Dialogues des morts/Dialogue 46

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 329-331).


XLVI

CICÉRON ET AUGUSTE


Obliger les ingrats, c’est se perdre soi-même


Auguste. — Bonjour, grand orateur. Je suis ravi de vous revoir ; car je n’ai pas oublié toutes les obligations que je vous ai.

Cicéron. — Vous pouvez vous en souvenir ici-bas, mais vous ne vous en souveniez guère dans le monde.

Auguste. — Après votre mort même je trouvai un jour un de mes petits-fils qui lisait vos ouvrages : il craignit que je ne blâmasse cette lecture, et fut embarrassé ; mais je le rassurai, en disant de vous : « C’était un grand homme, et qui aimait bien sa patrie. » Vous voyez que je n’ai pas attendu la fin de ma vie pour bien parler de vous.

Cicéron. — Belle récompense de tout ce que j’ai fait pour vous élever ! Quand vous parûtes, jeune et sans autorité, après la mort de Jules, je vous donnai mes conseils, mes amis, mon crédit.

Auguste. — Vous le faisiez moins pour l’amour de moi que pour contre-balancer l’autorité d’Antoine, dont vous craigniez la tyrannie.

Cicéron. — Il est vrai, je craignis moins un enfant que cet homme puissant et emporté. En cela je me trompai, car vous étiez plus dangereux que lui. Mais enfin vous me devez votre fortune. Que ne disais-je point au sénat, pendant ce siège de Modène où les deux consuls Hirtius et Pansa, victorieux, périrent ! Leur victoire ne servit qu’à vous mettre à la tête de l’armée. C’était moi qui avais fait déclarer la république contre Antoine par mes harangues, qu’on a nommées Philippiques. Au lieu de combattre pour ceux qui vous avaient mis les armes à la main, vous vous unîtes lâchement avec votre ennemi Antoine et avec Lépide, le dernier des hommes, pour mettre Rome dans les fers. Quand ce monstrueux triumvirat fut formé, vous vous demandâtes des têtes les uns aux autres. Chacun, pour obtenir des crimes de son compagnon, était obligé d’en commettre. Antoine fut contraint de sacrifier à votre vengeance L. César, son propre oncle, pour obtenir de vous ma tête : vous m’abandonnâtes indignement à sa fureur.

Auguste. — Il est vrai ; je ne pus résister à un homme dont j’avais besoin pour me rendre maître du monde. Cette tentation est violente, et il faut l’excuser.

Cicéron. — Il ne faut jamais excuser une si noire ingratitude. Sans moi, vous n’auriez jamais paru dans le gouvernement de la république. Oh que j’ai de regret aux louanges que je vous ai données ! Vous êtes devenu un tyran cruel ; vous n’étiez qu’un ami trompeur et perfide.

Auguste. — Voilà un torrent d’injures. Je crois que vous allez faire contre moi une Philippique plus véhémente que celles que vous avez faites contre Antoine.

Cicéron. — Non ; j’ai laissé mon éloquence en passant les ondes du Styx. Mais la postérité saura que je vous ai fait tout ce que vous avez été, et que c’est vous qui m’avez fait mourir pour flatter la passion d’Antoine. Mais ce qui me fâche le plus est que votre lâcheté, en vous rendant odieux à tous les siècles, me rendra méprisable aux hommes critiques : ils diront que j’ai été la dupe d’un jeune homme qui s’est servi de moi pour contenter son ambition. Obligez les hommes mal nés, il ne nous en revient que de la douleur et de la honte.