Aller au contenu

Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/I. Soliman, Juliette de Gonzague

La bibliothèque libre.
Salmon, libraire-éditeur (4p. 59-62).

DIALOGUE PREMIER.

SOLIMAN, JULIETTE DE GONZAGUE.


SOLIMAN.

Ah ! pourquoi est-ce ici la première fois que je vous vois ? Pourquoi ai-je perdu toute la peine que je pris pendant ma vie à vous faire chercher ? J’eusse eu dans mon sérail la plus belle personne de l’Italie, et a présent, je ne vois qu’une ombre qui n’a point de traits, et qui ressemble à toutes les autres.

JULIETTE DE GONZAGUE.

Je ne puis trop vous remercier de l’amour que vous eûtes pour moi, sur la réputation que j’avais d’être belle. Cela même redoubla beaucoup cette réputation ; et je vous dois les plus agréables momens que j’aie passés. Surtout je me souviendrai toujours avec plaisir de la nuit où le pirate Barberousse, à qui vous aviez donné ordre de m’enlever, pensa me surprendre dans Caïette et m’obligea de sortir de la ville dans un désordre et avec une précipitation extrême.

SOLIMAN.

Par quelle raison preniez-vous la fuite, si vous étiez bien aise qu’on vous cherchât de ma part ?

JULIETTE DE GONZAGUE.

J’étais ravie qu’on me cherchât, et plus encore qu’on ne pût m’attraper. Rien ne me flattait plus que de penser que je manquais au bonheur de l’heureux Soliman, et qu’on me trouvait à dire, dans le sérail, dans un lieu si rempli de belles personnes ; mais je n’en voulais pas davantage. Le sérail n’est agréable que pour celles qui y sont souhaitées, et non pour celles qu’on y enferme.

SOLIMAN.

Je vois bien ce qui vous faisait peur ; ce grand nombre de rivales ne vous eût point accommodée. Peut-être aussi craigniez-vous que parmi tant de femmes aimables, il n’y en eût beaucoup qui ne fissent que servir d’ornement au sérail ?

JULIETTE DE GONZAGUE.

Vous me donnez là de jolis sentimens.

SOLIMAN.

Qu’est-ce que le sérail avait donc de si terrible ?

JULIETTE DE GONZAGUE.

J’y eusse été blessée au dernier point de la vanité de vous autres sultans, qui, pour faire montre de votre grandeur, y enfermez je ne sais combien de belles personnes, dont la plupart vous sont inutiles, et ne laissent pas d’être perdues pour le reste de la terre ; d’ailleurs, croyez-vous que l’on s’accommode d’un amant, dont les déclarations d’amour sont des ordres indispensables, et qui ne soupire que sur le ton d’une autorité absolue ? Non, je n’étais point propre pour le sérail : il n’était point besoin que vous me fissiez chercher ; je n’eusse jamais fait voire bonheur.

SOLIMAN.

Comment en êtes-vous si sûre ?

JULIETTE DE GONZAGUE.

C’est que je sais que vous n’eussiez pas fait le mien.

SOLIMAN.

Je n’entends pas bien la conséquence. Qu’importe que j’eusse fait votre bonheur ou non ?

JULIETTE DE GONZAGUE.

Quoi ! vous concevez qu’on puisse être heureux en amour par une personne que l’on ne rend pas heureuse ? Qu’il y ait, pour ainsi dire, des plaisirs solitaires qui n’aient pas besoin de se communiquer, et qu’on en jouisse quand on ne les donne pas ? Ah ! ces sentimens font horreur à des cœurs bien faits.

SOLIMAN.

Je suis Turc ; il me serait pardonnable de n’avoir pas toute la délicatesse possible. Cependant, il me semble que je n’ai pas tant de tort. Ne venez-vous pas de condamner bien fortement la vanité ?

JULIETTE DE GONZAGUE.

Oui.

SOLIMAN.

Et n’est-ce pas un mouvement de vanité, que de vouloir faire le bonheur des autres ? N’est-ce pas une fierté insupportable de ne consentir que vous me rendiez heureux, qu’à condition que je vous rendrai heureuse aussi ? Un sultan est plus modeste ; il reçoit du plaisir de beaucoup de femmes très aimables, à qui il ne se pique point d’en donner. Ne riez point de ce raisonnement ; il est plus solide qu’il ne vous paraît. Songez-y ; étudiez le cœur humain, et vous trouverez que cette délicatesse que vous estimez tant, n’est qu’une espère de rétribution orgueilleuse : on ne veut rien devoir.

JULIETTE DE GONZAGUE.

Hé bien donc, je conviens que la vanité est nécessaire.

SOLIMAN.

Vous la blâmiez tant tout-à-l’heure ?

JULIETTE DE GONZAGUE.

Oui, celle dont je parlais ; mais j’approuve fort celle-ci. Avez-vous de la peine à concevoir que les bonnes qualités d’un homme tiennent à d’autres qui sont mauvaises, et qu’il serait dangereux de le guérir de ses défauts ?

SOLIMAN.

Mais on ne sait a quoi s’en tenir. Que faut-il donc penser de la vanité ?

JULIETTE DE GONZAGUE.

À un certain point, c’est vice ; un peu en deça, c’est vertu.