Dialogues des morts/Dialogue 11

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 187-190).


XI

XERXÈS ET LÉONIDAS


La sagesse et la valeur rendent les États invincibles, et non pas le grand nombre de sujets, ni l’autorité sans bornes des princes.


Xerxès. — Je prétends, Léonidas, te faire un grand honneur. Il ne tient qu’à toi d’être toujours à ma suite sur les bords du Styx.

Léonidas. — Je n’y suis descendu que pour ne te voir jamais et pour repousser ta tyrannie. Va chercher tes femmes, tes eunuques, tes esclaves et tes flatteurs ; voilà la compagnie qu’il te faut.

Xerxès. — Voyez ce brutal, cet insolent, un gueux qui n’eut jamais que le nom de roi sans autorité, un capitaine de bandits qui n’ont que la cape et l’épée ! Quoi ! tu n’as point de honte de te comparer au grand roi ? As-tu donc oublié que je couvrais la terre de soldats et la mer de navires ? Ne sais-tu pas que mon armée ne pouvait, en un repas, se désaltérer sans faire tarir des rivières ?

Léonidas. — Comment oses-tu vanter la multitude de tes troupes ? Trois cents Spartiates que je commandais aux Thermopyles furent tués par ton armée innombrable sans pouvoir être vaincus ; ils ne succombèrent qu’après s’être lassés de tuer. Ne vois-tu pas encore ici près ces ombres errant en foule qui couvrent le rivage ? Ce sont les vingt mille Perses que nous avons tués. Demande-leur combien un Spartiate seul vaut d’autres hommes, et surtout des tiens. C’est la valeur et non pas le nombre qui rend invincible.

Xerxès. — Ton action est un coup de fureur et de désespoir.

Léonidas. — C’était une action sage et généreuse. Nous crûmes que nous devions nous dévouer à une mort certaine, pour t’apprendre ce qu’il en coûte quand on veut mettre les Grecs dans la servitude, et pour donner le temps à toute la Grèce de se préparer à vaincre ou à périr comme nous. En effet, cet exemple de courage étonna les Perses et ranima les Grecs découragés. Notre mort fut bien employée.

Xerxès. — Oh que je suis fâché de n’être point entré dans le Péloponèse après avoir ravagé l’Attique ! j’aurais mis en cendres ta Lacédémone comme j’y mis Athènes. Misérable, impudente, je t’aurais…

Léonidas. — Ce n’est plus ici le temps ni des injures ni des flatteries : nous sommes au pays de la vérité. T’imagines-tu donc être le grand roi ? tes trésors sont bien loin ; tu n’as plus de gardes ni d’armée, plus de faste ni de délices ; la louange ne vient plus chatouiller tes oreilles ; te voilà nu, seul, prêt à être jugé par Minos. Mais ton ombre est encore bien en colère et bien superbe ; tu n’étais pas plus emporté quand tu faisais fouetter la mer. En vérité, tu méritais bien d’être fouetté toi-même pour cette extravagance. Et ces fers dorés (t’en souviens-tu ?) que tu fis jeter dans l’Hellespont pour tenir les tempêtes dans ton esclavage ! Plaisant homme, pour dompter la mer ! Tu fus contraint bientôt après de repasser à la hâte en Asie dans une barque, comme un pêcheur. Voilà à quoi aboutit la folle vanité des hommes qui veulent forcer les lois de la nature et oublier leur propre faiblesse.

Xerxès. — Ah ! les rois qui peuvent tout (je le vois bien, mais, hélas ! je le vois trop tard) sont livrés à toutes leurs passions. Hé ! quel moyen quand on est homme de résister à sa propre puissance et à la flatterie de tous ceux dont on est entouré ! Oh ! quel malheur de naître dans de si grands périls !

Léonidas. — Voilà pourquoi je fais plus de cas de ma royauté que de la tienne. J’étais roi à condition de mener une vie dure, sobre et laborieuse, comme mon peuple. Je n’étais roi que pour défendre ma patrie et pour faire régner les lois : ma royauté me donnait le pouvoir de faire du bien, sans me permettre de faire du mal.

Xerxès. — Oui ; mais tu étais pauvre, sans éclat, sans autorité. Un de mes satrapes était bien plus grand et plus magnifique que toi.

Léonidas. — Je n’aurais pas eu de quoi percer le mont Athos, comme toi. Je crois même que chacun de tes satrapes volait dans sa province plus d’or et d’argent que nous n’en avions dans toute notre république. Mais nos armes, sans être dorées, savaient fort bien percer ces hommes lâches et efféminés, dont la multitude innombrable te donnait une si vaine confiance.

Xerxès. — Mais enfin, si je fusse entré d’abord dans le Péloponèse, toute la Grèce était dans les fers. Aucune ville, pas même la tienne, n’eût pu me résister.

Léonidas. — Je le crois comme tu le dis : et c’est en quoi je méprise la grande puissance d’un peuple barbare, qui n’est ni instruit ni aguerri. Il manque de sages conseils ; ou, si on les lui offre, il ne sait pas les suivre, et préfère toujours d’autres conseils faibles ou trompeurs.

Xerxès. — Les Grecs voulaient faire une muraille pour fermer l’isthme ; mais elle n’était pas encore faite, et je pouvais y entrer.

Léonidas. — La muraille n’était pas faite, il est vrai : mais tu n’étais pas fait pour prévenir ceux qui la voulaient faire. Ta faiblesse fut plus favorable aux Grecs que leur force.

Xerxès. — Si j’eusse pris cet isthme, j’aurais fait voir…

Léonidas. — Tu aurais fait quelque autre faute ; car il fallait que tu en fisses, étant aussi gâté que tu l’étais par la mollesse, par l’orgueil, et par la haine des conseils sincères. Tu étais encore plus facile à surprendre que l’isthme.

Xerxès. — Mais je n’étais ni lâche ni méchant, comme tu t’imagines.

Léonidas. — Tu avais naturellement du courage et de la bonté de cœur. Les larmes que tu répandis à la vue de tant de milliers d’hommes, dont il n’en devait rester aucun sur la terre avant la fin du siècle, marquent assez ton humanité. C’est le plus bel endroit de ta vie. Si tu n’avais pas été un roi trop puissant et trop heureux, tu aurais été un assez honnête homme.