Dialogues des morts/Dialogue 66

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 404-409).


LXVI

CHARLES-QUINT ET FRANÇOIS PREMIER


La justice et le bonheur ne se trouvent que dans la bonne foi, la droiture et le courage


Charles. — Maintenant que toutes nos affaires sont finies, nous ne ferions pas mal de nous éclaircir sur les déplaisirs que nous nous sommes donnés l’un à l’autre.

François. — Vous m’avez fait beaucoup d’injustices et de tromperies ; je ne vous ai jamais fait de mal que par les lois de la guerre : vous m’avez arraché, pendant que j’étais en prison, l’hommage du comté de Flandre ; le vassal s’est prévalu de la force pour donner la loi à son souverain.

Charles. — Vous étiez libre de ne renoncer pas.

François. — Est-on libre en prison ?

Charles. — Les hommes faibles n’y sont pas libres ; mais quand on a un vrai courage, on est libre partout. Si je vous eusse demandé votre couronne, l’ennui de votre prison vous aurait-il réduit à me la céder ?

François. — Non, sans doute, j’aurais mieux aimé mourir que de faire cette lâcheté : mais pour la mouvance du comté de Flandre, je vous l’abandonnai par lassitude, par ennui, par crainte d’être empoisonné, par l’intérêt de retourner dans mon royaume, où tout avait besoin de ma présence ; enfin, par l’état de langueur qui me menaçait d’une mort prochaine. Et, en effet, je crois que je serais mort sans l’arrivée de ma sœur.

Charles. — Non seulement un grand roi, mais un vrai chevalier, aime mieux mourir que de donner une parole, à moins qu’il ne soit résolu de la tenir à quelque prix que ce puisse être. Rien n’est si honteux que de dire qu’on a manqué de courage pour souffrir, et qu’on s’est délivré en promettant de mauvaise foi. Si vous étiez persuadé qu’il ne vous était pas permis de sacrifier la grandeur de votre État à la liberté de votre personne, il fallait savoir mourir en prison, mander à vos sujets de ne plus compter sur vous et de couronner votre fils : vous m’auriez bien embarrassé. Un prisonnier qui a ce courage se met en liberté dans sa prison ; il échappe à ceux qui le tiennent.

François. — Ces maximes sont vraies. J’avoue que l’ennui et l’impatience m’ont fait promettre ce qui était contre l’intérêt de mon État, et que je ne pouvais exécuter ni éluder avec honneur. Mais est-ce à vous à me faire un tel reproche ? Toute votre vie n’est-elle pas un continuel manquement de parole ? D’ailleurs ma faiblesse ne vous excuse point. Un homme intrépide, il est vrai, se laisse égorger plutôt que de promettre ce qu’il ne peut pas tenir ; mais un homme juste n’abuse point de la faiblesse d’un autre homme pour lui arracher dans sa captivité une promesse qu’il ne peut ni ne doit exécuter. Qu’auriez-vous fait, si je vous eusse retenu en France quand vous y passâtes, quelque temps après ma prison, pour aller dans les Pays-Bas ? J’aurais pu vous demander la cession du Milanais que vous m’aviez usurpé.

Charles. — Je passais librement en France sur votre parole ; vous n’étiez pas venu librement en Espagne sur la mienne.

François. — Il est vrai ; je conviens de cette différence : mais comme vous m’aviez fait une injustice en m’arrachant, dans ma prison, un traité désavantageux, j’aurais pu réparer ce tort en vous arrachant à mon tour un autre traité plus équitable ; d’ailleurs je pouvais vous arrêter chez moi jusqu’à ce que vous m’eussiez restitué mon bien, qui était le Milanais.

Charles. — Attendez ; vous joignez plusieurs choses qu’il faut que je démêle. Je ne vous ai jamais manqué de parole à Madrid, et vous m’en auriez manqué à Paris, si vous m’eussiez arrêté sous aucun prétexte de restitution, quelque juste qu’elle pût être. C’était à vous à ne permettre le passage qu’en me demandant le préliminaire de la restitution : mais comme vous ne l’avez point demandé, vous ne pouviez l’exiger en France sans violer votre promesse. D’ailleurs, croyez-vous qu’il soit permis de repousser la fraude par la fraude ? Vous justifiez un malhonnête homme en l’imitant. Dès qu’une tromperie en attire une autre, il n’y a plus rien d’assuré parmi les hommes, et les suites funestes de cet engagement vont à l’infini. Le plus sûr pour vous-même est de ne vous venger du trompeur qu’en repoussant toutes ses ruses sans le tromper.

François. — Voilà une sublime philosophie ; voilà Platon tout pur. Mais je vois bien que vous avez fait vos affaires avec plus de subtilité que moi ; mon tort est de m’être fié à vous. Le connétable de Montmorency aida à me tromper : il me persuada qu’il fallait vous piquer d’honneur, en vous laissant passer sans condition. Vous aviez déjà promis dès lors de donner l’investiture du duché de Milan au plus jeune de mes trois fils : après votre passage en France, vous réitérâtes encore cette promesse toutes les fois que vous crûtes avoir besoin de m’en amuser. Si je n’eusse pas cru le connétable, je vous aurais fait rendre le Milanais avant que de vous laisser passer dans les Pays-Bas. Jamais je n’ai pu pardonner ce mauvais conseil de mon favori ; je le chassai de ma cour.

Charles. — Plutôt que de rendre le Milanais, j’aurais traversé la mer.

François. — Votre santé, la saison et les périls de la navigation vous ôtaient cette ressource. Mais enfin pourquoi me jouer si indignement à la face de toute l’Europe et abuser de l’hospitalité la plus généreuse ?

Charles. — Je voulais bien donner le duché de Milan à votre troisième fils ; un duc de Milan de la maison de France ne m’aurait guère plus embarrassé que les autres princes d’Italie. Mais votre second fils, pour lequel vous demandiez cette investiture, était trop près de succéder à la couronne ; il n’y avait entre vous et lui que le Dauphin qui mourut. Si j’avais donné l’investiture au second, il se serait bientôt trouvé tout ensemble roi de France et duc de Milan ; par là toute l’Italie aurait été à jamais dans la servitude. C’est ce que j’ai prévu et c’est ce que j’ai dû éviter.

François. — Servitude pour servitude, ne valait-il pas mieux rendre le Milanais à son chef légitime, qui était moi, que de le retenir dans vos mains sans aucune apparence de droit ? Les Français, qui n’avaient plus un pouce de terre en Italie, étaient moins à craindre dans le Milanais pour la liberté publique, que la maison d’Autriche, revêtue du royaume de Naples et des droits de l’Empire sur tous les fiefs qui relèvent de lui en ce pays-là. Pour moi, je dirai franchement, toute subtilité à part, la différence de nos deux procédés. Vous aviez toujours assez d’adresse pour mettre les formes de votre côté et pour me tromper dans le fond ; j’avais tout au contraire assez d’honneur pour aller droit dans le fond, mais, par faiblesse, par impatience ou par légèreté, je ne prenais pas assez de précautions et les formes étaient contre moi : aussi je n’étais trompeur qu’en apparence et vous l’étiez dans l’essentiel. Pour moi, j’ai été assez puni de mes fautes dans le temps où je les ai faites. Pour vous, j’espère que la fausse politique de votre fils me vengera assez de votre injuste ambition. Il vous a contraint de vous dépouiller pendant votre vie : vous êtes mort dégradé et malheureux, vous qui aviez prétendu mettre toute l’Europe dans les fers. Ce fils achèvera son ouvrage : sa jalousie et sa défiance tyrannique abattront toute vertu et toute émulation chez les Espagnols ; le mérite devenu suspect et odieux n’osera paraître ; l’Espagne n’aura plus ni grand capitaine ni génie élevé dans les négociations, ni discipline militaire, ni bonne police dans les peuples. Ce roi, toujours caché et toujours impraticable comme les rois de l’Orient, abattra le dedans de l’Espagne et soulèvera les nations éloignées qui dépendent de cette monarchie. Ce grand corps tombera de lui-même, et ne servira plus que d’exemple de la vanité des trop grandes fortunes. Un État réuni et médiocre, quand il est bien peuplé, bien policé, bien cultivé pour les arts et pour les sciences utiles ; quand il est d’ailleurs gouverné selon ses lois, avec modération, par un prince qui rend lui-même la justice et qui va lui-même à la guerre, promet quelque chose de plus heureux qu’une vaste monarchie qui n’a plus de tête pour réunir le gouvernement. Si vous ne voulez pas m’en croire, attendez un peu ; nos arrière-neveux vous en diront des nouvelles.

Charles. — Hélas ! je ne prévois que trop la vérité de vos prédictions. La prévoyance de ces malheurs, qui renverseront tous mes ouvrages, m’a découragé et m’a fait quitter l’empire. Cette inquiétude troublait mon repos dans ma solitude de Saint-Just.