Dialogues des morts/Dialogue 78

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 453-456).


LXXVIII

ARISTOTE ET DESCARTES


Sur la philosophie cartésienne, et en particulier sur le système des bêtes-machines


Aristote. — J’avais entendu parler ici de votre nouvelle métaphysique, et je suis bien aise de m’en éclaircir avec vous.

Descartes. — J’ai avancé de nouveaux principes, je l’avoue ; mais je n’ai rien avancé que de vrai, à ce qu’il me semble.

Aristote. — Expliquez-moi un peu ces nouveaux principes.

Descartes. — J’ai découvert aux hommes la chose la plus importante qu’on ait découverte et qu’on découvrira : c’est que les animaux ne sont que de simples machines et de purs ressorts qui sont montés pour toutes les actions qu’on leur voit faire.

Aristote. — Oui, mais nous leur en voyons faire plusieurs qui me paraissent difficiles à expliquer par la machine. Par exemple, lorsqu’un chien suit un lièvre, direz-vous que la machine est ainsi montée ?

Descartes. — Avant que d’en venir à cette question, il faut convenir qu’il y a un Être infini.

Aristote. — Voyons un peu comment vous le pourrez prouver.

Descartes. — N’est-il pas vrai que le corps n’est qu’une simple matière ?

Aristote. — Oui.

Descartes. — De même l’âme n’est qu’une substance qui pense.

Aristote. — Bon.

Descartes. — Pour joindre donc cette matière et cette substance immatérielle, il est nécessaire d’un lien ; or ce lien ne peut point être matériel ; donc il est nécessaire qu’il y ait un Être tout-puissant et infini qui lie cette matière et cette substance immatérielle.

Aristote. — Pendant ma vie, je voyais bien qu’il fallait qu’il y eût quelque chose comme cela, mais cette connaissance n’était pas si distincte que vous me la rendez à présent.

Descartes. — Pour revenir à notre chien, cet Être infini et tout-puissant ne peut-il pas avoir fait des ressorts si délicats que, touchés par les corpuscules qui sortent incessamment de ce lièvre, ils fassent agir les ressorts, en sorte que cela les tire vers le lièvre ?

Aristote. — Mais, quand ce chien est en défaut et que ces corpuscules ne viennent plus lui frapper le nez, qu’est-ce qui fait que ce chien cherche de tous côtés jusqu’à ce qu’il ait retrouvé la voie ?

Descartes. — Vous entrez dans de trop petits détails, que l’on n’a pas fort approfondis.

Aristote. — Cette question vous a embarrassé, je le vois bien.

Descartes. — Mon principe fondamental est que nous ne voyons faire aux bêtes que des mouvements où l’on n’a besoin que de la machine.

Aristote. — Quoi ! quand un chien a perdu son maître et qu’il est dans un carrefour où il y a trois chemins, après avoir senti les deux premiers inutilement il prend le troisième sans hésiter : en vérité, je ne vois pas que la simple machine puisse faire cela.

Descartes. — Je vous ai déjà dit que ces détails étaient de si petite conséquence qu’on ne se donne point la peine de les approfondir. Mais venons aux principes : les animaux sont de simples machines, ou bien ils ont une âme matérielle ou une spirituelle.

Aristote. — Pour la machine et l’âme spirituelle, je le nie.

Descartes. — Vous revenez donc à l’âme matérielle ?

Aristote. — Elle est bien plus probable que la simple machine ; et pour l’âme spirituelle, je crois qu’elle n’a été accordée qu’aux seuls hommes.

Descartes. — J’ai gagné un grand point : n’est-il pas vrai que la matière ne pense pas ?

Aristote. — Non.

Descartes. — Puisque la matière ne pense pas, comment voulez-vous donc qu’elle soit une âme qui n’est faite que pour penser ?

Aristote. — Eh bien ! ôtons-en la matière.

Descartes. — La voilà devenue âme spirituelle.

Aristote. — J’avoue que cette forme matérielle n’est qu’un pur galimatias et que je ne l’ai voulu soutenir que parce que mes écoliers l’enseignent ainsi : mais, en revenant à votre Être infini et tout-puissant, nous devons conclure qu’il a pu donner aux animaux une âme spirituelle et les a pu faire aussi de simples machines ; mais que, comme l’esprit des hommes est borné, il ne peut pas pénétrer jusqu’à cette science.

Descartes. — Vous voilà tombé dans la possibilité, et c’est une carrière où il est facile de s’étendre. Dans cette possibilité vous trouverez les choses de raison, les hircocerfs, les hippocentaures, et mille autres figures bizarres.

Aristote. — Vous, vous voudriez bien m’éloigner de la métaphysique, et me faire tomber sur les êtres de raison, qui font partie de la logique.

Descartes. — Vous tâchez de m’éblouir par vos vaines raisons.

Aristote. — Avouez, mon pauvre Descartes, que nous n’entendons guère tous deux ce que nous disons, et que nous plaidons une cause bien embrouillée.

Descartes. — Embrouillée ! je prétends qu’il n’y a rien de plus clair que la mienne.

Aristote. — Croyez-moi, ne disputons pas davantage ; nous y perdrions tous deux notre latin.