Dialogues d’Évhémère/Édition Garnier/7

La bibliothèque libre.



SEPTIÈME DIALOGUE.

Sur les philosophes qui ont fleuri chez les barbares.

Évhémère.

Puisque vous appelez barbares tous ceux qui n’ont pas vécu à Athènes, à Corinthe, ou à Syracuse, je vous répéterai donc qu’il y a parmi ces barbares des génies qu’aucun Grec n’est encore en état d’entendre, et dont nous devrions tous nous faire les disciples.

Le premier dont je vous parlerai est une espèce de Hun ou de Sarmate, qui habitait chez les Cimmériens, au nord-ouest des monts Riphées ; il s’appelait Perconic[1]. Cet homme a deviné et prouvé le vrai système du monde, dont les Chaldéens avaient confusément entrevu quelque imparfaite idée.

Ce vrai système est que, tous tant que nous sommes, quand nous disons que le soleil se lève et se couche, que notre petite terre est le centre de l’univers, que toutes les planètes, toutes les étoiles fixes, tous les cieux, tournent autour de notre chétive habitation, nous ne savons pas un mot de ce que nous disons. Quelle apparence en effet que tant d’astres, éloignés de nous de tant de millions de milliards de stades, et de tant de milliards de fois plus gros que la terre, ne fussent faits que pour réjouir notre vue pendant la nuit, dansassent autour de nous, dans l’immensité de l’espace, un branle de vingt-quatre heures chaque jour, pour nous amuser ! Cette ridicule chimère est fondée sur deux défauts de la nature humaine, auxquels aucun philosophe grec n’a jamais pu remédier, la faiblesse de nos petits yeux et l’enflure de notre orgueil : nous croyons voir les étoiles et notre soleil marcher, parce que nous avons la vue mauvaise ; et nous croyons que tout cela est fait pour nous, parce que nous sommes vains.

Notre Sarmate Perconic a soutenu son système avant de le publier par écrit. Il a bravé la haine des druides, qui prétendaient que cette vérité ferait grand tort au gui de chêne[2]. De vrais savants lui ont fait une objection qui aurait embarrassé un homme moins persuadé et moins ferme que lui. Il assurait que la terre et les planètes faisaient leur révolution périodique en des temps différents autour du soleil. « Nous marchons, disait-il, Vénus, Mercure, et nous, autour du soleil, chacun dans notre cercle. — Si cela était, lui disaient ces savants, Vénus et Mercure devraient vous montrer des phases semblables à celles de la lune. — Aussi en ont-ils, répondait le Sarmate ; et vous les verrez quand vous aurez de meilleurs yeux. »

Il est mort sans avoir pu leur donner les nouveaux yeux dont ils avaient besoin.

Un plus grand homme, nommé Leéliga[3], né chez les Étruriens nos voisins, a trouvé ces yeux qui devaient éclairer toute la terre. Ce barbare, plus poli, plus philosophe, et plus industrieux que tous les Grecs, sur le simple récit qu’on lui a fait d’un badinage d’enfants, a taillé et arrangé des cristaux avec lesquels on voit de nouveaux cieux : il a démontré à la vue ce que le Sarmate avait si bien deviné. Vénus s’est montrée avec les mêmes phases que la lune ; et si Mercure n’en a pas fait autant, c’est qu’il est trop plongé dans les rayons du soleil.

Notre Étrurien a fait plus : il a découvert de nouvelles planètes. Il a vu et fait voir que ce soleil, qui se levait, disait-on, comme un époux et comme un géant pour courir sa voie[4], ne sort jamais de sa place, et tourne seulement sur lui-même en vingt-cinq et demi de nos jours, comme nous tournons en vingt-quatre heures. Les hommes ont été étonnés d’apprendre dans l’Occident ce secret de la création, qu’on n’avait jamais su dans l’Orient. Les druides[5] ont éclaté contre mon Étrurien encore plus violemment que contre mon Sarmate : peu s’en est fallu qu’ils ne lui aient fait avaler de la ciguë assaisonnée de jusquiame, comme ces fous d’Athéniens en ont fait boire à Socrate.

Callicrate.

Tout ce que vous dites là me pétrifie d’admiration. Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé plus tôt ?

Évhémère.

C’est que vous ne me l’avez pas demandé. Vous ne me parliez que des Grecs.

Callicrate.

Je ne vous en parlerai plus. Cette Étrurie, qui a de si grands philosophes, a-t-elle aussi des poëtes ?

Évhémère.

Elle en a qui me paraîtraient fort supérieurs à Homère, si Homère ne les avait pas devancés de quelques siècles : car c’est beaucoup d’être venu le premier.

Callicrate.

Mais ne me direz-vous point pourquoi vos vilains druides ont tant persécuté Leéliga, ce respectable sage d’Étrurie ?

Évhémère.

Par la raison qu’ils avaient lu, dans je ne sais quel livre d’Hérodote, que le soleil avait deux fois changé son cours en Égypte[6] : or, s’il avait changé son cours, c’était donc lui qui courait, et non pas la terre. Mais la véritable raison est qu’ils étaient jaloux.

Callicrate.

Jaloux ! et de quoi ?

Évhémère.

Ils prétendaient qu’il n’appartenait qu’aux druides d’enseigner les hommes, et c’était Leéliga qui les instruisait sans être druide : cela ne se pardonne point. La fureur druidale, surtout, a été extrême quand les vérités annoncées par le grand Leéliga ont été démontrées aux yeux dans une république voisine[7].

Callicrate.

Comment ! est-ce dans la république romaine ? Il me semble que jusqu’ici elle ne s’est pas trop piquée d’étudier la physique.

Évhémère.

C’est dans une république toute différente de la romaine. Celle dont je vous parle est entre l’Illyrie et l’Italie. Loin de ressembler à Rome, elle lui est souvent un peu contraire, surtout dans la manière de penser. La république de Rome passe pour être envahissante, et l’illyrienne ne veut point être envahie. Rome surtout a une singulière manie : elle veut que tout le monde pense comme elle ; l’illyrienne, pour penser, ne consulte que sa raison. Leéliga a eu le plaisir de faire voir aux sages de l’État tout l’artifice du ciel. Il a été l’interprète de Dieu auprès des plus respectables hommes de la terre. Cette scène s’est passée sur la plate-forme d’une tour[8] qui domine sur la mer Adriatique. C’était le plus beau spectacle qu’on donnera jamais. On y jouait la nature. Leéliga représentait la terre ; le chef de la république, Sagredo[9], faisait le rôle du soleil. D’autres étaient Vénus, Mercure, la lune : on les faisait marcher aux flambeaux, dans le même ordre que ces astres tournent dans les cieux.

Alors qu’ont fait les druides ? Ils ont fait condamner le vieux philosophe à jeûner au pain et à l’eau, et à réciter tous les jours un certain nombre de lignes qu’on apprend aux enfants, pour expier les vérités qu’il avait démontrées.

Callicrate.

La ciguë d’Athènes est pire. Chaque pays a ses druides. Ceux d’Étrurie se sont-ils repentis comme ceux d’Athènes ?

Évhémère.

Oui ; ils rougissent à présent quand on leur dit que le soleil ne court pas, et ils permettent qu’on suppose qu’il est le centre du monde planétaire, pourvu qu’on ne pose pas cette vérité en fait. Si vous assuriez que le soleil reste à la place où Dieu l’a mis[10], vous seriez longtemps au pain et à l’eau, après quoi on vous forcerait d’avouer à haute voix que vous êtes un impertinent.

Callicrate.
Ces druides-là sont d’étranges gens.
Évhémère.

C’est un ancien usage : chaque pays a ses cérémonies.

Callicrate.

Je crois que cette cérémonie a un peu dégoûté les philosophes étruriens, goths, et celtes, de faire des systèmes.

Évhémère.

Pas plus que la mort de Socrate n’a rebuté Épicure. Depuis la mort de mon Étrurien, le nord de l’Occident a fourmillé de philosophes. C’est ce que j’ai appris dans mes voyages en Gaule, en Germanie, et dans une île de l’Océan[11] : il est arrivé à la philosophie même chose qu’à la danse.

Callicrate.

Comment cela ?

Évhémère.

Les druides, dans un des petits pays les plus sauvages de l’Europe[12] avaient proscrit la danse, et avaient sévèrement puni un magistrat et sa femme[13] pour avoir dansé un menuet. Depuis ce temps, tout le monde a appris à danser ; cet art agréable s’est perfectionné partout. C’est ainsi que l’esprit humain a pris un essor nouveau : chacun a étudié la nature ; on a fait des expériences ; on a pesé l’air ; on l’a chassé des lieux où il était enfermé ; on a inventé des machines utiles à la société, ce qui est le vrai but de la philosophie : de grands philosophes ont éclairé et servi l’Europe.

Callicrate.

Je vous prie de m’apprendre qui sont ceux dont la réputation a été la plus grande.

Évhémère.

Je m’attendais que vous me demanderiez, non pas qui a fait le plus de bruit, mais qui a rendu le plus de services.

Callicrate.

Je vous demande l’un et l’autre.

Évhémère.

Celui qui a fait le plus de fracas après mon homme d’Étrurie a été un Gaulois, nommé Cardestes : il était fort bon géomètre, mais mauvais architecte, car il a construit un édifice sans fondement, et cet édifice était l’univers. Il ne demandait à Dieu, pour bâtir cet univers, que de lui prêter de la matière : il en a fait des dés à six faces, et il les a poussés de façon que, malgré l’impossibilité de remuer, ils ont produit tout d’un coup des soleils, des étoiles, des planètes, des comètes, des terres, des océans. Il n’y avait pas un mot de physique, ni de géométrie, ni de bon sens, dans cet étrange roman : mais les Gaulois alors n’en savaient pas davantage : ils étaient fort renommés pour les grands romans. Ils ont adopté celui-là si universellement qu’un descendant d’Ésope en droite ligne a dit :

Cardestes, ce mortel dont on eût fait un dieu[14]
Dans les siècles passés, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit ; comme entre l’huître et l’homme
Le tient tel de nos gens, franche bête de somme.

Ce discours d’un Celte de la famille d’Ésope est la voix du peuple, mais non pas la voix du sage.

Callicrate.

Votre créateur Cardestes n’était que la moitié de Platon : car ce Gaulois ne formait la terre qu’avec des dés de six côtés, et Platon demandait des dés de douze. Sont-ce là vos philosophes à l’école desquels tous nos Grecs devraient s’instruire ? Comment une nation entière a-t-elle pu croire de telles extravagances ?

Évhémère.

Comme Syracuse croit aux folies absurdes d’Épicure, aux atomes déclinants, aux intermondes, aux animaux formés de boue par hasard, et à mille autres sottises qu’on débite avec tant de confiance. De plus, il y avait une forte raison secrète qui engageait la meilleure partie de la nation à donner tête baissée dans le système de Cardestes. C’est qu’il semblait contraire en plusieurs points à la doctrine des druides. Je ne sais comment il est arrivé qu’on ne les aime, ces druides, ni en Italie, ni en Gaule, ni en Germanie, ni dans le Nord. C’est peut-être parce que le peuple, qui se trompe si souvent, les croit trop puissants, trop riches, et trop orgueilleux : aussi ont-ils persécuté ce pauvre Cardestes comme ils ont persécuté Leéliga ; il y a des Socrate et des Anitus en plus d’un pays. L’Europe septentrionale a longtemps retenti des disputes élevées sur trois espèces de matières qu’on n’a jamais vues, sur des tourbillons qui n’ont jamais pu exister, sur une grâce versatile[15], et sur cent autres fadaises plus chimériques que les formes substantielles d’Aristote, et que les androgynes de Platon.

Callicrate.

S’il est ainsi, quelle supériorité vos barbares peuvent-ils avoir sur les philosophes de la Grèce ?

Évhémère.

Je vais vous le dire. Au milieu des disputes sur les trois matières, et sur tant d’idées creuses qui s’ensuivaient, il y a eu des gens de bon sens qui n’ont voulu reconnaître de vérités que celles qu’ils sentaient par l’expérience, ou qui leur étaient démontrées par les mathématiques : c’est pourquoi je ne vous parlerai ni d’un homme de génie dont le système a été de s’entretenir avec le Verbe, ni d’un autre, de plus de génie encore, qui a eu d’étonnantes imaginations sur l’âme.

Callicrate.

Comment dites-vous ? Des conversations avec le verbe ! Est-ce avec le verbe de Platon ? Cela serait curieux.

Évhémère.

C’est avec un verbe, dit-on, plus respectable ; mais comme on n’y entend rien, et que personne n’a jamais été en tiers dans cette conversation, je ne puis savoir ce qui s’y est dit.

Callicrate.

Et cet autre barbare qui a dit des choses si surprenantes sur l’âme, que nous a-t-il appris ?

Évhémère.

Qu’il y a une harmonie.

Callicrate.

Fi donc ! il y a longtemps qu’on nous a rompu la tête de cette prétendue harmonie de l’âme, qu’Épicure a si bien réfutée.

Évhémère.

Oh ! celle-ci est tout autre chose : c’est une harmonie préétablie.

Callicrate.

Préétablie ou non, je n’y entends rien.

Évhémère.

Ni l’auteur non plus ; mais ce qu’il a dit, c’est que ni le corps ne dépend de l’âme, ni l’âme du corps : et que l’âme sent et pense de son côté, tandis que le corps agit du sien conformément. De sorte qu’un corps peut être à un bout de l’univers et son âme à l’autre bout, tous deux d’une intelligence parfaite ensemble, sans se rien communiquer : l’un joue du violon au fond de l’Afrique, l’autre danse en cadence dans l’Inde. Cette âme est toujours d’accord avec le corps, son mari, sans lui parler jamais, parce qu’elle est un miroir concentrique de l’univers. Vous comprenez bien ?

Callicrate.

Pas un mot, Dieu merci ! Mais ces belles choses sont-elles prouvées ?

Évhémère.

Non pas que je sache ; mais les gazettes de l’esprit, qui sont les miroirs concentriques de tout ce qu’on appelle science, en parlent une fois l’an pour trente oboles, et cela suffit à la gloire de l’inventeur et à la satisfaction de ses zélés partisans.

Je ne vous ai parlé des gens qui causent avec le verbe, et de ceux dont l’âme est un miroir concentrique, que pour vous faire voir qu’il y a de la chaleur d’imagination dans les climats glacés[16]. Ce soir, si vous voulez, je vous dirai des choses beaucoup plus solides et plus brillantes.

Callicrate.

Je suis impatient de les apprendre ; vous me transportez dans un nouveau monde.


  1. Anagramme de Copernic : il en est de même des autres noms. (K.)
  2. Voyez Josué, chapitre x, versets 12, 13, et 14 ; et IV, Rois, chapitre xx, versets 9. 10, 11. (Cl.)
  3. Galilée.
  4. Psaume xviii, verset 6.
  5. Urbain VIII, et l’Inquisition, en 1633. (Cl.)
  6. Josué, x, 13 ; et IV, Rois, xi, 20.
  7. Celle de Venise.
  8. Celle de Saint-Marc, haute de 316 pieds.
  9. Sagredo et Salviati, nobles par la naissance, se montrèrent encore plus nobles par la protection qu’ils accordèrent à Galilée, et c’est pour immortaliser sa reconnaissance que le philosophe de Pise, qui était deux fois noble aussi, les introduisit comme interlocuteurs dans ses Dialoghi delle scienze nuove. (Cl.)
  10. Le P. Philippe Anfossi, dans ses Fisiche Revoluzioni della natura, Rome, 1820, in-8o, se vante d’avoir empêché la publication des Éléments d’Astronomie, de Settèle, qui y exposait le système de Copernic et de Galilée sur le mouvement de la terre et l’immobilité du soleil (voyez Revue encyclopédique, tome VIII, page 125). Ce ne fut qu’en 1821 que le saint-office permit l’impression de l’ouvrage de Settèle ; voyez Journal général de littérature étrangère, 1821, page 20. (B.)
  11. L’Angleterre.
  12. La Suisse ; voyez tome XX, page 235.
  13. Jean Chauvin, dit Calvin, fit en effet condamner un principal magistrat pour avoir dansé après souper avec sa femme. (Note de Voltaire.)
  14. Voici le texte de La Fontaine, livre X, fable i :

    Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
    Chez les payens, et qui tient le milieu, etc.

  15. Voyez tome XIX, page 300, le mot Grâce dans le Dictionnaire philosophique, au sujet de la grâce versatile et des grâces extérieure, intérieure, gratuite, sanctifiante, actuelle, habituelle, coopérante, efficace, suffisante et congrue. Quant aux tourbillons, ils appartiennent à Descartes, comme les formes substantielles à saint Thomas, et l’harmonie préétablie à Leibnitz.
  16. Leibnitz naquit à Leipsick en 1646, comme le dit une note du Temple du Goût ; voyez tome VIII, page 566. Ce philosophe presque universel s’est essayé dans le genre du dialogue. Un de ses opuscules est intitulé Dialogus inter res et verba. Voyez ci-après, page 514.