Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 19-35).


CHAPITRE III

La maison des nonnes


Pour des raisons que la suite de ce récit fera comprendre, nous donnerons un nom supposé à la vieille ville archiépiscopale ; celui de Cloisterham, par exemple.

Il est possible que les Druides l’aient connue sous une autre désignation ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle portait un autre nom sous les Romains ; un autre nom sous les Saxons ; un autre nom encore sous les Normands.

Qu’importe qu’un nom de plus ou de moins, dans le cours de plusieurs siècles, soit constaté dans des chroniques poudreuses ?

C’est une ancienne cité que Cloisterham et le séjour en convient peu à ceux qui aiment le bruit du monde, car elle est silencieuse et monotone, imprégnée d’une odeur terreuse sortant des cryptes de sa cathédrale.

Cloisterham abonde en vestiges de tombes monastiques au point que les enfants y font pousser de petites salades dans la poussière des abbés et des abbesses et font des pâtés avec des nonnes et des frères.

Le laboureur, dans les champs voisins, a pour les lords trésoriers et les archevêques les mêmes attentions que l’Ogre du Livre des Contes souhaitait d’avoir pour son imprudent visiteur ; il broie leurs os pour en faire son pain.

C’est une cité endormie que Cloisterham.

Les habitants semblent croire que tous les changements qui devaient s’accomplir se sont produits dans les siècles passés et qu’il n’en doit plus être fait dans l’avenir.

Étrange moralité qu’ils tirent là de cette antiquité perdue dans la nuit des temps.

Les rues de Cloisterham sont muettes, un souffle y éveille un écho, et, par les jours d’été, les volets des boutiques osent à peine frapper contre les murailles quand le vent du sud les pousse ; le voyageur qui s’y engage regarde avec une sorte de crainte superstitieuse autour de lui et presse le pas pour sortir au plus vite de l’enceinte de ces lieux misérables dont l’atmosphère l’étouffe.

Il le peut, au reste, sans peine, car la ville de Cloisterham n’est pour ainsi dire qu’une seule rue étroite par laquelle on y entre et par où l’on en sort.

Çà et là quelques villas disséminées, nul quartier tracé, puis l’enclos de la cathédrale, et un établissement de quakers.

La couleur et l’aspect de ce dernier monument rappellent le chapeau d’une quakeresse posé dans le coin d’une chambre sombre.

En un mot, Cloisterham est un lieu d’un autre âge et du vieux temps, avec le son rauque de ses cloches, la voix rauque des conseillers, les accents plus rauques des corbeaux humains qui prennent place dans les stalles à la cathédrale.

C’est avec des fragments de vieux murs, avec les pierres des chapelles et des chapitres qu’on a construit les maisons ; les anciens jardins subsistent encore, et au milieu s’élèvent de ces ruines bizarres bien en rapport avec les idées confuses et disparates qui se sont enracinées dans l’esprit des habitants.

Là, tout appartient au passé.

L’unique prêteur sur gages qu’il y ait à Cloisterham ne fait aucune opération nouvelle ; il se contente d’offrir inutilement aux emprunteurs un antique assortiment d’objets qui n’ont pas été retirés d’entre ses mains et dont les articles les plus chers consistent en de vieilles montres ternes et noircies comme par un souffle intérieur ; des pinces à sucre rouillées par l’effet du temps ; des couverts hors de service, et un lot de vénérables volumes lourds et savants.

Les affaires sont mortes.

Tout est mort.

Et, en vérité, la seule chose agréable prouvant que la vie poursuit encore son cours dans Cloisterham, c’est la puissance de végétation qui éclate dans ses nombreux jardins.

Il y en a partout ; et, jusqu’au pauvre théâtre tombant en ruines a son petit jardin où le démon, quand il disparaît de la scène pour s’enfoncer dans les régions infernales, retombe au milieu des plates-bandes de haricots violets ou sur un lit d’écailles d’huitres qui couvre la terre, suivant la saison.

Au milieu de Cloisterham, s’élève la Maison des Nonnes, vénérable édifice construit en briques, qui tire probablement son nom actuel de la légende qui en fait un ancien couvent.

Sur la jolie grille qui ferme sa vieille cour, est fixée une brillante plaque de cuivre portant ces mots :

pensionnat de jeunes demoiselles.
MADEMOISELLE TWINKLETON.

La façade de la maison est vieille et noircie par le temps.

La plaque étincelante attire vivement le regard et ce contraste rappelle à l’esprit de tout étranger doué de quelque imagination, l’idée d’un vieux beau décrépit portant un lorgnon doré incrusté dans son arcade sourcilière sur son œil qui ne voit plus.

Il faut croire que les nonnes du temps jadis, pauvres créatures rompues à l’humilité chrétienne, courbaient la tête pour éviter les poutres saillantes des plafonds, dans les cellules étroites et basses.

Assises devant les vieilles fenêtres également basses, également étroites, elles récitaient leurs chapelets dans un but de mortification, et ne songeaient point à s’en faire des ornements et des colliers.

Peut-être, pour achever d’extirper en elles l’indestructible levain du monde, qui continuait à fermenter dans leurs cœurs, les tenait-on sans cesse enfermées vivantes dans les angles de l’épaisse muraille, sous les combles étouffants de leur étrange demeure…

Ce sont là des questions capables d’intéresser les fantômes qui hantent la maison, s’il y a des fantômes, mais dont il n’est pas fait mention dans les bulletins semestriels de Mlle  Twinkleton ; pas plus dans la nomenclature des articles compris dans le prix ordinaire de la pension que dans celle des extras.

La dame qui est chargée de présenter d’une façon poétique les avantages de l’établissement à raison de tant ou si peu par trimestre, ne fait pas entrer dans son prospectus le développement de ces problèmes.

De même que dans quelques cas d’ivresse ou de magnétisme animal, il y a deux états de la conscience des choses qui se poursuivent séparément sans jamais se heurter, (par exemple, si je cache une montre étant ivre, il faut que je me remette de nouveau dans l’ivresse pour me souvenir où je l’ai cachée), de même il y avait deux phases et deux états différents dans la manière d’être de Mlle  Twinkleton.

Chaque soir, dès que ses jeunes élèves étaient couchées, Mlle  Twinkleton lissait un peu les boucles de ses cheveux et devenait une Mlle  Twinkleton plus vive, plus animée, une Mlle  Twinkleton que ses jeunes élèves n’avaient jamais vue.

Chaque soir, à la même heure, Mlle  Twinkleton reprenait la conversation de la veille sur les petits scandales amoureux de Cloisterham, dont elle n’avait aucune connaissance pendant le jour, et se remémorait certaine saison passée par elle à Tunbridge Wells, qu’elle nommait le temps de son existence légère, saison des eaux pendant laquelle un gentleman accompli que Mlle  Twinkleton appelait avec compassion en ce moment-là « ce fou de M. Porters, » lui avait offert l’hommage de son cœur : ce qui fut un grand événement.

Mlle  Twinkleton en était aussi ignorante, durant son existence scolaire, qu’aurait pu l’être une colonne de granit.

La compagne de Mlle  Twinkleton, dans les deux phases de son existence, et qui savait se conformer à l’une comme à l’autre, était une Mme  Tisher.

C’était une veuve remplie de déférence pour sa supérieure ; elle avait le dos voûté ; elle était affligée d’unetoux chronique ; sa voix ne sortait qu’en sifflant de sa poitrine toujours oppressée.

Mme  Tisher veillait sur la garde-robe des jeunes pensionnaires et ne laissait passer aucune occasion de leur donner à entendre qu’elle avait connu des jours meilleurs.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle on croyait, et c’était un article de foi parmi les jeunes servantes, un article de foi transmis par la tradition de l’une à l’autre, que le défunt M. Tisher avait été un coiffeur.

L’élève favorite de la Maison des Nonnes est Mlle  Rosa Bud[1], nom qui lui vaut, naturellement, le surnom de Bouton de Rose ; jeune fille merveilleusement jolie, merveilleusement enfantine, merveilleusement fantasque.

Un maladroit intérêt, maladroit parce qu’il est romanesque, s’attache à Mlle  Bud dans l’esprit des jeunes pensionnaires, à raison de cette circonstance qu’un mari lui a été choisi par testament.

Son tuteur sera tenu de l’unir à ce mari, dès qu’elle aura l’âge de se marier.

Mlle  Twinkleton, dans le cours de son existence de maîtresse de pension, première phase, n’avait jamais cessé de combattre les idées romanesques qui s’attachaient à la destinée de Rosa ; d’ordinaire elle secouait la tête derrière les épaules à fossettes de Mlle  Bud, tout en ruminant intérieurement sur le sort malheureux de la petite victime condamnée au sacrifice.

Les mines de la maîtresse de pension n’avaient d’autre effet que de provoquer au dortoir ce cri unanime parmi les jeunes filles :

« Oh ! quelle vieille fille prétentieuse que cette Mlle  Twinkleton, ma chère ! »

La Maison des Nonnes n’était jamais dans un plus grand état d’émotion que quand ce mari imposé venait faire visite à la petite Bouton-de-Rose.

Aucune des jeunes pensionnaires n’hésitait à croire qu’il était légalement investi de ce privilège, et que si Mlle  Twinkleton voulait contester son droit, elle serait immédiatement enlevée et transportée dans les îles.

Donc, quand le futur mari était attendu, quand il sonnait à la grille, toutes celles qui, sous un prétexte quelconque, pouvaient s’approcher de la fenêtre, y couraient et regardaient de tous leurs yeux.

Celles qui, au contraire, étaient retenues à leurs places, perdaient l’esprit ; le désordre s’emparait à ce point de la classe de français que la sous-maitresse elle-même tournait autour de la salle comme la fine bouteille autour de la table à une partie gastronomique au siècle dernier, le siècle des fines bouteilles.

Dans l’après-midi de ce jour, un peu après le dîner de deux heures, la cloche de la grille se mit en branle, et l’émotion ordinaire se produisit.

« M. Edwin Drood demande à voir Mlle  Rosa. »

Ainsi s’exprima la première femme de chambre préposée au service du parloir.

Mlle  Twinkleton, d’un air de mélancolie béate, se résigna tout de suite au sacrifice et dit :

« Vous pouvez descendre, ma chère. »

Mlle  Bud sort suivie par tous les yeux.

M. Edwin Drood attend dans le salon de Mlle  Twinkleton.

Ce joli petit salon ne rappelle les études scolaires que par la présence de deux globes : l’un céleste, l’autre terrestre.

Ces globes sont là pour faire comprendre que Mlle  Twinkleton, même lorsqu’elle se retire dans ses appartements privés, est encore et à tout moment pleine du sentiment du devoir, et disposée soit à parcourir la terre comme le Juif-Errant, ou à prendre son essor vers les cieux, toujours ardente à la recherche des connaissances qu’elle doit transmettre à ses élèves.

La nouvelle servante n’a jamais vu le jeune gentleman auquel Mlle  Rosa est fiancée.

Elle est en train de faire connaissance avec lui, à travers les gonds de la porte ouverte et descend précipitamment l’escalier de la cuisine, comme une personne prise en faute, au moment où une charmante petite apparition, une petite tête cachée dans un tablier de soie se glisse dans le salon.

« Oh ! que c’est ridicule !… s’écrie l’apparition en s’arrêtant et faisant un pas en arrière. Non, Eddy !…

— Que veut dire ce « non, » Rosa ?

— N’avancez pas… n’approchez pas… que c’est ridicule !

— Qu’est-ce qui est ridicule, Rosa ?…

— Toute cette affaire. Il est ridicule d’être une orpheline dont la main est engagée ; il est ridicule de voir toutes les servantes aux aguets, comme des souris dans la boiserie ; il est ridicule de s’entendre ainsi appeler au parloir ! »

On aurait dit que l’apparition tenait son petit pouce rose dans le coin de sa bouche, tandis qu’elle répandait ces lamentations coquettes.

Mais non, ce n’était pas son pouce.

« Vous me faites là une bien affectueuse réception, Pussy, je puis le dire,

— Eh bien, je serai tout autre dans une minute, Eddy, mais je ne puis pas encore en ce moment, je ne puis pas. Comment allez-vous ! »

Ces trois derniers mots sont dits très-sèchement.

« Je ne puis, en vérité, vous dire que je me sente beaucoup mieux en vous voyant, Pussy, attendu que je ne vois rien de votre gracieuse personne. »

Cette seconde remontrance fait briller un petit œil mutin dans un coin du tablier ; mais il se cache vivement :

« Ah ! mon Dieu, vous avez fait couper vos cheveux !

— J’aurais mieux fait de me faire couper la tête, je crois, dit Edwin, passant brusquement la main dans ses cheveux, tout en jetant un coup d’œil de côté et en frappant du pied avec humeur. Faut-il que je m’en aille ?

— Non, pas encore, Eddy, les servantes se demanderaient pourquoi vous êtes venu.

— Une fois pour toutes, Rosa, voulez-vous découvrir votre petite tête ridicule et me souhaiter le bonjour ? »

Le tablier s’abaissa.

La jeune fille répondit enfin :

« Soyez le bienvenu, Eddy… Voilà…, vous devez être content. Donnez-moi la main. Non, je ne peux pas vous embrasser, j’ai un bonbon acidulé dans la bouche.

— Êtes-vous heureuse de me voir, Pussy ?

— Oh ! oui, terriblement heureuse… Venez et asseyez-vous… Mademoiselle Twinkleton. »

Il entrait dans les habitudes de cette excellente dame, chaque fois que ces visites avaient lieu, d’apparaître toutes les trois minutes, soit en personne, soit par procuration, en la personne de Mme  Tisher.

C’était un moyen de sauvegarder les convenances, tout en ayant l’air de venir chercher un objet oublié.

En cette occasion, Mlle  Twinkleton entre donc et sort gracieusement.

« Comment se porte M. Drood ? dit-elle en passant. Enchantée d’avoir le plaisir de vous voir. Excusez-moi, je vous prie… Les pincettes… Merci !…

— J’ai reçu les gants hier soir, Eddy, et ils me plaisent beaucoup, dit Rosa. Ils sont charmants.

— Eh bien, c’est toujours quelque chose, répond le fiancé d’un ton un peu boudeur. Les moindres encouragements que vous me donnez doivent être accueillis avec reconnaissance. Et comment avez-vous passé votre jour de naissance, Pussy ?

— Délicieusement ! Chacun m’a fait un cadeau. Nous avons eu festin et bal le soir.

— Un festin… un bal… Il paraît que cela s’est très-bien passé sans moi, Pussy ?

— Délicieusement ! répéta Rosa. »

Et ceci d’un ton de sincérité entière, sans aucun ménagement pour l’amour-propre d’Edwin.

« Ah !… et en quoi consistait le festin ?

— En tartes, en oranges, en gelées, et en crevettes.

— Pas de cavaliers au bal ?

— Nous avons dansé, entre nous, monsieur, comme de raison. Seulement quelques jeunes filles ont joué le rôle de deux frères… C’était bien drôle !

— Et aucune n’a eu l’idée de prendre mon…

— Votre personnage ?… Oh ! si fait, cher Eddy, s’écria Rosa en riant de tout son cœur. C’est la première chose à quoi l’on a pensé.

— J’espère qu’elle s’en est bien acquittée ? dit Edwin d’un air de doute.

— Oh ! d’une manière parfaite. Seulement elle n’a pas dansé avec moi. Je n’aurais pas voulu danser avec vous, Edwin, vous le savez bien. Ainsi vous comprenez… »

Edwin, qui ne trouve pas une grande clarté dans ce raisonnement, s’informe s’il a la liberté de demander pourquoi l’on n’aurait pas voulu danser avec lui.

« Parce que j’étais si lasse de vous la dernière fois que nous nous sommes vus… »

Cependant elle se hâta d’ajouter en voyant la figure d’Edwin s’assombrir :

« Cher Edwin, vous étiez tout aussi las de moi.

— Ai-je jamais rien dit de semblable, Rosa ?

— Vous ? oh ! non… seulement vous l’avez laissé voir. Oh ! comme elle a bien rendu cela ! s’écria Rosa avec un soudain enthousiasme pour le talent de la pensionnaire qui avait joué le rôle d’Edwin.

— Ce qui me frappe en ceci, c’est que cette jeune fille est une petite impudente, dit Edwin Drood. Pussy, c’est le dernier anniversaire de votre naissance que vous aurez passé dans cette vieille maison.

— Ah ! oui. »

Rosa joignit les mains, baissa les yeux, soupira, et secoua la tête.

« Je regrette cette pauvre vieille maison… Je sais combien elle me manquera quand je serai partie, et si loin… et si jeune…

— Peut-être ferions-nous mieux de nous arrêter tout court en chemin, Rosa ? »

Elle releva le front, lui jeta un seul regard, puis de nouveau secoua la tête, soupira et baissa les yeux.

« Cela veut dire, n’est-ce pas, Pussy, que nous sommes tous deux résignés à notre sort ? »

Elle fit de la tête un signe d’assentiment, et, après un court moment de silence :

« Nous savons que nous devons être mariés, dit-elle, et mariés quand je sortirai d’ici ; sans cela les pauvres filles seraient si affreusement désappointées !… »

En ce moment on aurait pu lire plus de compassion pour elle et pour lui-même que d’amour sur le visage du fiancé.

Il interrogea de nouveau Rosa du regard.

« Dois-je vous emmener faire une promenade, chère Rosa ? » demanda-t-il.

La chère Rosa semblait n’avoir point d’idée bien arrêtée sur ce point.

Cependant sa physionomie comiquement méditative s’anima tout à coup.

« Oh ! oui, Eddy, s’écria-t-elle ; allons faire un tour de promenade. Et savez-vous ce qu’il faut que nous fassions pour rester bien d’accord ensemble ? Vous me parlerez comme si votre foi était engagée à une autre ; moi, comme si ma main n’était promise à personne. De cette façon, nous ne nous querellerons pas.

— Vous croyez que cela évitera toute brouille entre nous, Rosa ?

— J’en suis sûre. Chut !… Faites semblant de regarder par la fenêtre… Voici Mme  Tisher. »

Par un hasard bien singulier, l’imposante Mme  Tisher se montra dans la chambre.

On l’y vit circuler comme le fantôme légendaire de la douairière en robe de soie.

« J’espère que la santé de M. Drood est bonne… du reste, c’est à peine une question à faire, si j’en juge par sa belle mine. Je pense que je ne dérange personne, mais il doit y avoir ici un couteau à papier… Oh ! merci… »

Elle disparut avec l’objet qu’elle était venue chercher.

« Il faut encore faire une autre chose pour m’obliger, Eddy, dit Rosa. Dès que nous serons dehors, vous me laisserez sortir en avant, et vous resterez près de la maison dont vous raserez les murailles.

— Certainement, Rosa ; si vous le désirez. Mais ne pourrais-je vous demander pourquoi ?

— Oh ! parce que je ne veux pas que les pensionnaires vous voient.

— La journée est belle… Mais si vous désirez pourtant que je me dissimule sous un parapluie ?

— Pas de plaisanteries, monsieur, vous n’avez pas de bottes vernies, ajouta-t-elle en faisant une petite moue et un mouvement d’épaules.

— Peut-être ce détail échapperait-il à ces demoiselles, même si elles me voyaient, fit observer Edwin, non sans donner un coup d’œil à ses bottes avec un certain sentiment de déplaisir.

— Rien n’échappe à leur attention, monsieur. Et puis, je sais bien ce qui arriverait. Quelques-unes ne manqueraient pas de dire devant moi, car elles sont très-franches, que jamais elles ne s’engageraient à un amoureux qui ne porterait pas de bottes vernies. Silence !… voici Mlle  Twinkleton. Je vais lui demander la permission de sortir. »

On entendait en effet cette dame si discrète parlant au dehors sur le ton de la plus aimable conversation à une personne imaginaire.

« Ah ! en vérité… êtes-vous bien sûre que mon tire-boutons en nacre de perle soit sur ma table à ouvrage dans ma chambre ? »

La permission d’une promenade sollicitée par Rosa fut à l’instant et gracieusement accordée.

Immédiatement le jeune couple sortit de la Maison des Nonnes avec toutes les précautions possibles pour qu’on ne découvrît pas l’état défectueux des bottes de M. Edwin Drood, précautions suffisantes, espérons-le, pour assurer la tranquillité de la future Mme  Edwin Drood.

« Où irons-nous, Rosa ?

— Je désire me rendre à la boutique du marchand de délices.

— De ?…

— Ce sont des bonbons turcs, monsieur… Vous ne comprenez donc rien ? Vous vous qualifiez d’ingénieur et vous ne connaissez pas cela ?

— Comment le connaîtrais-je, Rosa ?

— Parce que j’aime ces bonbons à la folie… Oh ! j’oubliais que vous devez paraître épris d’une autre. Vous n’avez rien à savoir sur ces bonbons ; n’y pensez plus. »

Ils prirent donc assez tristement le chemin de la boutique du marchand de délices où Rosa fit ses achats.

Elle n’oublia pas d’offrir quelques bonbons à Edwin, offre qu’il repoussa dédaigneusement.

Rosa se mit à les attaquer avec une grande ardeur, après avoir préalablement retiré et roulé une petite paire de gants couleur feuille de rose.

Elle portait de temps à autre l’extrémité de ses doigts de fée à ses lèvres vermeilles pour y essuyer certaine petite poudre laissée par le contact des bonbons.

« Maintenant, faites preuve d’un bon caractère, Eddy, et jouez votre rôle. Ainsi votre foi est engagée ?

— Ainsi, ma foi est engagée.

— Est-elle jolie ?

— Charmante.

— Grande ?

— Immensément grande. »

Rosa était fort petite.

— Elle doit manquer de grâce ?… insinue-t-elle tranquillement.

— Je vous demande pardon… »

L’esprit de contradiction s’éveillait dans Edwin Drood.

« Elle est ce qu’on appelle une belle femme, une splendide créature.

— Un gros nez, sans doute ?

— Non, un petit nez, réplique vivement le jeune homme. »

Le nez de Rosa était tout petit.

« Un long nez pâle avec une proéminence rouge au milieu… Oh ! je connais ce genre de nez, dit Rosa, avec un petit mouvement de tête suffisant et tout en savourant ses délices.

— Vous ne connaissez pas du tout ce genre de nez, répliqua Edwin avec chaleur, attendu qu’il n’a rien de ce que vous dites.

— Ce n’est pas un nez pâle, Eddy ?

— Non, répond le jeune homme, déterminé à ne pas céder.

— C’est un nez rouge alors ? Je n’aime pas les nez rouges. Cependant on a toujours la ressource de la poudre de riz.

— Elle rougirait d’employer la poudre de riz, dit Edwin qui s’échauffait.

— Vraiment !… quelle créature stupide ce doit être !… Est-elle aussi stupide en toutes choses ?

— Elle ne l’est en rien. »

Après une pause, pendant laquelle Rosa n’avait cessé de regarder le jeune homme avec une petite mine penchée, elle reprend :

« Et cette très-raisonnable créature se complaît à l’idée d’être emmenée en Égypte, n’est-ce pas, Eddy ?

— Oui. Elle prend un intérêt raisonnable à la fortune de l’ingénieur. Elle pense que son habileté peut changer la face de tout un pays qui est encore un pays barbare.

— Juste ciel ! s’écrie Rosa, en haussant les épaules avec un petit rire d’étonnement.

— Trouvez-vous quelque chose d’étonnant à cela ? demande Edwin en abaissant son regard sur le visage de la jeune fille avec une certaine majesté. Trouvez-vous à redire, Rosa, à ce qu’elle s’intéresse à mes travaux ?

— Y trouver à redire, mon cher Eddy ! Mais réellement ne hait-elle pas les machines et toutes les vilaines choses de ces pays-là ?

— Je puis vous répondre qu’elle n’est pas assez stupide pour haïr les machines, réplique le jeune homme avec amertume. Mais je ne saurais dire quelle est exactement sa manière de voir sur « toutes ces vilaines choses » ; car je ne comprends réellement pas ce que vous entendez par là.

— Mais les Arabes, les Turcs, les Fellahs, et tous ces sauvages.

— Certainement, répond-il avec fermeté, elle ne hait pas les Turcs.

— Au moins elle doit haïr les Pyramides ?… Venez, Eddy.

— Pourquoi serait-elle une assez petite oie…, non, une grande, je veux dire…, pour haïr les Pyramides, Rosa ?

— Il vous faudrait entendre Mlle  Twinkleton quand elle nous assomme avec tous ces gens-là, et alors vous comprendriez… les ennuyeux vieux tombeaux. Isis, Ibis, Cheops, et les Pharaons ! Qui s’inquiète de toutes ces vieilleries ? Puis, c’est l’histoire de Belzoni ou tout autre qu’on retire par les jambes à demi étouffé par la poussière des tombeaux. Toutes ces demoiselles disent qu’il n’a bien que ce qu’il a mérité. Elles auraient voulu qu’il lui arrivât malheur et qu’il fût étouffé sans ressources. »

Les deux jeunes gens continuèrent à marcher côte à côte, mais sans se donner le bras, autour de la vieille enceinte de la cathédrale.

Ils s’arrêtaient de temps en temps, laissant une empreinte profonde de leurs pas dans la couche de feuilles mortes qui jonchait la terre.

« Eh bien, dit Edwin après un long silence, comme toujours, je crois qu’il est inutile de continuer l’entretien, Rosa. »

Rosa fit un mouvement de tête et déclara qu’elle ne tenait pas à le continuer.

« C’est un joli sentiment, Rosa, quand on considère…

— Quand on considère quoi ?

— Si je le dis, vous vous fâcherez encore.

— C’est vous qui vous fâcherez, voulez-vous dire. Ne soyez pas si peu généreux.

— Si peu généreux !… Voilà qui est singulier.

— Eh bien, oui, c’est moi qui n’aime pas toutes ces choses dont nous parlions tout à l’heure, et je vous le dis nettement ! s’écria Rosa en faisant la moue.

— Bien, Rosa. Je vous demande qui a parlé avec mépris de ma profession et de ma destinée…

— Vous n’êtes pas destiné à aller vous faire enterrer dans les Pyramides, je l’espère, interrompit-elle en fronçant ses sourcils délicats. Si c’est là votre destin et votre intention, vous ne m’en avez pas informée. Je ne puis deviner vos projets.

— Rosa, vous savez très-bien ce que je veux dire, ma chère,

— C’est vous qui avez commencé avec votre odieuse géante au nez rouge… qu’elle poudre… qu’elle poudre… qu’elle poudre, quoi que vous en disiez, répéta Rosa avec un petit accès de fureur tout à fait comique.

— De quelque manière que je m’y prenne, je n’aurai jamais raison dans aucune discussion avec vous, dit Edwin en soupirant.

— Comment serait-il possible que vous eussiez raison, monsieur, puisque vous avez toujours tort !… Et quant à Belzoni, il est mort, je le suppose et je l’espère. En quoi ses jambes et ses suffocations vous tiennent-elles au cœur ?

— Il est bientôt l’heure de rentrer, Rosa. Nous n’avons pas fait une bien agréable promenade, n’est-il pas vrai ?

— Agréable !… Dites une très-désagréable promenade, monsieur. Si je monte à ma chambre dès que je serai rentrée et si je pleure au point de ne pas pouvoir prendre ma leçon de danse, c’est vous qui en serez cause, songez-y bien.

— Soyons bons amis, Rosa.

— Ah ! s’écria la jeune fille en secouant la tête et les yeux mouillés de véritables larmes, je voudrais que nous le fussions ! C’est parce que nous ne pouvons rester bons amis que nous nous faisons souffrir l’un et l’autre. Je suis bien jeune pour avoir de vieux chagrins dans le cœur ; mais, réellement… réellement… j’en ai quelquefois. Ne vous fâchez pas. Je sais que vous en avez vous-même et trop souvent. Nous nous serions mieux entendus l’un et l’autre si l’on avait laissé les choses suivre leur cours. Je parle tout à fait sérieusement et je ne cherche pas à vous taquiner. Soyons indulgents l’un pour l’autre, cette fois et toujours. »

Edwin se sentit désarmé par ce mouvement de sensibilité charmante dans cette nature d’enfant gâté ; cependant il avait été bien près de s’emporter contre le reproche indirect que Rosa semblait lui faire de s’imposer à elle.

Mais ses larmes avaient tout effacé.

Il l’entoura donc des soins les plus tendres, tandis qu’elle s’abandonnait à ce petit désespoir enfantin.

Elle tenait son mouchoir à deux mains sur ses yeux, puis elle commença de se calmer, et, son inconstance naturelle aidant, elle se mit à se moquer d’elle-même pour s’être laissé aller à cette émotion ridicule.

Edwin la fit asseoir sur un banc, sous les ormes.

« Un mot de franche explication, chère Pussy, dit-il. Je ne suis pas fort habile en dehors de ma profession, mais j’ai la bonne volonté de bien faire. N’y aurait-il pas…, ne pourrait-il pas y avoir réellement… je ne sais trop comment dire cela, et pourtant je dois m’expliquer avant que nous nous séparions. N’y aurait-il pas un autre jeune…

— Oh ! non, Eddy. Il est généreux à vous de demander cela, mais, non…, non…, non !… »

Ils se trouvaient alors près des fenêtres de la cathédrale, le son de l’orgue et des chants se faisaient entendre.

Tandis qu’ils étaient assis, écoutant l’hymne religieux, la confidence qu’il avait reçue dans la soirée de la veille revint à la mémoire d’Edwin Drood.

Il se mit à penser au contraste qui existait entre cette musique et la disposition d’esprit que son oncle lui avait accusée,

« Il me semble reconnaître la voix de Jack ? dit-il à voix basse.

— Ramenez-moi vite à la pension, je vous en prie, dit vivement Rosa en posant sa petite main sur celle de son fiancé. On va sortir de l’église dans un instant, allons nous-en, Edwin. Oh ! la belle harmonie ! Mais ne nous arrêtons pas à écouter. Partons. »

Son impatience de s’éloigner cessa dès qu’ils furent hors de l’enceinte.

Ils marchaient alors en se donnant le bras ; ils suivirent la rue Haute en se dirigeant vers la Maison des Nonnes.

Arrivés à la grille et après un coup d’œil donné à la rue déserte, Edwin pencha son visage vers celui de Bouton de Rose.

Elle se défendit en riant, elle avait retrouvé ses manières enfantines.

« Non, Eddy ! j’ai le visage tout plein de sucre, ne m’embrassez pas, mais tendez votre main et je vous y soufflerai un baiser. »

Il obéit ; son souffle léger effleura la main du jeune homme.

Il y retint celle de la jeune fille et se mit à regarder dans sa paume rosée.

« Eh ! que voyez-vous dans ma main ? demanda-t-elle.

— Ce que j’y vois, Rosa ?

— Mais je croyais que vous autres, enfants de l’Égypte, vous saviez lire dans la main et y voir toutes sortes d’images. Y lisez-vous un heureux avenir ? »

Dans l’avenir ?…

Dans le présent ?…

Ni l’un ni l’autre, ils ne voyaient rien d’heureux, voilà ce dont ils étaient bien sûrs.

La grille s’ouvrit, se referma, et chacun de son côté ils s’éloignèrent.


  1. Bud, signifie bouton.