Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/V. Parménisque, Théocrite de Chio

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Salmon, libraire-éditeur (4p. 20-25).

DIALOGUE V.

PARMÉNISQUE, THÉOCRITE DE CHIO.


THÉOCRITE.

Tout de bon, ne pouviez-vous plus rire après que vous eûtes descendu dans l’antre de Trophonius ?

PARMÉNISQUE.

Non, j’étais d’un sérieux extraordinaire.

THÉOCRITE.

Si j’eusse su que l’antre de Trophonius avait cette vertu, j’eusse bien dû y faire un petit voyage. Je n’ai que trop ri pendant ma vie, et même elle eût été plus longue, si j’eusse moins ri. Une mauvaise raillerie m’a amené dans le lieu où nous sommes. Le roi Antigonus était borgne. Je l’avais cruellement offensé ; cependant il avait promis de n’en avoir aucun ressentiment, pourvu que j’allasse me présenter devant lui. On m’y conduisait presque par force, et mes amis me disaient pour m’encourager : « Allez, ne craignez rien ; votre vie est en sûreté, dès que aurez paru aux yeux du roi. Ah ! leur répondis-je, si je ne puis obtenir ma grâce, sans paraître a ses yeux, je suis perdu. » Antigonus, qui était disposé à me pardonner un crime, ne me put pardonner cette plaisanterie, et il m’en coûta la tête pour avoir raillé hors de propos.

PARMÉNISQUE.

Je ne sais si je n’eusse point voulu avoir votre talent de railler, même a ce prix là.

THÉOCRITE.

Et moi, combien voudrais-je présentement avoir acheté votre sérieux !

PARMÉNISQUE.

Ah ! vous n’y songez pas. Je pensai mourir du sérieux que vous souhaitez si fort : rien ne me divertissait plus ; je faisais des efforts pour rire, et je n’en pouvais venir à bout. Je ne jouissais plus de tout ce qu’il y a de ridicule dans le monde ; ce ridicule était devenu triste pour moi. Enfin, désespéré d’être si sage, j’allai à Delphes, et je priai instamment le dieu de m’enseigner un moyen de rire. Il me renvoya en termes ambigus au pouvoir maternel. Je crus qu’il entendait ma patrie : j’y retourne ; mais ma patrie ne put vaincre mon sérieux. Je commençais à prendre mon parti, comme dans une maladie incurable, lorsque je fis par hasard un voyage à Délos : là, je contemplai avec surprise la magnificence des temples d’Apollon, et la beauté de ses statues. Il était partout en marbre ou en or, et de la main des meilleurs ouvriers de la Grèce ; mais quand je vins à une Latone de bois, qui était très mal faite, et qui avait tout l’air d’une vieille, je m’éclatai de rire, par la comparaison des statues du fils à celle de la mère. Je ne puis vous exprimer assez combien je fus étonné, content, charmé d’avoir ri. J’entendis alors le vrai sens de l’oracle. Je ne présentai point d’offrandes à tous ces Apollons d’or ou de marbre ; la Latone de bois eut tous mes dons et tous mes vœux. Je lui fis je ne sais combien de sacrifices, je l’enfumai toute d’encens, et j’eusse élevé un temple à Latone qui fait rire, si j’eusse été en état d’en faire la dépense.

THÉOCRITE.

Il me semble qu’Apollon pouvait vous rendre la faculté de rire, sans que ce fût aux dépens de sa mère : vous n’auriez vu que trop d’objets qui étaient propres à faire le même effet que Latone.

PARMÉNISQUE.

Quand on est de mauvaise humeur, on trouve que les hommes ne valent pas la peine qu’on en rie ; ils sont faits pour être ridicules, et ils le sont, cela n’est pas étonnant ; mais une déesse, qui se met à l’être, l’est bien davantage. D’ailleurs, Apollon voulait apparemment me faire voir que mon sérieux était un mal qui ne pouvait être guéri par tous les remèdes humains, et que j’étais réduit dans un état où j’avais besoin du secours même des dieux.

THÉOCRITE.

Cette joie et cette gaieté que vous enviez, est encore un bien plus grand mal. Toul un peuple en a autrefois été atteint, et en a extrêmement souffert.

PARMÉNISQUE.

Quoi ! il s’est trouvé tout un peuple trop disposé à la gaieté et à la joie ?

THÉOCRITE.

Oui, c’étaient les Tirinthiens.

PARMÉNISQUE.

Les heureuses gens !

THÉOCRITE.

Point du tout. Comme ils ne pouvaient plus prendre leur sérieux sur rien, tout allait en désordre parmi eux. S’ils s’assemblaient sur la place, tous leurs entretiens roulaient sur des folies, au lieu de rouler sur les affaires publiques ; s’ils recevaient des ambassadeurs, ils les tournaient en ridicule ; s’ils tenaient le conseil de ville, les avis des plus graves sénateurs n’étaient que des bouffonneries ; et en toutes sortes d’occasions, une parole ou une action raisonnable eût été un prodige chez les Tirinthiens. Ils se sentirent enfin incommodés de cet esprit de plaisanterie, du moins autant que vous l’aviez été de votre tristesse, et ils allèrent consulter l’oracle de Delphes, aussi bien que vous, mais pour une fin bien différente ; c’est-à-dire pour lui demander les moyens de recouvrer un peu de sérieux. L’oracle répondit que s’ils voulaient sacrifier un taureau à Neptune, sans rire, il serait désormais en leur pouvoir d’être plus sages. Un sacrifice n’est pas une action si plaisante d’elle-même ; cependant, pour la faire sérieusement, ils y apportèrent bien des préparatifs : ils résolurent de n’y recevoir point de jeunes gens, mais seulement des vieillards, et non pas encore toutes sortes de vieillards, mais seulement ceux, qui avaient ou des maladies, ou beaucoup de dettes, ou des femmes bien incommodes. Quand toutes ces personnes choisies furent sur le bord de la mer, pour immoler la victime, il fut besoin, malgré les femmes, les dettes, les maladies et l’âge, qu’ils composassent leur air, baissassent les yeux à terre, et se mordissent les lèvres : mais par malheur, il se trouva là un enfant qui s’y était coulé : on voulut le chasser, selon l’ordre, et il cria ; Quoi ! avez-vous peur que je n’avale votre taureau ? Cette sottise déconcerta toutes ces gravités contrefaites : on éclata de rire ; le sacrifice fut troublé, et la raison ne revint point aux Tirinthiens. Ils eurent grand tort, après que le taureau leur eut manqué, de ne pas songer à cet antre de Trophonius, qui avait la vertu de rendre les gens si sérieux, et qui fit un effet si remarquable sur vous.

PARMÉNISQUE.

À la vérité, je descendis dans l’antre de Trophonius ; mais l’antre de Trophonius, qui m’attrista si fort, n’est pas ce qu’on pense.

THÉOCRITE.

Et qu’est-ce donc ?

PARMÉNISQUE.

Ce sont les réflexions : j’en avais fait, et je ne riais plus. Si l’oracle eut ordonné aux Tirinthiens d’en faire, ils étaient guéris de leur enjouement.

THÉOCRITE.

J’avoue que je ne sais pas trop ce que c’est que les réflexions ; mais je ne puis concevoir pourquoi elles seraient si chagrines. Ne saurait-on avoir des vues saines, qui ne soient en môme temps tristes ? N’y a-t-il que l’erreur qui soit gaie, et la raison n’est-elle faite que pour nous tuer ?

PARMÉNISQUE.

Apparemment, l’intention de la nature n’a pas été qu’on pensât avec beaucoup de raffinement ; car elle vend ces sortes de pensées là bien cher. Vous voulez faire des réflexions, nous dit-elle ; prenez-y garde ; je m’en vengerai, par la tristesse qu’elles vous causeront.

THÉOCRITE.

Mais vous ne me dites point pourquoi la nature ne veut pas qu’on pousse les réflexions jusqu’où elles peuvent aller ?

PARMÉNISQUE.

Elle a mis les hommes au monde pour y vivre ; et vivre, c’est ne savoir ce que l’on fait la plupart du temps. Quand nous découvrons le peu d’importance de ce qui nous occupe et de ce qui nous touche, nous arrachons à la nature son secret : on devient trop sage, et on ne veut plus agir ; voilà ce que la nature ne trouve pas bon.

THÉOCRITE.

Mais la raison qui vous fait penser mieux que les autres, ne laisse pas de vous condamner à agir comme eux.

PARMÉNISQUE.

Vous dites vrai. Il y a une raison qui nous met au-dessus de tout par les pensées ; il doit y en avoir ensuite une autre, qui nous ramène à tout par les actions : mais à ce compte là même, ne vaut-il pas presque autant n’avoir point pensé ?