Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu/Quatorzième dialogue

La bibliothèque libre.

QUATORZIÈME DIALOGUE


Machiavel.

Je vous ai déjà dit bien des fois, et je vous le répète encore, que je n’ai pas besoin de tout créer, de tout organiser ; que je trouve dans les institutions déjà existantes une grande partie des instruments de mon pouvoir. Savez-vous ce que c’est que la garantie constitutionnelle ?

Montesquieu.

Oui, et je le regrette pour vous, car je vous enlève, sans le vouloir, une surprise que vous n’auriez peut-être pas été fâché de me ménager, avec l’habileté de mise en scène qui vous est propre.

Machiavel.

Qu’en pensez-vous ?

Montesquieu.

Je pense ce qui est vrai, au moins pour la France dont vous semblez vouloir parler, c’est que c’est une loi de circonstance qui doit être modifiée, sinon complétement disparaître, sous un régime de liberté constitutionnelle.

Machiavel.

Je vous trouve bien modéré sur ce point. C’est simplement, d’après vos idées, une des restrictions les plus tyranniques du monde. Quoi ! lorsque des particuliers seront lésés par des agents du gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions, et qu’ils les traduiront devant les tribunaux, les juges devront leur répondre : Nous ne pouvons vous faire droit, la porte du prétoire est fermée : allez demander à l’administration l’autorisation de poursuivre ses fonctionnaires. Mais c’est un véritable déni de justice. Combien de fois arrivera-t-il au gouvernement d’autoriser de semblables poursuites ?

Montesquieu.

De quoi vous plaignez-vous ? Il me semble que ceci fait très-bien vos affaires.

Machiavel.

Je ne vous ai dit cela que pour vous montrer que, dans des États où l’action de la justice rencontre de tels obstacles, un gouvernement n’a pas grand’chose à craindre des tribunaux. C’est toujours comme dispositions transitoires que l’on insère dans les lois de telles exceptions, mais les époques de transition une fois passées, les exceptions restent, et c’est avec raison, car lorsque l’ordre règne, elles ne gênent point, et quand il est troublé, elles sont nécessaires.

Il est une autre institution moderne qui ne sert pas avec moins d’efficacité l’action du pouvoir central : c’est la création, auprès des tribunaux, d’une grande magistrature que vous appelez le ministère public et qui s’appelait autrefois, avec beaucoup plus de raison, le ministère du Roi, parce que cette fonction est essentiellement amovible et révocable au gré du prince. Je n’ai pas besoin de vous dire quelle est l’influence de ce magistrat sur les tribunaux près desquels il siège ; elle est considérable. Retenez bien tout ceci. Maintenant je vais vous parler de la cour de cassation, dont je me suis réservé de vous dire quelque chose et qui joue un rôle si considérable dans l’administration de la justice.

La cour de cassation est plus qu’un corps judiciaire : c’est, en quelque sorte, un quatrième pouvoir dans l’État, parce qu’il lui appartient de fixer en dernier ressort le sens de la loi. Aussi vous répéterai-je ici ce que je crois vous avoir dit à propos du Sénat et de l’Assemblée législative : une semblable cour de justice qui serait complétement indépendante du gouvernement pourrait, en vertu de son pouvoir d’interprétation souverain et presque discrétionnaire, le renverser quand elle voudrait. Il lui suffirait pour cela de restreindre ou d’étendre systématiquement, dans le sens de la liberté, les dispositions de lois qui règlent l’exercice des droits politiques.

Montesquieu.

Et c’est apparemment le contraire que vous allez lui demander ?

Machiavel.

Je ne lui demanderai rien, elle fera d’elle-même ce qu’il conviendra de faire. Car c’est ici que concourront le plus puissamment les différentes causes d’influence dont je vous ai parlé plus haut. Plus le juge est près du pouvoir, plus il lui appartient. L’esprit conservateur du règne se développera là à un plus haut degré que partout ailleurs, et les lois de haute police politique recevront, dans le sein de cette grande assemblée, une interprétation si favorable à mon pouvoir, que je serai dispensé d’une foule de mesures restrictives qui, sans cela, deviendraient nécessaires.

Montesquieu.

On dirait vraiment, à vous entendre, que les lois sont susceptibles des interprétations les plus fantasques. Est-ce que les textes législatifs ne sont pas clairs et précis, est-ce qu’ils peuvent se prêter à des extensions ou à des restrictions comme celles que vous indiquez ?

Machiavel.

Ce n’est pas à l’auteur de l’Esprit des lois, au magistrat expérimenté qui a dû rendre tant d’excellents arrêts, que je puis avoir la prétention d’apprendre ce que c’est que la jurisprudence. Il n’y a pas de texte, si clair qu’il soit, qui ne puisse recevoir les solutions les plus contraires, même en droit civil pur ; mais je vous prie de remarquer que nous sommes ici en matière politique. Or, c’est une habitude commune aux législateurs de tous les temps, d’adopter, dans quelques-unes de leurs dispositions, une rédaction assez élastique pour qu’elle puisse, selon les circonstances, servir à régir des cas ou à introduire des exceptions sur lesquels il n’eût pas été prudent de s’expliquer d’une manière plus précise.

Je sais parfaitement que je dois vous donner des exemples, car sans cela ma proposition vous paraîtrait trop vague. L’embarras pour moi est de vous en présenter qui aient un caractère de généralité assez grand pour me dispenser d’entrer dans de longs détails. En voici un que je prends de préférence, parce que tout à l’heure nous avons touché à cette matière.

En parlant de la garantie constitutionnelle, vous disiez que cette loi d’exception devrait être modifiée dans un pays libre.

Eh bien, je suppose que cette loi existe dans l’État que je gouverne, je suppose qu’elle a été modifiée ; ainsi j’imagine qu’avant moi il a été promulgué une loi, qui, en matière électorale, permettait de poursuivre les agents du gouvernement sans l’autorisation du conseil d’État.

La question se présente sous mon règne qui, comme vous le savez, a introduit de grands changements dans le droit public. On veut poursuivre un fonctionnaire devant les tribunaux à l’occasion d’un fait électoral ; le magistrat du ministère public se lève et dit : La faveur dont on veut se prévaloir n’existe plus aujourd’hui ; elle n’est plus compatible avec les institutions actuelles. L’ancienne loi qui dispensait de l’autorisation du conseil d’État, en pareil cas, a été implicitement abrogée. Les tribunaux répondent oui ou non, en fin de compte le débat est porté devant la cour de cassation et cette haute juridiction fixe ainsi le droit public sur ce point : l’ancienne loi est abrogée implicitement ; l’autorisation du conseil d’État est nécessaire pour poursuivre les fonctionnaires publics, même en matière électorale.

Voici un autre exemple, il a quelque chose de plus spécial, il est emprunté à la police de la presse : On m’a dit qu’il y avait en France une loi qui obligeait, sous une sanction pénale, tous les gens faisant métier de distribuer et de colporter des écrits à se munir d’une autorisation délivrée par le fonctionnaire public qui est préposé, dans chaque province, à l’administration générale. La loi a voulu réglementer le colportage et l’astreindre à une étroite surveillance ; tel est le but essentiel de cette loi ; mais le texte de la disposition porte, je suppose : « Tous distributeurs ou colporteurs devront être munis d’une autorisation, etc. »

Eh bien, la cour de cassation, si la question lui est proposée, pourra dire : Ce n’est pas seulement le fait professionnel que la loi dont il s’agit a eu en vue. C’est tout fait quelconque de distribution ou de colportage. En conséquence, l’auteur même d’un écrit ou d’un ouvrage qui en remet un ou plusieurs exemplaires, fût-ce à titre d’hommage, sans autorisation préalable, fait acte de distribution et de colportage ; par suite il tombe sous le coup de la disposition pénale.

Vous voyez de suite ce qui résulte d’une semblable interprétation ; au lieu d’une simple loi de police, vous avez une loi restrictive du droit de publier sa pensée par la voie de la presse.

Montesquieu.

Il ne vous manquait plus que d’être juriste.

Machiavel.

Cela est absolument nécessaire. Comment aujourd’hui renverse-t-on les gouvernements ? Par des distinctions légales, par des subtilités de droit constitutionnel, en usant contre le pouvoir de tous les moyens, de toutes les armes, de toutes les combinaisons qui ne sont pas directement prohibées par la loi. Et ces artifices de droit, que les partis emploient avec tant d’acharnement contre le pouvoir, vous ne voudriez pas que le pouvoir les employât contre les partis ? Mais la lutte ne serait pas égale, la résistance ne serait même pas possible ; il faudrait abdiquer.

Montesquieu.

Vous avez tant d’écueils à éviter, que c’est un miracle si vous les prévoyez tous. Les tribunaux ne sont pas liés par leurs jugements. Avec une jurisprudence comme celle qui sera appliquée sous votre règne, je vous vois bien des procès sur les bras. Les justiciables ne se lasseront pas de frapper à la porte des tribunaux pour leur demander d’autres interprétations.

Machiavel.

Dans les premiers temps, c’est possible ; mais quand un certain nombre d’arrêts auront définitivement assis la jurisprudence, personne ne se permettra plus ce qu’elle défend, et la source des procès sera tarie. L’opinion publique sera même tellement apaisée, qu’on s’en rapportera, sur le sens des lois, aux avis officieux de l’administration.

Montesquieu.

Et comment, je vous prie ?

Machiavel.

Dans telles ou telles conjonctures données, quand on aura lieu de craindre que quelque difficulté ne s’élève sur tel ou tel point de législation, l’administration, sous forme d’avis, déclarera que tel ou tel fait tombe sous l’application de la loi, que la loi s’étend à tel ou tel cas.

Montesquieu.

Mais ce ne sont là que des déclarations qui ne lient en aucune manière les tribunaux.

Machiavel.

Sans aucun doute, mais ces déclarations n’en auront pas moins une très-grande autorité, une très-grande influence sur les décisions de la justice, partant d’une administration aussi puissante que celle que j’ai organisée. Elles auront surtout un très-grand empire sur les résolutions individuelles, et, dans une foule de cas, pour ne pas dire toujours, elles préviendront des procès fâcheux ; on s’abstiendra.

Montesquieu.

À mesure que nous avançons, je vois que votre gouvernement devient de plus en plus paternel. Ce sont là des mœurs judiciaires presque patriarcales. Il me paraît impossible, en effet, que l’on ne vous tienne pas compte d’une sollicitude qui s’exerce sous tant de formes ingénieuses.

Machiavel.

Vous voilà pourtant obligé de reconnaître que je suis bien loin des procédés barbares de gouvernement que vous sembliez me prêter au commencement de cet entretien. Vous voyez qu’en tout ceci la violence ne joue aucun rôle ; je prends mon point d’appui où chacun le prend aujourd’hui, dans le droit.

Montesquieu.

Dans le droit du plus fort.

Machiavel.

Le droit qui se fait obéir est toujours le droit du plus fort ; je ne connais pas d’exception à cette règle.