de puissance ramassée et concentrée, ou bien, comme à Karnak et à Louqsor, une impression de force écrasante et diffuse ? On hésite devant ces chapiteaux doriques, qui ressemblent de si près à certains chapiteaux égyptiens du moyen-Empire. En tout cas, les seuls débris de ces édifices, même couchés par terre, évoquent l’image d’une architecture hors de toute proportion avec les nôtres, hors de la mesure humaine, si l’on peut dire, et près de laquelle nos plus colossales cathédrales paraissent frivoles.

Cela doit déconcerter profondément les ordinaires visiteurs, qui ne savent à quoi se prendre parmi ces écroulements de masses géométriques. Cela est très loin des ruines romaines de Pompéi, ou de nos ruines africaines, qui, outre un intérêt esthétique, en offrent un autre, anecdotique ou documentaire. Elles amusent l’imagination, et, comme on dit, elles apprennent quelque chose. Ici, rien de pareil. On se sent tristement étranger à toutes ces formes sans âme, à ces débris qui tiennent tant de place et qui rappellent confusément des époques nébuleuses, dont nous ne savons presque plus rien.

Je songe à tout cela, du haut de la cella du grand temple consacré à Apollon, en considérant, sur l’autre côté de la cuvette sablonneuse où fut l’ancien port, les substructions des remparts, qui, eux aussi, comme les temples, ont un caractère cyclopéen. Toutes ces constructions, à l’épreuve de nos projectiles les plus foudroyants d’aujourd’hui, ces appareils de défense formidables semblent attester une humanité encore barbare, un monde de violence et de proie, sans cesse dressé pour écraser l’ennemi, ou pour repousser son assaut... Et pourtant non ! Je me rappelle les étonnantes métopes, contemplées au musée de Palerme, ces métopes, qui ont été recueillies tout près d’ici, dans les ruines du temple de Junon. Je revois la déesse, entr’ouvrant son péplos, d’un geste pudique, devant Zeus extasié, — ou bien le bel Actéon, au sourire de faune, secouant un chien qui a bondi sur son épaule... Entre l’humanité, qui a sculpté ces effigies divines et la nôtre, si tout langage, tout moyen de nous comprendre est aboli, il y a au moins cela de commun : le même culte voluptueux de la forme humaine...


Encore une fois, je suis obligé de revenir sur mes pas et de m’arrêter à Palerme. Après m’être réjoui à regarder les façades de ses palais baroques, l’envie me vient de voir le dedans.

Beaucoup sont prodigieux de richesses d’art entassées. Nous n’avons plus idée chez nous d’une telle opulence, ni d’une telle magnificence. Nos hôtels parisiens les plus gorgés de belles choses semblent pauvres et mesquins à côté de ceux-ci. La Révolution a décapité la beauté française, elle a dilapidé les trésors de nos maisons patriciennes, ici, on a thésaurisé, capitalisé d’un siècle à l’autre. Les vieux palais familiaux sont ainsi devenus de véritables musées.

Mme la duchesse de Camastra, qui est une figure au moins aussi parisienne que romaine ou palermitaine, veut bien me faciliter l’accès de quelques-unes de ces antiques maisons. Après avoir visité le palais quasi royal où elle habite, l’hôtel héréditaire des princes de Trabia, avec sa terrasse longue comme une promenade publique, sa vue splendide sur le golfe, l’enfilade somptueuse de ses salons comblés de souvenirs, je parcours un certain nombre de ces fastueux logis, où, à chaque pas, mes émerveillements redoublent. Comme dans les souterrains où les antiques dynasties gardaient leurs trésors, cela s’amoncelle pour ainsi dire en stratifications, par périodes successives et superposées. A mesure que les vitrines se succèdent, en passant d’une salle à l’autre, je me rends compte de l’apport de chaque génération et de chaque époque. Je vois sourire dans son cadre l’ancêtre en perruque qui a collectionné les vases étrusques, les antiquités de Pompéi et d’Herculanum, celui qui n’admettait que les porcelaines ou les bronzes de Chine, celui qui recherchait les ivoires-byzantins, les cabinets de la Renaissance et du XVIIe siècle, et l’amateur de miroirs ou de verres de Venise, et cet autre qui se passionna pour les dentelles de Burano, les Matines ou les points d’Angleterre, les biscuits de Saxe et de Sèvres, les majoliques italiennes...

Parmi tous ces salons tapissés d’objets précieux, la salle de bal du Palais Gangi est ce que j’ai vu de plus éblouissant. A part sa Galerie des glaces, Versailles même n’a rien de plus magnifique à nous offrir. Pour bien se rendre compte de la somptuosité extraordinaire de cette pièce, il faut avoir traversé une demi-douzaine d’autres salons, tous plus surprenants les uns que les autres par la valeur et l’abondance de leurs collections.

Celui-ci, d’un rococo ravissant et quelque peu fou, parait bien être un des chefs-d’œuvre du genre. C’est une vaste galerie, aux boiseries et aux portes entièrement dorées et peintes de fleurs éclatantes et fraîches comme les jupes et les corsages Pompadour. Un plafond en berceau, encadré de rocailles et couvert de fresques mythologiques, continue les scènes et les ligures représentées sur un parquet de faïence aux colorations chaudes comme celles d’un tapis : allégories picturales qui racontent les travaux et l’apothéose d’Hercule. Partout des consoles de marbre ou de bois doré, supportant des merveilles de céramique, d’orfèvrerie et même d’horlogerie, des tabourets de cour tendus de tapisseries anciennes, des divans quadrangulaires qui occupent tout le milieu de la salle et qui sont larges et vastes comme des plates-formes ou des terrasses d’édifices, des tapisseries et des portières lourdes de figures, d’applications métalliques, de perles ou de corail.

Aux plafonds, comme une forêt de stalactites, pendent d’admirables lustres de Murano, qui effacent, à mes yeux, ce que j’ai rencontré de plus beau en ce genre, et notamment le magnifique lustre, présent de la reine Marie-Anne d’Autriche, qui décore, à la basilique de l’Escorial, le Coro des moines. Le grand lustre central, foisonnant et touffu, s’arrondit à la façon d’un arbre féerique aux branches nouées de bandelettes multicolores, surchargées de fleurs, de feuilles, de bouquets et de couronnes, où des tiges de cristal, minces comme des fils de la Vierge, soutiennent des roses, des tulipes et des œillets rouges. ; Les autres tout blancs, poudrés à frimas, semblent du givre filé et tissé, et ce fragile tissu de verre se recourbe et se creuse en coupes, en corbeilles neigeuses, toutes débordantes de fleurs et de feuillages.

Au bout de la galerie, comme deux boudoirs d’amour, s’ouvrent deux cabinets décorés non moins richement que la grande salle elle-même. Ils sont munis de toilettes, pour les belles dames, qui éprouvent le besoin de se rajuster, de remettre du rouge ou des mouches. Ils sont garnis de bergères profondes pour les conversations intimes, les tête-à-tête galants ; et, en cas de pâmoison, des armoires secrètes s’entrebâillent, contenant des pharmacies à l’usage des Cydalises évanouies, ou peut-être des cordiaux pour les Céladons à bout de souffle. Comme ceux de la galerie, les murs dorés sont parsemés de fleurs aux couleurs vives, mais aussi, selon le goût du XVIIIe siècle, on y a point des Chinois et des Tures en turbans et en chapeaux à sonnettes. Les sculptures des boiseries, qui serpentent sur les panneaux dorés et peints, se contournent en forme de consoles minuscules, où l’on a niché une foule d’objets absurdes et curieux, des bronzes, des biscuits, des porcelaines, qui représentent des escargots, des tortues, des coqs, des grenouilles, ou bien des bonbonnières, des petites boîtes compliquées, dont on ne sait plus l’usage.

La princesse de Gangi, qui veut bien me faire les honneurs de cette salle de bal fantastique et qui, dans un cadre à la d’Annunzio, m’est apparue tout à l’heure, comme la fervente animatrice de ces splendeurs défuntes, — la Princesse se brise les ongles à vouloir ouvrir une de ces petites boites à surprise. Elle me dit, en embrassant du geste l’ampleur des salles :

— Nous ne savons plus !… Nous sommes perdus au milieu de tout cela. On dirait que nous appartenons à une autre race d’hommes !

Et voilà que, moi aussi, devant cet art maniéré et fragile, devant tous les raffinements assemblés d’une époque délicieuse, j’éprouve la même impression d’égarement que la veille, à Sélinonte, devant les blocs cyclopéens des forteresses et des temples écroulés. Ces hommes du XVIIIe siècle, pourtant si proches de nous, ces grands seigneurs et ces bourgeois dilettantes qui ont bâti et décoré des palais avec une entente si subtile du plaisir et de la beauté, m’apparaissent comme des artistes, de merveilleux artistes, auprès de leurs descendants dégénérés du vulgaire et plat XIXe siècle.



Agrigente, 7 avril.

« Une ville sainte, au bord d’un fleuve ! »

Ce vers lyrique me revenait en mémoire, tandis que, par une route poudreuse, aux lacets interminables, je montais vers la moderne Girgenti. La ville sainte, c’est Agrigente. Le fleuve, c’est « l’Acragas où meuglent les génisses. » Ainsi le ? chante Pindare le Thébain, le grand consécrateur de toutes les terres d’Hellade, « l’échanson des Muses, » comme il s’appelle lui-même, qui verse au vainqueur de l’Isthme, de Némée, de Delphes et d’Olympie « la coupe parfum de des hymnes mélodieux, » l’Aurige apollinien qui « du haut du char triomphal, lance les flèches brûlantes des strophes... » Toutes ces gracieuses images ressuscitaient dans mon souvenir, tandis que je montais. C’est à travers la broderie éclatante et subtile des hymnes pindariques que je voyais Agrigente. Le grand Thébain l’a célébrée maintes fois, il lui a tressé quelques-unes de ses couronnes les plus fleuries. Il l’a visitée, habitée sans doute. Il a été l’hôte de ces fastueux éleveurs et propriétaires siciliens, les Théron, les Midas, les Xénocrate, tyrans ou fils de tyrans, tous riches et cruels, passionnés pour les chevaux, les chars, les banquets, les bouffons, les danses et les lyres.

Le début d’une Pythique est dédié à la « sainte Agrigente : » « Toi qui aimes l’abondance et la joie, qui règnes sur la plus belle cité des hommes, toi qui habiles sur une hauteur couronnée de somptueux palais, au bord de l’Acragas fécond en troupeaux, ô Reine, je te salue ! »

Telle elle apparaît encore aux yeux du voyageur. L’actuelle Girgenti n’aurait pas d’autre dot que ces vers de Pindare et sa farouche beauté de petite cité italienne plantée sur une roche abrupte, qu’elle mériterait encore un pieux pèlerinage. Du haut de ce piédestal, elle domine une vaste plaine en pente douce qui s’abaisse vers la mer libyque. J’ignore si ses palais sont « bien bâtis, » comme au temps du lyrique thébain. Mais, vue d’en bas, elle produit une impression extraordinaire avec son âpre profil, la couleur rousse de ses murailles, où éclatent, çà et là des blancheurs orientales, et la masse trapue et quadrangulaire de son « duomo, » — et l’épine rocheuse qui la continue, la « Rupe atenea, » où se dressait autrefois le temple de la dées.se athénienne.

C’était, nous dit-on, l’acropole de la cité antique. Celle-ci s’étendait, en contre-bas, dans la plaine mamelonnée et accidentée, entre ses deux fleuves, l’Hypsas et l’Acragas. Aujourd’hui, l’emplacement de la ville morte n’est plus qu’un grand verger, comme celui qui environne Sélinonte, un jardin plein de villas, de métairies, de nécropoles et de sanctuaires. Partout, des pins en parasol, des cyprès, des oliviers, des orangers, des amandiers. Les amandiers foisonnent. Au début du printemps, ces arbres en fleurs, sous leurs gazes roses, épandus à travers toute la plaine, doivent être un enchantement. Maintenant, la fête est finie. Je suis venu trop tard.

Pas assez tard, néanmoins, pour échapper aux hordes touristiques. Pourquoi faut-il que ce beau pays soit profané en sa plus belle saison par des barbares affreux ? De décembre à mai, les deux mondes déversent ici des flots d’humains ahuris, qui n’ont rien à y faire, qui n’y sentent et qui n’y comprennent rien et qui, d’ailleurs, crient bien haut leur déconvenue. Blindés d’appareils photographiques, au trot des petits chevaux siciliens, comme emportés par une furie de locomotion, ils défilent par bandes, empilés dans de vieux landaus aux banquettes défoncées. Je m’arrête à mi-côte, dans une ancienne villa qui renferme quelques débris antiques, et, sous l’invocation de Saint-Nicolas-des-Grecs, une petite chapelle gothique. Sur une terrasse, d’où l’on aperçoit l’aérienne et superbe Girgenti, j’attends patiemment qu’ils soient tous passés...

Enfin, le dernier landau a disparu derrière les cyprès des jardins, dans la direction de Porto-Empédocle. La poussière de la route est tombée. Il est tout près de six heures du soir. Le soleil est déjà très bas sur l’horizon. C’est une veille de sirocco. L’atmosphère est limpide, chaude et sèche... En face, vers le Sud, sur une éminence de hauteur moyenne, je distingue la silhouette prévue du temple de la Concorde. Le couchant dore la montagne et la ruine. A mesure que je m’approche, elle m’apparait comme dans une gloire. Le temple couleur d’argile devient vermeil sur le ciel bleu. Les proportions en sont harmonieuses et, si je puis dire, humaines. Cela me repose des architectures colossales de Sélinonte. Le dorique que voici est plus près de nous, plus adapté aux exigences ou aux habitudes de notre œil. Le cadre, moins sauvage qu’à Ségeste, est peut-être plus beau. C’est un belvédère d’où l’on domine toute la plaine et toute la mer. Et, en promenant mes regards sur ces espaces illustres, je vérifie une fois de plus que le paysage entre pour moitié dans la beauté d’un bel édifice.

La roche, dont je longe le bord, est escarpée. Je foule des restes de murailles, qui semblent bien des ouvrages de défense. C’était peut-être ici la véritable acropole d’Agrigente. Comme à Athènes, la plate-forme étroite de la citadelle devait être encombrée de sanctuaires.

Je me retourne vers le petit temple d’argile et d’or. La silhouette glorieuse s’impose à mon regard, opère son incantation. Plus je la contemple, plus je m’assure que c’est elle qui a servi de modèle à Ingres pour son « apothéose d’Homère. » Un fronton aux lignes très pures, quelques colonnes rayant, comme les cordes d’une lyre, un ciel d’un bleu intense, un bleu que je ne croyais pas réel ni possible, et, tout autour, une terre habitée par des figures divines et légendaires, — et voilà un lieu sacré autour duquel tout s’idéalise et prend une apparence sublime. Les proportions parfaites de l’édifice paraissent imposer leur rythme à la nature environnante. La mer, la terre, le ciel, les maisons blanches des jardins, les hôtes et les hommes, tout prend une beauté qui chante à l’unisson de cette lyre d’argile et d’or dressée sur le ciel bleu, au front de la colline.

Ce sentiment s’exalte à mesure qu’on s’élève vers le point culminant de cette hauteur. Un peu plus loin, sur le même éperon rocheux, s’érigent les restes du temple de Junon Lacinienne. Le sanctuaire est de mêmes dimensions que l’autre, et, si le profil en est moins intact, l’emplacement en est peut-être encore plus heureux. En cette minute, le couchant épanoui dore de reflets plus opulents les colonnes et les architectures rompues. Entre deux fûts tronqués, je m’assieds un instant sous le péristyle de l’opisthodome. Entre ces deux blocs de calcaire, comme entre les chambranles d’une porte géante, j’embrasse d’un coup d’œil la vaste plaine gonflée de ruines et de poussières humaines, et, à l’extrémité de l’horizon, dans un éblouissement de lumière, la mer libyque... Au bord du rivage frangé d’écume, une crête pierreuse resplendit, toute blanche et mauve dans la féerie crépusculaire. Les lianes du promontoire se creusent en forme de conque : c’est l’ancien port d’Agrigente. Alors, devant toute cette immensité de l’espace, cette beauté du ciel et de la mer, je retrouve, pour dire ma reconnaissance à cette terre divine, les vers du vieux poète olympique, qui l’a si magnifiquement chantée : « A travers la mer blanchissante, ô Sicile, je t’adresse cette ode, comme une pièce de pourpre envoyée de Tyr... »

Le soir tombe. Il faut se hâter. A travers les amoncellements de décombres, je gagne la plate-forme du pronaos où s’aperçoivent les débris d’un autel gigantesque, un autel presque aussi grand que celui d’Hiéron, à Syracuse, et où l’on pouvait brûler à la fois près de cinq cents victimes ! Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une longue terrasse qui surplombe un rocher perpendiculaire et qui domine la vallée pierreuse de l’Acragas. En bas, sous des restes de murailles, entre des berges profondément ravinées, comme les gorges d’un torrent, le fleuve chanté par Pindare s’étale en longs méandres. A cette heure crépusculaire, le paysage est d’une suavité paradisiaque : un ciel d’argent sous la lune qui monte, de grands pans de montagnes, d’un gris tendre, où luit seulement, çà et là, le vert des jeunes blés, et, dans les lointains violets de la vallée, posées comme des temples sur des hauteurs, des « fabriques » à l’italienne, des villas, des métairies, qui semblent avoir été dessinées par Poussin. Au bord du fleuve, le long d’un sentier tout blanc, des attelages rustiques rentrent des champs, des mules accouplées, filles de celles qui jadis gagnaient la couronne aux bords de l’Alphée ou sous les lauriers de Castalie...

Une dernière fois, je me penche sur le val d’Acragas. Le cœur me bat. J’ai peine à ne pas crier mon enthousiasme. Je sens que ces minutes que je viens de vivre là au bord d’un torrent desséché, parmi des éboulis de pierrailles, sont les plus intenses, les plus pleines de toute ma vie... Mais la lumière vespérale s’évanouit de plus en plus en des pâleurs de limbes. Je me retourne vers la façade du temple et vers l’autel colossal, où l’on pouvait brûler d’innombrables holocaustes. Je vois la scène : par un soir torride d’été, la beauté tragique et brutale de ce bûcher perpétuel, nourri de braises et de chairs grésillantes : « Au coucher du soleil, — chante une ode triomphale, — la flamme s’élève, et, nourrie de la graisse des génisses, ne cesse, pendant toute la nuit, de vomir vers le ciel des torrents de fumée noire... » Ce grand flamboiement nocturne au-dessus du val d’Acragas, au son des cithares, parmi les chants des chœurs, les danses, les processions, le sang fraîchement répandu, l’odeur des viandes, — la volupté, l’horreur sacrée de tout cela !

Je redescends vers la plaine dans une lumière phœbéenne, une atmosphère douce et transparente comme le croissant lunaire. Autour du temple en ruines, des oliviers centenaires se pressent, en des attitudes contractées et presque douloureuses, comme de vieilles servantes aux bras noueux et desséchés, de vieilles nourrices aux mamelles taries, qui se courbent sur le cadavre d’une jeune princesse bien-aimée.

Après cela, il n’y a plus grand’chose à voir dans la riche plaine d’Agrigente. Je passe devant le temple d’Hercule, vague amas de décombres, devant le temple de Castor et de Pollux, dont il ne reste plus que trois colonnes soutenant un morceau d’architrave, silhouette gracieuse perdue dans un verger, entre des murailles de pierres sèches et des branches d’arbres fruitiers.

Le grand temple de Zeus, le plus colossal de tous, me retient plus longtemps. Bâti, nous disent les historiens, en partie par des captifs carthaginois, il fut ensuite sauvagement dévasté et brûlé par les hordes puniques. A toutes les époques de son histoirC ; la Sicile a connu la terreur africaine. Dès le Ve siècle avant notre ère, les Agrigentins adressaient au dieu adoré dans ce grand temple la prière que voici : « S’il est possible, ô Zeus, fils de Chronos, écarte bien loin de la Sicile les armes des Carthaginois et les terribles luttes où se jouent pour elle sa vie et sa mort ! » — Quand les émirs de Kairouan ou de Tunis débarquèrent en ces lieux avec leurs troupes barbares, le dieu, si souvent outragé par les bandes africaines, dut reconnaître l’ennemi héréditaire...

Ici, comme à Palerme, dans des édifices beaucoup plus modernes, la contamination de l’Afrique est évidente. Je m’en rends compte, en contemplant ces atlantes gigantesques qui soutenaient la toiture du temple. Les Carthaginois avaient imposé à ces Grecs de Sicile le goût africain, la démesure orientale, comme les Sarrasins leur imposèrent plus tard leurs coupoles aplaties et leurs arabesques. Déformé par l’enflure punique, le Jupiter à qui fut élevé ce temple, devait ressembler à un Baal et être tout près de se confondre avec le taureau d’airain, où Phalaris, tyran d’Agrigente, faisait brûler ses victimes.


Il faut payer les enchantements du val d’Acragas par une longue et torturante journée de chemin de fer. Douze heures environ sont nécessaires pour aller de Girgenti à Syracuse.

Sauf la vision presque africaine de Caltanissetta, avec ses maisons brûlées de soleil, qui montent en amphithéâtre, au bord de ruelles en pente, ravinées comme le lit d’un torrent, rien ne rompt la monotonie du paysage montagneux. Dans la somnolence d’un interminable après-midi, un souvenir charmant me revient, — celui de ma dernière soirée à Palerme.

C’était chez la duchesse d’A. qui possède un de ces palais baroques dont le mauvais goût me ravit. J’y retrouvai les habituelles magnificences admirées ailleurs : un patio peuplé de statues, un grand escalier d’honneur, une galerie supérieure aux belles arcatures en plein cintre reposant sur de sveltes colonnes toscanes, une salle des Gardes, des salons encombres d’objets rares et de vieux tableaux. Je m’arrête un instant devant deux portraits romantiques : la dame en robe de soie bleue, en manches à gigots, les cheveux frisés, avec une rangée d’accroche-cœurs sur le front, une parure de corail à son corsage. A côté, son amoureux, échevelé, le regard fatal, le cou engoncé dans une haute cravate à la Chateaubriand, un ruban ronge à la boutonnière, — contemporains probables de Joachim Murat et de l’occupation napoléonienne. Quelqu’un me conte l’histoire tragique de ce couple sentimental. Mais la duchesse, impatiente, m’entraîne vers la salle de musique. Elle me dit : — J’aime chanter : c’est ma passion ! Permettez-moi ce plaisir. Mes amis veulent bien venir m’entendre : faites-moi la grâce de vous joindre à eux !

La salle de musique, où nous entrons, no le cède en rien aux salons que nous venons de traverser. Comme au Palais Gangi, le parquet est recouvert de faïence dont les colorations adoucies se marient merveilleusement à celles des panneaux et des plafonds, où se déploient, comme toujours, de grandes compositions mythologiques. C’est un décor du XVIIIe siècle finissant. Sur les consoles toutes blanches, des vases en forme d’urnes, des pendules en temple de Vesta, des girandoles de bougies. Au centre du plafond, un lustre de Venise, épanoui et gonflé, qui semble tout en mousseline, comme une jupe à paniers et à falbalas.

Sans se faire prier, la duchesse est montée sur l’estrade, où, déjà l’accompagnateur, l’air pénétré, se courbe, étale ses deux bras sur le clavier du piano à queue. Nous sommes là un petit groupe, — des parents, des amis de la maitresse du logis, quelques amateurs de vieille musique. J’ai près de moi un jeune officier au visage glabre qui a l’air d’un garde du corps de la reine Marie-Caroline, et, de l’autre côté, une Pallas brune, au timbre masculin, toute bruissante de colliers et de camées...

La cantatrice, modestement penchée, prélude. Elle lance sa première note, — et c’est comme un coup de soleil soudain dans la pénombre de la salle à demi éclairée. Les panneaux mythologiques s’animent. Tout vibre et reluit : les cristaux des girandoles, les pendeloques du lustre de Murano. La voix est splendide. Elle chante le grand air du Barbier de Séville. Elle se grise de son chant, tout son corps en frémit de plaisir, elle y met une telle passion, une telle puissance d’entraînement que le public redemande le morceau, et après celui-là, un autre, puis encore un autre... Tout le répertoire de Rossini va y passer. Elle finit par la célèbre Romance du saule, triomphe de la Malibran... Et tandis qu’elle chante, de ce gosier enchanté et infatigable, elle se tient au bord de l’estrade, la tête inclinée, serrant ses seins entre ses bras nus, l’air pâmé et défaillant, — et, de sa bouche, de son corps tout entier, comme d’une fontaine, ruissellent des flots d’harmonie... La duchesse chante, pour ses amis, pour rien, pour le plaisir. Elle est heureuse éperdument...

Personne ne m’a fait mieux sentir, n’a mieux ressuscité pour moi l’Italie romantique qu’a aimée Stendhal. C’est la musique telle qu’il la comprenait, et qui est surtout une volupté, — une volupté savourée dans un décor comme celui que j’ai sous les yeux : un salon patricien de Naples ou de Florence, des peintures et des nudités mythologiques, des lustres brûlants de bougies, des sorbets, un air de fête et de mystère, de belles femmes passionnées, gisantes sur des sofas, qui se grisent de musique et de propos d’amour...



Syracuse, 9 avril.

Je suis bien obligé de l’avouer : les ruines antiques de Taormine et de Syracuse sont pour moi une déception. Je mets le cadre à part : il est tout à fait extraordinaire. Mais comment comparer le petit théâtre de Taormine à celui de Dougga, ou même le grand théâtre grec de Syracuse ? Ou encore l’amphi- théâtre romain de Syracuse à celui d’El-Djem ? Ou la citadelle de l’Euryélus à l’enceinte romaine, si bien conservée, de Tébessa, avec ses tours, ses portes monumentales, ses chemins de ronde ? Ceux qui ont vu nos ruines africaines, s’ils veulent s’épargner une déconvenue, feront bien de donner, ici, le meilleur de leur temps aux musées et aux paysages, lesquels sont, en vérité, incomparables.

Le musée archéologique de Syracuse, outre sa Vénus Anadyomène, possède une collection de poteries et de terres cuites comme il s’en rencontre difficilement ailleurs. Il y a là en très grand nombre, des poupées d’argile, dont les coiffures seules mériteraient une étude et une description détaillées. Coiffées en éventail, ou en diadème, les cheveux ceints de bandelettes, le chignon surmonté d’une couronne de fleurs ou de feuillages, ces petites bonnes femmes, vieilles de deux mille et quelques cents ans, ont une tournure et une physionomie étonnamment modernes. La grâce légère de ces statuettes se retrouve dans presque toutes les poteries qui remplissent d’innombrables vitrines, — les patères surtout, patères de terre cuite à deux anses, dont la pâte rose semble mince et fragile comme une croûte de gâteau, un feuilleté qu’on a peur de briser entre ses doigts.

Et puis la moderne Syracuse offre toute une variété d’édifices, qui méritent la plus complaisante attention : une place entourée de palais rococo, une cathédrale d’un excellent style, où l’on reconnaît, encastrées dans les murs des bas-côtés, les colonnes doriques d’un ancien temple d’Athéna.

Mais rien ne vaut le paysage syracusain, — soit qu’on le contemple des hauteurs de l’Euryélus, parmi les parfums d’orangers qui montent de la vallée de l’Anapos, devant les murailles de Denys, la vaste plaine tourmentée où fut la ville antique, la courbe immense des rivages, et dans le lointain, les pentes neigeuses de l’Etna, — soit qu’on s’en tienne au paysage marin, celui qui se découvre de la terrasse quadrangulaire aménagée au-dessus de la fontaine Aréthuse.

Là sur un banc solitaire, à l’heure du crépuscule, on peut oublier maints spectacles affligeants, croisés en chemin : les hôtels de touristes, une statue d’Archimède qui brandit un miroir ardent au bout d’une énorme vis, les canards blancs qui barbotent dans l’onde saumâtre de l’actuelle Aréthuse... Là on n’a plus sous les yeux que la mer et le ciel, à peine séparés l’un de l’autre par une mince bande de terre, — la mer de Sicile, avec ses souvenirs, ses légendes, transfigurée encore par les feux du couchant, qui l’embrasent en un prodigieux incendie. Une dernière fois, les strophes du vieux chanteur olympique émergent de ma mémoire. Elles semblent jaillir de la rosée saline, dans le sillage de ce navire, qui, en ce moment, franchit la passe :

« O Syracuse, reine des cités, séjour cher à l’indomptable Mars, loi dont le sol sacré nourrit des hommes et des chevaux qui sa réjouissent au cliquetis du fer, je viens de l’illustre Thèbes t’apporter, avec cet hymne, une heureuse nouvelle. Car, Hiéron, vainqueur sur son quadrige sonore, a couronné Ortygie des palmes éclatantes du triomphe, Ortygie, où s’élève le temple de Diane, reine des fleuves... »

Je suis dans Ortygie, à l’extrême pointe de la péninsule syracusaine, en face de la mer retentissante. Je vois Diane et ses nymphes sous les bosquets de térébinthes, et le bel Actéon, avec ses chiens qui lui sautent sur les épaules... Vers le ciel rouge monte la clameur des bêtes égorgées. La mer violette est moirée d’or, à l’infini. Pressé dans la bordure vermeille de ses rivages, ce port antique de Syracuse est une coupe lumineuse, plus féconde en prestige que tous les miroirs inventés par le génie de son Archimède.


LOUIS BERTRAND.