Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/09

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 94-113).


CHAPITRE IX

Les Oiseaux dans le bocage


Rosa n’ayant plus au monde aucun parent qu’elle connût, n’avait pas eu, depuis l’âge de sept ans, d’autre demeure que la Maison des Nonnes, d’autre mère que Mlle Twinkleton.

Le seul souvenir qu’elle conservât de sa mère était celui d’une jolie petite créature qui lui ressemblait, et qui ne devait pas être beaucoup plus âgée qu’elle, lorsqu’un jour son père l’avait rapportée noyée, morte entre ses bras.

Ce fatal accident était arrivé dans une partie de plaisir.

Les moindres détails de la jolie toilette d’été de sa pauvre mère, ses longs cheveux mouillés auxquels adhéraient encore des pétales de fleurs effeuillées, ce corps inanimé étendu sur le lit dans sa triste beauté, tout cela était resté gravé d’une manière ineffaçable dans le souvenir de Rosa.

Il en était de même du désespoir farouche de son pauvre jeune père, qui était mort de douleur au premier anniversaire de ce cruel événement.

Les fiançailles de Rosa avaient été la conséquence des consolations que lui avait prodiguées, pendant cette fatale année, son ami et ancien camarade de collège, Drood, comme lui resté veuf à la fleur de l’âge.

Mais M. Drood, lui aussi, suivit la route silencieuse où aboutit, tôt ou tard, notre pèlerinage sur cette terre, et les deux orphelins se trouvaient dans la situation où nous les avons trouvés au commencement de ce récit.

L’atmosphère de pitié qui avait environné la petite orpheline à son arrivée à Cloisterham, loin de se dissiper, avait pris des nuances plus brillantes à mesure que l’enfant grandissait et devenait plus rieuse et plus jolie.

Sa destinée avait pris des tons dorés, des tons de rose et d’azur ; mais Rosa devait toujours son plus grand charme au doux éclat qui lui était propre.

Le désir de chacun de la consoler et de lui prodiguer des caresses avait eu pour résultat de la faire traiter comme une enfant gâtée, et l’habitude de la cajoler avait persisté depuis qu’elle n’était plus une enfant.

C’était à qui serait son amie dans le pensionnat, à qui serait la première à lui faire tel ou tel petit cadeau, ou à lui rendre tel petit service ; c’était à qui l’emmènerait dans sa famille aux jours de fête, à qui lui écrirait le plus souvent, aux époques de séparation, à qui paraîtrait plus heureuse de la revoir au retour.

Les gracieuses rivalités elles-mêmes n’étaient pas sans susciter de petites querelles dans la Maison des Nonnes.

Heureuses les pauvres religieuses cloîtrées d’autrefois si elles n’avaient pas eu de plus rudes combats à soutenir sous leurs voiles et leurs rosaires !

C’est ainsi que Rosa avait grandi et qu’elle était devenue cette aimable petite créature, étourdie, volontaire et sympathique ; gâtée en ce sens qu’elle comptait sur l’indulgence de tous ceux qui l’entouraient, mais non en ce sens qu’elle fût capable de payer cette indulgence d’ingratitude.

Elle avait, au contraire, dans le cœur une source inépuisable d’affection dont les eaux jaillissantes avaient rafraîchi et fait la joie de la Maison des Nonnes pendant bien des années et jamais n’avaient été troublées.

Qu’arriverait-il si le trouble se produisait ?

Quels changements allaient s’opérer dans cette tête insoucieuse et dans ce cœur mobile ?

Comment le bruit d’une querelle qui avait eu lieu à une heure fort avancée de la soirée entre les deux jeunes gens et qui avait été suivie d’une espèce de tentative meurtrière de M. Neville contre Edwin Drood parvint-il dans l’établissement de Mlle Twinkleton avant le déjeuner ?

C’est chose impossible à dire.

Avait-il été apporté par les oiseaux voltigeant dans l’air ou bien s’était-il introduit avec l’air lui-même lorsqu’on avait ouvert les croisées ?

Le boulanger l’avait-il pétri dans son pain ou le laitier insinué dans son lait, comme un élément de falsification ; les servantes, en battant la poussière de leurs paillassons contre la porte, l’avaient-elles reçu en échange de cette poussière dans les effluves qui venaient de la ville ?

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il se répandit dans toute la maison avant que Mlle Twinkleton ne descendît de sa chambre, avant même que le fait lui eût été communiqué par Mme Tisher, tandis qu’elle s’habillait, ou pour se servir de la phrase que Mlle Twinkleton eût employée elle-même en parlant, à un père ou à un tuteur enclin aux idées mythologiques, avant qu’elle n’eût sacrifié aux Grâces.

Le frère de Mlle Landless avait jeté une bouteille à la tête de M. Edwin Drood.

Le frère de Mlle Landless avait lancé un couteau contre M. Edwin Drood.

Le couteau devait amener la fourchette.

Le frère de Mlle Landless avait jeté une fourchette aux yeux de M. Edwin Drood.

De même que dans le cas fameux de Peter Piper, accusé d’avoir pris un pot de piment mariné, on voulut, avant tout, avoir la preuve de l’existence de ce pot ; de même, dans le cas présent, il parut important d’établir si le frère de Mlle Landless avait jeté une bouteille, ou un couteau, ou une fourchette… ou une bouteille, et un couteau, et une fourchette.

La cuisinière avait donné à entendre que ces trois choses avaient été successivement lancées à M. Edwin Drood.

Et l’on racontait que le frère de Mlle Landless avait témoigné qu’il admirait fort Mlle Bud ; que M. Edwin Drood avait alors répliqué que le frère de Mlle Landless n’avait nul besoin d’admirer Mlle Bud ; que le frère de Mlle Landless avait alors saisi le couteau, la fourchette, la bouteille et la carafe, la carafe avait surgi inopinément au milieu des projectiles, et avait, avec le tout, essayé d’exterminer M. Edwin Drood.

La pauvre petite Rosa se fourra les doigts dans les oreilles dès que ces bruits commencèrent à circuler.

Elle se retira même dans un coin, en suppliant qu’on ne lui en parlât plus.

Mlle Landless ayant demandé à Mlle Twinkleton la permission d’aller voir son frère, non sans laisser deviner qu’elle se passerait de la permission si elle ne lui était pas accordée, sortit avec l’intention arrêtée de se rendre chez M. Crisparkle afin d’être fidèlement renseignée.

Quand elle fut de retour, après avoir été préalablement prise à part par Mlle Twinkleton, jalouse de passer au crible les nouvelles qu’elle rapportait et de s’assurer qu’elles ne renfermaient rien d’inconvenant, Mlle Landless fit connaître à Rosa ce qui était réellement arrivé.

Helena insista, le rouge au visage, sur la grossière provocation adressée à son frère, mais en atténuant pourtant un peu la gravité de l’offense, en la présentant comme venue à la suite d’autres mots échangés entre les deux jeunes gens, mots sans intérêt pour sa nouvelle amie, et elle se garda surtout bien de dire que ces gros mots avaient eu pour cause la façon par trop légère dont le fiancé de Rosa parlait d’elle.

Helena, enfin, se fit l’interprète, près de sa nouvelle amie, de la supplique de son frère qui la conjurait de lui pardonner.

Elle s’acquitta de cette mission avec une chaleur toute paternelle et mit fin à l’entretien.

Il était réservé à Mlle Twinkleton de calmer les esprits dans la Maison des Nonnes.

En conséquence, cette dame fit une entrée imposante dans ce que les plébéiens appelleraient la classe ; mais dans le langage patricien, adopté par les maîtresses de l’établissement, cette chambre portait la dénomination de « la salle destinée à l’étude. »

Mlle Twinkleton entra en disant :

« Mesdemoiselles !… »

Tout le monde se leva.

Mme Tisher alla se ranger derrière sa supérieure, comme pour représenter la première dame d’honneur historique qui accompagnait la reine Élisabeth à Tilbury Fort.

Mlle Twinkleton continua :

« La Renommée, mesdemoiselles, a été représentée par le barde d’Avon… il est inutile de prononcer ici le nom de l’immortel Shakespeare, également appelé le Cygne de sa rivière natale, par une allusion probable à l’ancienne superstition qui prétendait que cet oiseau, d’un si gracieux plumage… Mademoiselle Jennings voudrait-elle se tenir droite ?… chantait délicieusement à l’approche de la mort ; mais ce fait ne nous est pas garanti par les autorités en ornithologie… La Renommée, donc, mesdemoiselles, a été représentée par ce barde… Hem !… hem !… qui a esquissé le célèbre juif… comme un composé de nombreuses langues… La Renommée, à Cloisterham… Mademoiselle Ferdinand voudrait-elle bien m’honorer de son attention ?… ne fait pas exception au portrait qu’en a tracé le grand peintre. Un petit tapage survenu la nuit dernière entre deux jeunes gentlemen, à une centaine de pas de ces murs paisibles… Mademoiselle Ferdinand paraissant être incorrigible, aura la bonté de copier ce soir, dans la langue originale, les quatre premières fables de notre spirituel voisin M. La Fontaine… a été considérablement exagéré par la déesse aux cent voix, dans un premier sentiment d’alarme et d’anxiété ; et ce sentiment prenait sa source dans notre sympathie pour une jeune amie que notre pensée ne peut séparer de l’un des gladiateurs qui ont paru sur cette arène, laquelle, heureusement, n’a pas été ensanglantée… L’inconvenance de Mlle Reynolds, qui poignarde son col avec une épingle, est trop flagrante pour ne pas être signalée… Nous sommes descendue de l’élévation de l’esprit et du cœur naturelle à des jeunes filles comme il faut jusqu’à discuter ce thème malséant… Après nous être assurée près de personnes respectables qu’il ne s’agissait ici que d’un de « ces riens sans consistance, » selon l’expression du poète… dont Mlle Giggles nous dira le nom, avec la date de sa naissance, d’ici à une demi-heure… nous voudrions voir abandonner ce sujet. Nous désirons que tous les esprits se concentrent sur les bienfaisants travaux du jour. »

Ce « sujet » occupa néanmoins les élèves toute la journée, à ce point que Mlle Ferdinand provoqua un nouveau trouble, en se posant à la dérobée des moustaches en papier noirci pendant le dîner et en faisant le simulacre de jeter une carafe d’eau à la tête de Mlle Giggles, qui prit sa fourchette pour se défendre.

Quant à Rosa, elle pensa beaucoup à cette malheureuse querelle ; elle y pensait avec le désagréable sentiment d’y avoir été mêlée.

C’était toujours la suite de la fausse position que lui créait son engagement matrimonial ; n’étant jamais libre de ce souci lorsqu’elle se trouvait avec son futur époux, elle n’en était pas affranchie davantage quand ils étaient séparés.

Ce jour-là, Rosa fut obligée de se replier beaucoup sur elle-même et privée de la consolation de causer librement avec sa nouvelle amie.

La querelle ayant eu lieu entre Edwin Drood et le frère d’Helena, celle-ci évitait un sujet de conversation aussi délicat que difficile pour toutes les deux.

En ce moment, critique entre tous, on annonça le tuteur de Rosa, qui venait lui rendre visite.

M. Grewgious avait été parfaitement choisi pour la mission qu’il avait à remplir, car c’était un homme d’une intégrité incorruptible ; par exemple, il n’avait aucune autre qualité extérieurement appréciable.

Qu’on imagine un homme aride et sec qui, s’il avait été soumis à la pression d’un moulin, aurait produit une poudre aussi parfaitement sèche que lui-même.

M. Grewgious avait sur la tête de rares cheveux, qui présentaient la consistance et la couleur de la filasse ; cela ressemblait si peu à une chevelure humaine, qu’on aurait cru plutôt que c’était une perruque ; mais comment supposer que personne pût volontairement se faire une pareille tête.

Les traits du petit visage de M. Grewgious semblaient n’avoir été que grossièrement ébauchés ; certaine entaille sur son front faisait penser que la nature, au moment de mettre sur cette figure l’expression et le fini, avait jeté le ciseau de colère en disant : « Véritablement, je ne me donnerai pas l’ennui de finir ce vilain homme ; qu’il reste comme il est. »

La partie supérieure du cou de M. Grewgious était trop longue ; ses chevilles et ses talons trop osseux ; il avait, des pieds à la tête, un air gauche et embarrassé, une démarche contrainte, et avec cela la vue si courte, qu’il était incapable de voir lui-même le contraste déplaisant que ses longs bas blancs en coton formaient avec ses vêtements noirs.

Et pourtant, M. Grewgious avait en lui je ne sais quel étrange privilège qui faisait que l’ensemble de sa personne produisait presque une agréable impression.

M. Grewgious, lorsque sa pupille le joignit, se montra tout déconcerté d’être surpris en la compagnie de Mlle Twinkleton et dans la chambre consacrée à cette personne précieuse.

Il y avait été introduit malgré lui dans une vague appréhension d’être interrogé sur quelque chose et de ne s’en pas bien tirer.

Le pauvre homme se sentait fort oppressé dans cette position menaçante.

« Comment allez-vous, ma chère ?… Je suis heureux de vous voir… Comme vous êtes embellie, ma chère… Permettez-moi de vous offrir un siège, ma chère. »

Mlle Twinkleton se leva de son bureau en disant avec la grâce en usage dans le monde poli :

« Me permettez-vous de me retirer ?

— Certainement non ; pas à cause de moi. Je vous supplie de pas vous déranger.

— Je dois donc vous demander la permission de me déranger, répliqua Mlle Twinkleton, en répétant deux fois ces mots remarquables avec une amabilité charmante. Cependant je ne sortirai pas d’ici puisque vous êtes si obligeant., Si je transportais mon bureau dans l’embrassure de la fenêtre, ne vous gênerai-je pas ?

— Oh ! madame, me gêner…

— Vous êtes trop bon. Rosa, ma chère, vous n’éprouverez aucune contrainte à cause de ma présence, j’en suis sûre. »

M. Grewgious, demeuré avec Rosa auprès du feu, lui dit encore :

« Comment allez-vous, ma chère ?… Enchanté de vous voir, ma chère. »

Et après avoir attendu qu’elle se fût assise, il s’assit à son tour.

« Mes visites, dit M. Grewgious, sont comme celles des anges… non pas que je me compare à un ange.

— Non, monsieur, dit Rosa.

— Non, bien certainement, confirma M. Grewgious ; je veux simplement dire que mes visites sont rares et se produisent à de longs intervalles. Les anges, nous le savons très-bien, sont au-dessus de nous. »

Mlle Twinkleton regarda autour d’elle avec une certaine fixité dans le regard.

« Je fais allusion, ma chère, dit M. Grewgious en posant sa main sur celle de Rosa, pour bien montrer qu’il s’adressait à elle (car l’idée lui était venue qu’autrement il allait se rendre suspect de prendre l’effroyable liberté d’appeler Mlle Twinkleton ma chère), je fais allusion aux autres jeunes demoiselles. »

M. Grewgious, qui avait conscience de n’avoir pas entamé l’entretien avec toute la netteté désirable, se frotta la tête de la nuque au front, comme un homme qui vient de faire un plongeon et qui s’éponge.

Ce geste, d’ailleurs tout à fait inutile, rentrait dans ses habitudes.

Il prit ensuite un agenda et un crayon de mine de plomb dans la poche de son gilet.

« J’ai rédigé, dit-il en tournant des feuilles, un mémorandum pour aider ma pauvre mémoire. C’est ma coutume à cause de mon peu de facilité pour la conversation. Avec votre permission, ma chère, je le consulterai… En bonne santé et heureuse… C’est cela. Vous êtes en bonne santé. C’est cela. Vous êtes en bonne santé et heureuse, ma chère ? Vous en avez l’air du moins.

— En effet, monsieur, répondit Rosa.

— Pour cela, dit M. Grewgious en inclinant la tête dans la direction de la croisée, nous devons nos remercîments les plus chaleureux, et je paye cette dette avec empressement, à la tendresse maternelle et aux soins constants et dévoués de la dame que j’ai l’honneur de voir en ce moment devant moi. »

Ce n’était encore qu’un point de départ assez boiteux : le compliment de M. Grewgious n’arriva pas à son adresse. Mlle Twinkleton, comprenant que la politesse exigeait qu’elle ne parût pas être à la conversation, mordit la barbe de sa plume et regarda en l’air, comme si elle attendait que l’une des neuf sœurs lui envoyât une idée.

M. Grewgious épongea de nouveau sa tête parfaitement sèche et consulta encore son agenda.

Tout d’abord il effaça : En bonne santé et heureuse, comme un article épuisé.

« Livres, shillings, et deniers ; voici ma seconde note. Un sujet aride pour une jeune demoiselle, mais qui a son importance. La vie est une question de livres, de shillings, et de deniers. La mort est… »

La pensée soudaine de la mort du père et de la mère de Rosa l’arrêta court, et il dit d’un ton plus bas :

« Non, la mort n’est pas une question de livres, de shillings, et de deniers. »

La voix de M. Grewgious était aussi âpre, aussi sèche que lui-même.

Et pourtant, quelque limités que fussent les moyens d’expression que possédait cette ingrate physionomie, elle respirait la bonté.

Si seulement la nature avait fini ce visage, la tendresse du cœur s’y serait lue en ce moment.

Mais si les aspérités du front de M. Grewgious ne voulaient pas se polir, si cette physionomie rudimentaire qu’il voulait faire mouvoir était incapable de rendre aucun sentiment, qu’y pouvait ce pauvre homme ?

« Livres, shillings, et deniers. Vous trouvez toujours votre allocation suffisante à la satisfaction de vos besoins, ma chère ? »

Rosa n’avait besoin de rien, par conséquent l’allocation était amplement suffisante.

« Et vous n’avez pas de dettes ? »

Rosa se mit à rire à la pensée d’avoir des dettes : cela lui semblait dans son inexpérience une imagination bouffonne.

M. Grewgious concentra sur elle toute la puissance de sa vue de myope pour bien s’assurer que c’était là le fond de sa pensée.

« Ah ! dit-il, en forme de commentaire et tout en lançant un regard furtif du côté de Mlle Twinkleton et en passant un trait au crayon sur les mots : Livres, shillings, deniers ; je disais tout à l’heure que j’étais venu parmi les anges ! C’est bien la vérité ! »

Rosa pressentit quel allait être le prochain article du mémorandum ; elle rougit et redressa d’une main maladroite un faux pli de sa robe, longtemps avant que M. Grewgious n’eut parlé.

« Mariage. Hem !… »

M. Grewgious s’essuya la tête en ramenant la main jusque par-dessus son front, par-dessus son nez, par-dessus même son menton ; puis il rapprocha sa chaise de celle de la jeune fille ; il allait parler d’un ton plus confidentiel.

« Je touche maintenant, ma chère, dit-il au point délicat qui m’a décidé à venir vous ennuyer de ma visite. Sans cela, et comme je me connais pour un homme essentiellement anguleux, vous ne m’auriez pas vu ici. Je suis l’individu le moins porté à m’introduire dans une sphère pour laquelle je suis si peu fait. Dans cette maison, je me fais l’effet d’un ours paralysé par une crampe, au milieu d’un cotillon. »

Sa laideur lui donnait tant de ressemblance avec l’animal auquel il se comparait, que Rosa ne put s’empêcher de rire de bon cœur.

— Vous me voyez sous le même jour que je me vois moi-même, dit M. Grewgious avec un calme parfait, c’est juste ! Pour en revenir à mon mémorandum, M. Edwin est venu ici de temps à autre, ainsi que cela avait été convenu. Vous m’avez mentionné ces visites dans vos lettres trimestrielles, et vous l’aimez, et il vous aime.

Je l’aime beaucoup, monsieur, répondit Rosa.

— C’est ce que j’ai dit, » reprit le tuteur pour les oreilles duquel la timide emphase de la jeune fille était trop fine.

Il ne sentit point que ce : je l’aime beaucoup, la dispensait de dire seulement : je l’aime.

« Bien ! reprit-il. Et vous correspondez ensemble ?

— Oui, nous nous écrivons, dit Rosa qui fit la moue, au souvenir de leurs querelles épistolaires.

— C’est en effet le sens que j’attache à ce mot : correspondre, ma chère, dit M. Grewgious. Bon. Tout va bien. Le temps marche. Aux prochaines fêtes de Noël, il deviendra nécessaire, comme question de forme, de donner avis à la dame exemplaire qui est là dans l’embrasure de la croisée, et à laquelle nous avons tant d’obligations, que votre départ aura lieu à l’expiration des premiers six mois de l’année prochaine. Vos rapports avec cette dame sont loin d’être de simples rapports d’affaires, mais ils renferment cependant au fond une question d’affaires, et vous savez, les affaires… Je suis un homme tout particulièrement anguleux et disgracieux, reprit-il, et je n’aime pas à me mettre en avant. Si quelqu’un d’autorisé voulait vous conduire à l’autel à ma place, la chose me serait fort agréable. »

Rosa fit entendre, tenant les yeux baissés, que probablement on trouverait quelqu’un sans peine pour remplacer M. Grewgious, si cela était nécessaire.

« Certainement…certainement…, s’écria M. Grewgious. Par exemple, le gentleman, qui est ici professeur de danse, s’acquitterait de ce soin avec une convenance toute gracieuse. Il saurait s’avancer et se retirer à la satisfaction de l’officiant, de vous-même, du jeune époux, et de toutes les personnes intéressées. Je suis… je suis un homme tout ce qu’il y a de plus privé de grâce, répéta M. Grewgious, comme s’il éprouvait le besoin de bien préciser ce fait si manifeste ; je ne ferais que des bévues. »

Rosa demeura immobile et silencieuse ; peut-être son esprit n’avait-il pu se transporter encore en idée jusqu’au moment de la cérémonie et s’attardait-il sur la route.

— Mémorandum… Testament. Maintenant, ma chère, dit M. Grewgious après en avoir référé à ses notes, effacé le mot mariage, et pris un papier dans sa poche, bien que je vous aie depuis longtemps mise en possession des termes du testament de votre père, je pense que le moment est venu d’en déposer une copie certifiée entre vos mains. Et quoique M. Edwin en connaisse également le contenu, je crois aussi qu’il est convenable d’en déposer une autre copie certifiée dans les mains de M. Jasper.

— Pourquoi pas dans celles d’Eddy ?… La copie ne peut-elle être remise à lui-même ?

— Si vraiment ; pour peu que vous en ayez le désir. Je parlais de M. Jasper, parce que M. Jasper est son tuteur.

— Je le désire tout particulièrement ; si toutefois vous le voulez bien, dit Rosa vivement et pourtant d’un ton sérieux, je n’aime pas que M. Jasper s’interpose d’aucune façon entre nous.

— Il est tout naturel, dit M. Grewgious, que votre jeune époux soit seul maître en toutes choses. Oui ; vous approuverez ce que je dis, du moins, je l’espère. Le fait est que je suis un homme si extraordinaire que je ne sais rien de tout cela par ma propre expérience. »

Rosa le regarda avec quelque surprise.

« Je veux dire, reprit-il, que les voies de la jeunesse n’ont jamais été les miennes. J’ai été l’unique enfant de parents fort avancés en âge et je suis tenté de croire que je suis venu au monde déjà vieux. Je n’ai nulle intention de jouer sur le nom que vous portez et dont vous devez si prochainement changer, mais je remarque que lorsque toutes les créatures arrivent au monde à l’état de bouton, j’y suis arrivé à l’état d’écorce sèche. Oui, j’étais déjà sec comme une vieille écorce, quand j’ai commencé à avoir conscience de mon existence. En ce qui concerne la seconde copie certifiée du testament, il sera fait selon votre désir. En ce qui concerne votre héritage, vous savez tout, je pense. Il se compose d’une rente annuelle de deux cent cinquante livres, des économies faites sur cette rente, et d’autres sommes portées à votre crédit. Le tout a été dûment administré et vous constitue la propriété d’un capital excédant dix-sept cents livres. J’ai pouvoir de vous avancer sur ce capital les sommes nécessaires pour les préparatifs de votre mariage. Maintenant, tout est dit.

— Voudriez-vous bien m’apprendre, fit observer Rosa en prenant la copie du testament, mais sans l’ouvrir, si je suis dans le vrai quand j’apprécie ma situation de la façon que je vais vous dire, monsieur Grewgious. Je comprends bien mieux vos explications que tout ce que je lis dans les actes judiciaires. Mon pauvre papa et le père d’Eddy ont fait leurs arrangements ensemble, comme deux amis bons et sûrs, afin que nous aussi nous restions après eux de bons et sûrs amis…

— Parfaitement.

— … Dans notre intérêt à tous deux et pour nous assurer un bonheur durable…

— Parfaitement.

— … Pour que nous soyons l’un pour l’autre ce qu’ils ont été eux-mêmes ensemble, et plus encore…

— Parfaitement.

— Il n’est stipulé ni contre Eddy, ni contre moi, aucune pénalité dans le cas où…

— Ne vous agitez pas ainsi… Au cas qui amène des larmes dans vos yeux, à la seule idée que vous vous en faites, au cas enfin où vous ne vous marieriez pas ensemble, il n’y a aucune pénalité stipulée dans les deux testaments ni contre l’un, ni contre l’autre. Vous resteriez alors sous ma tutelle jusqu’à votre majorité. Rien de pis ne vous arriverait. Le mal serait assez grand sans doute !

— Et Eddy ?

— Il recueillerait la part d’associé à laquelle il a droit du chef de son père, avec les arrérages qui peuvent exister à son crédit, et cela à sa majorité ; les choses ne seraient point changées. »

Rosa, le visage soucieux et les sourcils froncés, mordait le coin de la copie du testament ; puis elle baissa la tête, fixa les yeux sur le parquet, que son petit pied frappait légèrement.

« En résumé, dit M. Grewgious, ce mariage est un désir, un projet amicalement conçu et tendrement exprimé des deux parts. Qu’il ait été formé très-sérieusement, avec le vif espoir qu’il se réaliserait un jour, cela ne fait pas un doute. Quand vous étiez tous deux enfants, on essayait déjà de vous y accoutumer, et les choses ont bien tourné ! Mais les circonstances peuvent changer et je suis venu vous rendre visite aujourd’hui, en partie et principalement pour m’acquitter d’un devoir envers vous, ma chère ; je devais vous dire que deux jeunes gens ne peuvent être engagés dans les liens du mariage (excepté dans les unions de convenance qui sont une chose impie et malheureuse), que de leur propre et libre volonté, lorsqu’ils y sont portés par un attachement mutuel et qu’ils ont l’un et l’autre l’assurance (assurance qui peut être ou n’être pas démentie par l’événement, la chance en est à courir), qu’ils sont faits l’un pour l’autre et qu’ils se rendront heureux. Est-il à supposer, par exemple, que si le père de l’un de vous vivait encore en ce moment et avait un doute à ce sujet, ses idées ne se seraient point modifiées par les changements de circonstances survenus entre vous avec les années et qu’il se croirait engagé par une promesse si ancienne ? Une pareille supposition serait insoutenable, déraisonnable, illogique, absurde. »

M. Grewgious avait dit tout cela comme s’il faisait une lecture à haute voix ou comme s’il répétait une leçon.

Son visage était comme toujours dépourvu d’expression, ses manières de toute spontanéité.

« Maintenant, ma chère, ajouta-t-il après avoir effacé le mot Testament avec son crayon, j’ai rempli un devoir de conscience, mais qui n’en est pas moins un devoir positif dans le cas présent. Mon mémorandum porte le mot Désirs. Avez-vous, ma chère, quelques désirs que je puisse satisfaire ?

Rosa secoua la tête d’un air presque douloureux, avec l’hésitation d’une petite personne qui aurait grand besoin de conseils.

« Avez-vous quelques instructions à me donner concernant vos affaires ?

— Je… je préférerais… si vous y consentez… tout arranger d’abord avec Eddy, dit Rosa en disposant les plis de sa robe.

— Certainement… certainement… répondit M. Grewgious ; vous devez tous les deux n’avoir qu’un sentiment en toutes choses. Ce jeune gentleman est-il attendu prochainement ici ?

— Il est parti seulement ce matin. Il reviendra aux fêtes de Noël.

— C’est pour le mieux. À son retour, aux fêtes de Noël, vous arrangerez tout avec lui ; puis, vous m’écrirez alors, je m’acquitterai… oh ! simplement pour régulariser les affaires… de mes engagements envers la dame accomplie qui est là près de la croisée. J’aurai cette fois une plus forte somme à lui remettre. »

Puis après avoir effacé, d’un coup de crayon, le mot Désirs, M. Grewgious ajouta.

« Mon mémorandum porte le mot Congé. Oui, maintenant, ma chère, je dois prendre congé.

— Oserai-je, dit Rosa, dès qu’il eut quitté son siège par un de ces mouvements saccadés et disgracieux qui lui étaient ordinaires, oserai-je vous demander d’avoir l’extrême bonté de venir me voir aux fêtes de Noël, pour le cas où j’aurais alors quelque chose de particulier à vous communiquer ?

— Mais certainement… certainement, répliqua-t-il, en apparence très-flatté par cette prière, si toutefois le mot en apparence peut être employé en parlant d’un homme dont la physionomie impassible ne s’éclairait pas plus qu’elle ne s’assombrissait jamais. En ma qualité d’homme anguleux, je ne conviens guère à la société ; je n’ai d’autre engagement pour les fêtes de Noël que celui de partager, le 25, une dinde bouillie, à la sauce au céleri, avec un clerc aussi bizarre que moi-même que j’ai l’avantage de posséder dans mon étude. Son père, fermier dans le comté de Norfolk, m’envoie la dinde en question à titre de présent, d’un petit pays des environs de Norwich. Je serais très-fier si vous aviez alors le désir de me voir, ma chère. Ma qualité professionnelle de receveur de rentes, fait que si peu de personnes ont le désir de me voir, que cette nouveauté me paraîtrait avoir du charme. »

Pour le remercier de sa complaisance, la reconnaissante Rosa posa les mains sur ses épaules, se dressa sur la pointe de ses pieds, et l’embrassa.

« Bénédiction du ciel ! s’écria M. Grewgious, Merci, ma chère, l’honneur égale presque le plaisir, Mlle Twinkleton… madame… j’ai eu la conversation la plus satisfaisante avec ma pupille et il ne vous reste plus qu’à vous délivrer du désagrément de ma présence.

— Monsieur… monsieur, répliqua Mlle Twinkleton en se levant avec une gracieuse condescendance, ne dites pas désagrément… ne dites pas cela… Je ne puis vous permettre d’employer des expressions…

— Merci, madame. J’ai lu dans les journaux, dit M. Grewgious en bégayant un peu, que lorsqu’un visiteur distingué… non pas que j’en sois un, bien loin de là… va dans une école… non pas que cet établissement soit une école, il s’en faut bien… Il demande un jour de congé ou quelque autre grâce. La journée étant déjà avancée, dans… l’institution… que vous dirigez d’une façon si éminente, les jeunes demoiselles n’auraient rien à gagner à avoir la libre disposition du reste de l’après-midi. Mais si quelque jeune personne était soumise à quelque punition pourrais-je solliciter ?…

— Ah ! M. Grewgious… M. Grewgious ! s’écria Mlle Twinkleton en le menaçant chastement du doigt. Oh ! les hommes !… les hommes ! Ne devriez-vous pas avoir honte de vous montrer si durs pour nous autres pauvres femmes méconnues, qui sommes vouées à la tâche de discipliner notre sexe et cela dans votre intérêt !… Mlle Ferdinand a pour pensum les fables de M. La Fontaine à copier. Allez la trouver, ma chère Rosa, et dites-lui que sa punition lui est remise par déférence pour l’intercession de votre tuteur, M. Grewgious. »

Mlle Twinkleton, alors, fit une révérence, véritable merveille accomplie par ses respectables jambes, et qu’elle termina noblement à trois pas de son point de départ.

M. Grewgious, considérant qu’il était décent de faire visite à M. Jasper avant de quitter Cloisterham, se rendit à la maison située à l’entrée du cloître et franchit l’escalier de la poterne.

La porte était fermée, et un morceau de papier y était attaché avec cette inscription :

Cathédrale.

L’idée que cette heure était celle du service vint à l’esprit de M. Grewgious.

En conséquence, il redescendit l’escalier, traversa le cloître, et s’arrêta devant la grande porte sud de la cathédrale, dont les deux battants restaient toujours ouverts pendant les belles après-midi, afin de donner de l’air au saint édifice.

« Miséricorde ! s’écria M. Grewgious en jetant un coup d’œil à l’intérieur, on croit voir devant soi le temps passé. »

Le temps passé exhalait un grand et harmonieux soupir qui résonnait des tombes aux arceaux et aux voûtes, l’ombre s’allongeait dans les coins obscurs du monument ; l’humidité coulait des moisissures de la pierre ; les rayons colorés de tous les tons des pierres précieuses que les vitraux renvoyaient sur les dalles commençaient à s’effacer avec le déclin de la lumière.

Derrière la grille du chœur, sur l’estrade surmontée des grandes orgues, on entrevoyait des robes blanches ; une voix faible s’élevait seule alors et s’abaissait sur un rhythme monotone, et parfois semblait s’éteindre comme une sorte de murmure lointain.

Au dehors, la rivière, les vastes pâturages, et les terres labourées, les collines et les vallées se paraient des rayons du soleil couchant ; à l’horizon, les fenêtres des moulins et des fermes étincelaient comme des plaques d’or.

Dans la cathédrale, au contraire, tout devenait gris, sombre, et sépulcral, et la faible voix de l’officiant continuait sa psalmodie monotone ; puis l’orgue et les accents éclatants des chantres la dominaient et remplissaient la nef ; puis, ce flot harmonieux s’apaisait et sa voix éteinte semblait encore faire un dernier effort ; le flot d’harmonie se soulevait de nouveau, s’élevait jusqu’à la voûte, montait le long des vieux arceaux, et gagnait les hauteurs de la grande tour carrée, puis il cessait et tout devenait silence et repos.

M. Grewgious s’était alors avancé jusqu’aux marches du chœur et il rencontra des chantres qui sortaient.

« Il n’est rien arrivé de fâcheux ? lui dit avec une certaine vivacité M. Jasper en l’abordant. On ne vous a pas envoyé à ma recherche ?

— Pas du tout… pas du tout. Je viens de mon propre mouvement. Je suis allé voir ma jolie pupille, et je me dispose à retourner chez moi.

— Vous l’avez trouvée fraîche et en bonne santé ?

— Très-florissante, en vérité, très-florissante. J’étais venu uniquement pour lui dire ce qu’est un mariage arrangé par des parents morts.

— Et qu’est-ce donc, à votre avis ? »

M. Grewgious remarqua la pâleur des lèvres de M. Jasper, tandis que celui-ci faisait cette question ; il attribua cette pâleur à l’humidité glacée de la cathédrale.

« Je tenais à faire savoir à ma pupille que les désirs des parents n’entraînaient pas une exclusion absolue des raisons qu’on pourrait avoir de rompre ce mariage. Et cette rupture pourrait avoir lieu dans le cas où l’une ou l’autre des parties, manifesterait un manque d’affection ou de bonne volonté à réaliser le vœu des testateurs.

— Puis-je vous demander si vous aviez une raison particulière pour apprendre ceci à votre pupille ? »

M. Grewgious répliqua avec quelque peu d’aigreur :

« Pas d’autre raison que celle de faire mon devoir, monsieur, tout simplement… »

Puis il réfléchit.

« Allons, M. Jasper, ajouta-t-il, je connais votre affection pour votre neveu, et je sais que vous ressentez vivement tout ce qui le touche. Je vous assure que mes paroles n’impliquent pas la moindre défiance, pas le plus léger manque d’égards et d’intérêt pour votre neveu.

— Nous n’aurions pas mieux parlé, Edwin et moi, répondit Jasper en prenant amicalement le bras de M. Grewgious, à côté duquel il marchait, nous n’aurions pas mieux parlé que vous-même. »

M. Grewgious ôta son chapeau pour s’essuyer la tête : cela fait, il s’inclina en signe de satisfaction et remit son chapeau.

« Je parierais, dit Jasper avec un sourire (ses lèvres étaient encore si pâles qu’il en avait conscience et qu’il les mordait tout en parlant ainsi pour y ramener le sang), je parierais que Rosa ne vous a pas fait pressentir le plus petit désir d’une rupture avec Ned.

— Vous gagneriez votre pari si vous l’aviez fait sérieusement, répliqua M. Grewgious. Cependant je pense que nous devrions être indulgents pour les petites délicatesses d’une jeune fille qui n’a plus sa mère, dans de semblables conjonctures ces choses-là ne sont guère de ma compétence… Et de la vôtre ?… Qu’en pensez-vous ?…

— Tout cela ne fait pas l’objet d’un doute.

— Je suis heureux de vous entendre parler ainsi, continua M. Grewgious qui avait manœuvré avec adresse, se souvenant fort bien de ce que Rosa lui avait dit à propos de M. Jasper. Il m’a semblé voir qu’un instinct délicat faisait désirer à Mlle Bud que tous les arrangements préliminaires eussent lieu directement entre elle et Edwin Drood, comprenez-vous ? Elle n’a pas besoin de nous, n’est-ce pas ? »

Jasper fit un geste.

« Vous voulez dire qu’elle n’a pas besoin de moi ? répliqua-t-il.

— Non, fit M. Grewgious, j’ai bien voulu dire qu’elle n’avait pas besoin de nous. En conséquence, laissons les jeunes gens s’arranger ensemble quand M. Edwin Drood reviendra aux fêtes de Noël. Nous interviendrons ensuite pour terminer définitivement les affaires.

— Ainsi, vous avez arrêté avec elle que vous reviendrez aux fêtes de Noël ? fit observer Jasper. Vous voyez, monsieur Grewgious, il existe, comme vous le disiez fort bien tout à l’heure, un attachement si rare entre mon neveu et moi, que je suis plus sensible à tout ce qui intéresse ce cher, ce fortuné, cet heureux garçon, qu’à ce qui me touche moi-même. Cependant c’est toute justice que l’on ait égard aux désirs de la jeune fille. Je dois accepter la marche que vous m’avez tracée, je l’accepte donc. Il est entendu qu’aux fêtes de Noël les jeunes gens feront tous leurs arrangements pour le mois de mai et prendront entre eux une décision définitive au sujet de ce mariage. Il ne nous restera plus qu’à prendre nous-mêmes nos dispositions et à nous tenir prêts à rendre nos comptes de tutelle pour le jour de la naissance d’Edwin Drood.

— C’est ainsi que je l’entends, dit M. Grewgious en pressant la main de Jasper, au moment de le quitter, Dieu les bénisse tous les deux.

— Dieu les sauve ! s’écria Jasper.

— J’ai dit : Qu’il les bénisse ! fit observer le premier, en retournant brusquement la tête.

— J’ai dit : Qu’il les sauve ! reprit le second. Voyez-vous à cela quelque différence ? »