Dialogues tristes/Tous patriotes
TOUS PATRIOTES
Vous aurez beau dire… Eh bien ! non… Moi, je trouve que Turpin n’est pas coupable.
Et Triponé ?… Est-ce que, par hasard, vous trouvez qu’il l’est ?
Triponé !… Triponé !… Hé !… hé !…
Hé !… hé !… Quoi ?… Hé !… hé !
Je demande à réfléchir…
Vous m’étonnez ?… Je ne vous reconnais plus… Qu’avez-vous besoin de réfléchir, sapristi ?
Écoutez-donc !… Triponé !… Hé ! hé !… Enfin, ça n’est pas net !…
Comment pas net !… Triponé pas net !… Un homme qui était membre de la Ligue des patriotes !
Triponé ?
Oui Triponé !… Ça vous étonne !…
Vous êtes sûr ?
Comment, si je suis sûr !… Mais vous le lisez donc pas les journaux ?
Alors, c’est différent !… Fichtre, c’est une autre affaire !
Vous allez, vous allez !… vous tranchez !… sapristi !… il faut connaître le fond des choses avant d’en juger !…
C’est une honte de l’avoir condamné.
Une infamie ! (Grave.) Et savez-vous pourquoi la justice s’est acharnée contre lui ?… Le savez-vous ?
Dites…
Ce n’est pas pour avoir triponé — pardon ! — tripoté avec la maison Armstrong !… C’est…
Attendez !… je comprends… C’est parce qu’il était de la Ligue !… Ça m’explique bien des choses !… (Très fin) bien des choses !… On poursuivait la Ligue ; c’est clair !…
Pour moi… entendez-vous bien… non seulement Triponé n’est pas coupable, mais c’est un martyr !…
Mais savez-vous que c’est effrayant de vivre dans un temps pareil !… Oh ! les canailles ! (Geste vague de menace)… Boulanger vaincu… Triponé déshonoré !… Ah ! ils doivent rire, là-bas, les vandales ! Et Turpin !… Il n’était pas de la Ligue, lui !… Mais qu’est-ce que ça fait ?… Il en était de cœur… C’est un grand patriote… Pour moi, c’est un patriote admirable !… Enfin !… Turpin, ils auront beau dire… Turpin a trouvé le moyen de tuer plus de deux cents hommes, d’un seul coup !… Il a trouvé le moyen de faire sauter les vitres, comme moi cette soucoupe !… (Attendri)… Est-ce du patriotisme, oui ou non ?.. Deux cents hommes, mon bon ami !… (Avec admiration)… Peut-être quatre cents, car, on ne sait pas au juste… Et d’un seul coup ! Comment voulez-vous que je n’aime pas, que je n’admire pas cet homme-là !
Oh ! c’est un rude lapin !… Eh bien, voilà comme nous traitons nos hommes de génie !… C’est dégoûtant !… Ma parole d’honneur, c’est dégoûtant !
C’est triste à dire… Mais nous sommes à une époque où il ne faut pas avoir d’idées… On persécute les idées ! (S’exaltant.) Et quand je dis quatre cents !… C’est peut-être six cents, mille, deux mille !… (S’attristant tout à coup.) Et l’on s’est refusé à faire des expériences décisives !…
C’était difficile !
Difficile !… Ah ! comme je vous reconnais bien là !… On expérimente sur des condamnés à mort !
Il n’y en a pas deux mille !…
Pourquoi ?… Parce qu’on les gracie tous !… Nous sommes dans un temps où personne n’a plus la notion de la justice…
On aurait pu prendre des soldats !… Les soldats sont fait pour être tués, n’est-ce pas ?… Un jour plus tôt, un jour plus tard, qu’est-ce que ça fait ?… puisque c’est pour la patrie !
C’est une idée excellente !… seulement, qu’est-ce que vous voulez ?… Il n’y a plus de discipline, aujourd’hui ! nous vivons dans un temps, où il n’y a plus de discipline !… Voyez-vous, mon bon ami, quand je pense à ces choses-là, je suis très découragé !… Et si je ne me disais pas, qu’après tout la France est la France, eh bien, j’aurais…, non, je vous assure, j’aurais des craintes pour l’avenir.
Heureusement, la France sera toujours la France !… Entendez-moi bien, la France ne peut pas être autre chose que la France ! (Il se serrent la main, émus.) Il faut se mettre cela dans la tête, malgré tout !…
Ah ! ce pauvre Turpin !… comme il doit en avoir de l’amertume !… Voilà un homme qui aurait pu être commerçant, fonctionnaire, député, journaliste !… Il aurait pu gagner beaucoup d’argent et vivre une vie heureuse !… avec son intelligence, n’est-ce pas ?… il pouvait aspirer à tout.
À tout !
Eh bien ! cet homme se dévoue !… Il renonce à la fortune, il renonce aux joies d’une existence facile et brillante, et il se consacre, tout entier, au bonheur de l’humanité… Il se dit : « Voyons, combien pourrais-je en tuer, d’un coup ? » À partir de ce moment, il s’enferme dans cette idée fixe… Il étudie dans les livres, s’enfonce dans les chiffres, manie des poudres dangereuses, dose d’extravagants liquides !… Il ne boit plus, ne mange plus, abandonne ses amis, ne va plus, le soir, faire sa partie, au café ?… Est-ce une vie ?… Et les résultats sont lents… Un jour, c’est dix hommes qu’il pourra tuer d’un seul coup ?… Vous me direz : « C’est déjà quelque chose ?… Mais qu’est-ce que c’est que ça, dix hommes ?… Une autre fois, c’est vingt hommes ?… Il y a du progrès ?… Et les difficultés s’accumulent… Ce patriote se heurte, à chaque instant, à de stupides préjugés, à des obstacles infranchissables, de toute nature !… Ce sont aussi les découragements inévitables, les crises morales effrayantes qui réduisent la volonté à rien, des doutes affreux qui paralysent et déconcertent… Il se prend, dans les nuits de fièvre, la tête à deux mains : « Pourrais-je arriver seulement à en tuer cent ! » Il y arrive, au prix de quel travail, de quelle ténacité !… Un soir, il a découvert la formule… Boum !… Et voilà cent hommes qui sautent, mutilés, et retombent, le crâne fracassé, le ventre ouvert, les entrailles étalées et fumantes sur le sol rouge. Vous croyez peut-être qu’il va être heureux ?… Oh ! comme vous connaissez mal les patriotes de la trempe de Turpin ! Turpin, mon ami, est de ces êtres sublimes, en qui le rêve ne se satisfait jamais… jamais !…
D’autant que, vraiment, tuer cent hommes, ça n’a rien de très épatant !… Nous voyons cela tous les jours… Quelle est la compagnie de chemin de fer qui ne s’amuse à ce sport.
D’accord !… Mais c’est un autre point de vue de la question… Les compagnies de chemin de fer tuent, c’est bien !… Seulement, c’est un accident !… Il n’y a pas, chez elle, la volonté déterminée de tuer… Elles ne tuent pas exprès… elles ne tuent pas, par patriotisme !… Vous saisissez la différence ?… Revenons à Turpin, car c’est un homme passionnant, une sorte de Pasteur à rebours… Je vous ai dit que Turpin était de ces êtres sublimes à qui le rêve ne se satisfait jamais… C’est la vérité… Plus il tuait, plus il voulait tuer… Quand il eut acquis la certitude qu’il pouvait, d’un seul coup, en une seconde, tuer deux cents hommes… son rêve s’élargit encore… il rêva d’en tuer mille, deux mille, dix mille. Bientôt il n’apporta plus dans ses recherches la moindre préoccupation de chiffres… Ce n’était plus des hommes qu’il ambitionnait de détruire, c’étaient des foules… plus même des foules… des armées… plus même des armées… des peuples… Je suis certain qu’à une minute d’enthousiasme, il vit le monde tout entier sauter, les quatre fers en l’air…
Excepté la France !… car la France, elle, ne peut pas sauter… La France est la France.
Naturellement !… Il eut la vision du monde entier sautant, excepté la France.
C’est admirable !
C’est sublime !… Aussi, on le décore…
C’était un piège.
Je le crois !… Et quand je pense que cet homme-là est en prison, maintenant ! Ça me fait bondir !… Élevons-nous au-dessus des questions de personnes… Substituons, si vous le voulez bien, l’idée à l’individu… Savez-vous ce qu’on a fait, en condamnant Turpin ? On a condamné la Patrie !
C’est à n’y rien comprendre !… Et Triponé, qui était de la Ligue !… On ne peut pas dire qu’il fut traître celui-là !
Et le plus fort, voyez-vous, c’est qu’on a laissé tranquille ce misérable Gourmont !
Gourmont ? Qu’est-ce que c’est encore que celui-là.
Vous n’avez donc pas lu le Moniteur de l’armée ?
Ma foi non !…
Eh bien, je ne sais pas au juste ce que c’est que ce Gourmont… Mais, d’après le Moniteur de l’armée, je crois bien que c’est une espèce de bandit, qui a livré à l’Allemagne l’Alsace et la Lorraine, et qui tripotait avec le Guillaume, pour lui vendre la Champagne !
Non, vrai ?
C’est comme je vous le dis !… Je crois aussi, toujours d’après le Moniteur de l’armée, qu’il avait volé de la poudre sans fumée, pour l’envoyer à Guillaume, et des cartouches Lebel, et les plans des fortifications de Bougival…
Et on ne lui a pas écrasé le crâne, à coups de talon de bottes !
Non… Je crois même qu’on lui a donné une place de bibliothécaire.
Tenez… ne parlons plus de ça… Ça me rend fou !… Je serais capable de faire un malheur…(Il s’agite, menace, jure, et se calme peu à peu)… Quelle heure est-il ! Dix heures !… Mazette ! Et les petites qui nous attendent au coin de la rue des Martyrs !… (Ils se lèvent, prennent leurs chapeaux, se dirigent vers la porte…) Tout ça n’est pas propre… Mais enfin, il faut se dire que la France sera toujours la France.
Vous avez raison… Voilà ce qu’il faut se dire !… Un pays qui a Jeanne-d’Arc et Déroulède !… est fort tout de même, c’est un rude pays…