Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/16

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 211-223).


CHAPITRE XVI

Sacrifié


Quand John Jasper revint à lui, après cette crise ou cet évanouissement, il se trouva entouré des soins de M. et Mme Tope, que son visiteur avait appelés à cet effet.

Ce visiteur lui-même, avec son aspect d’homme de bois, était toujours là assis, le corps raide et les mains sur ses genoux.

« Là ! vous voilà bien maintenant, monsieur, dit la compatissante Mme Tope toute en larmes. Vous étiez complètement épuisé et il n’y a pas sujet de s’étonner que vous ayez perdu connaissance.

— Un homme, dit M. Grewgious, comme s’il débitait une leçon apprise par cœur, ne peut se priver de sommeil, avoir l’esprit cruellement tourmenté et le corps écrasé de fatigue, sans arriver à l’épuisement.

— Je crains de vous avoir alarmé, dit Jasper d’une voix affaiblie lorsqu’on l’eut aidé à s’installer dans son fauteuil.

— Pas du tout, je vous remercie, répondit M. Grewgious.

— Vous devriez prendre un peu de vin, monsieur, dit M. Tope, et le consommé que j’avais préparé pour vous et auquel vous n’avez pas voulu toucher à midi. Je vous avais averti de ce qui arriverait, vous le savez ; mais vous avez refusé de déjeuner. Je pourrais vous donner encore une aile de cette volaille rôtie qu’il a fallu reculer du feu plutôt vingt fois qu’une. Tout sera sur la table dans cinq minutes, et ce bon monsieur voudra bien rester et assister à notre repas.

— Vous prendrez quelque chose avec moi ? dit Jasper lorsque la nappe fut mise.

— Je ne pourrais introduire une seule bouchée dans mon estomac ; je vous remercie, » répondit M. Grewgious.

Jasper mangea et but presque avec voracité.

La précipitation avec laquelle il se livrait à ces opérations, jointe à l’évidente indifférence de son palais pour ce qu’on lui servait, donnait à penser qu’il buvait et mangeait pour prendre des forces contre une nouvelle défaillance.

Pendant ce temps, M. Grewgious demeurait assis immobile et toujours raide sur sa chaise.

Il y avait absence complète d’expression sur son visage.

Dans sa rudesse imperturbable, il se taisait, tout en semblant dire :

« Vous comprenez qu’il me serait impossible de trouver une observation à faire ou un mot à placer sur un sujet quelconque.

— Savez-vous, dit Jasper, qui venait de repousser son assiette et son verre et qui était resté, pendant quelques minutes, méditant dans son fauteuil, savez-vous que je trouve quelque apparence de consolation dans la communication que vous m’avez faite et qui m’a si fort surpris.

— En vérité ! répliqua M. Grewgious en ajoutant assez clairement, mais sans le dire ; je ne l’aurais pas cru, je vous remercie.

— Revenu du choc que j’ai éprouvé en apprenant, sur mon cher enfant, une nouvelle si destructive de tous les châteaux en Espagne que j’avais bâtis pour lui, et après avoir pris le temps d’y réfléchir, oui, je trouve cette consolation.

— J’en suis fort heureux, dit sèchement M. Grewgious.

— Quand je n’avais et ne pouvais avoir aucun soupçon de tout ceci, poursuivit Jasper lancé sur cette nouvelle piste, quand j’ignorais que le pauvre garçon perdu m’avait caché quelque chose, et surtout une chose d’un intérêt aussi capital, aucune lumière ne pouvait se faire dans l’accablement de mon esprit. Quand je supposais, sa fiancée étant ici, que son mariage était aussi proche, comment pouvais-je concevoir la possibilité qu’il quittât volontairement ce lieu dans des conditions si inexplicables, si capricieuses, et si cruelles ? Mais maintenant que je sais ce que vous m’avez dit il se produit en moi une petite ouverture à travers laquelle le jour pénètre. En supposant Edwin parti de sa propre volonté, sa disparition ne devient-elle pas plus explicable et aussi moins cruelle ? Le fait d’avoir rompu avec votre pupille est en lui-même une sorte de raison pour qu’il se soit éloigné. Cela ne rend pas son départ mystérieux moins affligeant pour moi ; mais cela l’absout du moins de toute cruauté envers elle.

M. Grewgious ne put que donner son assentiment.

« Et même en ce qui me concerne, continua Jasper poursuivant la piste avec une ardeur tout animée d’espérance, j’y songe ! Il savait que vous deviez venir me trouver et ce que vous étiez chargé de me dire. Si, en vous acquittant de ce soin, vous avez fait naître un nouvel ordre d’idées dans mon esprit, il découle raisonnablement de ces prémisses qu’Edwin a pu prévoir les conséquences que j’en tirerais moi-même ; sûrement il les a prévues et alors il n’a pas mai agi envers moi… Que suis-je, après tout, moi, John Jasper ? Un simple professeur de musique ! »

Une fois encore M. Grewgious ne pouvait que donner son assentiment.

« J’ai eu des soupçons et d’horribles soupçons, dit Jasper ; mais votre révélation, toute accablante qu’elle soit, en me faisant connaître que mon cher enfant avait un secret pour moi, qui l’aime tant, rallume l’espérance en mon cœur. Vous ne l’éteignez pas, au contraire ! Vous admettez que cet espoir est raisonnable. Je commence à croire (ici il joignit les mains) qu’il a volontairement disparu du milieu de nous, et qu’il peut être vivant et bien portant ! »

En ce moment entra M. Crisparkle, auquel Jasper répéta :

« Je commence à croire possible qu’Edwin ait disparu par un effet de sa propre volonté, et qu’il vit et se porte bien. »

M. Crisparkle, ayant pris un siège, dit :

« Pourquoi en serait-il ainsi ? »

M. Jasper répéta les arguments qu’il venait de développer.

Eussent-ils été moins plausibles, que l’esprit du bon Chanoine aurait encore été on ne peut mieux préparé à les accepter, car ils disculpaient son malheureux élève.

Il déclara attacher une grande importance à ce fait que le jeune homme s’était trouvé, immédiatement après sa disparition, placé dans une position embarrassante vis-à-vis de tous ceux qui connaissaient ses projets et ses affaires.

« J’ai déclaré à M. Sapsea, quand nous nous sommes présentés devant lui, dit Jasper (et il l’avait déclaré en effet), qu’il n’y avait pas eu de querelle ou de différend entre les deux jeunes gens, lors de leur dernière rencontre. Nous savons tous que leur première rencontre avait été loin d’être amicale, mais tout s’est fort tranquillement passé la dernière fois qu’ils se sont trouvés ensemble chez moi. Mon cher enfant n’était pas dans son état d’esprit habituel ; il était fort accablé… Je l’ai remarqué… et je suis contraint d’insister davantage sur cette circonstance, maintenant que je sais qu’il y avait une raison particulière à son abattement, la même raison qui peut l’avoir porté à s’éloigner volontairement de moi !

— Plaise au ciel qu’il en soit ainsi ! s’écria M. Crisparkle.

— Plaise au ciel qu’il en soit ainsi ! répéta Jasper. Vous savez que j’avais conçu contre M. Neville Landless une forte prévention provoquée par la violence furieuse de sa conduite, dans une première rencontre. Vous savez que je me suis rendu chez vous, et très-effrayé, pour mon cher enfant, de cette violence de M. Neville. Vous savez que j’ai même inscrit sur mon journal, je vous ai montré le passage, que j’avais de sombres pressentiments à ce sujet. M. Grewgious doit être mis au courant de toute l’affaire, il ne doit pas, par une omission de ma part, en connaître seulement une partie et rester dans l’ignorance sur d’autres points. Je désire qu’il soit assez bon pour me bien comprendre et je répète que la communication qu’il m’a faite, a eu une heureuse influence sur mon esprit, en dépit des préventions qui m’avaient auparavant si profondément indisposé contre le jeune Landless. »

Cette loyauté troubla beaucoup le Chanoine ; il sentit qu’il n’avait pas agi lui-même avec autant de franchise.

Il se reprocha d’avoir gardé le silence sur deux points : sur un second accès de colère de Neville contre Edwin Drood et sur la jalousie qui, à sa connaissance, s’était allumée dans le cœur du jeune homme contre son rival.

Il était convaincu de l’innocence de Neville, en ce sens qu’il était persuadé que son élève n’avait aucune part dans l’affreuse disparition d’Edwin, mais bien des petites circonstances se réunissaient malheureusement contre l’accusé ; il craignait d’en augmenter le poids.

Le Chanoine était le plus loyal des hommes, mais il avait agité dans son esprit, à sa grande perplexité, la question de savoir si faire connaître volontairement à ce moment ces deux appoints de la vérité ce ne serait pas apporter deux pierres de plus à l’édification du mensonge.

Cependant il avait un exemple devant les yeux.

Il n’hésita donc pas plus longtemps, et s’adressa directement à M. Grewgious comme à une personne revêtue d’une sorte d’autorité par la révélation qu’il avait été chargé de faire à Jasper.

Ici M. Grewgious, déjà si hérissé naturellement, se hérissa deux fois davantage.

M. Crisparkle soumit ensuite son témoignage au sentiment de justice de M. Jasper, et après avoir exprimé sa confiance absolue dans l’innocence de son élève, qui tôt ou tard devait sortir pur de tout soupçon, il avoua que sa confiance en ce jeune homme s’était formée, en dépit de la connaissance intime qu’il avait de son caractère bouillant et irritable et du fait qu’il était animé contre le neveu de M. Jasper, par les sentiments romanesques que Rosa lui avait inspirés.

Chose étrange, l’heureuse réaction qui s’était manifestée, chez M. Jasper, ne s’effaça pas même devant cette déclaration inattendue.

Il pâlit, mais il répéta qu’il voulait se cramponner à l’espérance, et que si l’on ne trouvait nulle trace de son cher enfant et nul indice dont on pût induire qu’un crime l’avait fait disparaître, il conserverait jusqu’aux dernières limites du possible, l’idée qu’Edwin s’était éloigné de sa propre volonté.

M. Crisparkle sortit de cette conférence l’esprit encore inquiet et très-préoccupé au sujet de Neville, qu’il gardait pour ainsi dire comme prisonnier dans sa maison.

Il se mit à errer solitairement dans la nuit.

Machinalement, il se dirigea vers l’écluse de Cloisterham.

Il faisait fréquemment cette promenade, et l’on peut dire que ses pas avaient pris naturellement cette direction plutôt qu’une autre.

Mais sa préoccupation était si forte, qu’il ne fit aucune attention aux lieux qu’il traversait, et il n’eut conscience qu’il était près de l’écluse qu’en entendant le bruit produit par la chute de l’eau.

Comment était-il venu là ?

Ce fut la première pensée qui lui vint.

Pourquoi y était-il venu ?

Ce fut la seconde.

Puis il s’arrêta pour écouter attentivement le bruit de l’eau.

Les étoiles brillaient au ciel.

L’écluse était à deux grands milles au-dessus de l’endroit où les deux jeunes gens étaient venus observer la tempête.

Aucune recherche n’avait été poussée jusque-là, car le courant y était fort et rapide, et les endroits où il était le plus probable de rencontrer un cadavre, si un fatal accident était arrivé, se trouvaient être plutôt à la marée montante et descendante, entre ce lieu et la mer.

L’eau passait par-dessus l’écluse, avec son fracas habituel, par cette nuit froide et constellée.

Tout à coup M. Crisparkle eut l’étrange idée qu’il y avait quelque chose d’inaccoutumé dans l’aspect de ce lieu.

Il se dit à lui-même :

« Oui, il y a quelque chose… mais qu’est-ce ?… Auquel de mes sens s’adresse cet avertissement ? »

Aucun de ses sens ne lui donnait, en effet, une perception quelconque.

Il écouta, et son oreille ne perçut encore que la chute de l’eau tombant par-dessus l’écluse.

Il savait très-bien que le mystère dont son esprit était tout plein pouvait suffire à l’égarer.

Non, vraiment, ce point de la rive n’était pas un lieu hanté.

Il n’avait bien eu qu’une sorte d’hallucination.

Il voulut la dissiper et il fit appel à toute la puissance de sa vue perçante.

Il se rapprocha de l’écluse et fixa son regard sur les étais et les poutres.

Rien d’inaccoutumé ne lui apparut.

Cependant il prit la résolution de revenir le lendemain de grand matin.

L’écluse fut sa seule pensée toute la nuit, et il y était retourné dès le lever du soleil.

C’était par une belle matinée encore très-froide.

Il s’arrêta à l’endroit où il s’était arrêté la veille au soir.

Il discernait les plus minutieux détails de la chute d’eau.

Rien…

Il allait s’éloigner et il détournait déjà les yeux, quand ils furent attirés sur un point…

Toute la force de son regard encore une fois se concentra…

Ce qu’il voyait, c’était un objet brillant qui le fascinait, et il commença vivement à se dépouiller de ses vêtements.

Il plongea dans l’eau glacée et nagea vers ce point qui l’attirait.

Escaladant alors les poutres, il en retira une montre accrochée par sa chaîne, entre les interstices des pièces de charpente.

Cette montre portait gravées sur sa cuvette les lettres E. D.

Il rapporta la montre sur la berge, nagea de nouveau vers l’écluse, et l’escalada encore une fois.

Il connaissait chaque trou, chaque recoin du lit de ces eaux profondes.

Il plongea et replongea jusqu’au moment où il ne put plus supporter le froid.

Il espérait trouver le corps, il ne trouva qu’une épingle de chemise qui s’était fichée dans la vase.

En possession de la montre et de l’épingle, il retourna à Cloisterham, prit avec lui Neville Landless et se rendit directement chez le maire.

M. Jasper fut mandé ; il reconnut la montre et l’épingle.

Neville fut détenu.

Les bruits les plus malveillants sur sa fatuité et sur sa farouche et monstrueuse méchanceté s’élevèrent contre lui.

Il était, disait-on, d’une nature si vindicative et si violente, que sans sa pauvre sœur, qui seule avait de l’influence sur lui, il serait tombé chaque jour sous le coup d’une accusation de meurtre.

Avant de venir en Angleterre, il avait fait fouetter, jusqu’à ce que mort s’ensuivît, plusieurs nègres.

Il avait presque fait mourir de chagrin Mme Crisparkle et juré de faire descendre « ses cheveux blancs dans la tombe. »

Ces expressions originales étaient de M. Sapsea.

Il avait plusieurs fois répété qu’il aurait la vie de ce pauvre M. Crisparkle, d’autres disaient même la vie de tous ses semblables.

Il s’était promis de demeurer le seul homme vivant sur terre.

Cependant, il avait été amené de Londres à Cloisterham par un éminent philanthrope, et pourquoi ?

Parce que ce philanthrope…

Eh ! les plus éminents, les plus charitables des hommes peuvent bien avoir peur quelquefois.

Celui-ci avait préféré mettre en danger la vie du chanoine que d’exposer plus longtemps la sienne.

Ces grossières bordées de calomnies et de contes bleus ne pouvaient frapper mortellement Neville.

Mais il avait également à supporter le tir exercé d’armes plus précises.

On racontait qu’il avait notoirement menacé le jeune homme disparu, et, d’après la déclaration même de son fidèle ami et précepteur, qui se donnait tant de mal pour lui, il avait une cause de vive animosité contre ce malheureux Edwin Drood.

Il s’était armé d’un outil meurtrier lors de la fatale soirée, et il était parti de grand matin après le meurtre accompli.

On avait trouvé sur lui des taches de sang, elles pouvaient avoir pour origine la cause qu’il avait indiquée, mais elles pouvaient aussi en avoir une autre.

La perquisition opérée dans sa chambre, en vertu du mandat délivré à cet effet, avait fait découvrir qu’il avait brûlé tous ses papiers, et mis en ordre tout ce qui lui appartenait dans l’après-midi du jour qui avait précédé le crime.

La montre trouvée à l’écluse avait été reconnue par le bijoutier comme étant celle qu’il avait montée et réglée pour M. Edwin Drood, à deux heures vingt minutes de la même après-midi.

Elle avait marché et l’opinion positive du bijoutier était qu’elle n’avait pas été remontée depuis.

Ceci justifiait une hypothèse assez en faveur, à savoir que cette montre avait été prise à Edwin peu de temps après qu’il avait quitté la maison de M. Jasper, à minuit, en compagnie de Neville, et qu’elle avait été jetée à l’endroit où on l’avait découverte, après avoir été gardée pendant quelques heures.

Pourquoi avait-elle été jetée là ?

Le jeune homme avait-il été assassiné et assez habilement défiguré ou caché pour que l’assassin pût espérer avoir rendu impossible la constatation de son identité.

Restaient cependant les objets qu’il portait sur lui.

L’assassin avait dû songer à faire disparaître ceux de ces objets les plus durables et les plus faciles à reconnaître, c’est-à-dire la montre et l’épingle.

Quant aux occasions qu’il pouvait avoir trouvées de les jeter dans la rivière, si les soupçons s’arrêtaient sur lui, elles étaient faciles à constater.

Plusieurs personnes l’avaient vu errer de ce côté de la ville, l’air sinistre et égaré.

Quant au choix de l’endroit où il avait déposé la montre et l’épingle, n’importe !

Évidemment il valait mieux que des objets d’une nature aussi compromettante fussent trouvés partout ailleurs que sur lui.

En ce qui concernait le but de réconciliation que se proposait l’entrevue concertée entre les deux jeunes gens, il y avait peu de conséquences à en tirer en faveur du jeune Landless, car il apparaissait clairement que l’idée de cette rencontre ne venait pas de lui, mais de M. Crisparkle, et que le jeune homme avait cédé aux instances de son maître.

Et qui savait avec quelle répugnance et dans quelles mauvaises dispositions d’esprit Neville, cédant à la contrainte, s’y était rendu !

Plus on examinait sa position, plus elle paraissait mauvaise sur tous les points.

L’idée même qu’on avait admise, que le jeune homme disparu s’était peut-être volontairement caché, était devenue plus improbable par la déposition de la jeune fille dont il s’était si récemment séparé.

Car elle avait dit expressément, lorsqu’on l’avait interrogée, ce qui était positivement convenu entre eux.

Ils devaient attendre l’arrivée du tuteur, M. Grewgious.

Et pourtant Edwin avait disparu avant la venue de ce gentleman.

Sous le coup de ces soupçons si nettement formulés, Neville fut détenu, et les recherches furent activées de tous côtés.

M. Jasper y travaillait nuit et jour.

Mais on ne découvrit rien.

Aucun indice n’apparut tendant à prouver qu’Edwin était mort, et il fallut bien relâcher enfin le meurtrier supposé.

Neville fut mis en liberté.

Il s’ensuivit une conséquence que M. Crisparkle n’avait que trop bien prévue.

Neville dut quitter la ville ; car les habitants l’évitaient et voulaient se débarrasser de sa présence.

Et ce n’était pas tout.

La chère vieille bergère en porcelaine de Saxe était mortellement tourmentée.

Elle craignait pour son fils, et l’on ne peut décrire l’état d’exaspération où la mettait l’idée d’avoir chez elle un pareil hôte.

D’ailleurs, l’autorité à laquelle le chanoine devait officiellement déférer, en cette circonstance, avait décidé la question.

« M. Crisparkle, lui dit le doyen, la justice humaine peut se tromper ; mais il faut agir d’après ses lumières. Le temps où l’on se réfugiait dans le sanctuaire est passé. Ce jeune homme ne peut pas jouir du droit d’asile chez nous.

— Vous voulez me faire comprendre qu’il doit quitter ma maison, monsieur ?

— M. Crisparkle, répliqua le prudent Doyen, je ne prétends exercer aucune autorité dans votre maison. Je confère simplement avec vous, sur la pénible nécessité où vous vous trouvez de priver ce jeune homme des grands avantages qu’il aurait tirés de vos conseils et de vos leçons.

— C’est vraiment lamentable, monsieur, murmura M. Crisparkle.

— Lamentable, répéta le Doyen.

— Mais s’il y a nécessité, balbutia M. Crisparkle.

— Malheureusement, vous le reconnaissez vous-même. »

M. Crisparkle baissa le front.

« Il est dur de préjuger la position de ce jeune homme, mais je comprends que…

— Précisément… parfaitement… comme vous le dites, monsieur Crisparkle, interrompit le Doyen en remuant doucement la tête. Il n’y a pas d’autre alternative. Votre bon sens vous l’a bien fait découvrir.

— Je suis entièrement convaincu de sa parfaite innocence, monsieur.

— Bon… bon…, dit le Doyen d’un ton plus confidentiel, tout en regardant autour de lui. Je ne voudrais pas être aussi affirmatif. Non, pas aussi affirmatif. Assez de soupçons pèsent sur lui. Non, je pense que je ne voudrais pas être aussi affirmatif.

M. Crisparkle tressaillit.

« Il ne nous convient pas, poursuivit le Doyen, de jouer le rôle de partisans de ce jeune homme. Non, nous ne devons pas nous poser en partisans. Nous autres membres du clergé, nous devons garder nos cœurs chauds et nos têtes froides. Judicieusement il nous est commandé de rester dans un juste milieu…

— J’espère, monsieur, que vous n’avez pas d’objection à faire à la déclaration que j’ai faite chaleureusement et en public. Je crois fermement que M. Drood reparaîtra ici, si quelque nouveau soupçon vient à s’éveiller. De nouvelles circonstances feront luire la lumière sur cette ténébreuse affaire.

— Non pas du tout… et pourtant, vous savez, je ne pense pas, répondit le Doyen, en appuyant sur ces mots je ne pense pas, que j’aurais fait, moi, cette déclaration, du moins aussi chaleureusement que vous. J’aurais constaté tout cela, oui ! mais chaleureusement, non ! En toute occasion, M. Crisparkle, gardons nos cœurs chauds et nos têtes froides, nous autres membres du clergé. Nous ne devons rien faire chaleureusement. »

Ainsi donc, le Coin du Chanoine ne vit plus Neville Landless.

Il s’en alla, où il lui plut d’aller, avec une flétrissure imprimée à son nom !

Alors, John Jasper reprit en silence sa place dans le chœur.

On ne le vit plus défait, les yeux toujours rouges.

Ses espérances l’avaient abandonné ; c’en était fait de l’amélioration qui s’était produite dans son humeur et ses noirs pressentiments étaient revenus.

Un jour ou deux après, au moment où il quittait sa robe, il tira de sa poche le journal qu’il écrivait jour par jour, et avec un regard expressif, mais sans dire un mot, il donna le passage suivant à lire à M. Crisparkle :

« Mon cher enfant a été assassiné.

« La découverte de sa montre et de son épingle me rend ferme dans cette conviction.

« Pendant cette nuit fatale, ses bijoux lui ont été enlevés de peur qu’ils ne pussent servir à constater son identité.

« Toutes les trompeuses espérances que j’avais fondées sur sa rupture avec celle qui devait être sa femme, je les jette aux vents : elles s’évanouissent devant cette fatale découverte.

« Je jure maintenant et je consigne ce serment sur ces pages, que je ne discuterai ce mystère avec aucune créature humaine avant de tenir entre mes mains l’indice qui doit me servir à le pénétrer.

« Jamais je ne me départirai de mon silence et de mes recherches.

« Je ferai bien quelque jour retomber la responsabilité du crime sur l’assassin de mon pauvre enfant !

« Je me voue à son extermination ! »