Dialogues sur la religion naturelle/VI

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– Il n’y a qu’un édifice bien léger, dit alors Déméa, qui puisse être élevé sur un fondement aussi fragile, aussi chancelant. Quand nous ne sommes pas certains s’il y a un ou plusieurs Dieux, si Dieu ou les Dieux, à qui nous devons notre existence, sont des êtres parfaits ou imparfaits, subordonnés ou suprêmes, morts ou vivants, quelle assurance, quelle confiance pouvons-nous avoir en eux ? Quel culte, quel hommage devons-nous leur rendre ? Quelle espèce de respect devons-nous leur témoigner ? La partie dogmatique de la religion devient donc absolument inutile dans tous les systèmes religieux ; et même, quant aux conséquences spéculatives, son incertitude doit la rendre, selon vous, entièrement insuffisante et précaire. – Ce qui la rend encore plus insuffisante, dit Philon, c’est une autre hypothèse qui, d’après la méthode de raisonner sur laquelle Cléanthe insiste si fort, doit acquérir une espèce de probabilité. Il suppose que ce principe : des causes semblables produisent des effets semblables, est le fondement de toute religion. Mais il est un autre principe de la même espèce, non moins certain, également dérivé du canal de l’expérience, savoir que toutes les fois que diverses circonstances connues sont trouvées semblables, celles qui sont inconnues se trouveront également semblables. Ainsi, quand nous voyons les membres d’un corps humain, nous en concluons qu’il est accompagné d’une tête humaine, quand même nous ne la verrions pas. De même, quand nous découvrons à travers la fente d’un mur une portion du soleil, nous en concluons que si le mur était enlevé, nous verrions le disque entier de ce bel astre. En un mot, cette méthode de raisonner paraît si évidente et si familière que l’on ne saurait en contester la solidité.

Jetons maintenant les yeux sur l’univers, autant qu’il est à notre portée. N’a-t-il pas la plus forte ressemblance avec un animal ou un corps organisé ? Ne paraît-il pas mû par un principe semblable de vie et de mouvement ? La matière s’y trouve dans une circulation perpétuelle, sans causer aucun désordre ; il règne dans toutes les parties un dépérissement perpétuel qui se répare sans cesse ; on aperçoit la plus étroite sympathie dans tout le système et chaque partie ou membre, en remplissant la fonction à laquelle il est destiné, contribue également à sa propre conservation et à celle du tout. J’ai donc droit d’inférer que le monde est un animal et que la Divinité est l’âme qui meut le monde et qui est mue par lui. Vous êtes trop éclairé, Cléanthe, pour être étonné de cette opinion que vous savez avoir été celle de presque tous les théistes de l’Antiquité qui l’ont développée dans tous leurs discours et dans tous leurs traités philosophiques. Il est vrai que les anciens philosophes raisonnent quelquefois d’après des causes finales, comme s’ils eussent pensé que le monde était l’ouvrage de la Divinité. Mais il paraît que leur opinion favorite était de le regarder comme son corps, qui par son organisation devait lui être subordonné. Il faut avouer en effet que, comme l’univers ressemble plus au corps humain qu’aux ouvrages produits par le génie et l’industrie de l’homme, si la sphère limitée de nos observations analogiques pouvait, d’une manière convenable, s’étendre sur le grand tout de la nature, la conclusion en serait vraisemblablement plus favorable au système ancien qu’au système moderne.

On trouve encore dans le système ancien bien d’autres avantages qui l’ont fait adopter par les théologiens de l’Église primitive. Rien ne répugnait davantage à leurs notions, parce que rien ne répugnait davantage à l’expérience commune, qu’un esprit sans corps, qu’une substance purement spirituelle qui échappait également à leurs sens et à leur entendement, et dont ils n’avaient pas vu de modèle dans toute l’étendue de la nature. Ils connaissaient l’esprit et le corps, parce qu’ils sentaient l’un et l’autre. Ils connaissaient également, et de la même manière, l’ordre, les proportions, l’organisation et le mécanisme intérieur de ces deux substances ; il ne pouvait donc leur paraître que très raisonnable d’appliquer la même analogie à l’univers et de supposer que l’âme divine et son corps avaient toujours été coexistants et qu’il se trouvait dans l’un et l’autre un ordre, un arrangement et des rapports inhérents à leur nature et inséparables l’un de l’autre. Voilà donc, Cléanthe, une nouvelle forme d’anthropomorphisme que vous pouvez discuter, et un système qui ne paraît pas renfermer de grandes difficultés. Vous êtes sûrement trop au-dessus des préjugés de l’esprit de système, pour trouver plus de difficulté à supposer un corps animé qui originairement ou de lui-même, ou par des causes inconnues, aurait acquis l’ordre et l’organisation, qu’à supposer un ordre semblable qui serait particulier à l’esprit. Mais on imaginerait que ce préjugé vulgaire : l’esprit et le corps doivent toujours s’accompagner l’un et l’autre, ne doit pas toujours être méprisé, puisqu’il est fondé sur l’expérience vulgaire, le seul guide que vous affectez de suivre dans toutes ces recherches théologiques. Et si vous affirmez que notre expérience limitée est une règle insuffisante pour juger de l’étendue illimitée de la nature, vous devez donc renoncer à votre propre hypothèse, adopter dorénavant l’opinion de ceux que vous appelez mystiques et admettre l’incompréhensibilité absolue de la nature divine.

– J’avoue, répliqua Cléanthe, que ce système, quoique assez naturel, ne s’était pas encore offert à mon esprit. Mais, sans avoir passé quelque temps à l’examiner et l’approfondir, je ne saurais dire ce que j’en pense.

– En vérité, vous êtes bien scrupuleux, dit Philon ; s’il m’avait fallu ainsi examiner quelqu’un de vos systèmes, je n’aurais pas fait paraître la moitié de cette discrétion et de cette réserve pour l’attaquer par des objections et des difficultés. S’il vous vient, cependant, quelque idée, vous nous obligerez de vouloir bien nous en faire part.

– Pourquoi donc, répliqua Cléanthe, quand, à plusieurs égards, le monde ressemble à un corps animé, me paraît-il que l’analogie ne laisse pas d’être en défaut dans plusieurs circonstances qui sont les plus essentielles ? Pourquoi n’y voit-on pas les organes des sens ? Pourquoi pas d’origine précise de mouvement et d’action ? En un mot, l’univers paraît avoir plus de ressemblance avec une substance végétale qu’avec une substance animale, et cela seul arrêterait toutes les conséquences de vos inductions en faveur de l’âme du monde.

Mais, en premier lieu, votre système paraît supposer l’éternité du monde ; et cette hypothèse, selon moi, peut être réfutée par les raisons et les probabilités les plus fortes. […]

Lucullus fut le premier qui transporta le cerisier d’Asie en Europe ; il est cependant plusieurs climats en Europe où cet arbre prospère si bien qu’il croît dans les bois sans culture. Serait-il possible qu’une éternité se fût écoulée tout entière sans qu’un Européen ait passé en Asie et en ait apporté dans son pays un arbre qui produit des fruits si délicieux ? Ou, si cet arbre a été transplanté et multiplié, comment l’espèce aurait-elle été détruite ? Des empires peuvent s’élever et être renversés, la liberté et l’esclavage se succèdent tour à tour, l’ignorance et la science se suivent l’une après l’autre, mais le cerisier, une fois transplanté dans les bois de la Grèce, de l’Espagne et de l’Italie, y subsistera toujours et n’éprouvera pas les révolutions qui bouleversent la société humaine.

Il n’y a pas deux mille ans que la vigne a été portée en France. Il n’est pourtant pas de climat dans le monde où elle réussit aussi bien. Il n’y a pas trois siècles que les chevaux, les boeufs, les brebis, les porcs, les chiens et le blé n’étaient pas connus en Amérique. Serait-il possible qu’une éternité entière se fût écoulée, sans qu’il ait paru un Christophe Colomb pour ouvrir la communication entre les deux hémisphères ? Autant vaudrait imaginer que tous les hommes ont porté des bas depuis dix mille ans, sans avoir jamais imaginé de les attacher avec des jarretières. Ces observations paraissent des preuves incontestables de la jeunesse ou plutôt de l’enfance du monde, parce qu’elles sont fondées sur des principes plus constants et plus fermes que ceux d’après lesquels la société humaine se règle et se conduit. Il n’y aurait qu’un bouleversement total des éléments qui pût détruire tous les animaux et les végétaux de l’Europe que l’on trouve maintenant dans le monde occidental.

– Et que pouvez-vous objecter contre ces sortes de bouleversements ? répliqua Philon. On voit sur notre globe des traits marqués, des signes évidents qui prouvent de la manière la plus forte et la plus incontestable que l’eau en a couvert pendant plusieurs siècles toutes les parties. Et quand on supposerait que l’ordre est inséparable de la matière et lui est inhérent, la matière ne laisse pas d’être susceptible de grandes et nombreuses révolutions dans l’espace infini de l’éternelle durée. Les changements éternels auxquels chaque partie est sujette paraissent indiquer de ces sortes de bouleversements généraux, quoique en même temps il ne faille pas perdre de vue que tous ces changements et ces dépérissements que nous pouvons découvrir, ne sont que des passages d’un état à un autre. Car la matière ne pourrait pas durer toujours dans la confusion et le chaos. Ce que nous voyons dans les parties peut être appliqué au tout : c’est là du moins la méthode de raisonner sur laquelle vous appuyez tout votre système. Et s’il me fallait défendre un système particulier de cette espèce (ce que je ne ferais jamais volontiers), aucun ne me paraît plus plausible que celui qui attribue à l’univers un principe d’ordre, éternel et inhérent, quoique accompagné de grandes et continuelles révolutions. Cette observation éclaire toutes les difficultés, et si la solution, pour être trop générale, n’est pas complète et suffisante, elle forme du moins une hypothèse à laquelle nous devons recourir tôt ou tard, quelque système que nous embrassions. Comment les choses auraient-elles été ce qu’elles sont, s’il n’y avait quelque part dans la pensée ou dans la matière un principe inhérent et primitif d’ordre ? N’importe à laquelle des deux nous donnions la préférence. Le hasard ne saurait avoir lieu dans aucune hypothèse de scepticisme ou de religion. Toutes les choses sont sûrement gouvernées par des lois fermes et inébranlables. Et si nous pouvions déchirer le rideau qui cache l’essence intérieure des choses, nous verrions une scène dont nous n’avons actuellement aucune idée. Au lieu d’admirer l’ordre des substances naturelles, nous verrions clairement qu’il ne leur est aucunement possible d’être dans une position différente.

Si l’on avait quelque penchant à ressusciter l’ancienne mythologie, suivant laquelle, comme nous l’apprend Hérodote, ce globe était gouverné par 30000 divinités émanées des puissances inconnues de la nature, vous seriez tenté d’objecter, Cléanthe, qu’il n’y a rien à gagner dans cette hypothèse, et qu’il est également aisé de supposer que tous les hommes et les animaux, substances plus nombreuses mais moins parfaites, ont été produits immédiatement par une origine semblable. Portez cette induction un peu plus loin, et vous verrez qu’il est aussi possible de donner l’explication d’une société nombreuse de Dieux, que d’une Divinité universelle qui réunirait en elle seule les différents pouvoirs et les perfections de toute la société. Vous devez donc avouer que tous ces systèmes de scepticisme, de polythéisme et de théisme, résultent également de vos principes et qu’aucun d’eux n’a l’avantage sur les autres. Apprenez de là combien vos principes sont erronés.