Dialogues des morts/Dialogue 28

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 259-262).


XXVIII

DENYS L’ANCIEN ET DIOGÈNE


Un prince qui fait consister son bonheur et sa gloire à satisfaire ses passions n’est heureux ni en cette vie ni en l’autre.


Denys. — Je suis ravi de voir un homme de ta réputation. Alexandre m’a parlé de toi depuis qu’il est descendu dans ces lieux.

Diogène. — Pour moi, je n’avais que trop entendu parler de toi sur la terre. Tu y faisais du bruit, comme les torrents qui ravagent tout.

Denys. — Est-il vrai que tu étais heureux dans ton tonneau ?…

Diogène. — Une marque certaine que j’y étais heureux, c’est que je ne cherchai jamais rien, et que je méprisai même les offres de ce jeune Macédonien dont tu parles. Mais n’est-il pas vrai que tu n’étais point heureux en possédant Syracuse et la Sicile, puisque tu voulais encore entrer par Rhége dans toute l’Italie ?

Denys. — Ta modération n’était que vanité et affectation de vertu.

Diogène. — Ton ambition n’était que folie, qu’un orgueil forcené qui ne peut faire justice ni à soi ni aux autres.

Denys. — Tu parles bien hardiment.

Diogène. — Et toi, t’imagines-tu être encore tyran ici ?

Denys. — Hélas ! je ne sens que trop que je ne le suis plus ; Je tenais les Syracusains, comme je m’en suis vanté bien des fois, dans des chaînes de diamant ; mais le ciseau des Parques a coupé ces chaînes avec le fil de mes jours.

Diogène. — Je t’entends soupirer, et je suis sûr que tu soupirais aussi dans ta gloire. Pour moi, je ne soupirais point dans mon tonneau ; et je n’ai que faire de soupirer ici-bas, car je n’ai laissé, en mourant, aucun bien digne d’être regretté. Ô mon pauvre tyran, que tu as perdu à être si riche, et que Diogène a gagné à ne posséder rien !

Denys. — Tous les plaisirs en foule venaient s’offrir à moi : ma musique était admirable ; j’avais une table exquise, des esclaves sans nombre, des parfums, des meubles d’or et d’argent, des tableaux, des statues, des spectacles de toutes les façons, des gens d’esprit pour m’entretenir et pour me louer, des armées pour vaincre tous mes ennemis.

Diogène. — Et par-dessus tout cela des soupçons, des alarmes et des fureurs, qui t’empêchaient de jouir de tant de biens.

Denys. — Je l’avoue. Mais aussi quel moyen de vivre dans un tonneau ?

Diogène. — Eh ! qui t’empêchait de vivre paisiblement en homme de bien, comme un autre, dans ta maison, et d’embrasser une douce philosophie ? Mais est-il vrai que tu croyais toujours voir un glaive suspendu sur ta tête au milieu de tous les plaisirs ?

Denys. — N’en parlons plus, tu veux m’insulter.

Diogène. — Souffriras-tu une autre question aussi forte que celle-là ?

Denys. — Il faut bien la souffrir ; je n’ai plus de menaces à te faire pour t’en empêcher ; je suis ici bien désarmé.

Diogène. — Avais-tu promis des récompenses à tous ceux qui inventeraient de nouveaux plaisirs ? C’était une étrange rage pour la volupté. Oh que tu t’étais bien mécompté ! Avoir tout renversé dans son pays pour être heureux, et être si misérable et si affamé de plaisirs !

Denys. — Il fallait bien tâcher d’en faire inventer de nouveaux, puisque tous les plaisirs ordinaires étaient usés pour moi.

Diogène. — La nature entière ne te suffisait donc pas ? Eh ! qu’est-ce qui aurait pu apaiser tes passions furieuses ? Mais les plaisirs nouveaux auraient-ils pu guérir tes défiances et étouffer les remords de tes crimes ?…

Denys. — Non ; mais les malades cherchent comme ils peuvent à se soulager dans leurs maux. Ils essayent de nouveaux remèdes pour se guérir et de nouveaux mets pour se ragoûter.

Diogène. — Tu étais donc dégoûté et affamé tout ensemble : dégoûté de tout ce que tu avais, affamé de tout ce que tu ne pouvais avoir. Voilà un bel état ; et c’est là ce que tu as pris tant de peine à acquérir et à conserver ! Voilà une belle recette pour se faire heureux. C’est bien à toi de te moquer de mon tonneau, où un peu d’eau, de pain et de soleil, me rendait content ! Quand on sait goûter ces plaisirs simples de la pure nature, ils ne s’usent jamais, et on n’en manque point ; mais quand on les méprise, on a beau être riche et puissant, on manque de tout, car on ne peut jouir de rien.

Denys. — Ces vérités que tu dis m’affligent ; car je pense à mon fils, que j’ai laissé tyran après moi : il serait plus heureux si je l’avais laissé pauvre artisan, accoutumé à la modération et instruit par la mauvaise fortune ; au moins il aurait quelques vrais plaisirs, que la nature ne refuse point dans les conditions médiocres.

Diogène. — Pour lui rendre l’appétit, il faudrait lui faire souffrir la faim ; et pour lui ôter l’ennui de son palais doré, le mettre dans mon tonneau, vacant depuis ma mort.

Denys. — Encore ne saura-t-il pas se soutenir dans cette puissance que j’ai eu tant de peine à lui préparer.

Diogène. — Eh ! que veux-tu que sache un homme né dans la mollesse d’une trop grande prospérité ? À peine sait-il prendre le plaisir quand il vient à lui. Il faut que tout le monde se tourmente pour le divertir.