Dialogue philosophique entre Eudoxe et Ariste (cinquième)

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CINQUIÈME

DIALOGUE PHILOSOPHIQUE

ENTRE EUDOXE ET ARISTE


Eudoxe. — À quel sujet vous plaît-il, mon cher Ariste, que nous appliquions aujourd’hui notre raison ?

Ariste. — À notre raison elle-même, si toutefois cela, voue paraît convenable, Eudoxe.

Eudoxe. — À notre raison elle-même, Ariste ! Quoi ? n’est-il pas déjà assez difficile d’appliquer, notre raison à l’étude des choses ? Pour moi j’ai toujours cru que pour oser considérer ainsi la Pensé en elle-même, indépendamment de toute connaissance déterminée, il fallait être ou très jeune ou très vieux ; car un homme d’âge mûr n’est capable, à ce qu’il me semble ni de subir la tyrannie des mots, ni de s’en affranchir.

Ariste. — Excusez, Eudoxe, l’ambition d’un homme très jeune, impatient de réduire à l’unité la multitude des principes, et de les déduire, s’il se peut, d’un principe, unique, qui serait la Raison même.

Eudoxe. — Vous seriez capable, Ariste, de ranimer en moi l’ardeur présomptueuse de la jeunesse. Il m’est arrivé, à moi aussi, de m’irriter contre la multitude des principes, et de vouloir, en les ramenant à un seul, expliquer ce qui explique, et démontrer ce sans quoi on ne peut rien démontrer ; et c’est avec des transports de joie que je rencontrai dans les écrits de l’illustre Kant, la déduction des principes de l’entendement. Je dois avouer que cette lecture me servit beaucoup moins à satisfaire mes exigences systématiques qu’a m’apprendre à me garder d’un goût trop vif pour les spéculations abstraites. Car si le tableau des principes me paraissait plus complet que partout ailleurs, et si la table des catégories, d’où les principes sont déduits, et qu’assurément vous connaissez, me donnait la même satisfaction qu’un édifice harmonieusement construit, j’étais aussi obligé de reconnaître que cette œuvre s’imposait à moi bien plutôt par sa beauté que par sa vérité, et qu’en somme la nécessité de quatre catégories comprenant chacune trois divisions n’était nullement démontrée ; que, par suite, la déduction des principes reposait sur des affirmations arbitraires ; qu’enfin, puisqu’un si puissant esprit n’avait pu mener à bien la déduction rigoureuse des principes, il était sage de ne la point tenter après lui, avant de s’être exercé à toutes les sciences, et surtout aux parties de la philosophie les plus concrètes et en quelque sorte les plus matérielles, à quoi la longueur ordinaire de la vie humaine me paraissait ne devoir suffire qu’imparfaitement. C’est pourquoi je m’entretiendrais avec vous plus volontiers du mouvement, de la perception, de la nature du corps, et d’autres sujets de ce genre, que des principes et du principe des principes, et je crois que nous aurions plus de profit à étudier de près une des illusions des sens les plus communes, qu’à discourir de la Raison en général.

Ariste. — Me laisserez-vous donc aux prises avec toutes les idées confuses que j’ai recueillies dans les livres au sujet des principes qui dirigent notre pensée, et souffrirez-vous que je me serve de ma raison sans en avoir vérifié les pouvoirs, sans savoir même si elle est quelque chose de plus qu’un mot ?

Eudoxe. — Cette difficulté ne me touche point autant que vous le pourriez croire, Ariste, et, quelque surprenante que puisse vous paraître cette opinion, j’estime qu’un philosophe peut très bien se servir de sa Raison sans savoir au juste ce que c’est que la Raison, de la même manière que les plus illustres savants ont pu se servir de leur intelligence, et s’en bien servir, sans savoir ce que c’est que l’intelligence, ni même si l’intelligence est quelque chose, parler des nombres sans savoir ce que c’est que le nombre, des lignes droites, sans savoir si une ligne droite est possible, du mouvement, sans se demander si le mouvement existe, et ainsi du reste. La nature même doit ici nous instruire, puisque nous sommes poussés par elle à marcher avant de savoir comment nous marchons, et à respirer avant de savoir comment nous respirons ; c’est pourquoi, nous confiant une fois de plus à la nature, nous devons nous appliquer à bien penser avant de savoir ce que c’est que bien penser.

Ariste. — Un tel discours me surprend d’autant plus, Eudoxe, que j’ai été accoutumé, au cours de mes études philosophiques, à déterminer d’abord la méthode que je devais suivre, afin de ne pas m’aventurer au hasard et sans guide dans des régions inexplorées ; et je croyais suivre en cela l’exemple de Descartes.

Eudoxe. — Descartes avait déjà fait mille découvertes quand il s’avisa de traiter de la méthode, et je suis assuré que ceux qui n’ont encore rien découvert ni dans les Sciences ni dans la Philosophie, ne verront, dans les quatre fameuses règles, que des mots dépourvus de sens ; aussi n’ai-je pas constaté sans surprise, au temps où je lisais les ouvrages que l’on destine à la jeunesse, que l’on y traitait avant tout de la méthode et c’est ce que font aussi la plupart de ceux qui se proposent d’étudier l’organisation et le progrès des sociétés. Et cela me paraît aussi ridicule que si quelqu’un voulait savoir nager avant d’entrer dans l’eau.

Ariste. — On peut cependant apprendre, avant d’entrer dans l’eau, quelque chose de l’art de nager.

Eudoxe. — Sans doute, parce qu’il existe des hommes qui savent nager dans l’eau et qui sont capables d’instruire les autres ; mais si l’on veut apprendre à nager tout seul et avec ses propres lumières, il faudra bien d’abord entrer dans l’eau, et découvrir peu à peu, par tâtonnement, l’art de nager. De même c’est en pénétrant avec courage au milieu des questions particulières que nous découvrirons peu à peu, et comme en tâtonnant, les principes et peut-être enfin le principe des principes. N’avez-vous jamais été étonné par cette illusion que l’on éprouve lorsque, regardant deux images planes à travers les prismes de l’instrument appelé stéréoscope, on croit voir le relief et la profondeur ?

Ariste. — J’y ai réfléchi, mais je n’en ai pas été étonné, car l’explication de cette illusion m’avait paru très simple.

Eudoxe. — Je vois avec plaisir que si vous êtes porté avec trop d’ardeur peut-être aux recherches abstraites, du moins vous n’ignorez pas les questions les plus concrètes et les plus simples. Examinons donc cette explication.

Ariste. — Lorsqu’un objet présente un relief, les deux images que nous en connaissons par chacun de nos deux yeux ne sont pas identiques, ni par suite superposables ; cette propriété que possèdent deux images d’un même objet de ne pouvoir être exactement superposées devient naturellement pour moi le signe du relief, en sorte que j’arrive à voir non plus deux images inexactement superposées, mais bien le relief lui-même, c’est-à-dire à connaître immédiatement par la vue que les parties de l’objet sont inégalement distantes par rapport à mon toucher. Or la disposition du stéréoscope a pour effet de m’amener à superposer l’une à l’autre deux images d’un même objet qui diffèrent l’une de l’autre comme deux images visuelles simultanées de cet objet ; d’où il résulte que, jugeant par la force de l’habitude que ce résultat ne peut provenir que d’un relief réel, je vois ce relief.

Eudoxe. — C’est fort bien ; mais comment pouvez-vous n’être pas étonné de cette explication ?

Ariste. — N’est-elle donc pas entièrement satisfaisante ?

Eudoxe. — Je ne le conteste point, mais elle risque fort de ruiner d’autres idées beaucoup moins claires et beaucoup moins certaines, et auxquelles la plupart des hommes sont plus attachés qu’à celle-là.

Ariste. — Que voulez-vous dire, Eudoxe ?

Eudoxe. — Je veux dire que toutes nos idées tiennent les unes aux autres et dépendent les unes des autres de telle manière qu’on ne peut en modifier une sans être amené de proche en proche à modifier toutes les autres, comme il arrive dans les maisons très anciennes qu’une seule pierre arrachée fait s’écrouler en fort peu de temps ; et comme dit le poète

Une maille rompue emporta tout l’ouvrage.

Examinons donc si la maison est solide et préparons nous à la reconstruire depuis les fondements, s’il le faut.

Ariste. — Je ne vois pas où vous voulez me conduire.

Eudoxe. — Constater un fait n’est-ce pas s’assurer qu’il est réel ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — C’est-à-dire qu’il apparaît ?

Ariste. — Comment cela ?

Eudoxe. — Je veux dire s’assurer qu’on le perçoit.

Ariste. — Oui, constater un fait c’est bien s’assurer qu’on le perçoit.

Eudoxe. — Et lorsqu’on s’est assuré qu’on le perçoit, alors seulement on affirme qu’il existe ?

Ariste. — Alors seulement.

Eudoxe. — Et c’est bien pour cela que la constatation d’un fait vaut contre l’opinion que nous avons de sa réalité ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Notre jugement dépend donc de notre perception ?

Ariste. — Que voulez-vous dire, Eudoxe ?

Eudoxe. — Que ce n’est pas parce que nous jugeons qu’une chose existe que nous la percevons, mais bien au contraire que c’est parce que nous la percevons que nous jugeons qu’elle existe.

Ariste. — Comment le nier ?

Eudoxe. — Et c’est pour cette raison qu’un fait bien constaté vaut contre un jugement ?

Ariste. — C’est pour cette raison précisément.

Eudoxe. — Et c’est pourquoi un fait est une preuve et un argument ?

Ariste. — Sans aucun doute.

Eudoxe. — Et n’est-ce point contre cette preuve irréfutable tirée de la constatation d’un fait que vient se briser toute la théorie des sceptiques sur la diversité des opinions et l’impossibilité de rien prouver ?

Ariste. — Oui. Car le fait constaté en commun par ceux qui discutent les mettra d’accord et sera le fondement inébranlable de leurs affirmations.

Eudoxe. — Examinons donc de plus près notre illusion stéreoscopique, car il me semble que son explication s’accorde mal avec ce que nous venons de dire.

Ariste. — Je le soupçonne aussi, d’après ce que nous avons dit des hallucinations dans un de nos précédents entretiens, mais je ne vois pas clairement pourquoi.

Eudoxe. — Le relief des objets, ne faut-il pas dire que nous le percevons par la vue ?

Ariste. — Il faut le dire.

Eudoxe. — Et pourquoi le percevons-nous, sinon parce que nous jugeons qu’il existe ?

Ariste. — C’est en effet pour cette raison seulement que nous le percevons.

Eudoxe. — Que penseriez-vous donc d’un homme qui, de ce qu’il percevrait par la vue un tel relief, conclurait qu’il existe ?

Ariste. — Je penserais que sa conclusion n’aurait aucune valeur, puisque tout son raisonnement pourrait se réduire à ceci je juge que ce relief existe, donc je juge qu’il existe.

Eudoxe. — Il peut donc se présenter des cas où l’on perçoive une qualité d’une chose parce qu’on juge qu’elle existe ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Au lieu de juger qu’elle existe parce qu’on la perçoit.

Ariste. — Il faut bien l’admettre.

Eudoxe. — Mais n’arrive-t-il pas que l’on nie la réalité de ce que l’on perçoit ?

Ariste. — Cela arrive assurément lorsque, regardant des images planes à travers les prismes d’un stéoroscope, en même temps je perçois un relief et j’affirme qu’il n’est pas.

Eudoxe. — Et vous avez raison d’affirmer qu’il n’est pas ?

Ariste. — Sans aucun doute.

Eudoxe. — Quoique vous le perceviez ?

Ariste. — Quoique je le perçoive.

Eudoxe. — Il faut donc bien que ce soit d’un raisonnement, et non de la perception même, que vous tiriez l’idée qu’une chose est ou n’est pas ?

Ariste — Il le faut.

Eudoxe. — Eh bien, Ariste, adoptant pour un moment l’attitude des sceptiques, que pourrions-nous répondre à un homme qui invoquerait un fait perçu par lui et par nous comme un argument ou comme une preuve ?

Ariste. — Je ne vois pas ce que nous pourrions lui répondre.

Eudoxe. — Il me semble que nous pourrions lui demander si c’est bien parce que ce fait est perçu par nous que nous le jugeons réel, ou si ce n’est pas plutôt parce que nous le jugeons réel que nous le percevons ?

Ariste. — On pourrait lui demander en effet cela.

Eudoxe. — Et que pourra-t-il faire, sinon prouver, par quelque raisonnement, qu’il doit et que nous devons juger réel ce fait que nous percevons ?

Ariste. — Il faudra bien en effet qu’il le prouve.

Eudoxe. — N’est-il pas alors évident que ce qui serait important, ce ne serait pas de savoir s’il perçoit ou ne perçoit pas, si nous percevons, ou si nous ne percevons pas telle ou telle chose, mais d’examiner s’il raisonne bien ou mal, s’il peut oui ou non prouver ce qu’il avance ?

Ariste. — Cela est vrai.

Eudoxe. — D’où il suit que la constatation d’un fait n’est pas capable de mettre deux esprits d’accord, tant qu’ils ne se sont pas au préalable accordés par des raisonnements.

Ariste. — Cela est incontestable.

Eudoxe. — Voilà qui nous explique pourquoi la constatation d’un fait, qui devrait mettre fin à toute controverse, est au contraire presque toujours le point de départ d’une controverse sans fin. Car il suffit de se rappeler que le jugement peut modifier les perceptions et même les créer, comme il arrive dans les illusions des sens, pour comprendre que chacun verra trop souvent, dans un fait, ce qu’il y cherche, et risquera toujours de constater ce qu’il attend uniquement parce qu’il l’attend.

Ariste. — C’est bien en effet ce qui arrive, et c’est sans doute pour cela que les miracles n’ont jamais converti que ceux qui étaient convertis d’avance.

Eudoxe. — Considérez quelles conclusions très étendues nous conduirait l’analyse attentive d’une simple, illusion des sens, et vous verrez par là que l’étude de ce que l’on appelle les fonctions inférieures de la pensée est aussi utile et aussi féconde qu’aucune autre. Ainsi un fait n’a par lui-même aucune autorité toute vérité est fille du raisonnement et de la démonstration, et l’accord de deux esprits n’est possible que si l’un d’eux peut être amené, par un enchaînement nécessaire de jugements, à penser comme l’autre ?

Ariste. — Comment le nier ?

Eudoxe. — De sorte qu’il faut admettre ou bien qu’aucun accord des esprits n’est possible, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune vérité, ou bien que l’accord des esprits résultera de démonstrations nécessaires ?

Ariste. — Et du reste il faut bien, qu’il y ait une vérité, car si tout est douteux, il sera encore vrai que tout est douteux, et on pourra démontrer que tout est douteux.

Eudoxe. — Vous rappelez fort à propos ce que nous avons antérieurement établi, Ariste. Ainsi il faut que deux esprits puissent se mettre d’accord par des démonstrations nécessaires ?

Ariste. — Il le faut.

Eudoxe. — Mais toute démonstration ne suppose-t-elle pas quelque vérité reconnue préalablement, et qui est comme son principe ?

Ariste. — Il le faut bien.

Eudoxe. — Une démonstration nécessaire suppose donc elle-même une proposition nécessaire ?

Ariste. — Comment s’imposerait-elle s’il en était autrement ?

Eudoxe. — Une proposition nécessaire, c’est-à-dire déjà démontrée ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Mais si l’on vient à remonter ainsi de proposition en proposition, ne faudra-t-il pas enfin s’arrêter à quelque proposition qui soit nécessaire par elle-même ?

Ariste. — Il le faudra bien, sans quoi il n’y aurait aucune vérité.

Eudoxe. — Mais il y a nécessairement une vérité ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Il faut donc qu’il existe en tout esprit quelques propositions nécessaires par elles-mêmes et qui soient les mêmes pour tous les esprits ?

Ariste. — Il le faut bien.

Eudoxe. — C’est-à-dire quelques principes ?

Ariste. — On ne voit pas comment de telles propositions ne seraient point des principes.

Eudoxe. — Mais y aura-t-il dans chaque pensée plusieurs principes ou un seul ?

Ariste. — Je ne sais ce que je dois vous répondre ; car il me semble qu’un seul principe vaudrait mieux, mais qu’il en faudra plusieurs.

Eudoxe. — Posons donc qu’il y en a plusieurs ; seront-ils d’accord les uns avec les autres ?

Ariste. — Il faut bien qu’ils le soient, car sans cela les esprits, loin de pouvoir s’accorder entre eux, ne seraient même pas d’accord avec eux-mêmes.

Eudoxe. — Cet accord entre les principes sera-t-il fortuit ou nécessaire ?

Ariste. — Il sera nécessaire ; car la possibilité de l’accord entre les esprits est nécessaire.

Eudoxe. — Si donc ces principes sont d’accord les uns avec les autres nécessairement, ne sera-t-il pas nécessaire que, l’un étant affirmé, les autres soient affirmés aussi ?

Ariste. — Comment pourrait-il en être autrement ?

Eudoxe. Cela veut dire qu’on pourra, en partant de l’un d’entre eux, démontrer les autres ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Et ce principe, d’où l’on pourra tirer la démonstration des autres, ne sera-t-il pas le principe des principes ?

Ariste. — Comment l’appeler autrement ?

Eudoxe. — C’est-à-dire le seul principe ?

Ariste. — Oui, le seul, à parler exactement.

Eudoxe. — J’eus tort assurément, au commencement de cet entretien, d’affirmer que je ne m’occuperais pas avant longtemps du principe unique et des principes qu’on en peut déduire, car voici que la suite naturelle des idées nous amené à ce point même d’où vous vouliez tout à l’heure me faire partir ; aussi notre entretien risque de se terminer là ; car s’il est facile de prouver qu’il n’y a qu’un principe, il est bien difficile de dire quel il est.

Ariste. — Ne pourrions-nous point passer en revue tous les principes nécessaires, jusqu’à ce que nous trouvions celui dont ils dépendent tous et qui ne dépend point d’eux ?

Eudoxe. — Nous le pourrions. Il est en effet plus facile de dire quel il n’est pas que de dire quel il est.

Ariste. — Assurément.

Eudoxe. — Mais je vois que par ce moyen je suis entraîné vers une étrange conclusion.

Ariste. — Laquelle, Eudoxe ?

Eudoxe. — Elle est si étrange que je ne sais s’il serait raisonnable de la formuler.

Ariste. — Comment ne serait-ce pas raisonnable, si c’est la raison qui nous y conduit ?

Eudoxe. — Pourtant comment ne pas juger absurde et déraisonnable la conclusion qu’aucun principe ne peut être principe ?

Ariste. — Comment donc seriez-vous conduit à cette proposition singulière ?

Eudoxe. — Vous allez voir par quel chemin. Dites-moi, Ariste, un principe n’est-il pas une affirmation ?

Ariste. — Que serait-il, s’il n’était une affirmation ?

Eudoxe. — C’est-à-dire quelque chose que la pensée affirme ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Mais le principe doit être nécessaire ?

Ariste. — Assurément.

Eudoxe. — Et ne dépendre de rien autre chose que de lui-même ?

Ariste. — Il le faut.

Eudoxe. — Si la pensée n’affirme pas, une affirmation pourra-t-elle exister ?

Ariste. — Comment le pourrait-elle ?

Eudoxe. — Si donc la pensée n’affirme pas, il n’y aura aucun principe ?

Ariste. — Il n’y en aura aucun.

Eodoxe. — Aucun principe n’est donc absolument nécessaire ?

Ariste. — Comment cela ?

Eudoxe. — Puisque son existence dépend d’autre chose que de lui-même.

Ariste. — Cela est vrai.

Eudoxe. — Donc aucun principe n’est véritablement un principe ?

Ariste. – Il faut bien l’accorder.

Eudoxe. — Il n’y a donc aucun principe ?

Ariste. — Cela semble incontestable.

Eudoxe. — À moins que l’affirmation elle-même ne soit principe.

Ariste. — Pourquoi non ?

Eudoxe. — C’est que le principe doit être nécessaire, et que je ne vois point comment l’affirmation pourrait être nécessaire ; car on voit bien que, dans certains cas, une affirmation étant supposée, une autre affirmation est nécessaire ; mais si aucune affirmation n’est, il n’y a pas de raison pour qu’une affirmation soit.

Ariste. — Il faut pourtant bien que l’affirmation soit nécessairement.

Eudoxe. — Il le faut en effet, sans quoi il n’y aura plus de vérité ni de principe ni d’être, et comme dit Aristote « À ce principe sont suspendus la terre et les cieux ».

Ariste. — Cela est vrai.

Eudoxe. — Nous avons donc à choisir entre l’affirmation que rien n’est vrai, et l’affirmation que l’affirmation est.

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Mais n’oubliez pas, Ariste, que notre choix importe fort peu.

Ariste. — Comment cela ?

Eudoxe. — Car que nous choisissions l’un ou l’autre, l’affirmation est.

Ariste. — Oui ; car il faudrait être insensé pour prétendre affirmer que l’affirmation n’est pas.

Eudoxe. — Donc l’affirmation est nécessairement.

Ariste. — Je ne vois pas comment échapper à cette conclusion.

Eudoxe. — Il semble donc qu’il n’a pas parlé au hasard celui qui a dit : « Au commencement était le verbe ».

Ariste. — Oui, le verbe, c’est-à-dire l’affirmation.

Eudoxe. — Posons donc comme principe des principes que la pensée affirme.

Ariste. — Posons-le. Mais j’avoue que je ne vois pas ce que nous pourrons tirer d’une telle proposition.

Eudoxe. — Il suffira peut-être de l’exprimer d’une autre manière pour que nous en apercevions toute l’importance.

Ariste. — Je ne demande qu’à vous suivre dans cette recherche.

Eudoxe. — Voici, Ariste, un cahier. Lorsque j’ai affirmé qu’il est bleu et qu’il n’est pas bleu, n’ai-je pas embrassé toutes les affirmations possibles au sujet de sa couleur ?

Ariste. — Il me semble que non ; car je puis-bien dire qu’il est rouge, jaune, vert.

Eudoxe. — Affirmer tout cela, Ariste, ce sera toujours affirmer implicitement qu’il n’est pas bleu.

Ariste. — Cela est vrai.

Eudoxe. — Il faut donc bien que j’affirme ou qu’il est bleu ou qu’il n’est pas bleu.

Ariste. — Il le faut.

Eudoxe. — À moins de ne rien affirmer du tout, et, comme on dit, de suspendre mon jugement.

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Mais puis-je suspendre mon jugement ?

Ariste. — Pourquoi non ?

Eudoxe. — Puis-je donc penser à la couleur de ce cahier sans en rien affirmer ?

Ariste. — Pourquoi ne le pourrais-je pas ?

Eudoxe. — Je pourrai donc penser sans affirmer ?

Ariste. — Il me semble que oui.

Eudoxe. — Mais nous avons posé comme principe des principes que la pensée affirme nécessairement ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Peut-on alors penser sans affirmer ?

Ariste. — On ne le peut pas.

Eudoxe. — Comment donc suspendre son jugement ?

Ariste. — Cela est impossible.

Eudoxe. — De telle sorte qu’il n’y a point de milieu entre affirmer et nier une chose d’une autre ?

Ariste. — Vous me conduisez, Eudoxe, par des chemins qui sont tellement nouveaux pour moi que j’allais laisser passer, sans le reconnaître, ce célèbre principe du milieu exclus.

Eudoxe. — Vous voyez qu’après l’avoir exilé dans la grammaire générale, que quelques-uns appellent logique, vous le retrouvez ici au premier rang des principes de la pensée vivante. Mais continuons cet examen, car il semble en vérité que les anciens principes aient été supplantés injustement par d’autres, et il peut être, utile de rendre à chacun d’eux son rang.

Ariste. — Pour ma part j’ai hâte de savoir quand sera démontré le principe de causalité.

Eudoxe. — Peut-être n’a-t-il pas toute l’importance que vous lui attachez. Mais poursuivons notre déduction, si pourtant nous le pouvons, car il me semble qu’elle court le risque d’être dès maintenant arrêtée.

Ariste. — Pourquoi cela ?

Eudoxe. — La pensée affirme ; mais s’il n’existe pas autre chose que la pensée, la pensée ne pourra que s’affirmer elle-même éternellement.

Ariste. — Cela est vrai.

Eudoxe. — Il faut donc poser qu’un objet est donné à la pensée ?

Ariste. — Il le faut.

Eudoxe. — Et un objet différent, d’elle ?

Ariste. — Oui, sans quoi la pensée se penserait elle-même éternellement.

Eudoxe. — Et cet objet donné est-il nécessaire ?

Ariste. — Il faudrait, pour qu’il le fût, qu’on pût le déduire du principe la pensée affirme.

Eudoxe. — Or comment les contraires sortiraient-ils les uns des autres ?

Ariste. — On ne voit pas comment cela serait possible.

Eudoxe. — Agissons donc en hommes, et au lieu de chercher à démontrer ce qui n’est pas démontrable, posons qu’un objet est donné à la pensée.

Ariste. — Posons-le.

Eudoxe. — Et comme tout objet est multiple et changeant, posons qu’un objet multiple et changeant est donné à la pensée.

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — C’est-à-dire que l’expérience existe.

Ariste. — Comment cela ?

Eudoxe. — L’expérience n’est-elle pas la rencontre de la pensée avec une multiplicité changeante ?

Ariste. — Vous avez raison.

Eudoxe. — Mais qu’arrivera-t-il si la pensée, négligeant cette multiplicité changeante, se renferme en elle-même ?

Ariste. — Il me semble qu’alors l’objet sera pour elle comme s’il n’était pas.

Eudoxe. — Il faut donc que la pensée ne puisse pas négliger la multiplicité changeante ?

Ariste. — Il le faut.

Eudoxe. — C’est-à-dire qu’elle soit forcée d’y penser ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Il faut donc poser que la multiplicité changeante est une multiplicité sensible ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Posons donc que la pensée éprouve une multiplicité changeante.

Ariste. — Je veux bien vous l’accorder. Mais voilà qu’au lieu de prouver nous demandons, et qu’au lieu de déduire, nous posons.

Eudoxe. — C’est que je suis assuré, mon cher Ariste, que l’opposition entre la pensée et son objet ne peut être réduite ; j’ai pleine confiance dans la puissance de la raison humaine, mais s’il y a vraiment quelque problème insoluble, j’ose dire que c’est celui-là. C’est pourquoi, au lieu de faire là dessus quelque raisonnement bâtard, par quoi la pensée tire son objet d’elle-même, prenons le parti de supposer un contraire de la pensée, à quoi la pensée se heurte, afin que de là puissent se déduire, sans subterfuge et avec une entière rigueur, tous les autres principes. Car c’est faute d’avoir bien distingué ce qui est démontrable et ce qui ne l’est pas que Kant, en paraissant démontrer son principe de la qualité, aussi bien que Leibniz, en formulant son principe des indiscernables, sans dire d’où il le tire, ni sur quoi il le fonde, n’ont fait que poser que la multiplicité sensible existe, oubliant même le changement, et ne faisant ainsi que dissimuler, sous le nom de principe, une partie seulement d’une demande indémontrable. Mais poursuivons notre déduction.

Ariste. — Poursuivons-la, Eudoxe.

Eudoxe. — La pensée affirme ?

Ariste. — Nous l’avons dit.

Eudoxe. — Qu’est-ce qu’affirmer, sinon affirmer l’être ?

Ariste. — Affirmation et être sont en effet inséparables.

Eudoxe. — Ou bien m’introduisons-nous pas quelque chose de nouveau en parlant de l’être ?

Ariste. — Non car affirmer c’est dire : est.

Eudoxe. — Que dirons-nous donc de l’être ?

Ariste. — Je ne sais ce que nous pourrons en dire, si nous ne disons rien que de nécessaire.

Eudoxe. — Ne dirons-nous pas que l’être est ?

Ariste. — Comment ne le dirions-nous pas ?

Eudoxe. — Et aussi que l’être est seul à être ?

Ariste. — Pourquoi cela ?

Eudoxe. — Posons que quelque chose est qui n’est pas l’être.

Ariste. — Posons-le.

Eudoxe. — Ce quelque chose n’est-il pas le non-être ?

Ariste. — Comment cela ?

Eudoxe. — Y a-t-il, Ariste, quelque milieu entre bleu et non bleu ?

Ariste. — Non, d’après le premier de nos principes.

Eudoxe. — Ainsi ce qui n’est pas être est non-être ?

Ariste. — Nécessairement.

Eudoxe. — Donc, si quelque chose était en dehors de l’être, il faudrait poser que le non-être est.

Ariste. — Il le faudrait. Mais cela est absurde dans les termes mêmes.

Eudoxe. — Dirons-nous donc que l’être est seul à être ?

Ariste. — Nous le dirons.

Eudoxe. — L’être est donc unique ?

Ariste. — Il le faut bien.

Eudoxe. — Mais l’être unique pourra-t-il être divisé ?

Ariste. — Je ne sais que répondre.

Eudoxe. — Examinons donc. Pour qu’une chose soit divisée, ne faut-il pas que quelque autre chose, s’introduisant entre les parties de la première, les sépare et les tienne écartées ?

Ariste. — Il le faut bien, car c’est là l’idée même de la division.

Eudoxe. — Quelle chose pourrait donc diviser ainsi l’être en parties si l’être est seul à être ?

Ariste. — Aucune assurément, Eudoxe.

Eudoxe. — L’être est donc indivisible ?

Ariste. — Il l’est nécessairement.

Eudoxe. — L’être, étant unique et indivisible, est donc un ?

Ariste. — Comment le nier ?

Eudoxe. — Eh bien donc, munis de cette proposition comme d’une règle inflexible, examinons de quelle manière la pensée, se heurtant à la multiplicité et au changement, pourra affirmer que la multiplicité est et que le changement est. La pensée éprouve une multiplicité ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Mais elle affirme l’être ?

Ariste. — Elle l’affirme nécessairement.

Eudoxe. — Et l’être est nécessairement un ?

Ariste. — Il est un nécessairement.

Eudoxe. — La pensée affirmera donc nécessairement que la multiplicité des apparences recouvre un être un ?

Ariste. — Il faudra bien qu’elle l’affirme.

Eudoxe. — Et n’est-ce point là un principe.

Ariste. — Je reconnais que c’est un principe, mais je ne crois point l’avoir jamais rencontré.

Eudoxe. — Eh quoi, Ariste, n’avez-vous jamais entendu parler du principe de substance, d’après lequel les chimistes d’autrefois posèrent un seul corps, les physiciens la force et tous la matière ?

Ariste. — Je reconnais maintenant ce principe.

Eudoxe. — Peut-être, Ariste, prend-il encore d’autres déguisements. Aristote ne disait-il point qu’il ne fallait pas multiplier les principes ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Et qu’ainsi, de deux explications d’ailleurs équivalentes, la plus simple était la meilleure ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Et n’est-ce point là ce que l’on appelle le principe d’économie ?

Ariste. — C’est ce principe lui-même, Eudoxe.

Eudoxe. — Ne vous apparaît-il pas clairement, Ariste, que ce nouveau principe n’est qu’une manière nouvelle de dire que l’être est un ?

Ariste. — Comment cela ?

Eudoxe. — Si l’être est un, approcher de l’unité, ne sera-ce pas aussi approcher de la vérité, si du moins la vérité, c’est ce qui est ?

Ariste. — Vous avez raison.

Eudoxe. — Mais si nous considérons maintenant le changement, ne découvrirons-nous pas quelque nouveau principe ?

Ariste. — Je ne vois pas lequel.

Eudoxe. — Dites-moi, Ariste, l’être unique et indivisible peut-il devenir autre chose que ce qu’il est ?

Ariste. — Comment le pourrait-il, puisque rien autre chose n’est que lui, c’est-à-dire que ce qu’il est ?

Eudoxe. — Vous avez raison, Ariste c’est que l’être étant tout ce qui est, ne peut rien devenir.

Ariste. — Cela est vrai.

Eudoxe. — L’être est donc immuable ?

Ariste. — Il faut l’accorder.

Eudoxe. — Si donc la pensée éprouve le changement, il faudra bien qu’elle affirme que sous le changement l’être reste immuable ?

Ariste. — Il le faudra bien.

Eudoxe. — Et ce nouveau principe n’est-il pas une partie de ce que l’on appelle le principe de substance ?

Ariste. — Je le reconnais encore une fois, Eudoxe.

Eudoxe. — Poursuivons donc notre déduction, afin de nous rapprocher autant que possible des sciences particulières et de découvrir, s’il se peut, le principe de chacune d’elles.

Ariste. — Je vous suivrai, Eudoxe, avec toute l’attention dont je suis capable.

Eudoxe. — La pensée affirme l’Être ?

Ariste. — Nous l’avons dit.

Eudoxe. — Elle l’affirme à chaque instant ?

Ariste. — Oui, puisqu’elle l’affirme nécessairement.

Eudoxe. — Ainsi lorsque la pensée affirme que le multiple est un, elle affirme que cette union du multiple et de l’un est.

Ariste. — Elle l’affirme de toute nécessité.

Eudoxe. — C’est-à-dire est une ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Et indivisible ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Donc la pensée connaîtra à chaque instant quelque chose qui tout en étant multiple reste un, et qui tout en étant divisible ne peut être divisé.

Ariste. — Il le faut, mais quelle est cette chose, Eudoxe ?

Eudoxe. — Que serait-elle sinon l’espace ?

Ariste. — Vous avez raison.

Eudoxe. — N’avons-nous pas ainsi découvert quel est le vêtement nécessaire de la multiplicité connue par la pensée dans l’expérience ?

Ariste. — Nous l’avons découvert.

Eudoxe. — Et cette nécessité de l’espace comme forme de l’expérience n’est-elle pas le principe de la géométrie universelle ?

Ariste. — Comment cela ?

Eudoxe. — N’est-ce pas par la nécessité de ce principe que le géomètre, lorsqu’il étudie les propriétés nécessaires des figures dans l’espace, est certain d’étudier la nature même ?

Ariste. — Comment en serait-il certain autrement ?

Eudoxe. — Mais nous n’avons rien dit du changement ?

Ariste. — Non.

Eudoxe. — Et de ce que sera vêtement du changement ?

Ariste. — Je suis curieux de le savoir.

Eudoxe. — Comment donc la pensée connaîtra-t-elle qu’une chose change en restant la même ?

Ariste. — Je ne vois pas comment cela serait possible ?

Eudoxe. — L’union du changeant et de l’immuable n’est-elle pas connue sous la forme du mouvement ?

Ariste. — Comment cela ?

Eudoxe. — Se mouvoir n’est-ce donc pas changer en restant le même ?

Ariste. — Cela est vrai.

Eudoxe. — Ainsi le mouvement est la forme intelligible du changement, comme l’espace est la forme intelligible de la multiplicité ?

Ariste. — Il faut l’accorder.

Eudoxe. — Ainsi la pensée sera conduite nécessairement à connaître tout changement comme un mouvement ?

Ariste. — Elle ne peut y échapper.

Eudoxe. — Et cette nécessité du mouvement comme forme de l’expérience n’est-elle pas le principe de la mécanique universelle ?

Ariste. — Comment cela ?

Eudoxe. — N’est-ce pas par la nécessité de ce principe que le mathématicien, lorsqu’il étudie les propriétés nécessaires du mouvement dans l’espace, est certain d’étudier la nature même ?

Ariste. — Vous avez raison. Mais je vous avoue que je vous suis avec peine dans la démonstration de ces principes, si nouveaux pour moi.

Eudoxe. — Prenez courage, Ariste, car il ne nous reste à démontrer que le principe des sciences physiques, et puisque vous m’avez entraîné dans cette recherche téméraire, n’est-il pas à propos que nous la poussions jusqu’au bout, afin de n’avoir plus à y revenir ?

Ariste. — Je rassemble mes forces pour vous suivre, Eudoxe, dans la voie où mon imprudence nous a entraînés.

Eudoxe. — Ainsi l’être est un et indivisible ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Aucune partie de l’être n’est donc indépendante des autres.

Ariste. — Aucune ne peut l’être.

Eudoxe. — Par suite tout se tient dans la nature ?

Ariste. — Oui puisqu’on n’y peut supposer aucun intervalle ni aucun vide.

Eudoxe. — Si donc un mouvement se produit quelque part qu’arrivera-t-il ?

Ariste. — Il me semble que ce mouvement se répercutant de proche en proche se fera sentir dans le monde entier.

Eudoxe. — Cela ne veut-il pas dire que tous les mouvements réels sont liés entre eux ?

Ariste. — C’est cela même.

Eudoxe. — Qu’un changement dans une partie entraînera nécessairement quelque changement dans toutes les autres parties ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Que tout ce qui arrive est lié à chaque instant à tout ce qui arrive ?

Ariste. — C’est bien cela.

Eudoxe. — C’est-à-dire qu’aucune puissance concevable ne peut changer une partie sans changer le tout ?

Ariste. — La pensée ne saurait en effet concevoir une telle puissance sans se contredire elle-même, puisqu’elle affirme nécessairement que l’être est un et indivisible.

Eudoxe. — Mais n’est-ce pas cela même que l’on veut dire quand on dit que la Nature est soumise à des lois ?

Ariste. — C’est cela même, Eudoxe.

Eudoxe. — Vous voyez donc, Ariste, que le physicien ne s’appuie pas sur des principes incertains lorsque, considérant l’univers comme un vaste système de mouvements qui sont tous liés les uns aux autres, il écarte, comme cause des événements, toute puissance qui prétendrait changer une partie sans toucher à tout le reste, comme est par exemple ce que l’on appelle la Providence, et que ce n’est pas sans raison qu’il considère qu’un événement qui ne tiendrait à rien et ne dépendrait de rien, et qui surgirait comme un intrus, sans que l’Univers tout entier en fût complice, tel que serait un miracle par exemple, doit être nié alors même qu’il serait perçu.

Ariste. — J’admire que les principes des sciences particulières se rattachent ainsi par des liens nécessaires à la nature même de la pensée, laquelle se trouve ainsi régler les conditions de tout ce qui a été, est et sera.

Eudoxe. — Je crois comme vous que la contemplation du nécessaire et de l’éternel donnerait à notre esprit la plus pure des satisfactions ; mais je n’ose, Ariste, m’abandonner à la joie d’avoir mené à bien une entreprise aussi difficile. Peut-être, en croyant démontrer les principes de toute science et de toute recherche, n’avons-nous enchaîné que des mots. Toutefois si, après y avoir fait réflexion, vous venez à cette conclusion que nous avons aujourd’hui perdu notre temps, n’en accusez que vous.

Criton.