Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/17

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 223-241).


CHAPITRE XVII

Philanthropie professionnelle et non professionnelle


Une année entière s’était écoulée.

M. Crisparkle était dans la salle d’attente du bureau principal de l’Asile de la Philanthropie.

Il attendait une audience de M. Honeythunder.

Au temps de ses études athlétiques, M. Crisparkle avait connu des professeurs du Noble Art de la boxe, et pris part à deux ou trois de leurs réunions gantées.

Une chose le frappait maintenant ; c’est que, sous le rapport de la conformation phrénologique et des bosses de la tête, les professeurs de philanthropie ressemblaient étonnamment aux pugilistes.

Dans le développement de tous les organes qui constituent ou indiquent une propension à se précipiter sur son semblable, les philanthropes sont remarquablement favorisés.

M. Crisparkle en voyait des exemples sous ses yeux.

Il y avait là, entrant ou sortant, plusieurs professeurs, tous ayant un air terriblement agressif.

On aurait dit des gens prêts à se mesurer avec le premier novice qui leur tomberait sous la main.

On se serait cru dans une salle d’armes.

Ces estimables professeurs s’étudiaient évidemment au moulinet moral.

M. Crisparkle continua le cours de ses observations et de sa comparaison ; elle n’était pas à l’avantage des philanthropes.

Premièrement, ils étaient moins bien entraînés que les pugilistes ; ils avaient trop de chair, leur visage et leur corps présentaient une surabondance de ce que les pugilistes experts appellent suet pudding (boudin de graisse).

Secondement, les philanthropes n’avaient pas le bon caractère des pugilistes et ils étaient plus grossiers en paroles.

Troisièmement, leur code de combat avait grand besoin d’être révisé, les philanthropes se permettant ce que ne se permettraient jamais les pugilistes, par exemple, de frapper leur homme à terre et de trépigner sur lui sans merci.

Sous ce dernier rapport les professeurs du noble art du pugilat étaient de beaucoup plus nobles que les professeurs de philanthropie.

M. Crisparkle était tellement absorbé dans ses réflexions sur ces ressemblances et ces dissemblances, et par l’attention qu’il donnait à tous ceux qui passaient et repassaient devant lui, toujours en quête, à ce qu’il lui semblait, d’arracher quelque chose à quelqu’un, sans rien donner à personne, qu’on appela son nom sans qu’il l’entendît.

Quand il y eut enfin répondu, un philanthrope à gages, mal vêtu et mal payé, qui aurait certainement trouvé plus d’avantage à servir chez un ennemi déclaré de la race humaine, l’introduisit dans le cabinet de M. Honeythunder.

« Monsieur, dit M. Honeythunder de sa voix terrible, comme un maître d’école intimant un ordre à un écolier dont il est mécontent, asseyez-vous. »

M. Crisparkle s’assit.

M. Honeythunder apposa quelques vingtaines de signatures au bas de ce qui lui restait à signer sur plusieurs milliers d’exemplaires d’une touchante circulaire philanthropique.

Un autre pauvre philanthrope à gages, aussi misérablement vêtu que le premier, les réunissait dans une corbeille qu’il emporta.

« Maintenant, à vous, M. Crisparkle, » dit M. Honeythunder en tournant sa chaise vers le Chanoine.

Il posa carrément ses mains sur ses genoux, et fronça les sourcils comme pour dire : « J’en aurai bientôt fini avec celui-ci.

— Monsieur Crisparkle, ajouta-t-il, nous n’avons pas la même manière de voir tous les deux sur la sainteté de la vie humaine.

— Le croyez-vous ? dit le Chanoine.

— Je le crois, monsieur.

— Puis-je vous demander quelle est, sur ce sujet, votre manière de voir… à vous ?

— Je pense que la vie humaine est une chose qui doit être tenue pour sacrée, monsieur.

— Puis-je vous demander, continua le Chanoine, si vous me supposez des idées différentes ?

— Par saint Georges ! monsieur, répliqua la philanthrope en élargissant le carré que formaient ses grands bras et en regardant le Chanoine d’un air farouche, vous vous connaissez mieux que je ne vous connais sans doute.

— Mais non ; vous devez supposer en moi certaines opinions que je ne me connais pas ; je vous serais obligé de vous expliquer plus clairement.

— Voici un homme, et un jeune homme, reprit M. Honeythunder, comme si cela empirait les choses, et comme s’il eût pris plus aisément son parti de la perte d’un vieillard, un jeune homme qui est balayé de la face de la terre par un acte de violence. Cet acte, comment l’appelez-vous ?

— Un assassinat.

— Et comment appelez-vous celui qui a commis cet acte ?

— Un assassin.

— Je suis heureux que vous m’accordiez ces deux points, répliqua M. Honeythunder de son air le plus agressif ; je vous avoue franchement que je ne m’y attendais pas. »

Et de nouveau son regard se fixa sur M. Crisparkle.

« Soyez assez bon, reprit le Chanoine, pour m’expliquer ce que vous entendez dire. Cela me semble légèrement offensant.

— Je ne suis pas ici, monsieur, répliqua le philanthrope en élevant la voix presque jusqu’au rugissement, pour me laisser regarder de travers.

— Je n’ai pas envie de regarder personne de travers, dit le Chanoine très-tranquillement. Continuez votre explication, je vous prie.

— Meurtre ! » dit M. Honeythunder, plongé dans une sorte de rêverie, et les bras croisés comme s’il se croyait en ce moment juché sur la tribune philanthropique.

Il accompagna chaque mot d’un geste d’horreur.

« Sang versé !… Abel !… Caïn !… Je ne fais pas d’alliance avec Caïn… Je repousse en frissonnant une main souillée de sang. »

Les membres de la confrérie, dans une réunion publique, auraient alors sauté sur leur chaise et l’auraient applaudi après un si beau début oratoire.

M. Crisparkle se contenta de croiser simplement les jambes et dit avec douceur :

« Permettez-moi de ne pas vous interrompre. Vous ne faites que commencer.

— Les saints commandements disent : Pas de meurtre. Pas de meurtre, monsieur ! » répéta M. Honeythunder.

Manifestement, il soupçonnait à M. Crisparkle l’envie de répondre :

« Mais non ! les commandements disent : « Tu pourras commettre un petit meurtre et te tirer d’affaire après. »

Mais ce ne fut point ce que répondit le Chanoine.

Il murmura seulement :

« Les commandements disent aussi : « Tu ne porteras pas de faux témoignage… »

Assez ! tonna M. Honeythunder, avec une solennité et une sévérité qui auraient fait crouler la salle dans une réunion publique, as… sez !… Mes pupilles étant maintenant majeurs, je me trouve dégagé de fonctions que je ne pouvais plus contempler sans frissonner d’horreur. Voici les comptes que vous vous êtes chargé d’accepter dans leur intérêt ; voici l’état de la balance en leur faveur que vous vous êtes chargé de recevoir et que vous ne sauriez recevoir trop tôt. Maintenant, permettez-moi de vous le dire, monsieur, comme homme et comme Chanoine, je désirerais que vous eussiez accepté une autre mission. »

Ces paroles furent accompagnées d’un fier mouvement de tête.

« Une autre mission… » répéta-t-il.

Second mouvement de tête.

« Une autre mission !… »

Troisième mouvement plus fier que les autres.

M. Crisparkle se leva, le visage un peu animé, mais parfaitement maître de lui.

« M. Honeythunder, dit-il en prenant les papiers auxquels il avait été fait allusion, que je puisse accepter une autre mission que celle que je remplis en ce moment, c’est une affaire de goût, et d’appréciation. Peut-être trouveriez-vous ma conduite plus conforme à vos principes si je m’enrôlais parmi les membres de votre société ?

— Certes, monsieur, répliqua M. Honeythunder en recommençant à secouer la tête d’un air menaçant, il aurait mieux valu pour vous avoir fait depuis longtemps ce que vous dites !

— Ce n’est pas mon opinion.

— Et, dit M. Honeythunder, je trouverais digne d’un homme de votre profession la résolution de se dévouer à la découverte et à la punition du coupable, au lieu que vous laissez ce soin à un laïque.

— Je ne puis envisager ma profession sous ce point de vue, dit M. Crisparkle ; elle m’enseigne que le premier de mes devoirs est de se dévouer à ceux qui sont dans la détresse ou dans la peine, qui sont malheureux ou opprimés. Quoi qu’il en soit, comme je suis parfaitement sûr qu’il n’entre pas dans les devoirs de ma profession de faire des professions de foi, je n’en dirai pas davantage sur ce sujet. Mais je dois à M. Neville, à sa sœur, et à moi-même, de vous apprendre que je connaissais parfaitement dans quelles dispositions d’esprit et de cœur se trouvait M. Neville au moment des événements auxquels vous faites allusion. Sans chercher le moins du monde à colorer ou à dissimuler ce qu’il y avait de déplorable dans son caractère et ce qui demandait à être corrigé, j’ai la certitude que la version qu’il a donnée de ses démarches dans cette nuit fatale est la vraie. C’est pourquoi je lui prête encore l’appui de mon amitié. Aussi longtemps que durera pour moi la certitude dont je vous parle, je ne l’abandonnerai point. Et si quelque considération humaine ou mondaine pouvait ébranler ma résolution, je serais honteux de moi-même et de ma bassesse. Sachez bien que la bonne opinion du monde entier, que je pourrais gagner en agissant ainsi, ne saurait compenser la perte de ma propre estime. »

Bon et brave cœur ! et si modeste ! Pas plus de présomption vaniteuse que chez le plus doux écolier.

Il était simplement et fermement fidèle à son devoir dans les grandes comme dans les petites choses.

N’est-ce pas le fait des grands cœurs ?

Il n’y a pas de petite chose pour un grand cœur.

« Qui donc, selon vous, a commis le forfait ? s’écria M. Honeythunder.

— Dieu me garde, dit M. Crisparkle, dans le désir de justifier un de mes semblables, d’en incriminer un autre ! Je n’accuse personne.

— Pouah !… s’écria M. Honeythunder avec une grande affectation de dégoût, car ce n’étaient pas là les principes d’après lesquels se conduisaient les philanthropes de sa confrérie. Tenez, monsieur, vous n’êtes pas un témoin désintéressé, mettez-vous bien cela dans l’esprit.

— Comment puis-je être un témoin intéressé ? demanda M. Crisparkle en souriant avec candeur.

— Une certaine somme qui vous était allouée pour vos soins à votre élève peut bien avoir obscurci votre jugement, répliqua brutalement M. Honeythunder.

— Et cette somme j’espère toujours la conserver, répliqua M. Crisparkle qui commençait à comprendre. N’est-ce pas aussi ce que vous voulez dire ?

— Eh bien, monsieur, reprit le philanthrope de profession, en se levant et en enfonçant ses deux mains dans les poches de son pantalon, je ne mesure pas aux gens les chapeaux ; s’ils trouvent que j’en ai qui leur conviennent, ils peuvent les prendre et se les mettre sur la tête. C’est leur affaire et non la mienne. »

M. Crisparkle le regarda avec indignation.

« Monsieur Honeythunder, dit-il, je pensais en venant ici n’avoir pas à me défendre contre les façons et les manœuvres de votre secte. Vous oubliez les formes tolérantes que doit toujours avoir une conversation privée. Vous m’avez fourni un si bel échantillon de votre philanthropie que je mériterais ce qui m’arrive si je gardais le silence. Et quant à vos manœuvres, savez-vous qu’elles sont détestables ?

— C’est-à-dire, monsieur, qu’elles ne sont pas de votre goût.

— Elles sont détestables, reprit M. Crisparkle, sans tenir compte de l’interruption ; elles violent le sentiment de justice qui convient à des chrétiens, et la réserve qui doit exister entre des gens comme il faut. Vous osez bien déclarer tout net qu’un grand crime ayant été commis, j’en connais l’auteur et que je suis au courant de toutes les circonstances du meurtre. J’ai de nombreuses et puissantes raisons pour croire positivement M. Neville innocent. Eh bien ! Parce que je ne partage pas votre opinion sur ce point essentiel, quelle est la ressource oratoire à laquelle vous avez recours ? Vous vous retournez contre moi, vous m’accusez tout au moins de ne pas sentir l’énormité du crime et de m’en faire le défenseur et le complice. Vous me prenez à partie comme représentant votre adversaire. Ce sont les artifices ordinaires dans vos réunions publiques et ce qu’on appelle vos jeux de plate-forme, vous avez l’habitude des professions de foi appuyées sur de pernicieux mensonges. Ce n’est pas la première fois que vous m’attaquez. Dans vos réunions, vous proclamez volontiers que je ne crois à rien, et parce que je ne plie pas le genou devant un faux Dieu de votre façon, vous prétendez que je nie le vrai Dieu. Il est vrai que vous ne savez pas bien ce que vous dites. Je vous ai entendu soutenir que la guerre était une calamité et proposer de l’abolir à l’aide d’un enchaînement de raisonnements embrouillés que vous agitiez en l’air comme la queue d’un cerf-volant. Je suis étonné que ce jour-là, fidèle à vos habitudes de plate-forme, vous ne m’ayez pas représenté comme un démon incarné prenant plaisir aux horreurs des champs de bataille. Oh ! je connais vos moyens et ceux des vôtres, les faiseurs de motions, vos professeurs réguliers de tous les degrés déchaînés contre le prochain comme autant de Malais affolés ; ils se font une joie d’attribuer à leurs adversaires les façons de penser les plus basses et les plus indignes. Vous mettez en avant des faits que vous savez faux, des arguments et des chiffres que vous savez menteurs. Vous devriez en rougir. C’est pourquoi, M. Honeythunder, je considère la plate-forme comme d’un bien mauvais exemple et comme étant la pire des écoles pour la vie publique ; mais tenez pour certain que si vous transportez vos procédés oratoires dans la vie privée, ils deviennent tout à fait abominables.

— Voilà de graves paroles, monsieur ! dit le philanthrope.

— Je l’entends bien ainsi, monsieur, dit M. Crisparkle. Bonsoir. »

Il sortit de l’asile de Philanthropie et marcha d’abord avec une grande rapidité.

Mais bientôt il reprit son allure habituelle ; et le sourire reparut sur son visage, lorsqu’il se demanda ce qu’aurait dit la bergère en porcelaine de Saxe, si elle avait vu la manière dont il avait traité M. Honeythunder dans cette dernière escarmouche.

Car M. Crisparkle avait juste assez d’innocente vanité, j pour croire que son adversaire ne s’en relèverait point et pour se réjouir d’avoir si bien secoué la jaquette philanthropique.

Il se transporta dans Staple Inn, mais non dans la maison qui portait les lettres P. J. T., et où demeurait M. Grewgious.

Il gravit un escalier qui craquait sous ses pas et atteignit un petit appartement sous les combles.

Là il tourna le loquet d’une porte…

Il se trouva devant Neville Landless, assis à sa table de travail.

Un air de retraite et de solitude régnait également dans cette pièce, et sur la physionomie de celui qui l’habitait.

Neville paraissait aussi fatigué, aussi usé que l’appartement lui-même.

Les plafonds lambrissés, les serrures rouillées, les grosses poutres sur lesquelles s’amassait la poussière, donnaient à ce logis l’air d’une prison.

Celui qui l’occupait avait bien le visage hagard d’un prisonnier.

Pourtant, le soleil pénétrait dans ce vilain grenier, par la fenêtre qui s’élevait en saillie au milieu du toit, et dans l’étroit chenal noir de suie qu’elle formait sur le lit de tuiles, quelques pauvres moineaux sautillaient péniblement comme des invalides emplumés qui auraient laissé leurs béquilles dans leurs nids.

On entendait aussi tout près de là un bruit de feuilles qui produisait comme une vague, oh ! bien vague, musique champêtre.

Les meubles étaient plus que modestes, mais il y avait une bonne collection de livres ; c’était bien la demeure d’un pauvre étudiant, les livres seulement avaient été choisis, prêtés, ou donnés par M. Crisparkle ; on le vit bien au coup d’œil amical qu’il leur lança furtivement en entrant.

« Comment allez-vous, Neville ?

— J’ai bon courage, M. Crisparkle, et je travaille.

— Je ne voudrais pas voir vos yeux si brillants, dit le Chanoine en laissant aller lentement la main qu’il avait prise dans la sienne.

— Ils brillent à votre vue, répliqua Neville. Quand vous partirez, ils auront bientôt perdu leur éclat.

— Reprenez le dessus, oubliez le passé, fit le Chanoine. Travaillez et vous y arriverez, Neville !

— Si j’étais mourant, je sens qu’un mot de vous me rappellerait à la vie ; si mon pouls s’était arrêté, si vous le touchiez, je crois qu’il se remettrait à battre, dit Neville. J’ai repris le dessus, monsieur, et je vais très-bien. »

M. Crisparkle eut un geste imperceptible.

« Tenez ! dit-il, en montrant ses propres joues brillantes de santé, je voudrais vous voir mon teint. Vous aurez besoin d’un peu plus de soleil. »

Un abattement subit se manifesta chez Neville.

« Je ne me suis pas encore assez enhardi pour sortir souvent, dit-il. Cela viendra ; mais je n’ai pas à présent la force nécessaire. Si vous aviez traversé comme moi les rues de Cloisterham, et si vous aviez vu ce que j’ai vu… des yeux qui se détournaient et les gens les meilleurs s’écartant devant moi en silence… vous comprendriez que je ne me soucie point d’aller par les rues au grand jour.

— Mon pauvre garçon ! dit le Chanoine, avec un accent si sympathique, que le jeune homme lui saisit la main. Je n’ai jamais dit que cela fût déraisonnable, je ne l’ai même jamais pensé. Mais j’aimerais à vous voir vous armer de courage.

— Le désir que vous exprimez est une raison pour moi d’être courageux, mais je ne le puis pas encore. Je ne peux pas me persuader que les yeux mêmes des étrangers qui circulent dans cette grande cité ne se fixent pas sur moi avec un air de soupçon. Je me sens comme marqué du sceau de la réprobation générale. Aussi quand je sors, c’est seulement à la nuit. L’obscurité me couvre et je me sens plus fort. »

M. Crisparkle posa une main sur son épaule et le regarda.

« Si je pouvais changer de nom, dit Neville, je l’aurais déjà fait. Mais comme vous me l’avez sagement fait observer, ce serait me donner l’air d’un coupable. S’il m’avait été possible de m’enfuir dans quelque pays éloigné, j’aurais pu y trouver du soulagement ; mais il n’y faut pas penser pour la même raison. Me cacher ou m’enfuir, ce serait prêter à la même interprétation. Il me paraît un peu dur d’être ainsi attaché au pilori, quand je suis innocent, mais je ne dois pas me plaindre.

— Et il ne faut pas attendre un miracle qui vous secoure, Neville, dit M. Crisparkle avec compassion.

— Non, monsieur, je sais que je n’ai rien à attendre que de la longueur du temps et des circonstances.

— Le temps amènera votre justification, Neville.

— Je le crois et j’espère vivre assez pour voir ce grand jour. »

Mais s’apercevant que l’accablement dans lequel il était tombé jetait une ombre sur le visage du chanoine, et peut-être aussi, sentant que la large main qui s’appuyait sur son épaule n’était plus aussi ferme, il secoua sa tristesse et dit :

« Excellentes circonstances pour se livrer à l’étude, dans tous les cas ! Et vous savez, monsieur Crisparkle, combien j’ai besoin d’étudier. Vous m’avez conseillé de me livrer spécialement à l’étude difficile du droit : je me suis laissé guider par les avis d’un ami et d’un protecteur tel que vous. Un si bon ami et un si tendre protecteur. »

Il prit la main qui était sur son épaule et la baisa.

M. Crisparkle regarda les poutres du plafond ; son œil n’était plus aussi brillant que lorsqu’il était entré.

« Je conclus de votre silence sur mon tuteur que celui-là aussi m’est hostile, monsieur Crisparkle, dit Neville.

Le chanoine répondit :

« Votre ex-tuteur est un fou et il n’importe absolument rien aux yeux de toute personne sensée que vous l’ayez pour vous ou contre vous.

— Il est heureux que j’aie de quoi vivre avec économie, reprit Neville avec un mélange de mélancolie et de gaieté, jusqu’à ce que mon éducation soit complète et l’heure de ma justification arrivée ! Sans cela j’aurais pu fournir une nouvelle preuve de la vérité du proverbe : En attendant que l’herbe pousse, le cheval meurt de faim ! »

Il avait ouvert un livre en disant cela, et il s’était replongé dans la lecture.

Il s’attachait surtout aux passages annotés sur des pages blanches intercalées entre chaque feuille du texte.

M. Crisparkle, assis auprès de lui, se mit à lui exposer ses avis et ses corrections.

Les devoirs que le Chanoine avait à remplir à la cathédrale rendaient ses visites à Londres difficiles et souvent elles étaient séparées par des intervalles de quelques semaines, mais elles étaient aussi profitables que précieuses pour Neville Landless.

Quand ils eurent terminé ensemble le travail qu’ils s’étaient imposé, ils vinrent s’accouder sur le bord de la fenêtre ; de là ils avaient la vue d’un coin du jardin.

« La semaine prochaine, dit M. Crisparkle, vous cesserez d’être seul, vous aurez une compagne dévouée.

— Et pourtant, répliqua Neville, ce lieu me semble bien peu convenable pour y amener ma sœur.

— Je ne suis pas de cet avis. Il y a un devoir à remplir ici. Les sentiments affectueux, la raison, et le courage d’une femme, sont nécessaires dans cette maison.

— Je voulais dire, répliqua Neville, que le quartier est bien triste, et qu’Helena n’y trouvera ni amis ni société.

— Vous n’avez qu’à vous rappeler, dit M. Crisparkle, que vous y êtes vous-même et que c’est Helena qui vous décidera enfin à sortir et à goûter un peu de soleil. »

Tous deux gardèrent le silence pendant un instant, puis M. Crisparkle reprit la parole.

« Quand nous avons causé pour la première fois ensemble, Neville, vous m’avez dit que votre sœur s’était élevée au-dessus des circonstances défavorables de votre vie passée. Vous avez même ajouté qu’elle s’était montrée aussi supérieure à vous que la tour de la cathédrale de Cloisterham dépasse les cheminées du Coin du Chanoine. Vous le rappelez-vous ?

— Parfaitement.

— J’attribuais alors ces paroles à un élan d’enthousiasme fraternel et peu importe ce que j’en pense à présent. Ce que je voulais faire ressortir, c’est que, sous le rapport de la fierté, votre sœur vous donne un grand et utile exemple.

— Sur tous les points qui constituent un beau caractère, elle est pour moi un grand modèle.

— Bien ! mais pour ce qui est de la fierté, imitez-la. Votre sœur a appris à maîtriser ce qu’il y a d’orgueilleux dans sa nature. Elle peut se vaincra, même quand elle est blessée dans l’affection qu’elle a pour vous. Nul doute qu’elle n’eût souffert dans ces mêmes rues où vous avez si profondément souffert vous-même ; nul doute que sa vie n’ait été assombrie par le nuage qui a obscurci la vôtre ; mais elle a forcé son orgueil à demeurer calme. Elle est soutenue par sa confiance en vous et dans la vérité ; elle passe son chemin la tête haute, et on commence à la tenir en aussi haute estime que personne. Chaque jour, à chaque heure de sa vie, depuis la disparition d’Edwin Drood, elle a affronté la malignité et la sottise déchaînées contre vous, comme pouvait seule le faire une nature courageuse et bien dirigée. Et c’est ainsi qu’elle se conduira jusqu’au bout. Une autre sorte d’orgueil plus faible et moins vaillant aurait pu succomber à la douleur, mais votre sœur sait éviter de se laisser dominer et de fléchir. »

Les joues pâles du jeune homme se colorèrent.

« Je ferai tout pour imiter Hélène, dit-il.

— Faites-le, et vous, qui êtes un homme, montrez-vous aussi brave qu’une femme, répondit énergiquement M. Crisparkle, il se fait tard. Voulez-vous venir m’accompagner, quand la nuit sera tout à fait sombre ? Notez bien que ce n’est pas moi qui désire attendre l’obscurité. »

Neville répliqua qu’il était prêt à l’accompagner à l’instant.

Mais M. Crisparkle se rappela qu’il avait une visite d’un moment à faire à M. Grewgious, auquel il devait une politesse ; il promit de ne faire qu’entrer chez l’homme de loi et de rejoindre Neville au pied de la maison.

M. Grewgious, aussi empesé que d’habitude, était assis buvant son vin dans l’obscurité près de sa fenêtre ouverte.

Le verre et le flacon étaient à sa portée ; il avait les jambes allongées sur le rebord de la fenêtre ; tout son corps avait la rigidité d’un tire-bottes.

« Comment allez-vous, révérend monsieur ? dit M. Grewgious qui offrit au Chanoine de se rafraîchir, offre déclinée aussi cordialement qu’elle avait été faite ; et comment se trouve votre élève dans le logis que j’ai eu le plaisir de vous recommander, comme étant vacant par bonheur et tout à fait convenable ? »

M. Crisparkle fit à ces questions les réponses qu’elles comportaient.

« Je suis bien aise que ce logement vous ait agréé, dit M. Grewgious, j’éprouve une sorte de plaisir à avoir ce jeune homme, là, sous les yeux. »

Comme il eût fallu à M. Grewgious des yeux merveilleusement perçants pour apercevoir les fenêtres de Neville, le Chanoine pensa que la phrase devait être prise au figuré et n’y répondit que par un sourire.

« Et comment avez-vous laissé M. Jasper, révérend monsieur ? dit M. Grewgious. »

M. Crisparkle avait laissé M. Jasper parfaitement bien portant.

« Et où est ce bon M. Jasper, à cette heure, révérend monsieur ?

— Mais, dit M. Crisparkle, à Cloisterham.

— Et quand l’avez-vous quitté, révérend monsieur ?

— Ce matin.

— Hum ! fit M. Grewgious, il ne vous a pas dit qu’il partait peut-être ?

— Qu’il partait ?… Pour aller où ?…

— Pour une destination quelconque apparemment, dit M. Grewgious.

— Non, il ne me l’a pas dit.

— C’est qu’il est ici, fit M. Grewgious qui, tout en posant ces diverses questions, n’avait pas cessé de tenir ses regards dirigés hors de la fenêtre. Et il n’a pas un air bien agréable, n’est-ce pas ? Voyez plutôt. »

M. Crisparkle allait se jeter à la fenêtre quand M. Grewgious ajouta :

« Si vous êtes assez bon pour vous placer derrière moi, dans l’ombre de la chambre, et pour regarder à la croisée du second étage, vous y verrez l’individu dont je vous parle, c’est-à-dire votre ami et concitoyen ; vous verrez aussi qu’il se cache.

— Vous avez raison ! s’écria M. Crisparkle.

— Hum ! fit de nouveau M. Grewgious, en se retournant si brusquement, que son visage toucha presque celui de M. Crisparkle. Que croyez-vous qu’il fasse ici, votre ami et concitoyen ? »

Le dernier passage du journal que Jasper lui avait lu revint à l’instant à l’esprit de M. Crisparkle, qui ressentit une vive impression ; il demanda naïvement à M. Grewgious s’il était possible que Neville fût exposé à se voir l’objet d’un fâcheux espionnage ?

« Je le pense, répliqua M. Grewgious d’un air refrogné. Oui !

— Un espionnage qui non-seulement serait le tourment de sa vie, continua M. Crisparkle avec chaleur, mais qui l’exposerait à la torture des soupçons quoi qu’il fasse et dans quelque lieu qu’il se réfugie,

— Oui ! dit M. Grewgious toujours pensif. Mais n’est-ce pas M. Neville que je vois en bas et qui vous attend ?

— Ce doit être lui.

— Alors ayez la bonté de m’excuser si je suis impatient de vous voir sortir pour aller le rejoindre. Suivez le chemin que vous deviez suivre et n’ayez par l’air de remarquer notre ami de Cloisterham. Je suis bien aise de l’avoir sous les yeux ce soir, savez-vous ? »

M. Crisparkle, sans répondre autrement que par un signe d’assentiment significatif, se conforma au conseil de M. Grewgious ; il rejoignit Neville et ils s’éloignèrent tous les deux.

Ils dînèrent ensemble et se séparèrent à la station du chemin de ter ; M. Crisparkle, pour retourner chez lui, et Neville pour se promener par les rues, traverser les ponts, faire une longue course à travers la Cité, au milieu de l’obscurité favorable.

Il prit cet exercice salutaire jusqu’à ce qu’il se sentit épuisé de fatigue.

Il était minuit lorsqu’il rentra de son expédition solitaire et qu’il gravit son escalier, dont les fenêtres étaient ouvertes, car la nuit était chaude.

En arrivant au faîte de la maison, il tressaillit de surprise (son logement étant le seul de cet étage) à la vue d’un étranger assis sur le rebord de la fenêtre.

Hardi comme un vitrier, cet individu semblait n’avoir guère souci de ne pas se rompre le cou ; la position de son corps, placé en dehors de la fenêtre, donnait à penser qu’il était plutôt arrivé par les gouttières que par l’escalier.

L’étranger ne dit rien jusqu’au moment où Neville eut mis la clef dans la serrure de sa porte, puis, se croyant sûr alors de l’identité du jeune homme, il prit la parole : « Je vous demande pardon, monsieur, dit-il en sautant à bas de la fenêtre et en s’avançant d’un air cordial et d’une façon qui prévenait en sa faveur. Mes haricots vous occupent… Ma porte est à côté de la vôtre. »

Neville resta complètement interdit.

« Et mes plantes grimpantes, reprit l’étranger, mes plantes, à fleurs écarlates, ne vous déplaisent point.

— Oh ! s’écria Neville qui comprenait enfin. La mignonnette et les giroflées aussi sont très-belles.

— Très-belles, dit le singulier personnage.

— Entrez, je vous prie. »

Neville alluma sa bougie et fit asseoir son visiteur : un beau garçon, au visage cuivré, mais dont le corps robuste et les larges épaules accusaient un âge plus mûr que celui du jeune Landless.

Il avait vingt-huit à trente ans peut-être ; il était fortement brûlé par le soleil, et le contraste entre son visage bruni et son front blanc que protégeaient les bords de son chapeau, entre ses joues hâlées et son cou demeuré blanc aussi sous sa cravate, pouvait bien prêter à rire ; mais la largeur de ce beau front, de ces grands yeux bleus pleins de feu, et de ces belles dents, le rendaient tout à fait aimable à voir.

« J’ai remarqué… dit-il. Mon nom est Tartar. »

Neville inclina la tête.

« J’ai remarqué… excusez-moi… que vous vivez très-renfermé et que vous semblez aimer mon jardin aérien. S’il vous plaisait d’en jouir davantage, je pourrais tendre quelques fils qui uniraient mes fenêtres aux vôtres et sur lesquelles les plantes grimpantes aimeraient à courir. J’ai encore quelques pots de mignonnette et de giroflée que je pourrais pousser le long de la gouttière à l’aide d’une gaffe… Je suis marin… Je pourrais également les retirer quand elles auraient besoin d’être arrosées ou taillées, de manière à ce que vous n’en éprouviez aucun dérangement. Cependant je n’ai pas voulu prendre cette liberté sans vous en demander la permission. Je vous le réitère : mon nom est Tartar, même étage que vous dans la maison, porte à côté.

— Vous êtes bien bon.

— Pas du tout ; je vous dois des excuses pour me présenter à vous si tard. Mais ayant remarqué, veuillez encore m’excuser, que vous allez ordinairement vous promener à la nuit, j’ai pensé que je vous causerais moins de dérangement en attendant votre retour. Je suis toujours effrayé de déranger les gens occupés, n’étant moi-même qu’un paresseux.

— Je ne l’aurais pas pensé.

— Vraiment ! Eh ! Je prends cela pour un compliment. J’ai été élevé dans la marine royale, et j’étais premier lieutenant quand je l’ai quittée. Mais un oncle à moi, qui avait eu des déceptions au service, m’ayant laissé sa fortune à la condition de quitter la marine, j’ai accepté l’héritage et donné ma démission.

— Tout récemment, je suppose ?

— Pendant douze ou quinze ans j’avais mené la vie aventureuse du marin. Je suis venu ici environ neuf mois avant vous. J’ai fait une récolte avant votre arrivée. J’ai choisi le lieu que j’habite, parce que, ayant, servi, en dernier lieu, sur une petite corvette, j’ai réfléchi que je me sentirais bien plus chez moi, si j’avais l’occasion constante de me cogner la tête contre le plafond. En outre, cela ne vaudra jamais rien, pour un homme qui a été à bord d’un navire depuis son enfance, de passer tout d’un coup à une vie de luxe ; d’ailleurs, ayant été longtemps accoutumé à une très-maigre part de propriété territoriale, j’ai pensé que je me préparerais plus aisément à administrer un domaine, en commençant par la culture en pots. »

Tout plaisamment que cela fût dit, ces paroles avaient un fond de sérieux qui leur donnait un rare cachet d’originalité.

« J’ai suffisamment parlé de moi-même, reprit le lieutenant, ce n’est pas mon habitude, et je ne l’ai fait que pour me mieux présenter à vous. Si vous voulez me permettre de prendre la liberté que je vous ai demandée, ce sera vraiment une œuvre de charité. J’aurai ainsi quelque chose de plus à faire. Et ne supposez pas que je veuille établir entre nous des rapports indiscrets qui pourraient vous déranger ou vous interrompre dans votre travail, car c’est bien loin de mon intention. »

Neville lui répondit qu’il lui était grandement obligé et qu’il acceptait avec reconnaissance son aimable proposition.

« Je suis très-heureux de prendre vos fenêtres à la remorque, dit le lieutenant. D’après ce que j’ai vu de vous, pendant que je jardinais à ma fenêtre et que vous regardiez à la vôtre, j’ai pensé… excusez-moi toujours… que vous étiez peut-être un peu trop studieux. Vous avez l’air assez délicat ! Puis-je vous demander si votre santé ne serait pas compromise ?

— J’ai eu à supporter une grande douleur morale, dit Neville un peu confus. Il s’en est fallu de peu, en effet, que je ne fusse malade.

— Pardonnez-moi, » dit M. Tartar.

Avec la plus grande délicatesse il ramena la conversation sur les fenêtres et demanda s’il ne pouvait pas regarder par l’une d’elles.

Dès que Neville la lui eut ouverte il sauta par-dessus la barre d’appui comme s’il allait faire une reconnaissance sur le toit.

« Pour l’amour du ciel ! s’écria Neville, où allez-vous, M. Tartar ? Vous allez vous rompre les os !

— Tout va bien ! dit le lieutenant en regardant froidement autour de lui, sur le sommet de la maison. Tout est facile à arrimer. Les fils et les supports seront installés avant que vous ayez sauté à bas du lit demain matin. Puis-je prendre ce chemin, ce sera le plus court pour rentrer chez moi… Bonne nuit !

— M. Tartar ! répétait Neville, je vous en prie… vous me faites trembler. »

Mais M. Tartar, après lui avoir envoyé un adieu de la main, s’était avancé avec l’agilité d’un chat ; il passa au travers de ses plantes grimpantes, sans déranger une feuille, et arriva chez lui.

M. Grewgious venait d’entr’ouvrir le volet de sa chambre à coucher et se trouvait avoir justement les yeux sur l’appartement de Neville, pour la dernière fois de la soirée.

Heureusement, il regardait alors le devant de la maison et non le derrière, sans quoi cette apparition et cette disparition mystérieuses l’auraient empêché de dormir toute la nuit ; il n’aurait pu s’expliquer ce phénomène. Mais M. Grewgious ne voyant pas de lumière aux fenêtres de Neville, laissa ses regards errer des croisées aux étoiles ; il semblait chercher à y lire quelque chose qui lui était encore caché.

Il n’était pas difficile, M. Grewgious !

Beaucoup d’entre nous voudraient bien lire dans les étoiles, mais nul ne connaîtra la langue des astres en ce monde, et il est probable que nous apprendrons encore quelques autres langues humaines avant que nous nous soyons rendus maîtres de l’alphabet des planètes.