Dialogues des morts/Dialogue 37

La bibliothèque libre.
Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 294-303).


XXXVII

RHADAMANTHE, CATON LE CENSEUR, ET SCIPION L’AFRICAIN


Les plus grandes vertus sont gâtées par une humeur chagrine et caustique


Rhadamanthe. — Qui es-tu donc, vieux Romain ? Dis-moi ton nom. Tu as la physionomie assez mauvaise, un visage dur et rébarbatif. Tu as l’air d’un vilain rousseau ; du moins, je crois que tu l’as été pendant ta jeunesse. Tu avais, si je ne me trompe, plus de cent ans quand tu es mort.

Caton. — Point : je n’en avais que quatre-vingt-dix, et j’ai trouvé ma vie bien courte ; car j’aimais fort à vivre, et je me portais à merveille. Je m’appelle Caton. N’as-tu point ouï parler de moi, de ma sagesse, de mon courage contre les méchants ?

Rhadamanthe. — Ho ! je te reconnais sans peine, sur le portrait qu’on m’avait fait de toi. Le voilà tout juste, cet homme toujours prêt à se vanter et à mordre les autres. Mais j’ai un procès à régler entre toi et le grand Scipion, qui vainquit Annibal. Holà, Scipion ! hâtez-vous de venir ; voici Caton qui arrive enfin ; je prétends juger tout à l’heure votre vieille querelle. Çà, que chacun défende sa cause.

Scipion. — Pour moi, j’ai à me plaindre de la jalousie maligne de Caton ; elle était indigne de sa haute réputation. Il se joignit à Fabius Maximus, et ne fut son ami que pour m’attaquer. Il voulait m’empêcher de passer en Afrique. Ils étaient tous deux timides dans leur politique ; d’ailleurs Fabius ne savait que sa vieille méthode de temporiser à la guerre, d’éviter les batailles, de camper dans les nues, d’attendre que les ennemis se consumassent d’eux-mêmes. Caton, qui aimait par pédanterie les vieilles gens, s’attacha à Fabius, et fut jaloux de moi, parce que j’étais jeune et hardi. Mais la principale cause de son entêtement fut son avarice : il voulait qu’on fît la guerre avec épargne, comme il plantait ses choux et ses oignons. Pour moi, je voulais qu’on fît vivement la guerre, pour la finir bientôt avec avantage ; qu’on regardât, non ce qu’il en coûterait, mais les actions que je ferais. Le pauvre Caton était désolé ; car il voulait toujours gouverner la république comme sa petite chaumière, et remporter des victoires à juste prix. Il ne voyait pas que le dessein de Fabius ne pouvait réussir. Jamais il n’aurait chassé Annibal d’Italie. Annibal était assez habile pour y subsister toujours aux dépens du pays, et pour conserver des alliés ; il aurait même toujours fait venir de nouvelles troupes d’Afrique par mer. Si Néron n’eût défait Annibal avant qu’il pût se joindre à son frère, tout était perdu ; Fabius le temporiseur eût été mal dans ses affaires. Cependant Rome, pressée de si près par un tel ennemi, aurait succombé à la longue. Mais Caton ne voyait point cette nécessité de faire une puissante diversion pour transporter à Carthage la guerre qu’Annibal avait su porter jusqu’à Rome. Je demande donc réparation de tous les torts que Caton a eus contre moi, et des persécutions qu’il a faites à ma famille.

Caton. — Et moi je demande récompense d’avoir soutenu la justice et le bien public contre ton frère Lucius, qui était un brigand. Laissons là cette guerre d’Afrique, où tu fus plus heureux que sage. Venons au fait. N’est-ce pas une chose indigne que tu aies arraché à la république un commandement d’armée pour ton frère, qui en était incapable ? Tu promis de le suivre, et de servir sous lui ; tu étais son pédagogue. Dans cette guerre contre Antiochus, ton frère fit toutes sortes d’injustices et de concussions. Tu fermais les yeux pour ne les pas voir ; la passion fraternelle t’avait aveuglé.

Scipion. — Mais quoi ! cette guerre ne finit-elle pas glorieusement ? Le grand Antiochus fut défait, chassé et repoussé des côtes d’Asie. C’est le dernier ennemi qui ait pu nous disputer la suprême puissance. Après lui tous les royaumes venaient tomber les uns sur les autres aux pieds des Romains.

Caton. — Il est vrai qu’Antiochus pouvait bien les embarrasser, s’il eût cru les conseils d’Annibal ; mais il ne fit que s’amuser, que se déshonorer par d’infâmes plaisirs. Il épousa dans sa vieillesse une jeune Grecque. Philopœmen disait alors que s’il eût été préteur des Achéens, il eût voulu sans peine défaire toute l’armée d’Antiochus en la surprenant dans les cabarets. Ton frère, et toi, Scipion, vous n’eûtes pas grand’peine à vaincre des ennemis qui s’étaient déjà ainsi vaincus eux-mêmes par leur mollesse.

Scipion. — La puissance d’Antiochus était pourtant formidable.

Caton. — Mais revenons à notre affaire. Lucius, ton frère, n’a-t-il pas enlevé, pillé, ravagé ? Oserais-tu dire qu’il a gouverné en homme de bien ?

Scipion. — Après ma mort, tu as eu la dureté de le condamner à une amende, et de vouloir le faire prendre par des licteurs.

Caton. — Il le méritait bien ; et toi, qui avais…

Scipion. — Pour moi, je pris mon parti avec courage. Quand je vis que le peuple se tournait contre moi, au lieu de répondre à l’accusation, je dis : « Allons au Capitole remercier les dieux de ce qu’en un jour semblable à celui-ci je vainquis Annibal et les Carthaginois. » Après quoi je ne m’exposai plus à la fortune ; je me retirai à Linternum, loin d’une patrie ingrate, dans une solitude tranquille, et respecté de tous les honnêtes gens, où j’attendis la mort en philosophe. Voilà ce que Caton, censeur implacable, me contraignit de faire. Voilà de quoi je demande justice.

Caton. — Tu me reproches ce qui fait ma gloire. Je n’ai épargné personne pour la justice. J’ai fait trembler tous les plus illustres Romains. Je voyais combien les mœurs se corrompaient de jour en jour par le faste et par les délices. Par exemple, peut-on me refuser d’immortelles louanges pour avoir chassé du sénat Lucius Quintius, qui avait été consul, et qui était frère de T. Q. Flaminius, vainqueur de Philippe, roi de Macédoine, qui eut la cruauté de faire tuer un homme devant un jeune garçon qu’il aimait, pour contenter la curiosité de cet enfant par un si horrible spectacle !

Scipion. — J’avoue que cette action est juste, et que tu as souvent puni le crime. Mais tu étais trop ardent contre tout le monde ; et quand tu avais fait une bonne action, tu t’en vantais trop grossièrement. Te souviens-tu d’avoir dit une fois que Rome te devait plus que tu ne devais à Rome ? Ces paroles sont ridicules dans la bouche d’un homme grave.

Rhadamanthe. — Que réponds-tu, Caton, à ce qu’il te reproche ?

Caton. — Que j’ai en effet soutenu la république romaine contre la mollesse et le faste des femmes qui en corrompaient les mœurs ; que j’ai tenu les grands dans la crainte des lois ; que j’ai pratiqué moi-même ce que j’ai enseigné aux autres ; et que la république ne m’a pas soutenu de même contre les gens qui n’étaient mes ennemis qu’à cause que je les avais attaqués pour l’intérêt de la patrie. Comme mon bien de campagne était dans le voisinage de celui de Manius Curius, je me proposai dès ma jeunesse d’imiter ce grand homme pour la simplicité des mœurs ; pendant que d’un autre côté je me proposais Démosthène pour mon modèle d’éloquence. On m’appelait même le Démosthène latin. On me voyait tous les jours marchant nu avec mes esclaves, pour aller labourer la terre. Mais ne croyez pas que cette application à l’agriculture et à l’éloquence me détournât de l’art militaire. Dès l’âge de dix-sept ans je me montrai intrépide dans les guerres contre Annibal. Bientôt mon corps fut tout couvert de cicatrices. Quand je fus envoyé préteur en Sardaigne, je rejetai le luxe que tous les autres préteurs avaient introduit avant moi ; je ne songeai qu’à soulager le peuple, qu’à maintenir le bon ordre, qu’à rejeter tous les présents. Ayant été fait consul, je gagnai, en Espagne, au deçà du Bœtis, une bataille contre les barbares. Après cette victoire, je pris plus de villes en Espagne que je n’y demeurai de jours.

Scipion. — Autre vanterie insupportable. Mais nous la connaissions déjà ; car tu l’as souvent faite, et plusieurs morts venus ici depuis vingt ans me l’avaient racontée pour me réjouir. Mais, mon pauvre Caton, ce n’est pas devant moi qu’il faut parler ainsi ; je connais l’Espagne et tes belles conquêtes.

Caton. — Il est certain que quatre cents villes se rendirent presque en même temps ; et tu n’en as jamais tant fait.

Scipion. — Carthage seul vaut mieux que tes quatre cents villages.

Caton. — Mais que diras-tu de ce que je fis sous Manius Acilius, pour aller, au travers des précipices, surprendre Antiochus dans les montagnes entre la Macédoine et la Thessalie ?

Scipion. — J’approuve cette action, et il serait injuste de lui refuser des louanges. On t’en doit aussi pour avoir réprimé les mauvaises mœurs. Mais on ne te peut excuser sur ton avarice sordide.

Caton. — Tu parles ainsi parce que c’est toi qui as accoutumé les soldats à vivre délicieusement. Mais il faut se représenter que je me suis vu dans une république qui se corrompait tous les jours. Les dépenses y augmentaient sans mesure. On y achetait un poisson plus cher qu’un bœuf n’avait été vendu quand j’entrai dans les affaires publiques. Il est vrai que les choses qui étaient au plus bas prix me paraissaient encore trop chères quand elles étaient inutiles. Je disais aux Romains : « À quoi vous sert de gouverner les nations, si vos femmes vaines et corrompues vous gouvernent ? » Avais-je tort de parler ainsi ? On vivait sans pudeur ; chacun se ruinait, et vivait avec toute sorte de bassesse et de mauvaise foi, pour avoir de quoi soutenir ses folles dépenses. J’étais censeur ; j’avais acquis de l’autorité par ma vieillesse et par ma vertu : pouvais-je me taire ?

Scipion. — Mais pourquoi être encore le délateur universel à quatre-vingt-dix ans ? C’est un beau métier à cet âge !

Caton. — C’est le métier d’un homme qui n’a rien perdu de sa vigueur, ni de son zèle pour la république, et qui se sacrifie pour l’amour d’elle à la haine des grands, qui veulent être impunément dans le désordre.

Scipion. — Mais tu as été accusé aussi souvent que tu as accusé les autres. Il me semble que tu l’as été jusqu’à cinquante fois, et jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans.

Caton. — Il est vrai, et je m’en glorifie. Il n’était pas possible que les méchants ne fissent, par des calomnies, une guerre continuelle à un homme qui ne leur a jamais rien pardonné.

Scipion. — Ce ne fut pas sans peine que tu te défendis contre les dernières accusations.

Caton. — Je l’avoue ; faut-il s’en étonner ? Il est bien malaisé de rendre compte de toute sa vie devant des hommes d’un autre siècle que celui où l’on a vécu. J’étais un pauvre vieillard exposé aux insultes de la jeunesse, qui croyait que je radotais, et qui comptait pour des fables tout ce que j’avais fait autrefois. Quand je le racontais, ils ne faisaient que bâiller et se moquer de moi, comme d’un homme qui se louait sans cesse.

Scipion. — Ils n’avaient pas grand tort. Mais enfin pourquoi aimais-tu tant à reprendre les autres ? Tu étais comme un chien qui aboie contre tous les passants.

Caton. — J’ai trouvé toute ma vie que j’apprenais beaucoup plus des fous que des sages. Les sages ne le sont qu’à demi, et ne donnent que de faibles leçons ; mais les fous sont bien fous, et il n’y a qu’à les voir pour savoir comment il ne faut pas faire.

Scipion. — J’en conviens ; mais toi qui étais si sage, pourquoi étais-tu d’abord si ennemi des Grecs et, dans la suite, pourquoi pris-tu tant de peine, dans ta vieillesse, pour apprendre leur langue ?

Caton. — C’est que je craignais que les Grecs nous communiqueraient bien plus leurs arts que leur sagesse, et leurs mœurs dissolues que leurs sciences. Je n’aimais point tous ces joueurs d’instruments, ces musiciens, ces poètes, ces peintres, ces sculpteurs ; tout cela ne sert qu’à la curiosité, et à une vie voluptueuse. Je trouvais qu’il valait mieux garder notre simplicité rustique, notre vie pauvre et laborieuse dans l’agriculture ; être plus grossier, et mieux vivre ; moins discourir sur la vertu, et la pratiquer davantage.

Scipion. — Pourquoi donc appris-tu le grec ?

Caton. — À la fin, je me laissai enchanter par les Sirènes, comme les autres. Je prêtai l’oreille aux muses grecques. Mais je crains bien que tous ces petits sophistes grecs, qui viennent affamés à Rome pour faire fortune, achèveront de corrompre les mœurs romaines.

Scipion. — Ce n’est pas sans sujet que tu le crains ; mais tu aurais dû craindre aussi de corrompre les mœurs romaines par ton avarice.

Caton. — Moi avare ! j’étais bon ménager ; je ne voulais laisser rien perdre ; mais je ne dépensais que trop !

Rhadamanthe. — Ho ! voilà le langage de l’avarice, qui croit toujours être prodigue.

Scipion. — N’est-il pas honteux que tu aies abandonné l’agriculture pour te jeter dans l’usure la plus infâme ? Tu ne trouvais pas sur tes vieux jours, à ce que j’ai ouï dire, que les terres et les troupeaux rapportassent assez de revenu ; tu devins usurier. Est-ce là le métier d’un censeur qui veut réformer la ville ? Qu’as-tu à répondre ?

Rhadamanthe. — Tu n’oses parler, et je vois bien que tu es coupable. Voici une cause assez difficile à juger. Il faut, mon pauvre Caton, te punir et te récompenser tout ensemble : tu m’embarrasses fort. Voici ma décision. Je suis touché de tes vertus et de tes grandes actions pour ta république : mais aussi quelle apparence de mettre un usurier dans les Champs Élysées ! ce serait un trop grand scandale. Tu demeureras donc, s’il te plaît, à la porte ; mais ta consolation sera d’empêcher les autres d’y entrer. Tu contrôleras tous ceux qui se présenteront ; tu seras censeur ici-bas comme tu l’étais à Rome. Tu auras pour menus plaisirs toutes les vertus du genre humain à critiquer. Je te livre Lucius Scipion, et L. Quintius, et tous les autres, pour répandre sur eux ta bile ; tu pourras même l’exercer sur tous les autres morts qui viendront en foule de tout l’univers : citoyens romains, grands capitaines, rois barbares, tyrans des nations, tous seront soumis à ton chagrin et à ta satire. Mais prends garde à Lucius Scipion ; car je l’établis pour te censurer à ton tour impitoyablement. Tiens, voilà de l’argent pour en prêter à tous les morts qui n’en auront point dans la bouche pour passer la barque de Charon. Si tu prêtes à quelqu’un à usure, Lucius ne manquera pas de m’en avertir, et je te punirai comme les plus infâmes voleurs.