Dialogues tristes/Autour de la colonne
AUTOUR DE LA COLONNE
(Deux vieux messieurs se promènent autour de la colonne. Conversation animée, coupée de brusques silences et de regards inquiets vers la rue de la Paix où commencent à se montrer, sortant de leurs ateliers, les petites ouvrières).
Enfin !… Vous savez la nouvelle ? Nos peintres n’iront pas à Berlin.
Ne vous l’avais-je pas dit, dès le premier jour !… Ça ne se pouvait pas !
Le fait est que ça ne se pouvait pas…
Le sentiment national…
La dignité nationale…
L’honneur national…
Le fait est que ça ne se pouvait pas.
C’eût été une honte !
Pis que cela… Une infamie.
Une trahison !… Un scandale !
Pis encore… Une attaque à la Russie, à la Sainte Russie.
Et puis… je vais vous dire… Boulanger ne le voulait pas… Il ne le voulait pas !… Est-ce clair ?
Bravo !… Et on croit l’avoir réduit à l’impuissance !… C’est très chic.
À l’impuissance, lui ! Mais mon cher ami, tout ce qui arrive d’heureux au pays vient de lui !… Enfin, ça ne se pouvait pas !…
Ça ne se pouvait pas, avant que l’Alsace et la Lorraine…
Chut !… vous savez la consigne du grand patriote… (D’une voix mystérieuse.) N’en parler jamais… y penser toujours !…
C’est juste !… mais tenez !… Je puis le dire à vous (Il regarde la colonne d’un air attendri.) et à elle, aussi… mon cœur déborde de joie patriotique. Je me sens fier d’être Français, aujourd’hui… Français !… Il me semble que nous les avons déjà reconquises, les chères perdues !… Oui, il me semble que la Patrie n’est plus mutilée, que la France…
Chut !… n’en parler jamais !
De qui ?… de la France ?
Non… de l’autre… là-bas…
C’est juste !… Pourtant, un jour, il faudra bien…
Jamais !… (Il demeure un instant très grave comme inspiré, le doigt sur la bouche, tout à coup faisant le geste de déployer un drapeau)… Jamais !
(Passe une petite modiste, une gamine toute blonde et rieuse.)
Pst !… Mademoiselle !… Écoutez-moi donc !
Pst !… mon petit chat !… Écoutez-nous donc !
(La gamine file plus vite, sous les appels répétés, se retourne de temps en temps, moqueuse, et disparaît).
La petite rosse !
Il en viendra peut-être de plus jeunes encore !
(Ils se remettent à marcher autour de la colonne).
Voyez-vous !… on a beau dire !… la France est toujours la France !… Légère, insouciante, blagueuse, c’est possible !… mais dès qu’il s’agit de la Patrie… nom d’un chien !… alors, on ne badine plus !… L’honneur national se réveille, indomptable !… J’aime ça, moi !
Ce que j’admire en nous, c’est que, dans ces moments de crise, nous avons le sentiment de la mesure, de la proportion… aussi bien que de l’enthousiasme. Ainsi, tant que Bismarck nous a provoqués, insultés de toutes les manières… nous n’avons rien dit !… cois, respectueux et dignes, nous n’avons pas bougé. On nous tuait nos douaniers, nos gendarmes, à la frontière !… nous n’avons pas bougé !… On nous interdisait le séjour en Alsace…
Chut ! N’en parler jamais !
C’est juste !… On nous interdisait le séjour… (D’une voix tremblante…) là-bas… nous n’avons pas bougé !… Mais voilà qu’aujourd’hui il s’agit d’envoyer à Berlin des nymphes, des couchers de soleil, des fleurs et des vaches !… Halte-là !… Nous nous révoltons !… Nous nous indignons !… Qu’est-ce que vous voulez ? Moi, je trouve ça très beau et j’applaudis !…
L’honneur national !… Ah ! c’est une grande vertu !…
L’art national !… Il faut que l’art soit national ou qu’il ne soit pas !… (Avec emportement.) À Berlin, les chats de Lambert !… les fleurs de Madeleine Lemaire !… Mais ça ne serait plus des fleurs, ça ne serait plus des chats !… Il y aurait sur ces fleurs et sur ces chats, l’éternelle souillure allemande !…
Et les soldats de Detaille !… À propos, vous savez qu’il y avait une conspiration !
Vraiment ? Rien ne m’étonne plus.
Heureusement que la presse veillait !… Elle l’a découverte !… Ah ! c’est qu’elle est patriote aussi la presse ! Et on ne lui en conte pas à la presse !…
Mais quelle conspiration ?
Voilà !… J’ai lu cela dans mon journal… L’empereur d’Allemagne se moquait des nymphes, des couchers de soleil, des vaches, des Bretonnes !… Ce qu’il voulait c’étaient les soldats français de Detaille !
Je vous vois venir !… Continuez…
Il voulait des soldats français de Detaille !… Il avait déjà désigné les places qu’ils devaient occuper… Alors, le jour du vernissage, il serait venu, accompagné de de Moltke, de Valdersee, de tous ses généraux, et il aurait insulté les soldats français de Detaille ; il aurait craché dessus… Peut-être même, les eût-il fait fusiller ! On a vu cela !… La presse a donné l’éveil de la conspiration… Vous comprenez, maintenant !
Si je comprends !… Parbleu, c’est clair !
Et savez-vous aussi pourquoi l’impératrice Frédéric est allée visiter l’atelier de Guillaume Dubufe ?
Non, dites ?
Parce qu’il se prénomme Guillaume, comme son fils !… Vous sentez l’allusion ?
En vérité, c’est de l’audace !
Aussi ! ce qu’ils font une tête, maintenant, à Berlin !…
Ils sont dans une rage incroyable.
Peut-être vont-ils nous déclarer la guerre ?
Hé ! Hé !… Je l’espère !…
Faut-il le dire… moi aussi !
Moi, j’aime la guerre… La guerre est nécessaire aux peuples qui s’amollissent… Nous avons besoin d’une large saignée.
C’est incontestable… Et puis, la guerre, ça n’est pas un mauvais temps… Ça vous remue… ça vous donne la fièvre… On attend son journal avec impatience… On organise des ambulances… On fait de la charpie, avec les femmes !… Hé ! Hé !… On va visiter les blessés ! en partie de plaisir… Enfin, on ne s’ennuie pas une minute.
On fait des affaires ! quand on est intelligent, on peut gagner beaucoup d’argent…
Et se faire décorer !… Tenez, j’ai bien des fois regretté 70 !
Ah ! 70 !… Quel temps ! Nous ne retrouverons jamais ça !…
On ne sait pas !… On ne sait pas !… Il ne faut jamais désespérer de la France !… Il faut toujours compter sur les explosions du sentiment national, de l’honneur national !…
(Passent deux petites ouvrières).
Pst !… mesdemoiselles… Écoutez-moi donc !
Pst !… mes petites chattes… Écoutez-nous donc…
(Les petites ouvrières filent et disparaissent.)
Les petites salopes !…
Allons dans la rue de la Paix… nous serons mieux…
(Ils se dirigent vers la rue de la Paix. Et sur la place Vendôme, déserte, s’affile, tombe de la colonne, mince, longue et conquérante, comme le profil de M. Déroulède.)