Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/V. La duchesse de Valentinois, Anne de Boulen

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Salmon, libraire-éditeur (4p. 76-79).

DIALOGUE V.

LA DUCHESSE DE VALENTINOIS, ANNE DE BOULEN.


ANNE DE BOULEN.

J’admire votre bonheur. Il semble que Saint-Vallier, votre père, ne commette un crime que pour faire votre fortune. Il est condamné à perdre la tête ; vous allez demander sa grâce au roi. Être jolie, et demander des grâces à un jeune prince, c’est s’engager à en faire, et aussitôt vous voilà maîtresse de François Ier.

LA DUCHESSE DE VALENTINOIS.

Le plus grand bonheur que j’aie eu en cela , est d’avoir été amenée à la galanterie par l’obligation où est une fille de sauver la vie à son père. Le penchant que j’y avais, pouvait aisément être caché sous un prétexte si honnête et si favorable.

ANNE DE BOULEN.

Mais votre goût se déclara bientôt par les suites ; car vos galanteries durèrent plus long-temps que le péril de votre père.

LA DUCHESSE DE VALENTINOIS.

Il n’importe. En fait d’amour, toute l’importance est dans les commencemens. Le monde sait bien que qui fait un pas, en fera davantage ; il ne s’agit que de bien faire ce premier pas. Je me flatte que ma conduite n’a pas mal répondu à l’occasion que la fortune m’offrit, et que je ne passerai pas dans l’histoire pour n’avoir été que médiocrement habile. On admirait que le connétable de Montmorency eût été le ministre et le favori de trois rois ; mais j’ai été la maîtresse de deux, et je prétends que c’est davantage.

ANNE DE BOULEN.

Je n’ai garde de disconvenir de votre habileté, mais je crois que la mienne l’a surpassée. Vous vous êtes fait aimer long-temps, mais je me suis fait épouser. Un roi vous rend des soins : tant qu’il a le cœur touché, cela ne lui coûte rien. S’il vous fait reine, ce n’est qu’à l’extrémité, et quand il n’a plus d’espérance.

LA DUCHESSE DE VALENTINOIS.

Vous faire épouser n’était pas une grande affaire ; mais me faire toujours aimer, en était une. Il est aisé d’irriter l’amour, quand on ne le satisfait pas, et fort malaisé de ne pas l’éteindre, quand on le satisfait. Enfin, vous n’aviez qu’à refuser toujours avec la même sévérité, et il fallait que j’accordasse toujours avec de nouveaux agrémens.

ANNE DE BOULEN.

Puisque vous me pressez si fort par vos raisons, il faut que j’ajoute à ce que j’ai dit, que si je me suis fait épouser, ce n’est pas pour avoir eu beaucoup de vertu.

LA DUCHESSE DE VALENTINOIS.

Et moi, si je me suis fait aimer très constamment, ce n’est pas pour avoir eu beaucoup de fidélité.

ANNE DE BOULEN.

Je vous dirai donc encore, que je n’avais ni vertu, ni réputation de vertu.

LA DUCHESSE DE VALENTINOIS.

Je l’avais compris ainsi, car j’eusse compté la réputation pour ta vertu même.

ANNE DE BOULEN.

Il me semble que vous ne devez pas mettre au nombre de vos avantages, des infidélités que vous fîtes à votre amant, et qui, selon toutes les apparences, furent secrètes ; elles ne peuvent servir à relever votre gloire. Mais quand je commençai à être aimée du roi d’Angleterre, le public qui était instruit de mes aventures, ne me garda point le secret, et cependant je triomphai de la renommée.

LA DUCHESSE DE VALENTINOIS.

Je vous prouverais peut-être, si je voulais, que j’ai été infidèle à Henri II, avec assez peu de mystère pour m’en pouvoir faire honneur ; mais je ne veux point m’arrêter sur ce point là. Le manque de fidélité se peut ou cacher, ou réparer : mais comment cacher, comment réparer le manque de jeunesse ? J’en suis pourtant venue à bout. J’étais coquette, et je me faisais adorer : ce n’est rien ; mais j’étais âgée. Vous, vous étiez jeune, et vous vous laissâtes couper la tête. Toute grand’mère que j’étais, je suis assurée que j’aurais eu assez d’adresse pour empêcher qu’on ne me la coupât.

ANNE DE BOULEN.

J’avoue que c’est là la tache de ma vie ; n’en parlons point. Je ne puis me rendre sur votre âge même, qui était votre fort : il était assurément moins difficile à déguiser que la conduite que j’avais eue. Je devais avoir bien troublé la raison de celui qui se résolvait à me prendre pour sa femme ; mais il suffisait que vous eussiez prévenu en votre faveur, et accoutumé peu à peu aux changemens de votre beauté, les yeux de celui qui vous trouvait toujours belle.

LA DUCHESSE DE VALENTINOIS.

Vous ne connaissez pas bien les hommes. Quand on paraît aimable à leurs yeux, on paraît à leur esprit tout ce qu’on veut, vertueuse même, quoiqu’on ne soit rien moins ; la difficulté n’est que de paraître aimable à leurs yeux aussi long-temps qu’on voudrait.

ANNE DE BOULEN.

Vous m’avez convaincue ; je vous cède : mais du moins que je sache de vous par quel secret vous réparâtes votre âge. Je suis morte, et vous pouvez me l’apprendre, sans craindre que j’en profite.

LA DUCHESSE DE VALENTINOIS.

De bonne foi, je ne le sais pas moi-même. On fait presque toujours les grandes choses sans savoir comment on les fait, et on est tout surpris qu’on les a faites. Demandez à César comment il se rendit le maître du monde : peut-être ne vous répondra-t-il pas aisément.

ANNE DE BOULEN.

La comparaison est glorieuse.

LA DUCHESSE DE VALENTINOIS.

Elle est juste. Pour être aimée à mon âge, j’ai eu besoin d’une fortune pareille à celle de César. Ce qu’il y a de plus heureux, c’est qu’aux gens qui ont exécuté d’aussi grandes choses que lui et moi, on ne manque point de leur attribuer après coup des desseins et des secrets infaillibles, et de leur faire beaucoup plus d’honneur qu’ils ne méritaient.