Dialogue rustique « Benoit » (Verhaeren)

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Les Blés mouvantsGeorges Crès et Cie (p. 68-76).
DIALOGUE RUSTIQUE


 
BENOIT

JE le sais bien, je le sais bien
Qu’ils sont maigres comme des clous,
Mes vieux genoux,
Quand je les tâte avec mes longues mains

En m’asseyant auprès de vous
Sur le pas de ma porte
À la nuitée ;
Je le sais bien, je le sais bien
Que je suis lent, que je suis las,
Et que me sont comptées
Les pipes de tabac
Que je fume avec vous
À petits coups
À la nuitée ;
Je sais, je sais, mais que m’importe,
Nul n’aura jamais aimé
Et la plaine d’octobre et la plaine de mai
Autant que moi je les aimai
Du seuil noir de ma porte.


AUGUSTIN

Depuis cinq ans, nous le savons,
Se sont couchés au cimetière,

Près de leur mère,
Vos deux garçons.
Leurs trois tombes sont là, hautes et régulières,
Sous un même gazon.


BENOIT

Pour bien aimer la terre, il ne faut aimer qu’elle.
Lorsque ma femme et mes deux gars vivaient chez nous
Nous nous livrions aux disputes continuelles,
— Le saviez-vous, le saviez-vous ? —
Sur les engrais et les semailles,
Et le sort d’un agneau et le choix d’une aumaille.
À cette heure mon champ ne connaît que mon bras.
Nul pas,
Sinon le mien, ne le traverse,
Pour guider la charrue ou promener la herse.
Maître je suis et le veux rester, seul.
La moisson m’obéit et j’obéis aux règles.
Il n’est pas un épi de froment ou de seigle,

Pas un aulne, pas un tilleul,
Qui ne doive à moi seul et sa vie et sa force.
Et mon cœur qui surveille et m’écoute en mon torse
Me dit toujours que je fais bien.


JACOB

C’est un bonheur de posséder ainsi son bien.


BENOIT

D’une poussée et d’une haleine,
Il m’arrive au printemps d’aller au fond des plaines,
Jusqu’à mon champ des Trois Chemins.
Tout y est calme et je n’entends que l’alouette.
Alors, sans la choisir, je prends entre mes mains,
Qui prudemment l’émiettent,
Une motte de terre où l’orge doit lever,
Et quand je vois le grain qui me semble couvé,

Dans ce morceau de sol humide,
Et par toute la pluie et par tout le soleil
Fendre d’un filet vert son ovale vermeil,
Je me sens si ému que j’en deviens timide.
Que c’est beau, sous le ciel, un petit grain de blé !


SIMON

Peut-être aucun de nous n’a-t-il cette ardeur vive
Pour le coin de jardin ou de champ qu’il cultive,
Mais nous n’oserions pas en leur repos troubler
Le sol profond où tant d’espoirs sont rassemblés.
La terre, en son travail, veut l’ombre et le silence.


BENOIT

Je l’aime trop pour ne l’aimer qu’avec prudence.
Pourtant, réfléchissez,
Si mon amour est insensé,

Pourquoi depuis dix ans mon lin et mon épeautre
Sont-ils plus drus et plus compacts que ceux des autres ?
Pourquoi mon regain vert s’érige-t-il plus haut
Que votre foin debout quand l’entament les faux ?
Pourquoi ai-je pu, seul, décider la luzerne
À recouvrir un coin de nos bruyères ternes ?
Enfin, pourquoi, aux tristes jours, quand le pays
Dans ses plus beaux vergers n’arborait aucun fruit,
Ai-je pu, moi, moi seul, en septembre, un dimanche
Vous offrir trois brugnons sur une assiette blanche ?
Le savez-vous, le savez-vous ?


AUGUSTIN

Que vous soyez rusé comme une eau qui fait route
Sur un lit inégal de cailloux en cailloux,
Aucun de nous n’en doute.



BENOIT

Il faut me voir dans mon grenier,
Lorsque l’hiver commence,
Triant et recelant mes puissantes semences
En de vieux sacs de papier.
On me prendrait pour un avare
Qui palpe et compte et fait sonner ses arrhes.
Je combine si bien les menus soins
Qu’il faut donner, suivant le sol, à chaque coin,
Que quelques-uns m’ont dit que je vois sous la terre.
Comme on souffle sur une fleur
Pour permettre aux regards d’aller jusqu’à son cœur,
Je pénètre dans le mystère
En tâchant d’être adroit ;
Et je devine encor bien plus que je ne vois.


SIMON

Vous avez vos secrets, et nous avons les nôtres.



BENOIT

Je n’ai qu’un seul secret et n’en eus jamais d’autre,
J’aime mon champ vivant et clair
Plus que mes os, plus que ma chair :
En mai, lorsque le grain perce le sol plus ferme,
C’est à travers mon corps qu’il me semble qu’il germe ;
Je vais, jour après jour, contempler mes épis ;
J’entends pousser leur tige au soleil de midi ;
L’odeur s’épand de mes luzernes remuées ;
Le ciel intact se courbe et luit sous les nuées ;
Un flux de sang plus fort parcourt mon être entier ;
Mon pas fait retentir le sonore sentier,
Si je ne danse pas, c’est de peur qu’on ne dise
Qu’une brusque folie emplit ma tête grise.


JACOB

Ah ! si chacun de nous prenait à votre ardeur
Ce qu’il lui faut de zèle et de vaillance au cœur

Pour que la plaine, ainsi qu’au temps passé, fût celle
Qui remplissait la grange et comblait l’escarcelle…


BENOIT

Dites-vous bien que c’est moi seul, le vieux,
Qui sais encor ce qu’il faut faire
Pour que demeure autoritaire,
La terre.
Et si ce soir d’été je m’adresse à vous tous,
Comprenez-vous, comprenez-vous ?
C’est que l’heure qui sonne est comme un glas qui tinte
C’est que vous êtes lents et mous,
C’est que vos voix ne sont que plaintes,
C’est que je vois enfin
Votre bouche souffler en vain
Et ranimer entre vos mains
Vos pauvres pipes presque éteintes.