Devant la tombe

La bibliothèque libre.

DEVANT LA TOMBE



Ce n’était pas un de ces lourds sarcophages de marbre ou de granit sous lesquels l’indifférence des riches écrase leurs morts et qu’on jonche, seulement à certaines solennités, de couronnes luxueuses et d’orchidées.

L’étroit jardinet, avec ses fleurs de toute saison, soigneusement sarclé, ratissé, émondé, témoignait d’une sollicitude fidèle. Pour cette fête de la Toussaint, la tombe avait reçu une parure nouvelle ; une guirlande de perles étincelait sur la croix ; des gerbes de résédas, de pâles roses d’automne mêlées aux asters couvraient le sable et les chrysanthèmes fléchissaient, comme des pleureuses échevelées, sous la bise aigre de cette fin de jour.

André Maugrain rassembla ses outils et se redressa lentement. La toilette du tombeau était achevée : travailler pour elle, c’était encore bon… c’était tout ce qu’il pouvait, maintenant qu’elle avait emporté avec elle toute la joie, toute la lumière de sa vie.

Le jour baissait. Sous les buées grises, au couchant, le soleil parut soudain comme une ligne de feu, au ras de l’horizon, et après cette subite flambée, dit adieu à la terre. Une nuance violacée, infiniment douce et triste, envahit le ciel et plana au-dessus du paysage funèbre, des croix et des cercueils de pierre, dominés par les coupoles et les aiguilles ajourées des chapelles, les massifs de cyprès, et les fûts de colonnes brisées, qui formaient une perspective, sans fin. Les sons étouffés, l’âcre parfum des fleurs de mort et des arbres résineux, la lumière assoupie enveloppant les choses, toute cette morne harmonie pénétrait l’âme d’André, avec la mélancolie évocatrice du crépuscule, pendant qu’il restait debout devant la grille, la tête penchée, les bras croisés.

Dans la fantasmagorie du soir, ses souvenirs sortaient du passé, se précisaient, s’enchaînaient. En quelques minutes, il revécut les trente années de son existence, et aussi loin qu’il put remonter, il trouvait, mêlée à ses chagrins et, à ses joies, la chère âme envolée maintenant.

Toujours ils s’étaient connus et aimés, grandis dans la même maison, une de ces ruches d’humbles ménages où l’on vit portes ouvertes, où les enfants poussent pêle-mêle. Claire, orpheline, avait été recueillie par sa marraine, Mme Hubert, qui lui apprenait son métier de couturière ; André n’avait plus de mère, et son père passait son temps à l’atelier ou au cabaret, mais le petit trouvait un refuge chez la bonne voisine. Mme Hubert non plus n’était pas heureuse : son mari ne lui rapportait jamais un sou de sa paye ; elle savait éviter les scènes par son silence et garder une aisance décente, grâce à son travail sans répit. Le travail ! voilà ce qui sauve les pauvres gens, qui berce leurs chagrins et leur donne du courage ! De bonne heure, Mme Hubert enseigna cela aux deux enfants.

Le soir, quand le père Hubert s’était glissé en tapinois dans sa chambre pour y cuver son ivresse, ils trouvaient tous trois de bons moments de paix et d’oubli, autour de la table, dans le cercle de la lampe. Pendant que les deux aiguilles volaient, alertes, André qui avait appris le métier de doreur et aspirait à devenir décorateur, dessinait avec passion, essayait de retracer le profil délicat de Claire, les traits régulièrement classiques de Mme Hubert. La douce intimité !… Puis Claire avait atteint dix-sept ans ; les passants se retournaient sur elle, ravis par sa grâce, ses yeux bruns, ses beaux cheveux. Une gêne s’était soudain glissée entre elle et André… C’étaient des bouderies, des querelles sans causes… et Mme Hubert souriait.

L’heure arriva où André dut partir au régiment. Une tristesse noire pesait sur eux, et quand il demanda à Claire la permission de l’embrasser pour les adieux, ils tremblaient si fort qu’ils ne purent échanger un mot. Mais une heure après, il revenait comme un fou, Mme Hubert était seule. Alors, tout d’une haleine, il lui dit qu’il aimait Claire et qu’il n’aurait jamais d’autre femme. À cet instant, la jeune fille rentra, les yeux enflés à force d’avoir pleuré, et Mme Hubert unit leurs deux mains. Ah ! quelle minute que celle-là ! Une de ces émotions dont le souvenir vous secoue le cœur à des années de distance…

… À son retour du Tonkin, ils se marièrent. Le père d’André était mort, laissant, contre toute attente, un petit pécule qu’il n’était pas parvenu à boire et qui, joint à la somme dont Mme Hubert voulut absolument doter sa filleule, permit au jeune ménage d’installer un petit magasin.

Claire fit merveille : sa bonne grâce, sa complaisance, en même temps que le travail soigné de son mari, enchantaient les clients. Leurs affaires prospérèrent, et quand une petite Clairette, une réduction en miniature de la grande, leur fut née, André put se dire que son bonheur était complet.

Mais ce bonheur si rare, la vie méchante ne le leur avait prêté un instant que pour le leur faire chèrement payer… Un coup de foudre ! Claire subitement frappée, Claire agonisante, Claire emportée dans le cercueil, tandis que la petite râlait dans son berceau, atteinte de la même fièvre pernicieuse que sa mère. Les voisines, apitoyées par ce grand malheur, secondèrent de leur mieux Mme Hubert qui, jour et nuit, veillait la mignonne. André crut devenir fou, mais, du moins, l’enfant, sauvée par miracle, lui resta.

Pendant quelque temps, il fut comme un corps sans âme : l’obligation de pourvoir aux engagements de son commerce et aux exigences de la vie quotidienne le forcèrent à sortir de son inertie. Les riches ont seuls le loisir de pleurer leurs morts, d’ériger leurs chambres mortuaires en sanctuaires.

Le travail ne manquait pas à André, mais il avait beau s’évertuer, il ne restait guère d’argent à la maison, depuis que Claire n’était plus là, avec sa prévoyante économie, pour gérer leur petit budget. Tout allait à vau-l’eau ; la poussière s’entassait dans les étalages, jadis si coquets ; les repas n’étaient plus réglés, Clairette aussi pâtissait, mal tenue. Cependant, la maison était pleine de femmes : voisines, vieilles filles ou veuves, qui s’arrogeaient le droit de gouverner à leur guise cet intérieur, sous prétexte de venir en aide au pauvre homme, et se disputaient, au long des jours, sur leurs différentes opinions en matière de ménage.

Ces piailleries, ces récriminations continuelles exaspéraient André ; il n’osait cependant souffler mot, en crainte de faire crier à l’ingratitude les trop serviables voisines.

Toutes s’unissaient, par exemple, dans le même sentiment de jalousie contre Mme Hubert parce que la petite la préférait à toutes. Et leur animosité évidente, leurs allusions perfides indignaient Maugrain, qui n’était tranquille que lorsqu’il savait Clairette chez sa marraine. Mais alors André était privé des caresses et de la présence de sa chérie, son unique but maintenant dans l’existence, et arrêté par un scrupule indéfinissable, il n’osait demander à Mme Hubert, veuve maintenant depuis un an, de se rapprocher d’eux. Un jour enfin, perdant patience, il lui exposa le fâcheux état des choses : il n’était plus le maître chez lui, l’argent coulait comme de l’eau, Clairette était ballottée de l’une à l’autre.

— Remarie-toi ! lui dit Mme Hubert.

André eut un sursaut d’indignation. Mais elle, avec son bon sens pratique, expliquait ses raisons : ce serait pénible certainement, pour lui et pour elle, de voir une étrangère à la place de Claire ; cependant, comme il ne pouvait se payer le luxe d’une bonne, et qu’il fallait une maîtresse au logis, le mieux était de se remarier… Justement, elle connaissait une jeune fille sérieuse… rangée… qui lui conviendrait très bien…

Après bien des nuits passées à se révolter, à pleurer, André se déclara vaincu et consentit à être présenté à Rose. Trois fois déjà il lui avait fait visite et chaque fois il en était revenu accablé par un découragement mortel. Elle était jeune, charmante, digne d’être aimée, mais lui sentait bien que son propre cœur était usé à force de souffrance : les rougeurs, les manèges coquets et naïfs de la jeune fille, tout ce qui le ravissait autrefois chez Claire le navrait maintenant. Il se jugeait incapable de jouer la comédie de l’amour et encore moins de revivre les émotions d’antan… Et en face de cette tombe, il comprit qu’il n’aurait jamais courage de briser les liens du passé. Rien ne pourrait tuer le souvenir de la morte.

Faudrait-il donc cacher les portraits de l’aimée, délaisser le cimetière où il venait chaque dimanche, le jardinet, qui serait bientôt envahi par les herbes folles ? Et si Clairette, la chère mignonne ! était un jour malmenée, négligée pour d’autres enfants !… Sa douleur éclata, et un brusque sanglot lui déchira la poitrine…

Derrière lui, des pas menus firent craquer le sable, et Clairette apparut, conduite par Mme Hubert. La petite, les bras chargés d’une botte de chrysanthèmes aussi haute qu’elle, s’arrêta interdite en voyant pleurer son père.

D’un geste éperdu, il montre le tombeau à Mme Hubert…

— Voyons ! est-ce possible ?… fit-il d’une voix rauque. Elle détourna son beau visage, soudain couvert de larmes, car elle avait compris quel travail s’était fait en lui et quelle idée il venait de repousser si violemment.

Et elle s’agenouilla devant la grille, Clairette blottie dans ses jupes.

Il les contempla avec un attendrissement inexprimable : toutes deux, la fillette rose aux cheveux blonds, ébouriffés sous la toque d’astrakan, la femme faite, au visage grave, pâli par l’encadrement austère du voile noir, gardaient comme un reflet de la morte aimée. Elles résumaient le passé et l’avenir, le souvenir et l’espérance.

— Voyez-vous ! reprit-il soudain de cette voix basse et profonde qui semble sortir du cœur, je l’ai trop aimée… Je ne puis pas recommencer ma vie… Tout ce que je désire, c’est de vivre tranquillement de mes souvenirs, en regardant grandir ma fille. Mais, vous l’avez dit : il faut une femme dans la maison… Et qui peut remplacer la mère de Clairette… sinon vous !…

Mme Hubert le regarda avec stupeur :

— Ne laissez pas une inconnue prendre la place de Claire, poursuivit-il, suppliant. Ayez pitié de nous deux, du père et de la fillette… Ne nous abandonnez pas…

— Mais, mon pauvre enfant, observa-t-elle tremblante, vous oubliez mon âge… et le vôtre… Les gens feront des gorges-chaudes…

— On ne vous trouverait pas trop âgée pour vous critiquer… reprit André, obstiné. On les laissera dire, voilà tout ! Chacun n’est-il pas libre d’arranger sa vie à sa guise ?… Vous n’avez plus que Clairette à aimer, et elle sera si heureuse de vous avoir pour maman… Soyez bonne !… Et faites-moi le grand honneur de devenir ma femme.

Clairette se pendit au cou de sa marraine.

— Vous êtes un noble cœur, André, fit Mme Hubert, encore inquiète et hésitante, mais quel sacrifice pour vous !… Ne vous repentirez-vous pas un jour ?…

— Non ! fit-il en lui serrant la main avec force, je n’aime et je n’estime aucune femme vivante autant que vous. Et Claire dormira en paix, heureuse de savoir sa fille sûrement protégée et son mari fidèle à son souvenir.

Sa voix s’éteignit dans une irrésistible montée de larmes. Ils demeurèrent tous trois devant la tombe, unis et silencieux, pendant que les fleurs, frissonnant sous le vent qui s’élevait, murmuraient doucement. Et ils croyaient entendre une faible voix d’au delà les appeler et les bénir.


Mathilde Alanic.