Dialogues des morts/Dialogue 3

La bibliothèque libre.
Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 148-150).


III

LE CENTAURE CHIRON ET ACHILLE


Peinture vive des écueils d’une jeunesse bouillante dans un prince né pour commander.


Achille. — À quoi me sert-il d’avoir reçu tes instructions ? Tu ne m’as jamais parlé que de sagesse, de valeur, de gloire, d’héroïsme. Avec tes beaux discours, me voilà devenu une ombre vaine ; ne m’aurait-il pas mieux valu passer une longue et délicieuse vie chez le roi Lycomède, déguisé en fille, avec les princesses filles de ce roi ?

Chiron. — Eh bien ! veux-tu demander au Destin de retourner parmi ces filles ? Tu fileras ; tu perdras ta gloire ; on fera sans toi un nouveau siège de Troie ; le fier Agamemnon, ton ennemi, sera chanté par Homère ; Thersite même ne sera pas oublié : mais pour toi, tu seras enseveli honteusement dans les ténèbres.

Achille. — Agamemnon m’enlever ma gloire ! moi demeurer dans un honteux oubli ! Je ne puis le souffrir, et j’aimerais mieux périr encore une fois de la main du lâche Pâris.

Chiron. — Mes instructions sur la vertu ne sont donc pas à mépriser.

Achille. — Je l’avoue ; mais, pour en profiter, je voudrais retourner au monde.

Chiron. — Qu’y ferais-tu cette seconde fois ?

Achille. — Qu’est-ce que j’y ferais ? j’éviterais la querelle que j’eus avec Agamemnon ; par là j’épargnerais la vie de mon ami Patrocle, et le sang de tant d’autres Grecs que je laissai périr sous le glaive cruel des Troyens, pendant que je me roulais de désespoir sur le sable du rivage, comme un insensé.

Chiron. — Mais ne t’avais-je pas prédit que ta colère te ferait faire toutes ces folies ?

Achille. — Il est vrai, tu me l’avais dit cent fois ; mais la jeunesse écoute-t-elle ce qu’on lui dit ? Elle ne croit que ce qu’elle voit. Oh ! si je pouvais redevenir jeune !

Chiron. — Tu redeviendrais emporté et indocile.

Achille. — Non, je te le promets.

Chiron. — Hé ! ne m’avais-tu pas promis cent et cent fois, dans mon antre de Thessalie, de te modérer quand tu serais au siège de Troie ? L’as-tu fait ?

Achille. — J’avoue que non.

Chiron. — Tu ne le ferais pas mieux quand tu redeviendrais jeune ; tu promettrais comme tu promets, et tu tiendrais ta promesse comme tu l’as tenue.

Achille. — La jeunesse est donc une étrange maladie !

Chiron. — Tu voudrais pourtant encore en être malade.

Achille. — Il est vrai ; mais la jeunesse serait charmante si on pouvait la rendre modérée et capable de réflexion. Toi, qui connais tant de remèdes, n’en as-tu point quelqu’un pour guérir cette fougue, ce bouillon du sang, plus dangereux qu’une fièvre ardente ?

Chiron. — Le remède est de se craindre soi-même, de croire les gens sages ; de les appeler à son secours, de profiter de ses fautes passées pour prévoir celles qu’il faut éviter à l’avenir, et d’invoquer souvent Minerve, dont la sagesse est au-dessus de la valeur emportée de Mars.

Achille. — Eh bien ! je ferai tout cela si tu peux obtenir de Jupiter qu’il me rappelle à la jeunesse florissante où je me suis vu. Fais qu’il te rende aussi la lumière, et qu’il m’assujettisse à tes volontés comme Hercule le fut à celles d’Eurysthée.

Chiron. — J’y consens ; je vais faire cette prière au père des dieux ; je sais qu’il m’exaucera. Tu renaîtras, après une longue suite de siècles, avec du génie, de l’élévation, du courage, du goût pour les Muses, mais avec un naturel impatient et impétueux ; tu auras Chiron à tes côtés ; nous verrons l’usage que tu en feras.