Dialogue entre Diogène et Aristippe

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Dialogue entre Diogène et Aristippe
Œuvres de CondorcetDidotTome 1 (p. 357-362).

DIALOGUE

ENTRE

DIOGÈNE ET ARISTIPPE.


(1783.)


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DIOGÈNE.

Philosophe, tu passes ta vie à la cour d’un tyran.

ARISTIPPE.

Un philosophe doit être où les hommes ont le plus besoin de lui.

DIOGÈNE.

Aristippe flatte l’oppresseur de Syracuse.

ARISTIPPE.

Oui, mais il le désarme ; il a sauvé de la mort des amis imprudents ; la flatterie et le mensonge ne sont plus des crimes dès qu’ils sont utiles aux hommes.

DIOGÈNE.

Pour sauver ces amis, on t’a vu baiser les pieds de Denys.

ARISTIPPE.

N’importe, si c’est là que la nature a placé ses oreilles.

DIOGÈNE.

Jadis un philosophe sorti de l’école de Pythagore, si fertile en ennemis des tyrans, n’eût paru à Syracuse que pour réveiller dans l’âme des citoyens l’ amour de la liberté et de la patrie ; il eût donné à un peuple faible, qui ne sait que trembler et haïr, le courage et les moyens de punir. Et si le sort conduisait Diogène à Syracuse, crois-tu qu’il s’abaisserait à faire rire un vil tyran ? Je lui reprocherais ses barbaries, ses voluptés et ses vers boursouflés. Denys se croit un Dieu ; je lui ferais apercevoir qu’il n’est pas même un homme.

ARISTIPPE.

Denys, maître d’un peuple désarmé, est entouré des guerriers qui ont chassé les vengeurs des Africains et de la renommée de ses victoires. Il mourra sur le trône. Que gagnerais-je à le braver ? Le vain honneur d’avoir montré du courage et de lui faire commettre un crime de plus, et j’aime mieux lui en épargner. J’ose lui déplaire quand il le faut pour être utile. Je ne crains point la mort, mais je ne hais point la vie ; je ne veux pas la sacrifier à une gloire inutile, mais je suis prêt à la donner pour le bien des hommes.

DIOGÈNE.

Aristippe, accoutumé aux plaisirs, est devenu l’esclave de la volupté. Il craint moins la mort qu’une vie austère.

ARISTIPPE.

Le plaisir ne m’amollit point. Dans une âme ardente et inflexible comme la tienne, la volupté devient une fureur. Elle tient lieu de tout, et le rend capable de tout. La mienne, plus flexible et plus modérée, sait en jouir et peut s’en passer ; je ne suis ni assez sot pour la mépriser, ni assez emporté pour la craindre. Je me livre gaiement aux fêtes tumultueuses de Denys. J’en ai banni la débauche. Ses courtisans, qui bravaient la nature et les lois, craignent qu’Aristippe les accuse de manquer de goût. Les moments où je vois que le plaisir a réveillé l'âme de Denys, et que sa douce ivresse en chasse la défiance, j’en profite pour le rappeler, non à la justice, les tyrans ne peuvent la connaître, mais à la compassion, dont la voix n’est jamais étouffée sans ressource. Je sais qu’il ne peut faire du bien par vertu ou par système, et je tâche qu’il en fasse par caprice. On lui amena, il y a quelque temps, trois belles esclaves que des pirates avaient enlevées : elles pleuraient. Le tyran blasé ne vit ni leur beauté ni leurs larmes. Je venais de louer une de ses tragédies. Aristippe, me dit-il, choisis une de ces esclaves. Je les prends toutes trois, répondis-je. Pâris s’est trop mal trouvé d’avoir fait un choix. Il rit. J’emmenai ces trois esclaves, et le lendemain je les renvoyai à leurs parents.

DIOGÈNE.

Confondu dans une foule de vils flatteurs, l’ingénieux Aristippe se charge du soin de distraire un tyran de ses remords et de ses craintes. Ta voix le rassure contre la haine ; ton suffrage l’encourage contre le mépris. D’autant plus coupable que tu as plus d’esprit et de crédit sur l’opinion, que tu peux et le corrompre et l’excuser. En vain te vantes-tu de lui épargner des crimes, si tu fortifies ses vices.

ARISTIPPE.

Je détruis par une flatterie plus adroite le mal que ferait celle des esclaves. Ils vantent sa puissance et la terreur qu’il inspire ; ils lui peignent les méchants ligués contre lui, mais contenus, malgré leur fureur, par sa vigilance et la sévérité de sa justice. Alors il s’irrite, il n’est occupé qu’à rechercher des coupables et des supplices, qu’à imaginer de nouvelles persécutions. Il paraît agité par les furies. Seul libre au milieu de sa cour, je suis le seul qu’il croie sans intérêt de lui nuire ; il me confie sa fureur et son effroi. Seigneur, lui dis-je, toutes ces précautions avertissent les Syracusains que vous croyez mériter leur haine, elle leur feront croire. Craignez de les augmenter assez, ces précautions, pour qu’un homme de cœur puisse trouver de la gloire à les tromper. Ce ne sont point vos gardes qui vous défendent, c’est votre nom ; on respecte en vous le libérateur et le vengeur de la Sicile, le protecteur des arts, qui a rendu Syracuse la rivale d’Athènes. Ce sont ces titres honorables qui font votre sûreté. Denys alors appelle dans son palais des hommes éclairés et vertueux ; il s’adoucit dans leur société ; il s’indigne que les Carthaginois aient encore des places dans la Sicile ; il s’occupe des moyens de les en chasser, et laisse respirer Syracuse.

DIOGÈNE.

Mais Démarate et Agathocle, qu’il a bannis, disent que vous avez insulté à leur malheur ; ils remplissent la Grèce de leurs plaintes et de la bassesse d’Aristippe.

ARISTIPPE.

Lorsque Démarate et Agathocle furent bannis, les courtisans s’empressèrent d’applaudir à Denys, qui venait, disait-on, de punir des insolents qui l’avaient outragé. Les ennemis du tyran croyaient qu’il sacrifiait au plaisir de se venger, les citoyens les plus utiles. Je disais aux uns et aux autres : Si ces hommes n’eussent pas été ses ennemis, il eût dû les punir plus sévèrement. Souvenez-vous de ce malheureux étranger qu’ils immolèrent aux dieux : c’est sa mort que Denys a vengée, et non ses propres injures. Est-ce que Diogène estimerait Démarate et Agathocle plus que Denys ?

DIOGÈNE.

Non, je méprise et je hais tous les gens injustes et cruels, et si je hais plus Denys, c’est qu’il fait plus de mal. Mais si vous, Aristippe, avez une âme vraiment noble et élevée, ramperiez-vous à la cour d’un tyran ? Content de pouvoir alléger quelques-uns des maux qu’il peut faire, pourquoi ne pas vivre dans une république, où vous formeriez des hommes par vos leçons, où vous les élèveriez par vos exemples, et où vous seriez plus utile et où vous ne vous aviliriez point ?

ARISTIPPE.

Tout homme qui a des lumières et du courage peut faire du bien dans une ville libre. Aristippe seul peut être utile à une ville opprimée : souffre qu’il y vive. Il vaudrait mieux sans doute que Syracuse fût affranchie et eût de bonnes lois ; mais si ce mieux est impossible, faisons, sans nous irriter contre le destin, tout le bien que nous pouvons faire, et ne désespérons jamais d’en faire, même sous un tyran, pourvu qu’il aime la gloire et qu’il haïsse la superstition.

DIOGÈNE.

Mais tes yeux ne sont-ils pas fatigués du spectacle de l’esclavage, et n’es-tu pas dégoûté de vivre avec des esclaves ?

ARISTIPPE.

Oui, c’est pour cela que je suis venu dans la Grèce voir des hommes libres, et causer avec Diogène.

DIOGÈNE.

Aristippe, si tu savais vivre comme moi, tu n’irais pas dans le palais des tyrans.

ARISTIPPE.

Diogène, si tu savais vivre avec les hommes, tu ne coucherais pas dans un tonneau. Pardonne-moi ma facilité et mes plaisirs en faveur de ma douceur et de ma gaieté. Ton courage et ta sublime abstinence me font oublier ta dureté et ton orgueil.

DIOGÈNE.

Aristippe serait-il capable de partager le pain de Diogène, et de boire avec lui de l’eau dans le creux de sa main ?

ARISTIPPE.

Oui ; malgré la gourmandise qu’on me reproche, j’ai plus de plaisir à entendre un bon mot que de boire du vin dans une coupe d’or, le meilleur de la Sicile.