Dictionnaire de théologie catholique/GRACE I. La grâce considérée en général

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 6.2 : GÉORGIE - HIZLERp. 159-184).

GRACE. Nous étudierons successivement :
I. la grâce considérée en général ;
II. la grâce habituelle ou sanctifiante ;
III. la grâce actuelle.

I. GRACE CONSIDÉRÉE EN GÉNÉRAL


I. Notion.
II. Existence.
III. Nécessité.
IV. Distribution.

1. Notion.

Signification du mot.

Le mot

grâce, en latin gratia, en grec "I. « p’5, a différentes significations : nous en indiquerons les principales, qui se rencontrent dans le Nouveau Testament.

Grâce signifie : 1. bienveillance, faveur que l’on a à l’égard de quelqu’un, par exemple, gratia Dei eral in illo, Luc, ii, 40, spécialement la bienveillance et la libéralité de Dieu à l’égard des hommes, par exemple, gratia vobis et pax a Deo Pâtre nostro, I Cor., i, 3 ; sed non sicut delictum ita et donum. Si enim unius deliclo multi mortui sunt : multo magis gratia Dei et donum… abundavit. Rom., v, 15.

2. Grâce signifie aussi la conséquence ou l’effet de la bienveillance, c’est-à-dire le bienfait, le don gratuit, spécialement l’ensemble des dons concédés par Dieu aux hommes en vue de leur sanctification et de leur salut, un état de sainteté : exhorlamur ne in vacuum gratiam Dci recipiatis, II Cor., vi, 1 ; habemus accessum per fidem in gradam istam in qua slamus, Rom., ii, 5 ; obsecrans et obleslans hanc esse veram graliam Dei in qua statis, I P. t., v, 12 ; crescite in gratia Dci, II Pet., m, 18 ; ou bien un don spécial concernant le salut, par exemple, et obslupucrunt ex circumeisione fidèles, qui vénérant cum Pelro : quia et in nalione gratia Spirilus Sancti cjfusa est, Act., x, 45 ; secundum gratiam Dei, quse data est mihi, ut sapiens architectus fiindamentum posui, I Cor., iii, 10 ; gratia Dei sum id quod sum et gratia ejns in me vacua non fuit, sed abundanlius Mis omnibus laboravi ; non ego autem, sed gratia Dei mecum.

I Cor., xv, 10. Cf. I Tim., iv, 14 ; I Cor., xii, 4 sq. ;

II Cor., viii, 6 ; xii, 19.

Le mot grâce est aussi employé pour désigner la condition de l’homme juste après la venue de Jésus-Christ et la caractéristique de l’œuvre accomplie par le Christ : dans ce sens, grâce est opposée à la loi (mosaïque) : peccabimus, quoniam non sumus sub lege, sed sub gratia ? Rom., vi, 15 ; lex per Moysen data est, gratia et veritas per Jesum Christum facla est. Joa., i, 17.

3. La grâce est une qualité d’une personne ou d’une chose, qui la rend aimable ou agréable aux autres, par exemple, ut dci (serino) gratiam audientibus, Eph., iv, 20 ; ha-c est gratia apud Deum. I Pet., ii, 20.

4. Enfin grâce signifie la reconnaissance pour le bienfait reçu, par exemple, numquid gratiam habet servo illi ? Luc, xvii, 9 ; gratia Dei per Jcsum Christum, Rom., vii, 25 ; gratias ago Deo meo semper pro vobis. I Cor., i, 4.

Sur les significations du mot grâce, voir Wahl, Clavis Novi Testamenti, Leipzig, 1843 ; Grimm, l.exicon græco-latinum in libros Novi Testamenti, Leipzig, 1903 ; Hagen, Lexicon biblicum, Paris, 1907, t. n ; Zorell, Novi Testamenti lexicon græcum, Paris, 1911.

2° Signification spéciale dans le langage théologique

— Il faut étudier spécialement le sens, indiqué en second lieu, celui de bienfait, de don gratuit, de chose donnée par pure bienveillance, tout gratuitement, sans qu’il y ait, de la part de celui qui la reçoit, un droit ou une exigence. C’est la signification formelle, expliquée par saint Paul, Rom., xi, 6 : il y parle des Israélites qui sont arrivés au christianisme ; ils ont été sauvés par le choix divin, absolument gratuit, dû uniquement à la bienveillance de Dieu à leur égard : « Si c’est par grâce, dit saint Paul, ce n’est plus par les œuvres ; autrement la grâce cesse d’être une grâce. » Le don, en tant qu’il est gratuit, est une grâce.

Tout don, fait par Dieu à ses créatures, est gratuit ; mais il y a une gratuité spéciale qui est propre à certains bienfaits et n’affecte pas les autres, c’est celle des bienfaits surnaturels. Bien que le mot grâce désigne souvent, chez les Pères, les dons naturels, cependant la signification spéciale de don surnaturel, distinct de la nature, est attachée par certains Pères au mot grâce, même avant saint Augustin. Cf. Hurter, Compendium

theologise dogmalicæ, Inspruck, 1890, t. iii, n. 0, p. 5 sq.

Tertullien, Adversus Marcionem. 1. V, c xvii, explique le texte, Eph., ii, 10, et dit qu’autre chose est signifiée par facerc, autre chose par condere : c’est le même créateur qui est la cause des deux opérations, mais l’effet en est différent ; l’une (facerc) a pour terme la substance ou nature, l’autre la grâce. Quantum enim ad subslantiam fccil (Deus), quantum ad gratiam condidit. Tertullien attribue à l’influence prépondérante de la grâce les bonnes œuvres, la conversion, et dit : Hsec erit vis divines gratiæ, potentior utique natura, habens in nobis siibjacentem sibi liberi arbilrii potestatem… quæ cum sil et ipsa naturalis alque mulabilis, quoquo vertitur, natura converlitur. De anima, n. 21, P. L., t. ii, col. G85. Voir d’Alès, La théologie de Tertullien, Paris, 1905, p. 264 sq., 326 sq. Saint Cyrille de Jérusalem, Cal., m, enseigne que ce n’est pas par nature que nous sommes fils de Dieu, mais par adoption : cette adoption, il l’appelle : ta grâce. P. G., t. xxxiii, col. 444. Saint Ambroise enseigne que celui qui n’est pas Dieu par nature, l’est par grâce, comme l’homme, ou ne l’est pas du tout, comme les démons. De incarnalionis Domini sacramento, c. viii, n. 83, P. L., t. xvi, col. 839. Saint Jérôme, Adversus Jovinianum, 1. II, n. 29, P. L., t. xxiii, col. 326, parle de l’unité morale, qui constitue la société chrétienne, la met en rapport avec Dieu et fait en sorte que les hommes soient unis à Dieu : cette union avec Dieu n’est pas le résultat de la nature, mais bien de la grâce. Saint Augustin montre Dieu créant dans les angesla nature et leur faisant en même temps largesse de la grâce. Simul in eis et condens naturam et largiens graliam. De civilale Dei, 1. XII, c. ix, P. L., t. xli, col. 357. En défendant contre les pélagiens la nécessité de la grâce, il est plus d’une fois amené à dire ce qu’il entend par ce mot : c’est un ensemble de dons, se rapportant au salut, et réellement distincts de la nature et des perfections qui lui sont propres ; si l’on peut appeler grâce le don de la création, si l’on peut appeler grâce ce par quoi l’homme se distingue de l’être inanimé, de la plante et de la bête, cependant c’est une grâce différente de celle par laquelle nous sommes prédestinés, justifiés, glorifiés. Celle-ci est propre aux chrétiens, elle n’est pas la nature, mais elle la sauve, elle n’est pas un secours extérieur à l’homme, mais une forme interne. Epist., clxxvii, n. 7 ; cf. Epist., cxciv, n. 8 ; ccxvii, n. 11, P. L., t. xxxiii, col. 767, 877, 982. Le même docteur, De spiritu et littera, c. xxxiii, n. 57, P. L., t. xliv, col. 257, sedemandesi la volonté de croire est un acte naturel ou un don de Dieu : il marque ainsi la distinction entre nature et grâce. Saint Cyrille d’Alexandrie exprime très clairement et de façon tout à fait explicite la surnaturalité de la grâce : par le Christ nous sommes élevés à une dignité surnaturelle : v.i xo j-Èp çuaiv à ?i<oaa… La créature, qui par elle-même est esclave, est appelée à jouir de biens surnaturels par la seule volonté de Dieu. In Joa., 1. I, c. ix, P. G., t. lxxiii. col. 153 ; cꝟ. 1. XI, c. xi, t. lxxiv, col. 553 ; De sancta et consubslanliali Trinilale, diaL iv, t. lxxv, col. 882, 908. Dans les prières liturgiques le caractère surnaturel de la grâce est exprimé principalement par l’effusion du Saint-Esprit : Effunde, qusesumus, Domine, Spirilum gratias super familiam tuam ; Spirilum nobis, Domine, tuit charilatis infunde, et par l’opération du Saint-Esprit en l’âme : Mentes nostras quxsumus, Domine, Sanctus Spirilus divinis prseparel sacramentis. Adsit nobis.., virtus Spirilus Sancli qui et corda noslra clementer expurget. Sacramentarium leoninum, édit. Feltoe, Cambridge, 1890, p. 80, 134, 27.

Les scolastiques ont approfondi cette notion et saint Thomas explique que les dons naturels sont gratuits parce qu’on ne peut pas les mériter. Les dons surnaturels sont gratuits à double titre, parce qu’on ne peut pas les mériter et parce qu’ils sont positivement indus à la nature à laquelle ils sont conférés. Gntia, secundum quod gratis datur, excluait rationem debiti. Potest autem intelligi duplex debilum, unum quidem ex mcrito provenions, quod refertur ad personam cujus est agcre meritoria opéra… Aliud est debilum secundum condilionem naturse ; puta si dicamus debitum esse homini quod habeat rationem et alla quse ad Iiumanam pertinent naturam. Dona naturalia curent primo debito, non autem carent secundo. Sed dona supernaturalia ulroquc debilo carent et ideo spccialius sibi nomen gratiæ vindicant. Sum. theol., V IF’1, q. exi, a. 1, ad 2’"".

Les théologiens définissent la grâce, considérée en général : un don surnaturel (ou l’ensemble des dons surnaturels) concédé par Dieu à une créature douée d’intelligence en vue du salut éternel.

Il faut cependant observer que chez les scolastiques anciens, tels que saint Bonaventure, saint Thomas, le mot gratia, employé sans épithète, signifie, ordinairement, non la grâce considérée en général, mais la grâce sanctifiante ou habituelle, en tant qu’elle se distingue et des vertus infuses et du secours transitoire ordonné immédiatement à l’opération. Cf. S. Thomas, In IV Sent., 1. II, dist. XXVI ; De veritale, q. xxiv, a. 14 ; Cont. génies, 1. III, c. clvi ; Sum. theol., P II æ, q. cix, ex, a. 3, ad 3°" ; Capréolus, In IV Sent., 1. II, dist. XXVIII, q. i.

Division de la grâce.

Saint Thomas, In IV

Sent., 1. II, dist. XXVI, q. i, a. 1, dit que le Saint-Esprit lui-même, parce qu’il est gratuitement donné à l’homme, peut être appelé grâce, bien qu’il faille admettre, en l’homme justifié, un effet distinct de Dieu et produit par lui : c’est la grâce créée. Cf. De veritale, q. xxix, a. 1 ; Sum. theol., I » , q. xliii, a. 3.

1. De là la distinction entre grâce incréée et grâce créée. La grâce incréée est Dieu lui-même, en tant que par son amour il se donne surnaturellement à l’homme. La grâce créée est le don surnaturel produit en l’homme. Cf. Suarez, De gratia, proleg. III, c. ni, n. 2, Opéra omnia, Paris, 1856, t. vii, p. 137. Le même auteur, De gratia, 1. VIII, c. ii, t. ix, p. 313 sq., explique que la grâce sanctifiante, bien qu’elle soit produite immédiatement par Dieu, a cependant une cause matérielle, c’est-à-dire un sujet dans lequel elle est infuse ; c’est pourquoi l’action divine, qui produit la grâce sanctifiante, n’est pas une action créatrice ou une création au même sens où l’est l’action de Dieu produisant de rien une substance ou un être qui existe en lui-même, sans qu’il soit inhérent à un autre être. Cette considération, qui concerne l’exactitude de la terminologie, n’infirme en rien la notion vraie de la surnaturalité et de l’extrinsécisme de la grâce. Cf. Maupréaux, Revue auguslinienne, 1909, t. xv, p. 106 sq., 753 sq.

2. Quand on considère l’origine de la grâce, on peut distinguer la grâce de Dieu et la grâce du Chriit rédempteur. Grâce de Dieu est tout don surnaturel concédé indépendamment des mérites du Christ rédempteur. La grâce du Christ rédempteur est tout don surnaturel concédé dépendamment de ces mérites. Ainsi toutes les grâces proprement dites (nous ne parions pas des bienfaits purement naturels) accordées à l’homme après la chute d’Adam sont des grâces du Christ rédempteur ; les grâces, au contraire, concédées aux anges et à nos premiers parents, avant le péché, sont des grâces de Dieu. Nous avons dit du Christ rédempteur : la distinction reste établie même si l’on admet l’opinion de certains théologiens, suivant lesquels l’incarnation du Verbe aurait eu lieu, en vertu du décret actuel de la providence, même si Adam n’avait pas péché, et, par conséquent, toutes les grâces auraient été octroyées dépendamment du Christ, alors même qu’il n’y eût pas eu de rédemption. C’est l’opinion de Duns Scot, In IV Sent., 1. III, dist. VII, q. m ; voir Duns Scot, t. iv, col. 1890 sq. ; autre est l’opinion de

saint Thomas, Sum. theol., III » , q. i, a. 3. Suarez, De gratia, I. I, proleg. III, c. ii, n. 9, t. vii, p. 135 sq., défend l’opinion de Scot.

3. Par rapport au sujet qui reçoit la grâce, celle-ci est externe ou interne. Externe est tout don surnaturel qui est en lui-même et reste extrinsèque à l’homme, par exemple, la prédication de la vérité révélée, la loi divine révélée par Dieu, les exemples des saints, les miracles. Certains théologiens étendent fort loin cette dénomination et l’appliquent à des effets, en soi naturels, mais ordonnés par Dieu à la sanctification surnaturelle ou au salut éternel des hommes. Ad gratiam externam, prxter prædicationem Evangelii, cxemplum Christi aliaque facla supernaturalia recte revocantur bénéficia per se naturalia, quibus Deus ulitur ad nos supernaturaliler movendos, ut remolio occasionis peccandi, societas bonorum hominum, felices rerum eventus, cliam morbi, inforlunia et ipsa mors. IIæ quidem res per se sunt iiidijjerentes, sed nihilominus Deus ex benevolenlia potest cas disponere, ut simul cum gratia interna salutem conducant. Pesch, Prælcctiones dogmaticæ, Fribourg-en-Brisgau, 1908, t. v, n. 25. Mais nous ne comprenons pas comment on peut appeler grâces actuelles ces réalités qu’on vient d’énumérer : c’est donner lieu à des confusions. La grâce interne est tout don surnaturel qui se trouve dans le sujet qui le reçoit. Cf. Suarez, De gratia, proleg. III, c. ni, n. 10 sq., t. vii, p. 139 sq.

4. Saint Thomas, Cont. génies, 1. III, c. cl, cliv ; Sum. theol., I" II æ, q. cxr, a. 1, expose la distinction entre la grâce gralum faciens et la grâce gratis data. La première unit à Dieu et lui rend agréable l’homme qui la reçoit : c’est un don qui sanctifie celui auquel il est octroyé. Pour saint Thomas, c’est la grâce sanctifiante seule. La grâce gratis data est un don par lequel celui qui la reçoit coopère à amener les autres au salut : c’est donc un bienfait concédé principalement en vue du salut d’autrui. A ce genre de dons se rapportent les charismes, indiqués par saint Paul, I Cor., xii, 8. Alexandre de Halès, Sum. theol., part. III, q. lxxiii, m. ii, et saint Bonaventure, In IV Sent., 1. II, dist. XXVIII, a. 2, q. i, Opéra omnia, Quaracchi, 1882 sq., t. ii, p. 682 sq., désignent par l’expression gratis dala, non seulement les dons, que nous venons d’indiquer, mais encore ce que nous appelons maintenant la grâce actuelle. Suarez, op. cit., c. iv, n. 15, p. 147 sq., et les théologiens modernes classent sous le genre gratum faciens tout don surnaturel interne concédé à l’homme en vue de son salut personnel, et sous le genre gratis data tous les secours accordés à quelqu’un en Mie du salut des autres. Cf. Jungmann, De gratia, 6e’édit., Batisbonne, 1896, n. 9 ; Hurter, op. cit., n. 10.

5. La grâce actuelle est un secours transitoire par lequel l’homme est mû par Dieu à une opération salutaire ; la grâce habituelle est un don, qui est infus dans l’âme et y demeure inhérent, à la manière d’une qualité permanente. Saint Thomas n’emploie pas l’expression actualis gratia, mais il connaît la réalité indiquée maintenant sous cette dénomination. Cf. Sum. theol., P II æ, q. ex, a. 2.

D’autres distinctions sont encore en usage : nous en parlerons plus loin, quand nous expliquerons l’essence de la grâce habituelle et de la grâce actuelle.

II. Existence.

Avant de démontrer l’existence de la grâce, il faut préciser la notion de la réalité désignée par ce mot.

Nous avons dit plus haut que nous entendions par grâce tout don surnaturel fait par Dieu à une créature intellectuelle en vue du salut éternel. La grâce, considérée sous ce concept générique, existe : en effet, l’état du premier homme, tel qu’il est décrit au livre de la Genèse, implique des dons positivement indus à la nature humaine. La révélation, proprement dite, c’est

à-dire la manifestation d’une vérité faile directement par Dieu à une créature, est un bienfait surnaturel. Toute créature douée d’intelligence est par là même positivement ordonnée à connaître, notamment à connaître Dieu et, jusqu’à un certain point, ses œuvres. (’.cl le connaissance naturelle est proportionnée au degré d’intellectualité de la créature et s’obtient par des moyens à sa portée. Mais aucune créature ne peut avoir d’elle-même une exigence ou un droit à ce que Dieu lui-même lui parle ou l’instruise. Cf. Mercier, O. P., dans la Revue thomiste, 1902, t. x, p. 30(5 sq. ; 1908, t. xvi, p. 525.

La révélation divine, alors même qu’elle ne comprendrait pas des mystères proprement dits, est toujours une communication surnaturelle de Dieu avec la créature : elle est une grâce externe par rapport à celui auquel elle s’adresse. La révélation, considérée objectivement, c’est-à-dire l’ensemble de vérités révélées par Dieu et proposées avec les motifs suffisants de crédibilité, peut avoir pour conséquence la foi ; cette foi peut être naturelle ; il n’y a aucune impossibilité physique à ce que l’homme, par la seule activité de ses facultés, admette sincèrement pour vrai ce qu’il sait être révélé par Dieu et qu’il acquière cette conviction, par son intelligence et par sa volonté, sans qu’il y ait en lui un principe surnaturel et subjectif d’action. Ainsi, en supposant l’incarnation, c’est-à-dire l’union hypostatique d’une nature humaine avec une personne divine, cette humanité pourrait avoir pour principale fonction de susciter, dans les âmes, comme objet de connaissance et d’amour, des actes de foi, d’espérance, de charité, de reconnaissance, etc. Ces actes internes pourraient être, quant à leur entité ou substance, purement naturels ; mais ils seraient surnaturels quant à leur origine, quant à leur dépendance d’une union surnaturelle, l’incarnation, quant à leur dépendance de l’homme-Dieu : ces actes rentreraient dans la catégorie de ces effets que les théologiens appellent surnaturels quoad modum, c’est-à-dire quant à la manière dont ils furent produits. Nous sommes d’avis que l’homme peut, avec ses seules forces naturelles, croire des mystères proprement dits, des vérités cjui surpassent la portée naturelle de son intelligence : en ce cas, cette foi serait naturelle quant à son entité et à sa substance, et elle serait surnaturelle, non seulement quant au mode dont elle a été produite, mais encore à un titre nouveau parce que son objet matériel lui-même est au-dessus de l’ensemble des vérités que l’intelligence créée peut d’elle-même atteindre. Cf. Mercier, dans la Revue thomiste, 1907, t. xv, p. 43 sq. ; David, De objecto formait actus supernaturalis, Bonn, 1913.

On prouve donc déjà l’existence de la grâce, considérée en général, quand on démontre l’incarnation du Verbe, l’enseignement de Jésus par ses paroles et ses exemples, ses miracles, l’institution de l’Église et de ses sacrements ; quand on démontre les effets, produits dans les âmes, par l’activité du Christ : la foi, la perfection des chrétiens : ce sont des effets internes, surnaturels au moins quant à leur mode de production, et, par là-même, des grâces. Ils seraient de plus une grâce, à un titre nouveau, si l’on démontrait qu’ils sont le résultat d’une providence spéciale de la part de Dieu, d’une élection, d’un acte particulier d’amour et de bienfaisance en vertu de laquelle Dieu concède de fait ces effets salutaires aux uns, et non aux autres. Il était nécessaire de distinguer ces différentes raisons formelles de surnaturalité pour définir la réalité dont nous voulons démontrer l’existence : il s’agit maintenant de la grâce interne, c’est-à-dire d’une entité surnaturelle, permanente ou transitoire, infuse par Dieu à l’âme, surajoutée à son essence ou à ses facultés, devenant principe d’opération surnaturelle et salutaire. Nous prouverons cette doctrine par l’Écriture sainte, puis

par l’autorité des Pères, nous indiquerons enfin les hérésies contraires.

Preuve tirée de V Écriture sainte.

1. Enseignement

de Jésus-Christ. — Nous y trouvons énoncée l’assertion fondamentale concernant l’origine et le maintien de la vie nouvelle, surnaturelle et salutaire. Cette vérité est rapportée par saint Jean. Sur l’historicité de ces paroles, voir Lepin, La valeur historique du quatrième Evangile, Paris, 1910, t. ii, p. 8 sq., 240 sq.

Nicodème vient interroger le Christ sur le royaume de Dieu, que prêchait Jésus ; Jésus lui dit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, nul, s’il ne naît de nouveau, ne peut voir le royaume de Dieu… Nul, s’il ne renaît de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair et ce qui est né de l’Esprit est Esprit. » Joa., iii, 3, 5. Le Christ enseigne donc que l’homme, pour être admis au royaume de Dieu et, par conséquent, pour être sauvé, doit renaître d’une manière immatérielle ; cette naissance est le commencement d’une vie nouvelle : de même que la naissance selon la chair donne la vie physique et matérielle, ainsi la naissance selon l’Esprit donne la vie spirituelle. « Le royaume de Dieu est spirituel : pour y entrer il faut être esprit ; mais être esprit, c’est avoir un autre être ; on ne peut l’acquérir que par une nouvelle naissance et ce ne peut être que par une naissance selon l’Esprit, car de même que ce qui est né de la chair est chair, ainsi ce qui est né de l’Esprit est Esprit. » Lepin, op. cit., p. 179. Le Christ parle donc ici d’une transformation de l’âme, d’une vie produite en elle directement par un rite sacré et l’action immatérielle de l’Esprit, et non d’une vie réalisée naturellement par l’activité humaine.

La vie, dont parle ici Jésus, est la même que celle qu’il nomme, lorsqu’il dit : « Je suis le pain de vie. » Joa., vi, 48. En effet, la renaissance spirituelle est le commencement de la vie propre à ceux qui font partie du royaume de Dieu, royaume qui se réalise déjà sur cette terre et se continue éternellement dans l’autre vie ; la vie dont parle Jésus, quand il dit : Je suis le pain de vie, est aussi celle de ceux qui font partie du royaume, cette vie qui commence sur la terre et continue éternellement : « Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel… et le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour le salut du monde… En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous-mêmes. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle… Je suis le pain vivant descendu du ciel. » Joa., vi, 51-54. La manne était une nourriture miraculeuse, destinée à entretenir la vie corporelle, et elle ne suffisait pas à la maintenir sans fin, à empêcher la mort. La chair du Christ est aussi une nourriture ; il est évident qu’elle n’est pas destinée à entretenir la vie corporelle des hommes, mais bien la vie spirituelle et salutaire ; cette vie qui, par sa nature, dure éternellement. L’enseignement de Jésus peut se résumer ainsi : « Pour avoir part à la vie éternelle, il faut communier au Christ, manger sa chair et boire son sang ; cette communion fait passer en nous sa vie, lui-même, si bien que nous sommes en lui et lui en nous, en vertu de quoi nous avons droit à être par lui ressuscites au dernier jour pour vivre éternellement. » Lepin, op. cit.. p. 250. Si nous rapprochons cette doctrine de celle qui faisait l’objet de l’entretien de Jésus avec Nicodème, nous conclurons : la vie, commencée dans l’âme par la renaissance spirituelle, a une nourriture qui lui convient ; cette nutrition se fait par la manducation réelle du corps de Jésus et la susception réelle de son sang ; la vie dont nous parlons, est ainsi caractérisée : elle est la vie du Christ en nous. Cette vie n’est pas la vie charnelle du Christ, mais une vie d’ordre spirituel ; cette vie n’est pas le résultat d’actes humains ; elle

n’est pas une perfection morale acquise par l’activité de l’homme, mais elle est l’effet immédiat et de la renaissance spirituelle et de la nutrition opérée par la communion. Voir Communion, Eucharistie. Cette vie est encore décrite par le Christ comme étant l’influence vivifiante émanée de lui dans l’âme des fidèles, influence qui est le principe des actes salutaires : « Je suis la vigne, vous êtes les sarments. Celui qui demeure on moi, et en qui je demeure, porte beaucoup de fruits : car, séparés de moi, vous ne pouvez rien faire. » Joa., xv, 5 sq. Cette union avec ie Christ inclut la charité et celle-ci fait que la Trinité entière habite dans l’âme du juste, xiv, 23.

2. Enseignement de saint Paul.

II n’entre pas dans notre plan de faire un exposé complet de la doctrine de saint Paul concernant la grâce ; nous nous contenterons d’indiquer ce qui est requis à la démonstration que nous avons en vue. Pour saint Paul aussi, l’origine de la justification de l’homme est sa renaissance au baptême. Tit., iii, 5 sq. Cette renaissance est une résurrection. Le baptême a pour effet immédiat la mort au péché et la vie dans le Christ, a) « Ignorez-vous (lue nous tous qui fûmes baptisés dans le Christ nous fûmes baptisés en sa mort. Nous fûmes donc ensevelis avec lui par le baptême (qui est) en sa mort, afin que comme le Christ ressuscita des morts par la gloire du Père, de même aussi nous marchions dans la nouveauté de vie. Si, en effet, nous fûmes greffes sur lui par la ressemblance de sa mort, nous le serons aussi par (celle de) sa résurrection, sachant que notre vieil homme fut crucifié avec lui afin que le corps du péché fût détruit, pmr que nous ne soyons plus esclaves du péché ; car celui qui est mort est affranchi du péché. » Rom., vi, 3-7. Mourir au péché, c’est être séparé du péché, c’est être délivré de la culpabilité du péché, c’est être délivré de sa tyrannie et être mis en mesure de résister à ses assauts. Le baptême délivre complètement de tout ce qui est péché : « Plus de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus. » Rom., viii, 1. Hier, ils pouvaient être idolâtres, impudiques, voleurs, détracteurs, blasphémateurs ; ils ont été « purifiés, sanctifiés, justifiés au nom du Seigneur Jésus-Christ. » I Cor., vi, 11. L’affranchissement du péché n’est pas l’effet d’actes ou efforts moraux de l’homme, par lesquels il corrigerait peu â peu ses vices et deviendrait maître de ses passions ; mais il est l’eiïet immédiat et instantané du baptême lui-même, en tant qu’il symbolise la mort de Jésus et reçoit une efficacité spéciale â rendre les hommes participants aux fruits salutaires de la mort de Jésus : c’est l’efficacité religieuse et transcendante du baptême même. Cf. Tobac, Le problème de la justification dans saint Paul, Louvain, 1908, p. 246 sq. b) La vie nouvelle est une participation de la vie du Christ. Cette participation consiste à revêtir le Christ : « Vous tous, en effet, qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ. Plus de juif ni de grec…, tous vous êtes un dans le Christ. » Gal., ni, 27, 28. « Le baptême nous revêt du Christ : revêtus du Christ, nous sommes fils de Dieu ; revêtus du Christ, nous ne sommes qu’un en lui. Pour que le raisonnement tienne, il faut que le Christ, dans lequel nous sommes plongés et que nous revêtons, soit conçu comme une forme qui nous enveloppe, nous pénètre et nous unifie. » Prat, La théologie de saint Paul, Paris, 1912, t. il, p. 373 sq.

La vie nouvelle, reçue au baptême, consiste dans une influence réelle (physique) et surnaturelle (comme nous le démontrerons) du Saint-Esprit dans l’âme : cette assertion ressort très bien du texte de saint Paul : « Dieu nous a sauvés par le bain de régénération et de renouvellement de l’Espiït-Saint, qu’il a répandu sur nous avec abondance par Jésus-Christ notre Sauveur, afin que, justifiés par la grâce de celui-ci, nous devenions

héritiers, en espérance, de la vie éternelle. » Tit., m, 5-7. « En négligeant les points accessoires, le baptême est un bain de régénération et de renouvellement : un bain qui purifie l’âme de toutes les souillures passées ; de rég’n’ration, parce qu’il est une seconde naissance par l’eau et le Saint-Esprit, qui nous rend enfants de Dieu, comme la première nous a constitués enfants de colère : de renouvellement, parce que, sous l’influence de l’Esprit créateur, le néophyte dépouille le vieil homme, revêt le nouveau, se transforme dans tout son être… Le baptême, c’est aussi le don du Saint-Esprit répandu dans nos cœurs… avec l’abondance de ses dons. » Prat, op. cit., p. 374 sq. Le baptême produit donc dans l’âme une transformation réelle ; elle est comme une naissance nouvelle qui donne une vie nouvelle et celle-ci consiste dans l’influence interne du Saint-Esprit qui est répandu dans l’âme et y est imprimé comme un sceau, arrhes de notre héritage. Eph., i, 13-14 ; II Ccr., i, 21. Cette transformation physique, que nous venons d’indiquer, s’actualise et sxprime dans une transformation morale, l’exercice des œuvres bonnes et salutaires. Le baptisé est une nouvelle créature : « Quiconque est en Jésus-Christ est une nouvelle créature. » II Cor., v, 17 ; un être nouveau qui est destiné à des opérations nouvelles : « Nous sommes son ouvrage, ayant été créés en Jésus-Christ pour faire de bonnes œuvres, que Dieu a préparées d’avance afin que nous les pratiquions. » Eph., ii, 10. Le principe de cette activité nouvelle est l’influence du Saint-Esprit : influence permanente qui fait du chrétien le temple où habite l’Esprit-Saint, I Cor., iii, 1617 ; vi, 19 ; influence aussi qui est une source d’action : l’Esprit nous métamorphose graduellement en l’image du Seigneur glorieux, II Cor., iii, 18 ; il nous fait prier, Rom., viii, lô sq. ; il est cause de toutes les manifestations de la vie salutaire dans les chrétiens. Cf. Tobac, Dictionnaire apologétique de la foi catholique, t. ii, art. Grâce, col. 336 ; Prat, op. cit., p. 240. Ce dernier auteur, op. cit., p. 421 sq., expose l’analogie qui existe entre la vie dans le Christ et la vie dans l’Esprit.

Ce qu’il importe de démontrer maintenant, c’est la surnaturalilé de cette réalité interne conférée à l’âme par le baptême. Cet effet est surnaturel d’abord quant au mode dont il est produit : ce n’est pas une perfection acquise par l’activité humaine, mais infuse du dehors : c’est le baptême (une ablution avec une formule) qui fait exister dans l’âme l’influence vivifiante, caractérisée par la présence de l’Esprit-Saint ; cet effet n’est pas naturel à un rite humain, considéré comme tel. L’influence vivifiante dont nous parlons est encore surnaturelle en elle-même, dans sa réalité physique ; en effet, elle est une participation â la vie qui est propre à Dieu lui-même. La communication naturelle entre le créateur et la créature consiste en ce que Dieu produise les substances finies avec les accidents qu’elles réclament, leur conserve l’être, qui leur est propre, les meuve aux actions qui leur conviennent et les dirige ou gouverne toutes d’après le plan divin. De cette façon Dieu reste infiniment élevé au-dessus de tout le créé et n’a aucune communication personnelle avec la créature. Celle-ci, si elle est douée d’intelligence, peut, au moyen des autres créatures, connaître le créateur ainsi que les obligations morales qui résultent et de la dépendance des êtres créés vis-à-vis du créateur et des relations qu’ils ont entre eux. Mais aucune créature ne peut réaliser ni exiger une communication immédiate avec Dieu tel qu’il est en lui-même. Toute communication de Dieu tel qu’il est eu lui-même est surnaturelle ; or c’est ce qui se réalise dans le baptême. L’influence vivifiante, qu’elle produit, est surajoutée à la nature et l’unit directement à Dieu ; elle fait résider Dieu en l’âme, y fait surgir une activité vitale particulière, due à l’influence de l’Esprit-Saint, Gal., v, 25, et qui consiste dans le IV, , ;

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règne du Saint-Esprit vivant dans l’àmc, Rom., viii, 2, 14 : elle est donc une participation directe à la vie qui est propre à Dieu.

Cette surnaturalité se démontre encore par cette considération que l’homme, en recevant l’influence vivifiante, dont nous parlons, devient fils adoplif de Dieu. Gal., iv, 46 ; Rom., viii, 14-17. L’homme, et toute créature, est, en vertu de sa nature, serviteur de Dieu, et ne peut avoir d’autre rang auprès de lui. Si donc l’homme est élevé à la dignité de fils de Dieu, celle-ci est absolument surnaturelle, comme aussi la qualité qui réalise en lui cette filiation. De plus, l’adoption comporte le droit à l’héritage, à jouir des biens qui sont propres à Dieu et ne correspondent pas à l’exigence de la nature créée. Voir Adoption subnaturelle, t. i, col. 431 sq.

Nous avons donc trouvé, dans la doctrine de saint Paul, l’affirmation de l’existence de la grâce interne proprement dite : une réalité physique, infuse dans l’âme, essentiellement surnaturelle, ordonnée au salut.

3. Enseignement d’autres apôtres.

Saint Jacques alfirme aussi la génération spirituelle, i, 18, et l’habitation du Saint-Esprit en nous, iv, 5.

Saint Pierre enseigne aussi que les élus de Dieu sont sanctifiés par l’Esprit-Saint, I Pet., i, 2 ; qu’ils sont régénérés, 3, non d’une semence corruptible (comme dans la génération naturelle), mais par une semence incorruptible, par le Verbe vivant de Dieu et permanent. I Pet., i, 23. La seconde Épître de saint Pierre contient un texte célèbre, i, 4, dont l’interprétation est malheureusement difficile. Il est assurément très probable que le texte contient l’attestation de la participation des chrétiens, dès cette vie, à la nature divine. Cette affirmation n’aurait rien de surprenant après ce que nous a dit saint Paul touchant la communication aux fidèles de l’Esprit de Dieu et la I re Épître de saint Pierre touchant la sanctification par l’Esprit, i, 2. Toutefois le texte allégué est obscur et le sens n’en est pas définitivement fixé. Cf. Tobac, Dictionnaire apologétique de la foi catholique, art. Grâce, col. 339.

Saint Jean enseigne que la pratique de la justice est la conséquence d’une naissance spirituelle : le juste est engendré par Dieu et porte en lui une semence divine ; il est enfant de Dieu. Joa., i, 12 sq. ; I Joa., ii, 29 ; iii, 1 sq. Déjà sur cette terre le juste est engendré à la vie éternelle et cette génération se réalise dans l’union avec le Fils, I Joa., v, 11 ; cf. Joa., xv, 5 sq. ; elle a pour conséquence l’imitation du Christ, I Joa., ii, 6, mais elle ne reçoit son complément qu’après la mort, lorsque le juste voit Dieu tel qu’il est : c’est alors que le juste acquiert la parfaite ressemblance avec Dieu, iii, 1-3. Le juste demeure en Dieu et Dieu en lui : l’Esprit-Saint, qui nous a été donné, rend témoignage de notre union avec Dieu, iii, 24. C’est la même idée exprimée par saint Paul : « L’esprit lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. » Rom., vm, 16. L’influence divine dans l’âme est appelée onction ; elle est principe de connaissance vraie : celle-ci unit à Dieu, au Père et au Fils, ii, 20-28. La vraie charité aussi est une conséquence de notre connaissance spirituelle, iv, 6-8.

La doctrine de saint Jean, comme celle des autres apôtres, aboutit donc à la même conclusion que nous avons tirée des Épîtres de saint Paul : il existe une grâce interne. Car de l’exposé que nous avons fait, il résulte que la sainteté spécifiquement chrétienne n’est pas une simple orientation nouvelle de la vie morale déterminée par la foi en la révélation ; elle n’est pas formellement une perfection morale acquise par l’activité humaine soutenue par un secours de Dieu ainsi que par l’exemple du Christ, et caractérisée par l’imitation des vertus du Sauveur, mais elle consiste formellement dans une renaissance spirituelle et surnaturelle réalisée

dans l’âme par l’infusion d’une entité physique qui transforme l’âme et fait de l’homme un fils de Dieu, un membre du Christ, un temple du Saint-Esprit. De ce principe transcendant dérive l’activité morale du juste et son progrès en sainteté. Joa., xv, 4-5 ; Eph., n, 8-10 ; iv, 20-24 ; I Pet., ii, 1-2 ; II Pet., iii, 18.

C’est la même conclusion qu’exprime M. Tobac dans l’article très érudit, que nous avons cité plusieurs fois : on y trouve un exposé complet des fondements scripturaires de la doctrine de la grâce.

Preuve tirée de la tradition.

1. Les Pères apostoliques

expriment occasionnellement les vérités que nous venons d’exposer et en accentuent l’une ou l’autre. Nous nous servirons du texte et de la traduction publiés sous la direction de MM. Hemmcr et Lejay, Les Pères apostoliques. Paris, 1907 sq.

Saint Clément de Rome, dans la I re Épître aux Corinthiens, enseigne que c’est le sang de Jésus-Christ qui a mérité au monde entier la grâce de la pénitence : celle-ci est accordée à tous les hommes qui ne la refusent pas, viii, 4. La grâce de la pénitence est une influence interne, qui transforme l’homme, xxxviii, 3, et elle est évidemment surnaturelle, puisqu’elle dépend de l’effusion du sang du Christ. C’est la grâce de Dieu qui revêt l’homme de vertus, xxx, 3, qui donne notamment la vie dans l’immortalité, la splendeur dans la justice, la vérité dans la franchise, la foi dans la confiance, la continence dans la sainteté, xxxv, 1 sq., la charité, l. Les chrétiens forment une portion sainte, un peuple particulier à qui il est donné de pratiquer la sainteté, xxx, et où chaque âme peut plaire à Dieu, lxiv ; les chrétiens constituent un seul corps sur lequel est répandu un seul esprit de grâce, xlvi, 4 sq. Les justes sont les élus de Dieu, ibid. : leur justice ne résulte pas formellement de leurs œuvres, ni de leur conduite, mais elle dépend de la volonté de Dieu ; celle-ci a pour effet la vocation et l’homme y répond par la foi, xxxii. Cette foi et ce qui en résulte est l’effet de la grâce, xxx, xxxv, lxiv. Cependant la foi seule ne suffit pas à la sainteté : il faut la coopération énergique de l’homme, xxxiii, lix, lxii, lxiii. Voir Clément I", t. iii, col. 52 sq.

Saint Ignace d’Antioche enseigne aussi que c’est à la mort de Jésus que nous devons notre vie, Ad Magn., ix, 1 ; Ad Smyrn., i, 2 ; c’est par la vigueur, donnée par son sang, que les chrétiens exercent la charité. Ad Eph., i, 1 sq. C’est à la grâce de Jésus qu’est dû l’effet de la pénitence salutaire. Ad Philad., viii, 1. « A quiconque fait pénitence et se rallie à l’unité de Dieu autour du siège épiscopal, la grâce de Jésus-Christ assure la délivrance de tout lien. De cette métaphore de lien, Ignace tire un double effet : la grâce de Dieu fera tomber, pour les vrais pénitents, les liens du péché ; d’autre part elle resserre ces liens de la charité chrétienne qui sont l’honneur des enfants de Dieu et le gage du salut. » A. d’AIès, La discipline pénilenlicllc, ii c siècle, dans les Recherches de science religieuse, 1913, t. iv, p. 205. Jésus habite en l’âme chrétienne, il y est Dieu résidant en elle, l’amour que nous lui portons est un signe de sa présence en nous. Ad Eph., xv, 3. Jésus est notre éternelle vie, qui nous unit à Jésus et à son Père. C’est avec l’aide de Jésus que nous repousserons victorieusement tous les assauts du prince de ce monde, pour jouir enfin de Dieu. Ad Magn., i, 2. Saint Ignace insiste sur la nécessité des bonnes œuvres : l’apostolat du bon exemple, Ad Eph., x ; c’est par les bonnes œuvres que l’on reconnaît ceux qui appartiennent au Christ, ibid., xiv, xv ; c’est aux bonnes œuvres que sera proportionnée la récompense. Ad Pohjc, vi, 2. Cf. Tixeront, Histoire des dogmes. Paris, 1905, t. i, p. 139 sq. ; Lelong, Les Pères apostoliques, Paris, 1910, t. m.

Saint Polycarpe est moins explicite, Il rappelle l’assertion de saint Paul : c’est de la grâce et non des 1565

GRACE

i :.h ;

œuvres que nous vient le salut, il dépend de la volonté de Dieu par Jésus-Christ. Ad Phil., i, 3. Dans les chapitres suivants, il exhorte vivement les Philippiens à l’exercice des vertus, mais c’est à Dieu qu’il attribue le repentir et l’accroissement des vertus, xi, xii.

L’Épître de Barnabe dit que c’est à la mort du Seigneur que nous devons la rémission des péchés, ꝟ. 1, cette rémission des péchés est une rénovation intérieure de l’âme ; le Seigneur nous y donne une autre empreinte, comme s’il nous créait à nouveau, vi, 11 ; alors nous sommes créés à nouveau de fond en comble : c’est ainsi que Dieu habite réellement en nous, en notre intérieur, xvi, 8. Suit la description des effets salutaires de l’habitation de Dieu en nous. Au commencement de sa lettre, l’auteur attribue à l’intensité de la grâce la perfection de ceux auxquels il s’adresse : « Je me réjouis plus que tout autre chose et au delà de toute mesure de votre vie spirituelle, bienheureuse et illustre, tant est bien implantée la grâce du don spirituel que vous avez reçu, » i, 2.

Ces textes permettent de conclure que leurs auteurs ont la conviction suivante : l’homme devient saint dépendamment de l’influence de la mort de Jésus-Christ ; cette influence efface les péchés et rend juste. Cette justification est une rénovation intérieure ; elle fait habiter Dieu en l’âme et donne à celle-ci une activité nouvelle. C’est la grâce, considérée en général ; elle est, en effet, intérieure, comme il est évident, et, en réalité, surnaturelle, car elle est bien distincte de l’influence que Dieu, comme créateur, exerce à l’égard de toute créature ; elle met l’âme en communication spéciale et directe avec Dieu, en lui conférant une vie nouvelle, caractérisée en ce qu’elle est une participation à la vie divine ; la grâce est donc une réalité surajoutée à la nature humaine, une réalité qui surpasse celle-ci et l’élève au-dessus d’elle-même.

2. Cette même conviction est exprimée et expliquée par les Pères des siècles suivants. Selon saint frénée, le Christ nous a rachetés par son sang : il a donné son âme pour notre âme, sa chair pour notre chair : en répandant sur nous l’Esprit-Saint, il a rétabli l’union entre l’homme et Dieu ; il a fait descendre Dieu vers l’homme par l’Esprit. Conl. hær., 1. V, c. i, P. G., t. vu, col. 1121. C’est par l’effusion du Saint-Esprit que l’homme est rendu spirituel et parfait, qu’il acquiert la similitude (distincte de l’image naturelle) avec Dieu, qu’il devient le temple de Dieu, c. VI, col. 1137 sq. ; cette influence de l’Esprit est intime et de sa nature permanente, de telle sorte que l’homme parfait se compose de trois éléments : le corps, l’âme et l’Esprit. Loc cit. L’âme, docile au Saint-Esprit, le garde, est purifiée par lui et élevée à la vie de Dieu ; l’âme, au contraire, qui cède aux appétits charnels, perd l’Esprit, c. ix, col. 1144 sq. La similitude avec Dieu est ce que nous avons perdus en Adam, 1. III, c. xviii, col. 932. C’est pourquoi nous avons besoin de renaître par le baptême, 1. V, c. xv, col. 1166 ; tous peuvent être sauvés parce que tous peuvent, par le baptême, renaître en Dieu, les enfants, les jeunes gens et les vieillards, 1. II, c. xxii, col. 784. Assertion remarquable, qui exprime la conviction que le baptême produit son effet surnaturel, même dans les enfants, et par conséquent, indépendamment d’actes du sujet qui reçoit le sacrement.

Clément d’Alexandrie enseigne aussi la renaissance spirituelle par le baptême, où l’on devient fils adoptif de Dieu ; l’habitation du Saint-Esprit dans l’âme du juste ; la similitude divine (distincte de l’image), similitude donnée par une qualité mystérieuse, inhérente à l’âme ; la nécessité de la grâce dans l’ordre du salut. Voir Clément d’Alexandrie, t. iii, col. 171 sq., 174 sq.

Origène prouve aussi l’existence de la grâce : la

sainteté est une grâce, une participation du Saint-Esprit. De principiis, 1. I, c. i, n. 3, P G. t. xi, col. 122 ; In Epist. ad Rom., I. V, n. 3, P. G., t. xiv, col. 1038. Quant à l’exercice de la perfection, il est une œuvre commune au secours de Dieu et au libre arbitre : il faut à l’homme une force divine pour qu’il puisse être honnête et persévérer dans le bien. De principiis, 1. III, c. i, n. 1, 18, 22, P. G., t. xi, col. 249, 289 sq., 301 sq. Origène ne dit rien sur la nature de ce secours divin, mais il parle de l’influence spéciale que Dieu exerce en vue du salut, influence attestée par différents textes de l’Écriture sainte ; cette influence laisse intacte la liberté : c’est la thèse que défend Origène.

Tertullien « signale, d’après les expressions mêmes de la Genèse, une double ressemblance de l’homme avec Dieu, une ressemblance de nature (ad imaginem Dci) et une ressemblance de grâce (ad simililudinem ejus). La première est indélébile, la seconde, ruinée par le péché originel, peut revivre par le baptême : le sacrement rend à l’âme l’Esprit-Saint, principe de cette ressemblance. » De baptismo, c. v. Cf. d’Alès, La théologie de Tertullien, Paris, 1905, p. 264. A propos du texte : DU estis, Ps. lxxxi, 6, Tertullien montre dans la vie de la grâce une participation de la créature à la vie divine. Advcrsus Hermogenem, c. v. A. d’Alès, op. cit., p. 263 ; cf. p. 326 sq. Tertullien enseigne aussi l’influence de la grâce sur le libre arbitre. Op. cit., p. 268 sq.

Saint Cyprien, sans s’arrêter à exposer une doctrine sur la grâce, en atteste cependant l’existence : il enseigne notamment cjue le baptême donne à l’homme une nouvelle naissance, une transformation complète ; qu’alors l’homme commence à appartenir à Dieu et à être animé par le Saint-Esprit. Ad Donalum, n. 4, P. L., t. iv, col. 200. Les enfants aussi peuvent et doivent être baptisés, parce que l’on ne peut priver aucun homme de la grâce de Dieu. Epist., lix, P. L., t. iii, col. 1015.

La doctrine de saint Athanase a été exposée à l’art. Athanase, t. i, col. 2174. Remarquons que saint Athanase dit qu’Adam, après avoir perdu, par son péché, les dons reçus, fut réduit à sa condition naturelle, col. 2168.

Saint Basile a sur la grâce sanctifiante et surnaturelle une doctrine qui mérite d’être signalée. L’Esprit-Saint a comme propriété personnelle d’être la puissance sanctificatrice. Epist., ccxxxvi, n. 6, P. G., t. xxxii, col. 884. Les trois personnes divines sont saintes par nature ; les anges ne le deviennent que par participation de l’Esprit. Cette sainteté, communiquée du dehors, est un accident, distinct de la nature, peut se perdre, bien qu’elle soit intimement unie à l’être. Advcrsus Eunomium, 1. III, n. 2-3, P. G., t. xxix, col. 657 sq. La même assertion doit s’entendre de toute créature : aucune n’est sainte par nature, elle ne le devient que par participation. Epist., clix, P. G., t. xxxii, col. 621. Les anges ont reçu leur nature par le Verbe ; leur sainteté y a été ajoutée par le Saint-Esprit. Ce n’est pas par l’exercice progressif des vertus que les anges sont devenus dignes de recevoir le Saint-Esprit, mais c’est par un don gratuit qu’ils ont reçu la sainteté, un don ajouté à leur nature, au moment même de leur création, et pénétrant leur être ; c’est pourquoi ils ne peuvent que difficilement pécher. In ps. xxxii, n. 4, P. G., t. xxix, col. 333. C’est par un acte volontaire et libre que les anges sont déchus de la condition dans laquelle ils avaient été crées. Homil. quod Deus non est causa malorum, n. 8, P. G., t. xxxi, col. 345. C’est aussi par l’abus de sa liberté que le premier homme est déchu de son état, qu’il a été soumis aux maladies et à la mort. Op. cit., col. 344. Adam a transmis aux autres le péché. Homil. dicta tempore famis et siccitalis, n. 7, P. G., t. xxxi, col. 324. Les hommes se sauvent en

tant qu’ils sont régénérés par la grâce qu’ils reçoivent au baptême : c’est là que commence leur vie, De Spiritu Sanclo, c viii, n. 26, P. G., t. xxxii, col. 113 ; c’est là qu’ils reçoivent la rémission du péché et la force vivifiante du Saint-Esprit, c. xv, n. 35, col. 129 ; suit une belle description des effets du baptême, où saint Basile signale, entre autres, la confiance d’appeler Dieu du nom de Père, la participation à la grâce du Christ, n. 36, col. 132. C’est à l’influence active du Saint-Esprit, à son secours, que saint Basile attribue les œuvres saintes des anges, notamment le culte qu’ils rendent à Dieu et l’ordre qui règne entre eux, c. xvi, col. 136 sq. C’est aussi à l’influence du Saint-Esprit qu’est attribué l’exercice de la perfection chez l’homme : saint Basile enseigne que l’Esprit-Saint est toujours présent dans les justes, mais qu’il n’y opère pas toujours, c xxxvi, n. 61, col. 180. C’est là, croyons-nous, l’affirmation implicite de l’existence de ce que nous appelons la grâce actuelle. Cette assertion est corroborée par d’autres textes : c’est par le Saint-Esprit que nous sommes rendus capables de rendre grâces à Dieu, n. 63, col. 184. Saint Basile exhorte à prier afin d’obtenir de Dieu de bonnes pensées, Epist., vii, P. G., t. xxxii, col. 244 ; il rend grâces à Dieu pour le secours spirituel accordé par Dieu au milieu des luttes pour la piété. Episl., lxxix, col. 453. Le secours donné par Dieu à celui qui se relève de la chute du péché est comparé à l’action de celui qui soutient sur les eaux un enfant qui ne sait pas nager. In ps. x.jx, n. 2, P. G., t. xxix, col. 309. Voir Schwane, Histoire des dogmes, trad. Degert, Paris, 1903, p. 77 sq. ; Scholl, Die Lehre des heiligen Basilius von der Gnade, Fribourgen-Brisgau, 1881.

L’existence de la grâce interne (considérée en général ) est exposée en maints endroits des écrits des autres Pères. Cf. Hummer, Des hl. Gregor von Nazianz Lehre von der Gnade, Kempten, 1890 ; Cyrille de Jérusalem, t. iii, col. 2555, 2561 sq. ; Ambroise, t. i, col. 499. Quant à saint Jean Chrysostome, voir notamment Calèches, ad illuminandos, i, n. 3, P. G., t. xlix, col. 227 ; In Joa., homil. xlvi, n. 1, P. G., t. lix, col. 257 ; In Malthxum, homil. lxix, P. G., t. lviii, col. 650 ; In Epist. I ad Cor., homil. xxiv, P. G., t. lxi, col. 198 ; cf. t. li, col. 51 ; Cyrille d’Alexandrie, t. iii, col. 2517 sq. ; cf. Mahé, Revue d’histoire ecclésiastique (Louvain), 1909, t. x, p. 30 sq., 467 sq. ; De Groot, Sludien (Nimègue), 1913, t. xlv, p. 343 sq., 501 sq.

Au début du ve siècle surgit l’hérésie pélagienne. Voir Pélagianisme. Il semble bien que l’erreur de Pelage concerne directement la nécessité d’un secours divin pour observer les commandements et exercer la vertu : Pelage nie que la grâce, en tant qu’elle est un secours interne, soit nécessaire, et affirme que la volonté humaine a, par elle-même, assez de vigueur pour accomplir tous ses devoirs et, par conséquent, rendre l’homme juste.

Mais nous croyons devoir insister sur ce point : Pelage ne s’attaquait pas formellement à ce que nous appelons maintenant la grâce actuelle, en tant qu’elle se distingue de la grâce habituelle ; il s’attaquait à la grâce considérée en général, telle que la notion en était répandue dans l’Église, comme il ressort de la doctrine des Pères, que nous avons exposée plus haut. Saint Augustin, de son côté, défend avant tout la nécessité de la grâce, notamment sa nécessité absolue en tant qu’elle est un secours ajouté à la volonté libre : l’influence de la grâce sur Yaclivité humaine est ainsi mise en lumière. Mais cette influence n’est pas due seulement à ce que nous appelons la grâce actuelle, elle est aussi due à ce que nous appelons la grâce habituelle, les vertus infuses, les dons du Saint-Esprit. Quand saint Augustin parle de la grâce, requise à l’observation

des commandements, il ne parle pas exclusivement de la grâce actuelle. Voir, par exemple, Epist., clxxxvi, n. 3 ; De natura et gralia, 1. I, c. i, iv ; De gralia et libero arbilrio, c. xiv, n. 27 ; Opus imperjectum contra Julianum, 1. II. n. 226, P. L., t. xxxiii, col. 317 ; t. xliv, col. 247, 249, 897 ; t. xlv, col. 1247 sq. Il faut entendre le mot gralia, ou l’expression auxilium graliæ, dans un sens large : ils peuvent désigner ou l’ensemble des dons accordés pour le salut ou l’un de ceux-là. Cf. Jacquin, dans la Revue d’histoire ecclésiastique (Louvain), 1904, t. v, p. 742. Il faut tenir compte de la même remarque pour interpréter les documents qui contiennent la condamnation du pélagianisme et du semi-pélagianisme. La doctrine de saint Augustin, voir Augustin, t. i, cri. 2380 sq., constitue un événement important dans l’histoire du maintien et du développement de la foi chrétienne. Saint Augustin a défendu l’existence de la grâce, sa nécessité, sa surnaturalité, sa compatibilité avec la liberté humaine.

Cette même doctrine fut officiellement approuvée d’abord par le pape Innocent I er, ensuite par le pape Zosime en 418, et par le pape Célestin I er en 431. Elle est exposée dans le document intitulé : De gralia Dei indiculus ou præleritorum sedis apostolicæ episcoporum aucloritatis. Denzinger-Bannwart, Enchiridion, 1911, n. 129 sq. Sur l’origine, la valeur et la doctrine de ce document, voir Célestin, t. ii, col. 2502 sq. On y affirmait surtout la nécessité de la grâce pour la rémission des péchés, pour la résistance aux tentations, pour l’observation des préceptes, pour toute œuvre salutaire, notamment depuis le commencement de la foi.

La même doctrine fut de nouveau sanctionnée au concile d’Orange en 529. Denzinger-Bannwart, n.174 sq. Mais la discussion d’un siècle a eu pour résultat une plus grande précision : dans ce concile on a surtout déclaré la nécessité de la grâce prévenante pour tout acte qui commence la conversion, pour toute pensée ou toute affection par lesquelles l’homme adhère, comme il le faut, à l’Évangile. Nous aurons à revenir, dans la suite de cet article, sur les principales assertions émises dans ces conciles.

Les hérésies.

On comprend mieux une doctrine

en étudiant les erreurs qui y sont opposées ; de plus, les hérésies successives ont été pour l’autorité ecclésiastique les occasions de préciser la doctrine catholique. Nous indiquerons sommairement les grandes hérésies concernant la grâce et nous ferons voir ainsi les principales étapes du développement de la pensée chrétienne sur ce sujet.

1. Le pélagianisme, insistant sur la liberté, essentielle à l’homme, a nié que la volonté humaine avait été affaiblie par suite du péché d’Adam et se trouvait inclinée au mal. Il a nié aussi qu’Adam fut créé dans un état supérieur à celui où naissent maintenant tous les hommes. Pelage a nié encore la nécessité de la grâce interne, en tant qu’elle est un secours, qu’elle est une vigueur ajoutée à la volonté. L’homme peut toujours, disait-on, par la vigueur esscntitlle ou naturelle de sa volonté libre, résister au mal et faire le bien : la nécessité morale de la grâce n’existait donc pas pour Pelage et ses adeptes. Ont-ils nié de fait l’existence de toute grâce interne ? Les auteurs ne s’accordent pas sur la réponse à donner à cette question. Sur le pélagianisme, voir Tixeront, Histoire d"s dogmes, Paris, 1909, t. ii, p. 436 sq. Quoi qu’il en soit, les documents ecclésiastiques, condamnant les erreurs de Pelage, ont affirmé l’existence de la grâce interne, notamment dans l’assertion de la justice originelle, et, ensuite, dans les canons qui concernent la nécessité de la grâce interne, notamment la nécessité d’un secours accordé à l’infirmité actuelle de l’homme, sans lequel il lui est impossible d’observer les commandements divins, et la nécessité d’une impulsion interne pour faire des actes salutaires.

2. Luther et Calvin sont à l’opposé de Pelage. Ils enseignent que la nature humaine, depuis le péché d’Adam, est essentiellement viciée ; la nature humaine maintenant est inévitablement sujette au désordre de la concupiscence, la volonté est radicalement incapable de faire un acte moralement bon, le libre arbitre n’existe plus. L’homme ne peut donc pas, en lui-même, être ou devenir juste devant Dieu. Sa justification ne peut provenir que d’un principe extrinsèque, mais cette justification ne consiste pas dans l’infusion d’un don surnaturel, qui pénètre les âmes et leur devient inhérent. Cf. Realencyklopâdie fur protestantische Théologie, Leipzig, 1899. t. VI, p. 722. C’est une simple imputation de la justice du Christ ; la condition requise à cette imputation est la foi (fuies fidueialis) : seule elle est requise et seule elle suffit. Cette foi n’est pas une vertu infuse, une qualité surnaturelle ; on ne parvient pas à déterminer quelle est, d’après Luther, son essence. Luther a parlé fréquemment de la grâce et emprunte ses expressions à l’Écriture sainte et à la prédication catholique ; cependant il n’admet pas l’existence de In grâce interne proprement dite, ni habituelle, ni actuelle. Elle est d’ailleurs logiquement exclue de son système doctrinal et inconciliable avec lui : en effet, Luther ne connaît qu’une justification extrinsèque à l’homme, simplement imputée ; il n’y a pas de dépendance réelle, pas d’enchaînement interne entre l’activité vitale et la justification : l’homme est au point de vue moral radicalement vicié ; toutes ses œuvres sont mauvaises, que l’homme soit juste ou qu’il ne le soit pas ; dès lors la grâce n’a aucune raison d’être, elle n’a aucun rôle à remplir ; elle n’est pas requise comme un secours interne, surajouté aux facultés naturelles et corroborant l’homme dans l’observation des préceptes et l’exercice de la vertu ; car Luther n’admet pas la liberté et nie que la perfection morale soit connexe avec la justification ; la grâce n’est pas requise non plus comme un principe de surnaturalisation, car Luther nie que la nature humaine, dans l’état actuel, puisse être intrinsèquement surnaturalisée et positivement ordonnée vers Dieu. La négation de la grâce, dans la doctrine de Luther, est confirmée par son enseignement sur l’étal du premier homme : cet état de rectitude vis-à-vis de Dieu était naturel, dû aux facultés simplement naturelles de l’homme, comme la lumière est exigée par l’œil, dû à la connaissance et à l’amour, qui appartiennent en propre à la nature humaine. Cf. Ripalda, De enle supernaliirali, 1. I, disp. XX, sect. i, Paris, 1870, t. i, p. 194. Le concile de Trente a défini la réalité de la grâce interne, habituelle et actuelle, sess. vi, c. vvn. Denzinger-Bannwart, n. 797 sq., et mis en lumière son caractère surnaturel. Sur la doctrine de Luther concernant les points exposés, voir Denifle, Luther el luthéranisme, trad. Paquier, Paris, 1910 sq., t. ii, p. 451 sq. ; t. iii, p. 176 sq., 246 sq., 281 sq. ; Hartmann Grisar, Luther, Fribourg, 1911-1912, t. i, p. 737 sq. ; t. iii, p. 40 sq. ; Ilefner, Die Enlslehungsgeschichte des Trienter Rechl/ertigungsdekret, Paderborn, 1909, p. 4 sq. Sur la doctrine de Calvin, qui est d’accord avec Luther pour nier la grâce, voir Calvinisme, t. ii, col. 1400.

3. Baius n’a pas nié que Dieu, dans l’ordre du salut, agisse immédiatement sur l’âme, il admet, au contraire, l’influence réelle du Saint-Esprit produisant l’acte de charité : cet acte, qui dépend de la foi, est le principe de tout acte moralement bon, de telle façon qu’aucun acte moralement bon n’est possible sans la charité provenant du Saint-Esprit. Baius, De charilole, c. iii-iv. Ce qui constitue l’erreur propre à Baius, c’est qu’il considère l’influence salutaire de Dieu comme due a la nature humaine et par conséquent naturelle ; ce qu’il appelle dons du Saint-Esprit sont surajoutés à la nature en ce sens que celle-ci ne peut pas les produire, mais ils ne sont pas surajoutés en ce sens qu’ils sont

DICT. DT. TI1ÉOL. CATHOL.

positivement indus ou surnaturels. Cf. Baius, De prima hominis justifia, c. i-iv, x-xi ; De meritis operum, c. iv, vi, ix ; Apologia summo ponlifici Pio V, n. 20. L’Église, en condamnant la doctrine de Baius, a donc surtout affirmé la surnaturalité de ces réalités qui constituent l’ordre des dons salutaires, elle a affirmé l’existence de la grâc’e en tant que celle-ci est surnaturelle. Sur la doctrine de Baius et l’interprétation des documents ecclésiastiques à son sujet, voir Baius, t. ii, col. 41 ; cf. Colladoncs Brugenses, 1913, t. xviii, p. 09, 133, 207.

Pour la doctrine de Jansénius et de Quesnel, nous renvoyons aux articles qui leur seront consacrés.

4. Le rationalisme, né du protestantisme, rejette tout surnaturel, toute influence surnaturelle de Dieu sur l’âme ; et tout surnaturel externe à l’homme, tel que la révélation. Le principe fondamental du rationalisme est exprimé dans la 3e proposition du Syllabus de Pie IX : « La raison humaine, sans avoir aucunement égard à Dieu, est le seul arbitre du vrai et du faux, du bien et du mal, elle est à elle-même sa loi, et, par ses seules forces naturelles, elle suffit à procurer le bien des individus et des peuples. » Denzinger-Bannwart. n. 1703. Le modernisme n’a pas, semble-t-il, défendu des thèses qui contiennent explicitement la négation de la grâce, mais son système est radicalement incompatible avec la doctrine catholique de la grâce. En effet, d’abord, le modernisme ne peut admettre aucun ordre surnaturel : celui-ci est exclu et par l’agnosticisme et par l’immanentisme vital. L’agnosticisme rejette la connaissance de tout être immatériel et nie qu’on en puisse démontrer l’existence. Dieu, l’âme ne sont plus objet de connaissance proprement dite, ni de science ; seulement les phénomènes, c’est-à-dire les manifestations externes des êtres, sont connaissables ; dès lors, pour le modernisme, toute entité surnaturelle, parce qu’elle est immatérielle, est considérée comme inconnaissable ; on n’en peut pas tenir compte dans l’explication de la vie des individus. L’immanentisme va plus loin encore et nie positivement tout ordre surnaturel : en effet, pour lui, toute religion est l’effet de l’évolution du sentiment religieux inhérent à l’homme ; en tout homme il y a un besoin du divin, de là surgit le sentiment religieux qui est une adhésion du divin (à l’inconnaissable) ; cette adhésion est, en quelque sorte, une intuition, en tant qu’elle est nécessaire et spontanée, mais, d’autre part, elle est obscure et aveugle, parce qu’elle ne constitue pas une connaissance nette et raisonnée de son objet, qui est le divin : cette adhésion s’appelle la foi. Or l’homme réfléchit sur cette foi, forme et exprime d’abord des assertions vulgaires et simples, ensuite il trouve des assertions plus nuancées et plus distinctes : quand celles-ci sont sanctionnées par l’autorité religieuse, elles sont des dogmes. Mais ces dogmes sont nécessairement liés au sentiment religieux et lui correspondent ; or ce sentiment religieux, parce qu’il est vital, est changeant et se modifie réellement avec le temps et les événements ; il en résulte que les dogmes aussi sont muables. Par conséquent, toutes les religions, et tout ce qu’elles contiennent en fait de dogmes, ne sont pas autre chose qu’un effet naturel de l’évolution naturelle du sentiment religieux, qui lui aussi est naturel. Dans cette théorie, on nie évidemment toute influence surnaturelle de Dieu, notamment toute révélation proprement dite, et on affirme que toute foi, toute vertu, surgit spontanément de l’âme et correspond à son besoin naturel.

Quant à la grâce interne, proprement dite, soit habituelle, soit actuelle, elle est exclue par le modernisme : d’abord, si l’on rejette toute révélation proprement dite, on ne peut plus connaître l’existence d’une entité immatérielle et en soi surnaturelle ; ensuite, si toute foi religieuse, toute vertu n’est que l’évolution

VI. - 50 naturelle « lu besoin divin, il n’y a plus de place pour la grâce dans la sainteté humaine ; enfin si l’on disait que l’examen dos tendances psychologiques de l’homme conduit à la conclusion qu’un secours de Dieu est nécessaire, ce secours serait naturel, puisqu il est exigé par la nature humaine.

Les passages de l’encyclique Pascendi, qui concernent ce que nous venons d’indiquer, se trouvent dans Denzinger-Bannwart, n. 2072, 2074, 2077, 2079, 2089, 2094. Pour un exposé plus développé, on pourra consulter ce que nous avons écrit dans les C^’lationes Brugenscs, 1908, t. xiii. p. 111, 195, 275 ; outre les auteurs cités là, voir Miehelet, Dieu et l’agnosticisme contemporain, Paris. 1909 ; Rosa, L’enciclica Pascendie il modernismo, Rome, 1909 ; Bessmer. Philosophie und Théologie des Modernismus, Fribourg-en-Brisgau, 1912 ; Valensin, dans le Dictionnaire apologétique de la foi catholique, art. Immanence, col. 569 sq.

5. Nous avons indiqué plus haut la théorie de Luther et de Calvin : les protestants croyants ont, semble-t-il, abandonné peu à peu la doctrine de leur maître et se sont, en plusieurs points, rapprochés de la foi catholique. Cf. Krogh-Tonningh, Die Gnadenlehre unit die slille Reformation, Christiania, 1894 ; De gratia Christi et de libero arbitrio, Christiania, 1898.

Les protestants libéraux, qui au fond sont rationalistes, n’admettent pas la réalité de la grâce. M. Harnack, Dogmengeschichle, Fribourg-en-Brisgau, 3e édit., 1897, t. iii, p. 75 sq., reconnaît que saint Augustin admet que la grâce est une réalité, une force agissante, mais il dit que c"est une erreur. Nous avons démontré plus haut que saint Paul et les Pères, tant grecs que latins, ont enseigné la réalité de la grâce, la transformation réelle de l’homme, transformation physique et morale, sous l’inHuence interne du Saint-Esprit dans l’âme. Nous n’avons pas à nous occuper ici du subjectivisme qui, en M. Harnack, préside à l’interprétation de l’origine des dogmes. Voir Dogme, t. iv. col. 1582 sq. III. Nécessité.

Nous ne parlons pas ici de la nécessité d’une révélation divine, mais de la nécessité de la grâce interne. Nous exposerons les questions indiquées par saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., I a II’. q. cix. Mais il faut d’abord exposer la notion de nécessité : il y a nécessité physique et nécessité morale. Quand on considère ce qui est requis à l’opération humaine, on distingue une double nécessité : ce que la faculté, en elle-même, prise dans son entité, exige pour que l’opération puisse se produire, est nécessaire physiquement, par exemple, pour connaître naturellement, l’intelligence humaine exige en elle une image de l’objet à connaître (species intelligibilis impressa) ; ce qui est requis, non pour mouvoir ou déterminer telle faculté à tel acte, mais pour que les hommes, dans les conditions ordinaires de la vie et d’après la commune manière de vivre, agissent de telle ou telle manière, est nécessaire moralement, par exemple, pour que les entants parviennent au développement normal de leur intelligence, il leur faut l’enseignement.

Cette distinction est différente d’une autre, admise aussi en théologie : nécessité de précepte, et nécessité de moyen. Une chose est nécessaire au salut, de nécessité de précepte, quand elle est nécessaire précisément parce qu’elle est imposée ou ordonnée : ainsi entendre la messe le dimanche est nécessaire de nécessité de précepte, parce que cet acte nous est imposé ; si, sans raison suffisante, on l’omet volontairement on transgresse la loi, on commet le péché et ainsi on met obstacle au salut. Une chose est nécessaire de nécessité de moyen, quand elle est requise formellement comme moyen pour atteindre un lait, c’est-à-dire quand elle y ordonne positivement et en est cause formelle ou efficiente ou dispositive et qu’elle est précisément requise à ce Litre : ainsi la grf’ce sanctifiante, comme

nous le démontrerons plus loin, est nécessaire au salut, de nécessité de moyen.

Nécessité de la grâce pour connaître le vrai.


L’homme, menudans l’état actuel du genre humain, est physiquement apte à connaître chacune des vérités d’ordre naturel, et leurs divers ensembles, qui constituent les sciences diverses. Cette assertion se prouve en philosophie et se déduit de l’essence même de l’intelligence humaine. Cf. S. Thomas, Sum. theol., F IF’, q. cix, a. 1. Cette conclusion n’est pas infirmée, en théologie, par la doctrine du péché originel, car par suite de ce péché l’homme n’a pas été intrinsèquement déformé dans ses facultés naturelles.

Il nous faut noter spécialement que l’homme, môme dans l’état actuel du genre humain, est physiquement capable de connaître les vérités fondamentales de l’ordre moral, telles que l’existence de Dieu, l’existence de la loi naturelle et de sa sanction, l’immortalité de l’âme. Cette assertion est contenue dans divers documents émanés de l’autorité ecclésiastique. Voir la 6e proposition, souscrite par Bautain, t. ii, col. 483 ; la 2e proposition, souscrite parBonnetty. Ibid., col. 1022. La capacité physique de l’homme à connaître avec certitude, par la force naturelle de son intelligence, l’existence de Dieu, a été définie au concile du Vatican et cette déclaration a été reprise et expliquée dans le serment antimoderniste. Voir t. iv, col. 824 sq.

Enfin, toutes les vérités qui constituent les préambules rationnels de la foi surnaturelle peuvent être connues par la seule raison naturelle. Voir Foi, col. 188 sq.

Nous concluons donc qu’aucune grâce interne n’est physiquement requise pour que l’homme connaisse les vérités d’ordre naturel. On ne peut affirmer non plus que la foi surnaturelle est, dans l’ordre actuel de la providence, moralement nécessaire pour que l’homme échappe aux erreurs même dans le domaine de la connaissance naturelle ; mais il est incontestable que l’adhésion aux vérités révélées donne à la raison humaine des principes qui la guident et la raffermissent dans l’acquisition de connaissances d’ordre naturel, notamment en métaphysique. Comme nous l’exposerons plus loin, une grâce interne (soit actuelle, soit habituelle) est physiquement nécessaire à tout acte positivement salutaire ; il en résulte la nécessité physique de la grâce pour le jugement de crédibilité ou, au moins, de crédentité, et pour l’acte de foi lui-même ; mais cette assertion générale soulève des questions spéciales, nombreuses et difficiles, exposées à l’article Foi, col. 237 sq. ; la question se pose aussi si l’acte de foi divine, c’est-à-dire l’adhésion inielectuelle à une vérité révélée par Dieu, adhésioa ui a pur objet formel l’autorité de Dieu-révélateur, peut se faire naturellement ou bien exige physiquement une grâce interne : c’est la question de l’objet formel des actes salutaires. Voir Billot, De virtutibus injusis, Rome, 1901, p. 68 sq. ; David, De objecta formait aclus salularis, Bonn, 1913.

Nécessité de la grâce pour faire le bien.

Nous

nous occupons ici des actes faits par l’homme en cette vie : un acte moralement bon est un acte libre, conforme avec la règle déterminant l’activité humaine en tant qu’elle mène à l’obtention de la fin dernière ; la conformité de l’acte libre avec cette règle est formellement la moralité.

Mais, dans l’ordre actuel de la providence, la fin dernière, considérée subjectivement, c’est-à-dire la possession menu de Dieu, qui constitue la béatitude, est absolument surnaturelle : elle consiste, en elîet, dans la vision intuitive de l’essence divine ; tous les actes au moyen desquels l’homme tend positivement (soit médiatement, soit immédiatement) vers cette fin, sont appelés salutaires. Mais l’homme peut ignorer cette fin, et peut s’en détourner, et cependant connaître et faire librement des actes conformes à la loi naturelle ou à certaines lois positives. De là, il faut distinguer les actes salutaires et les actes simplement et uniquement honnêtes.

Une double question se pose maintenant : la "race est-elle nécessaire pour que l’homme fasse des actes simplement honnêtes ; est-elle nécessaire pour que l’on puisse faire des actes salutaires ?

1. Nécessité de la grâce pour les actes salutaires. — Nous entendons ici, par salut, la sainteté ou la nerfeclion morale, telle qu’elle est exigée dans l’ordre actuel, les fruits de la rédemption du Christ, le bonheur éternel dans l’autre vie ; salutaire est toute action qui conduit positivement l’homme à cet ordre de choses ou qui émane de l’homme en tant qu’il y participe déjà.

Jésus Christ enseigne que rien n’est possible dans l’ordre du salut sans la grâce. Après avoir exposé la perfection morale que doivent réaliser ses disciples, Matth., v, 1-vn, 6, il indique le moyen d’y parvenir : c’est la prière persévérante qui obtient le secours divin, Matth., vii, 7-11 ; ce secours, ce principe de perfection morale, c’est le Saint-Esprit. Luc, xi, 13. Ceux qui sont les disciples du Christ possèdent le royaume de Dieu. Luc, vii, 32. Personne ne peut entrer dans le royaume de Dieu sans renaître par l’eau et le Saint-Esprit, Joa., iii, 5 ; cette vie nouvelle est mystique et surnaturelle, puisqu’elle a le Saint-Esprit pour principe. Il existe une union intime et mystique entre le Christ et ses disciples : il est la vigne et ses disciples en sont les branches ; c’est du Christ qu’ils doivent recevoir la vie qui les rend capables de faire des œuvres saintes ; sans le Christ ils ne peuvent accomplir aucune œuvre qui appartient à cet ordre, Joa., xv, 1-5 ; il s’agit ici de la même vie surnaturelle, de cette vie qui s’obtient dans une seconde naissance par le Saint-Esprit. Cette vie dans le Christ a pour conséquence l’observation des préceptes divins, qui a son principe dans l’amour envers le Christ, ibid., 8-10, et avec cet amour coexiste l’habitation de la sainte Trinité dans l’âme. Joa., xiv, 23. Ces textes enseignent donc la nécessité d’une influence surnaturelle, interne, vitale pour toute autre œuvre salutaire. Le Christ, parlant du commencement de la vie chrétienne chez les adultes, c’est-à-dire de la foi en lui, affirme que cette foi est un don de Dieu ; que personne ne croit sans qu’il n’y soit attiré par le Père, Joa., vi, 44, G5-66 ; il s’agit ici encore d’une influence surnaturelle.

Saint Paul, I Cor., ni, 4-6, parle de ceux qui prêchent l’Évangile et dit que ce n’est pas à leur prédication qu’est due la foi de ceux qui les écoutent, mais à l’influence divine. C’est aussi à l’influence divine que les prédicateurs doivent d’avoir des pensées opportunes dans leur prédication, II Cor., iii, 5 ; on peut en conclure que les fidèles aussi n’ont pas de pensées salutaires sans l’influence divine. Le salut, le fait d’être participants de la rédemption du Christ, est indépendant des actions humaines, comme telles, même de l’observation de la loi comme telle : il est un don gratuit de Dieu ; ceux qui le reçoivent sont créés dans le Christ, c’est une nouvelle existence qu’ils reçoivent. Rom., iii, 22-28 ; Eph., ii, 8-10. C’est donc à la grâce qu’est due l’activité salutaire tout entière. Le travail personnel, que l’homme, déjà justifié, doit faire pour persévérer, est encore, en dernière analyse, dû à l’influence divine : c’est Dieu qui opère en l’homme le vouloir et l’exécution de l’œuvre salutaire. Phil., ii, 12, 13. Cf. Prat, La théologie de saint Paul, t. ii, p. 125 sq. La nécessité de la grâce pour être délivré de la servitude du péché, pour être capable de l’éviter, est aussi clairement exprimée par saint Paul, par exemple, Rom., vi, 17 ; vii, 7-vin, 2 ; Eph., ii, 3 ; le fait d’obtenir la justification est un effort, non des actions volontaires

comme telles, mais de la miséricorde divine, Rom., ix. 16 ; cet effet, comme il résulte de l’ensemble de la doctrine de saint Paul, est la grâce interne : celle-ci est donc absolument nécessaire à tout ce qui mène l’homme à l’état de justification. Cf. Hartmann, Lchrbuch der Dogmalik, Fribourg-en-Rrisgau, 1911, p. 423 sq.

Quant à la tradition, remarque le même auteur, il y a différence, au point de vue qui nous occupe, entre les Pères avant et après l’hérésie pélagienne, et, pour l’époque qui précède Pelage, entre les Pères grecs et les Pères latins, p. 424 sq.

Quoi qu’il en soit de ce dernier point, on ne trouve chez les Pères, avant saint Augustin, aucune négation de la nécessité de la grâce ; au contraire, beaucoup l’affirment, par exemple, S. Irénée, Conl. hær., I. III, c. xvii, n. 2, P. G., t. vii, col. 930 ; Tertullien, De anima, c. xxi, P. L., t. ii, col. 685 ; Origène, De principiis, 1. III, c. i, xviii, xxii, P. G., t. xi, col. 289, 291, 301 ; S. Ambroise, In Lucam, 1. II, 84, P. L., t. xv, col. 1583 ; Marius Victorinus, In Epist. ad Phil., ii, 12 sq., P. L, , t. viii, col. 1212 ; S. Grégoire de Nazianze, Orat., xxxvii, 13, P. G., t. xxxvi, col. 297 ; S. Grégoire de Nysse, Orat., iv, de oratione dominica, P. G., t. xliv, col. 1166 ; De instilulo christiano, P. G., t. xlvi, col. 304 ; S. Jean Chrysostome, In Genesim, homil. xxv, 7, P. G., t. lui, col. 228. Cf. Tixeront, op. cit., t. ii, sur les Pères grecs, p. 145 sq., sur les Pères latins, p. 280 sq.

La doctrine de Pelage, développée par Celestius et défendue avec ardeur par Julien d’Éclane, voir Augustin, t. i, col. 2280 sq., contenait la négation de la nécessité de la grâce ; on y affirmait que l’homme peut, par sa libre volonté, vouloir et réaliser tous les préceptes divins et, par conséquent, être juste devant Dieu. On ne distinguait pas entre les préceptes de la loi naturelle et ceux qui sont surajoutés par la révélation ; on considérait tout l’ensemble des obligations qui incombent à l’homme, et on affirmait leur observation possible par l’énergie de la volonté.

Contre cette thèse générale Augustin écrivit, à la fin de l’année 412, le livre De spirilu et littcra, où, après avoir indiqué l’erreur, c. ii, n. 4, il expose la doctrine catholique : l’homme, bien qu’il soit libre, alors même qu’il connaisse ses devoirs, doit cependant recevoir le Saint-Esprit, qui lui donne l’amour requis à l’accomplissement du bien moral, c. m ; c’est lui qui est la source de la perfection morale, c. v, de la délivrance du péché, c. vi, de la justice ou de la vie réellement bonne au point de vue moral, c. vii, P. L., t. xlii, col. 202-207. Cette même doctrine fut défendue par Augustin dans divers écrits subséquents, voir Augustin, 1. 1, col. 2296 sq., dans divers conciles, voir Hefele, Histoire des conciles, trad. Leclercq, t. ii, p. 168 sq., et dans les lettres du pape Innocent I er, de 417, P. L., t. xx, col. 584, 586, 587, 591. L’important concile de Carthage, qui s’ouvrit le 1 er mai 418 et où plus de deux cents évêques se trouvaient réunis, proclama la nécessité de la grâce notamment dans trois canons : la grâce divine, par laquelle l’homme est justifié, ne procure pas seulement la rémission des péchés commis, mais elle est un secours donné pour que l’homme évite les péchés, can. 3 ; cette même grâce est un secours, non seulement en ce sens qu’elle nous fait connaître ce que nous devons faire et éviter, mais en ce sens qu’elle nous fait aimer et nous rend aptes à réaliser nos devoirs, can. 4 ; cette grâce n’est pas donnée pour que nous puissions avec elle accomplir plus facilement ce qui nous est ordonné, mais elle est donnée pour que nous devenions capables d’accomplir les préceptes divins : ce que nous ne pouvons pas sans elle. Denzinger-Bannwart, n. 103-105. Ces canons furent approuvés par le pape Zosime, dans sa célèbre Epislola tracloria. Ces décisions proclament donc la nécessité absolue de la grâce interne (considérée en général), pour obtenir la justification et pour ne pas la perdre par le péché. Innocent I er avait déjà déclaré la nécessité de la grâce pour la persévérance du juste, P. L., t. xx, col. 587, et Zosime, dans la lettre citée, attribue à l’influence divine sur le cœur des hommes et sur leur libre arbitre toute pensée sainte, tout pieux dessein et tout bon mouvement de la volonté : l’influence divine, dont il est question ici, est la grâce. Ce texte est emprunté au document appelé Prætcrilorum scdis apostolicx episcoporum aaclorilalis, publié probablement sous Sixte III i 132-440) et admis comme l’expression de la foi de l’Église. La doctrine de ce document est bien résumée dans sa conclusion : « Nous professons hautement que tous les bons sentiments et toutes les bonnes œuvres, tous les efforts et toutes les vertus, par lesquels, depuis le premier début de la foi, nous nous dirigeons vers Dieu, ont vraiment Dieu pour auteur ; nous croyons fermement que tous les mérites de l’homme sont précédés par la grâce de celui à qui nous devons et de commencer à vouloir le bien et de commencer à le faire. » Voir Célestin, t. ii, col. 2058. Les arguments donnés pour prouver cette nécessité sont la doctrine scripluraire, exprimée dans les textes que nous avons cités plus haut ; ensuite la pratique établie dans l’Église, de prier pour obtenir de Dieu la foi et tout ce cjui aide au salut ; de là le principe : ut legem credendi lex statuai supplicandi. Denzinger Bannwart, n. 139. On ne peut pas exagérer la portée de cet axiome, on ne peut pas considérer toute prière liturgique comme expression de la foi de l’Église. L’auteur des Capitula parle ici de prières que font les ministres de l’Église pour que la foi soit donnée aux infidèles, pour que les idolâtres soient délivrés de leurs erreurs, que les juifs voient la lumière de la vérité, etc. Cf. dom Cabrol, dans le Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, art. Célestin I er, t. ii, col. 2795 sq. Mais remarquons que l’auteur des Capitula indique le principe d’où résulte la valeur de son argument : ce sont des prières sacerdotales, que les apôtres nous transmirent, que toute l’Église catholique emploie uniformément dans tous les lieux du monde ; c’est l’universalité et l’antiquité de l’emploi de ces prières qui en fait un témoignage authentique de la foi de l’Église et la loi de la croyance. Cette doctrine, avant d’être exprimée dans les Capitula, avait été exposée par saint Augustin, De dono perseveranlise, c. xxiii, n. 63, P. L., t. xliv, col. 1051. Quand ce document fut publié, l’erreur, désignée plus tard sous le nom de semi-pélagianisme, avait déjà fait son apparition. Sur son origine, voir Jacquin, dans la Revue d’histoire ecclésiastique (Louvain), 1904, t. v, p. 266 sq. Il semble que ce soit la doctrine de saint Augustin sur la prédestination qui ait donné lieu au déliât ; mais ici nous avons à considérer la nécessité de la grâce, et spécialement la doctrine de Cassien. Celuici paraît d’abord admettre, d’une manière générale, la nécessité de la grâce pour tout acte qui appartient au salut, même pour le commencement de la bonne volonté. Collât., III, c. xvi, xix, P. L., t. xi.ix, col. 578 sq., 581. Mais bientôt Cassien précise son enseignement. Il pense que de nous-mêmes nous pouvons avoir parfois du moins un commencement de bonne volonté : In his omnibus et gralia Dci et libellas noslri declaratur arbitrii et quia suis inlerdum motibus homo ad virtutum appelilus possil extendi, semper vero indigent adjuvari… Etiam per naturw bonum quod beneficio creatoris indultum est, nonnunquam bonarum voluntatum prodire principia, quæ lumen nisi a Domino dirigantur, ad consummationem virtutum peivenire non possunt, Collât., XIII, c. ix, col. 918-920. Aussi Dieu, pour dispenser sa grâce exige-t-il, ou attend-il quelquefois de nous tles efforts préalables d’une bonne volonté. Ibid., c. xiii, col. 932. Voir Cassien’, t. ii, col. 1823 sq. ;

I Fauste de Riez, t. v, col. 2103 sq. ; Jacquin, dans la Revue d’histoire ecclésiastique, 1904, t. v, p. 280 sq. ; 1900, t. viii, p. 294 sq. ; Hefele, op. cit., t. ii, p.1090 sq. ; Tixeront, op. cit., t. iii, p. 276 sq., auquel nous avons emprunté l’exposé précédent.

Cette doctrine fut réfutée par saint Augustin dans deux traités, De pnvdestinatione sanctorum, P. L., t. xliv, col. 959-992 ; De dono perseverantiæ, P. L., t. xlv, col. 993-1034 ; plus tard par saint Prosper d’Aquitaine dans son livre Contra collatorem, P. L., t. li, col. 215-276. Signalons quelques assertions : saint Augustin insiste sur ce point que le commencement de la foi est dû à la grâce, De prædestinalionc sanctorum, c. ii, 3, P. L., t. xliv, col. 961 sq. ; plus loin, viii, n. 10, il dit : Fides igitur et inchoata et perfecla, donum Dci est : et hoc donum quibusdam dari. quibusdam non dari, < mnino non dubitcl, qui non vult mani/eslissimis sacris Lilleris repugnarc, col. 972 ; cf. c. xvii, col. 983 ; c. xxi, col. 992. Dans le traité De dono perscveranliæ, il enseigne que nul mérite humain n’existe avant la grâce, c. xix, n. 49, P. L., t. xlv, col. 1023. Cf. c. x : xiv, col. 1033. Dans ces textes il s’agit de la grâce proprement dite, c’est-à-dire du secours divin spécifiquement salutaire. Sur la distinction des deux ordres de grâce, voir Augustin, 1. 1, col. 2387. Saint Prosper nie que les pensées pieuses viennent de la seule volonté libre, elles proviennent de l’inspiration de Dieu, Contra collai., c. xii, P. L., t. li, col. 244 ; la bonne volonté, par laquelle on adhère à Dieu, appartient à l’homme, mais elle naît sous l’inspiration divine, col. 245 sq. L’homme ne peut pas par son énergie propre s’élever aux commencements de sa sanctification, col. 216 ; aucune œuvre salutaire ne peut se faire sans la grâce ; bien qu’on rencontre des actions louables chez les impies, elles ne sont pas véritablement vertueuses : Ergo cmnia quæ ad vilam et pietatem pertinent, non per naturam, quse vitiala est, habemus, sed per graliam, qua natura reparatur, accepimus. Sec ideo œslimarc debemus in naturalibus Ihesauris principia esse virtutum, quia multa laudabilia rcperiuntur etiam in ingeniis impiorum. Quæ ex natura quidem prodeunt, sed quoniam ab eo qui naturam condidit recesserunt, virtutes esse non possunt, col. 250 ; la liberté reste entière sous l’action de la grâce, celle-ci porte la volonté au bien et l’y affermit : opitulatioms divinæ gratiæ stabilinunta sunl voluntatis humanæ, col. 255. Cf. les définitions de Cassien jugées par saint Prosper, col. 255 sq. Voir Fulgence de Ruspe, col. 970 sq.

La nécessité de la grâce, étendue à tous les actes salutaires, était donc enseignée par ceux qui étaient les mieux en situation d’exposer la doctrine catholique ; elle fut proclamée officiellement au IIe concile d’Orange, en 529, convoqué par saint Césaire d’Arles, voir Césaipe, t. ii, col. 2168 sq. ; Tixeront, op. cit., t. iii, p. 304 sq., et confirmée par le pape Boniface IL Au point de vue doctrinal, il faut remarquer que ce concile décrit davantage les actes qui peuvent précéder la foi, notamment le pius credulilalis a/fectus, et surtout qu’il précise la raison de la nécessité absolue de la grâce, par ces expressions sicut oporlel ad salutem. Ce n’est plus la raison générale qu’on invoque, à savoir que la nature humaine est viciée, que le libre arbitre est infirme, mais on affirme l’incapacité de la nature à tout acte salutaire comme tel. Les canons les plus importants sont les suivants ; nous les résumons :

Ce n’est pas à la prière humaine que la grâce est concédée, mais c’est la grâce qui fait que nous la demandions, can. 3 ; Dieu n’attend pas que par notre propre volonté nous désirions être purifiés de nos péchés, niais c’est par l’infusion et l’opération du Saint-Esprit en nous que nous concevons ce désir, can. 4. Le commencement de la foi, le désir de croire (credulitatis affectas) est un don de la grâce, c’est-à-dire une inspiration de l’Esprit-Saint, et n’est pas un effet naturel, can. 5. C’est par l’infusion et l’opération du Saint-Esprit en nous que nous pouvons réaliser la foi, les désirs, les efforts, les prières comme il faut (sicut oportcl) ; sans la grâce nous ne le pouvons pas, can. 6. Par la seule énergie de la nature, on ne peut ni concevoir, ni choisir, comme il convient (ut expedit), aucun bien qui appartient à l’ordre du salut de la vie éternelle ; on ne peut, sans l’illumination et l’inspiration du Saint-Esprit, consentir à la prédication salutaire de l’Évangile (sive salulari, id est, evangelicæ prædicationi consentire… Le sens semble bien être celui-ci : on ne peut, sans la grâce du Saint-Esprit, consentir à la prédication de l’Évangile, précisément parce qu’elle est salutaire), can. 7. Voir les textes dans Denzinger-Bannwart, n. 176-180. Le concile de Trente a établi la même doctrine, sess. vi, c. i, v-vi, can. 1-6. Denzinger-Bannwart, n. 793, 797-798, 811-816.

Ces textes contiennent l’affirmation de la nécessité de la grâce pour tout acte salutaire ; cette nécessité résulte donc, non d’une difficulté que l’homme éprouve à se vaincre (car il s’agit aussi d’actes faciles), mais de l’incapacité complète de la nature humaine à produire, par elle-même, un acte salutaire. Cette idée se confirme par le 19e canon, Denzinger-Bannwart, n. 192, où il est dit : « Si la nature humaine demeurait dans cet état d’intégrité, dans lequel elle a été établie (par Dieu, en Adam), elle ne pourrait s’y maintenir par elle-même, sans le secours de son créateur. Par conséquent, puisqu’elle ne peut, sans la grâce de Dieu, conserver le salut, comment pourrait-elle, sans la grâce de Dieu, recouvrer ce qu’elle a perdu ? » L’homme, qui n’est pas sujet au désordre de la concupiscence, ne peut pas, par la seule perfection de sa nature, accomplir le bien qu’il doit réaliser pour rester juste devant Dieu ; la nécessité de la grâce, dont il s’agit ici, ne correspond donc pas â cette difficulté morale d’éviter le péché qui est due au désordre de la concupiscence ; elle ne correspond pas non plus à une difficulté morale d’un autre genre, car saint Augustin, auquel est emprunté le texte dont il s’agit, enseigne qu’Adam pouvait sans difficulté et sans lutte éviter le péché, De correptione et gratia, n. 29, 35, P. L., t. xliv, col. 954, 937 ; la nécessité, dont il s’agit, semble donc correspondre à une incapacité physique de la nature humaine à accomplir le bien salutaire, à agir salutairement : d’où la nécessité physique de la grâce. Saint Augustin, Episl., clxxxvi, n. 37, P. L., t. xxxiii, col. 830 ; cf. De natura et tjralia, c. xlviii, n.56, P. L., t. xliv, col. 271 ; Enchiridion, c. evi, P. L., t. xl, col. 282 sq., ne précise pas davantage cette nécessité.

Les théologiens ont expliqué plus tard cette donnée et ont notamment reconnu à la grâce une double fonction : celle de guérir de l’infirmité morale, provenant du désordre introduit par le péché originel ; la grâce, en tant qu’elle est ordonnée à cet elïet, est appelée medicinalis ou sanans ; l’autre fonction consiste à être un principe d’activité qui surpasse absolument la nature humaine et à élever, par conséquent, l’opération humaine à un ordre nouveau, l’ordre surnaturel ; la grâce, en tant qu’elle produit cet effet, est appelée élevons.

De ce que l’Église a défini que la grâce est requise à tout acte salutaire, comme tel, même à une simple penséeou à un désir salutaires, les théologiens ont logiquement conclu que cette nécessité est physique et que la grâce a pour fonction de rendre formellement salutaire l’opération dont elle est le principe. Mais qu’estce qui fait que l’acte soit salutaire ? C’est qu’il est dans l’ordre de la fin dernière à laquelle l’homme tend par cette opération. Or, nous savons, d’autre part, que cette fin dernière, la vision intuitive de Dieu, est absolument surnaturelle ; pour qu’un acte soit réellement proportionné â cette fin, il doit donc être aussi surnaturel ; c’est

donc à surnaturaliser l’acte que consiste la fonction de la grâce élevante et cette surnaturalisation est la raison de sa nécessité absolue et physique. Cf. S. Thomas, In IV Sent., 1. II, dist. XXIX, a. 1 ; Sum. IheoL, P II* q. cix, a. 2, 5 ; Sylvestre Ferrariensis, Comm. in Summum conl. genl., 1. III, c. cxlvii.

Notons encore que la thèse de la nécessité absolue de la grâce pour tout acte salutaire contient implicitement l’assertion que l’homme a besoin de la grâce pour se préparer positivement à la justification. Saint Thomas en indique la raison intrinsèque : Dieu, qui meut tous les êtres au bien considéré en général, et par conséquent les meut vers lui, meut à une fin spéciale les hommes qu’il mène à la justification ; cette fin spéciale, c’est Dieu lui-même, possédé surnaturellement ; c’est pourquoi Dieu doit mouvoir d’une manière spéciale, surnaturellement, les hommes vers la justification. Sum. theol., V IV, q. cix, a 6. Le concile de Trente, sess. vi, c. vi, décrit cette préparation. Denzinger-Bannwart, n. 798.

2. Nécessité de la grâce pour les actes simplement honnêtes. — a) Dans l’état actuel de l’humanité, l’homme esl capable, sans le secours de la grâce interne, de faire certains actes moralement honnêtes. — Cette thèse est théologiquement certaine, comme il ressort de l’enseignement commun des théologiens et des documents ecclésiastiques, que nous indiquerons. Le démonstration repose sur le principe qu’après le péché d’Adam, le libre arbitre n’a pas été détruit, bien qu’il ait été affaibli. Concile de Trente, sess. vi, c. i, Denzinger-Bannwart, n. 793. Voir une note sur cette formule dans la Revue thomiste, 1912, t. xx, p. 70 sq. Ce principe admis, la conclusion s’impose. En effet, l’homme a la capacité physique de poser des actes moralement honnêtes, car il est obligé d’observer la loi naturelle ; de plus, les actes moralement honnêtes ne sont pas toujours plus difficiles que les actes moralement mauvais : c’est une constatation d’expérience ; l’homme est donc, même dans l’état actuel du genre humain, physiquement et moralement capable de poser, par les seules forces de sa nature, des actes moralement bons. Cf. S. Bonaventure, In IV Sent., 1. II dist. XXVIII, a. 2, q. ni ; dist. XLI, dub. ii, Opéra omnia, Quaracchi, t. ii, p. 689, 956 ; S. Thomas, Sum. theol., P II* q. cix, a. 2 ; IP II*, q. x, a. 4 ; Soto, De natura et gratia, Paris, 1549, 1. I, c. xxi ; Suarez, De gratia, 1. I, c. viii, n.4, Opéra omnia, t. vii, p. 403 ; Bellarmin, De gratia et libero urbilrio, 1. V, c. ix, De eontroversiis, Prague, 1721, t. iv, p. 337.

C’est surtout en condamnant les erreurs de Baius que l’autorité ecclésiastique a déclaré la doctrine catholique concernant la capacité naturelle de l’homme à faire des œuvres moralement honnêtes. Voir Baius, t. il, col. 83 sq. Au même objet se rapportent plusieurs propositions condamnées de Quesnel et du synode de Pistoie. Denzinger-Bannwart, n. 1351, 1352, 1355, 1389, 1390, 1394, 1523, 1524.

Baius invoquait surtout l’autorité de saint Augustin pour défendre l’incapacité de l’homme à faire des actes honnêtes sans la grâce. Telle n’était pas la doctrine de l’évêque d’Hippone : il admet que l’homme puisse, par ses propres moyens, poser des actes moralement bons (encore qu’en règle très générale, à de pareils actes s’ajoutent des circonstances qui les rendent moins bons ou mauvais). Cf. De spiritu et lillera, c. xxvii sq., P. L., t. xliv, col. 229 sq. ; S. Prosper, Conl. collât, c. xiii, n. 5, P. L., t. l, col. 250. Sur la doctrine de saint Augustin concernant ce point, voir Faure, Enchiridion S. Aurelii Augustini, Naples, 1847, p. 1 sq. ; Neveu, dans Divus Thomas, 1905, p. 372 sq. ; Hefele, Histoire des conciles, t. ii, p. 1101 : Schwane, op. cit., t. iii, p. 175 ; Tixeront, op. cit., t. ii, p. 486 sq. ; Augustin, t. i, col. 2376 sq. Spécialement sur le sens de cette formule : omne quod non est ex fide, pcccatum est, voir Pesch, Prxlection.es dogmalicæ, t. v, n. 144 sq. Nous croyons utile de signaler ici certaines expressions de saint Augustin, qui, à première vue, semblent s’opposer à la doctrine que nous venons d’indiquer. Dans son Contra duas cpislolas pelagianorum, 1. I. c. ii, n. 7, P. L., t. xliv, col. 553, l’évêque d’Hippone dit, par exemple, ceci : nec potest homo boni aliquid vdlc, nisi adjuvetur ab co qui malum non potesi velle, hoc est gralia Dei per Jcsum Christum. Il affirme ici la nécessité d’un secours divin pour tout acte bon ; et ce secours est la grâce proprement dite, c’est-à-dire le don gratuit qui rend la volonté juste, et qui suppose la foi, qui elle-même est un don gratuit. Dans le passage, d’où la phrase susdite est tirée, Augustin enseigne que le libre arbitre n’a pas été détruit par le péché originel, n. 5, col. 532, mais que cette liberté (cette parfaite indépendance pour faire le bien), qui existait au paradis terrestre et qui permettait à l’homme de réaliser pleinement la justice, n’existe plus ; il résulte de là : a) que l’homme peut faire librement des actes mauvais, et, par conséquent, être véritablement coupable ; b) qu’il n’a plus, pour réaliser le bien, la même aptitude qu’il a pour réaliser le mal ; il se trouve dans un état où il est dominé par la concupiscence et dans lequel il ne peut plus éviter tout péché ; il ne peut être délivré de cet état que par la grâce du Christ. Après cela Augustin ajoute : Sed hsec voluntas quæ libéra est in malis, quia delectatur malis, ideo libéra in bonis non est, quia liberata non est ; nec potest homo boni aliquid velle nisi adjuvvur ab co qui malum non potest velle, hoc est gratia Dei per Jcsum Christum. Cet aliquid boni désigne donc un bien qui est dans l’ordre du salut, un bien qui appartient à cet état où l’homme est délivré de la domination de la concupiscence.

Il ne s’agit donc pas ici de tout acte simplement honnête, au point de vue purement naturel. Et à Julien d’Éclane qui s’attaque au passage en question, Augustin répond : « C’est la charité qui veut le bien, et la charité vient de Dieu ; ce n’est pas par la lettre de la loi (qu’on fait le bien), mais par l’esprit de la grâce. » Opus imper/ectum contra Julianum, 1. I, n. 94, P. L., t. xlv, col. 1111.

Plus loin, au 1. III, n. 110, col. 1295, saint Augustin dit : Nemo est liber ad agendum bonum sine adjutorio Dei. D’après le contexte, l’adjulorium Dei indique la grâce du Christ ; cependant il ne s’agit pas ici du libre arbitre et d’une bonne action en particulier, mais de la vigueur habituelle de la volonté à faire le bien, à éviter tout péché ; cette vigueur habituelle ne s’obtient que par la grâce ; elle seule guérit l’infirmité qui a atteint la nature humaine par suite du péché originel. Au 1. VI, n. 15, col. 1535, il est dit : Si ergo hi, quorum contra carnem jeun spirilus concupiscil, ad singulos aclus indigent Dei gratia, ne vincantur, qualem libcrtalem voluntatis haberc possunt, qui nondum de potestate eruti lencbrarum, dominante iniquilale, nec eerlarc cceptrunl, aut, si certarc volucrunt, nondum liberalæ voluntatis servitute vincuntur. Dans ce passage, le saint docteur parle de ceux qui possèdent la grâce divine et sont délivrés de l’esclavage de la concupiscence ; cependant ils doivent encore lutter, et ce n’est qu’avec le secours de la grâce de Dieu qu’ils remporteront la victoire, qui les fera jouir du royaume éternel. Dans ce combat, la prière est plus importante que la force, car c’est par la prière qu’on obtient la force dont on a besoin. Les chrétiens ont constamment besoin du secours de la grâce pour n’être pas vaincus dans la lutte contre la concupiscence et le secours de la grâce affecte chacun de leurs actes. Saint Augustin semble bien avoir dans l’idée la victoire salutaire, celle qui est propre au chrétien et méritoire de la vie éternelle.

S’il en est ainsi, ceux qui ne sont pas chrétiens, et n’ont pas la grâce, n’auront pas la vigueur de la volonté (libertatem voluntatis) requise à la victoire ; ceux-ci ne luttent même pas, ou s’ils veulent lutter, ils sont vaincus. Saint Augustin n’affirme donc pas qu’il faut le secours de la grâce pour toute victoire sur une tentation, même si cette victoire est simplement honnête, non salutaire ; de plus, il dit que ceux qui ne sont pas encore sous le régime de la grâce peuvent vouloir lutter. Ce vouloir lutter est un acte moralement bon et il semble bien que saint Augustin admet que cet acte peut se faire sans le secours de la grâce. Remarquons encore que saint Augustin parle ici de la grâce considérée en général et que l’influence dont il parle ne peut être restreinte à la grâce actuelle ; de l’endroit cité on ne peut pas conclure que saint Augustin enseigne qu’il faut, dans les hommes justes, une grâce actuelle pour chaque acte salutaire. Suarez, De gratia, 1. I, c. n sq., expose longuement une série de questions se rapportant à la nécessité de la grâce pour l’opération moralement bonne ; quelques-unes seront traitées dans la suite.

Nous avons affirmé la capacité de l’homme à faire, sans le secours de la grâce, des actions moralement bonnes ; il ne s’ensuit pas rigoureusement que de fait les hommes accomplissent, sans le secours de la grâce, des actes moralement bons. Voir Baius, col. 85. Bien que cette dernière assertion ne soit pas établie par une déclaration officielle de l’Église, elle est admise cependant par la plupart des théologiens. Nous n’adhérons donc pas à l’opinion de Vasquez, ni à celle de Ripalda, dont il sera parlé plus loin.

La doctrine, que nous avons exposée, a pour corollaires les deux assertions suivantes : les infidèles peuvent faire des actions qui ne sont pas des péchés ; l’homme, en état de péché mortel, ne pèche pas nécessairement dans tous les actes qu’il pose. Voir Palmieri, De gratia actuali, Wulpen, 1885, thés, xxi, p. 99 sq. ; Baius, t. ii, col. 83 sq.

Une autre conséquence est la distinction qui concerne la manière dont on peut observer la loi : l’observation quant à la substance des actes, quoad subslantiam operum, et l’observation quant au mode d’agir, ce qui revient à une qualité accidentelle de ces actes. quoad modum agendi. Par substance des actes, nous entendons ici l’essence de l’acte humain au point de vue de la moralité, par exemple, ce qui est requis pour qu’une action soit réellement un acte de religion, un acte de justice, etc. Par le mode d’agir on peut entendre toute qualité accidentelle de l’acte, par exemple, la facilité avec laquelle il se fait, son intensité ; mais, en théologie, on entend sa surnaturalité ; saint Thomas et saint Bonaventure désignent par le modus agendi la surnaturalité qui rend l’acte méritoire de condigno. Cf. S. Thomas, In IV Sent., 1. II, dist. XXVIII, q. i, a. 3 ; Sum. theol., F II- 1’, q. cix, a. 4 ; S. Bonaventure, In IV Sent., 1. II, dist. XXVIII, a. 1, q. iii, Quaracchi, t. ii, p. 680 ; Billot, De virtutibus infusis, proleg., c. iii, § 1, n. 4, Rome, 1901, p. 78 ; De gralia Christi, Rome, 1912, p. 68 sq.

Cette distinction a été violemment attaquée par Luther, parce qu’elle était incompatible avec son opinion sur la corruption essentielle de la nature humaine et son incapacité radicale de faire un acte moralement bon. Cf. Denifle, Luther und Lulhertum, t. i, p. 519 ; Grisar, Luther, t. i, p. 110, 115, 160. Elle est encore incompatible avec la doctrine de Baius, parce qu’il tient que tout acte moralement bon est aussi méritoire de la vie éternelle. De meritis operum, 1. II, c. ii, vi. C’est pourquoi l’on trouve, parmi les propositions condamnées de Baius, la 61e qui dit : « La distinction que font les docteurs d’une double manière d’accomplir la loi divine, l’une se bornant à la substance de l’œuvre commandée, l’autre ajoutant un certain mode ou caractère méritoire qui rend les œuvres dignes de conduire le sujet au royaume des cieux, est une distinction chimérique qu’il faut rejeter. » De îzinger-Bannwart, n. 1061. Voir Baius, t. ii, col. 79.

b) Les théologiens se sont occupés spécialement de la capacité de l’homme déchu à vaincre les tentations. Il s’agit ici d’une victoire moralement honnête, non salutaire.

La plupart admettent que l’homme peut, sans le sec mrs de la grâce, résister à certaines tentations, au moins aux tentations légères. Cf. Soto, De natura et gratin, 1. I, c. xxi, Paris, 1549, fol. 83 ; Suarez, De ijratia, 1. I, c. xxiii, n. 13, Opéra omnia, t. vii, p. 483 ; Gotti, Theologia scholaslico-dogmatica, t. ii, tr. VII, De divina gratia, dub. ix, n. 5, Venise, 1750, p. 318.

Mais beaucoup enseignent que l’homme ne peut pas, sans le secours de la grâce, résister à aucune tentation grave : tel est l’énoncé de la thèse défendue par Suarez, cp. eit., 1 I, c. xxiv, n. 8, p. 492 ; Gotti, loc. cit., n. 15 ; Mazzella, De gratia Christi, Rome, 1892, n. 390. La raison qu’ils apportent pour soutenir cette thèse est l’infirmité de la nature humaine concernant le bien moral ; aussi le texte de saint Paul, I Cor., x, 13. Cependant ce texte et les textes des conciles concernant la nécessité de la grâce ne permettent pas d’établir que l’homme ne peut, sans le secours de la grâce, résister à aucune tentation grave. C’est pourquoi d’autres théologiens, par exemple, Hurter, op. cit., n. 47, parlent de la victoire sur toutes les tentations qui assaillent l’homme. Le P. Pesch, op. cit., n. 157, fait une remarque très opportune : il semble, que l’on a tort de proposer cette thèse : l’homme, sans te secours de ta grâce, ne peut vaincre aucune tentation grave. Qu’est-ce, en effet, qu’une tentation grave ? On ne pourra guère donner d’autre réponse que celle-ci : une tentation grave est celle qui sollicite l’homme avec tant de force que, sans la grâce, il est moralement incapable de résister. Cette explication contient une tautologie. Si l’on veut décrire la nature même d’une tentation grave, on ne parviendra pas à la déterminer de telle façon que l’on puisse alors démontrer la thèse ; les documents de la révélation ne donnent aucune description de cet objet. Il est donc plus exact de proposer la thèse suivante : Tout homme, qui pendant un temps considérable jouit de l’usage de la raison, rencontre des tentations si graves qu’il ne peut les vaincre, sans le seccurs de la grâce. Cette assertion est alors une explication de la thèse générale, que nous exposerons plus loin. Pour les arguments, voir Pesch, op. cit., n. 159 sq.

La question, que nous venons d’exposer, a donné lieu à diverses opinions qui ont une portée plus générale ; nous les exposerons ici afin de mieux faire ressortir le lien logique qui les unit.

Vasquez, In /"" II*, q. cix, a. 2, disp. CLXXXIX, c. viii sq., Anvers, 1622, p. 401 sq., a soutenu une opinion qui n’a guère été suivie par les théologiens. Il enseigne que l’homme ne peut vaincre aucune tentation, même la plus légère, sans le secours de la grâce du Christ. Il s’efforce d’abord de montrer que cette opinion est contenue dans la doctrine des Pères et des conciles, c. viii-xiii.

Nous ne pouvons entrer dans cette discussion, mais il nous faut noter comment Vasquez explique sa thèse : les êtres privés de raison agissent nécessairement, leur opération est toujours déterminée par leur nature, et Dieu, en tant que créateur, les meut à produire l’opération telle qu’elle est contenue in actu primo dans leur nature. Mais l’homme est libre, et par conséquent indifférent : l’action volontaire, qu’il pose librement, n’est pas déterminée par la nature humaine ; mais cette action dépend d’une pensée et cette pensée n’est pas au pouvoir de l’homme ; cette pensée dépend de

Dieu, non pas en ce sens qu’elle est toujours produite par Dieu dans l’intelligence, mais en ce sens qu’elle dépend de la proscience et de la providence divines. C’est donc de Dieu qu’il dépend que l’homme ait telle pensée en vertu de laquelle il résiste à la tentation, plutôt que telle autre pensée à laquelle il succomberait ; si Dieu, qui connaît de toute éternité l’influmce de telle pensée sur tel homme dans telles conditions, l’ait en sorte que l’homme ait, de fait, la pensée en vertu de laquelle il résiste à la tentation, c’est là un bienfait de Dieu, c. xv sq. Cette cogitalio congrua est donc un bienfait spécial de Dieu (il aurait pu donner une cogitalio non congrua) et parce que, dans l’ordre actuel de la providence, tous les bienfaits sont accordés conséquemment aux mérites du Christ, cette cogitalio congrua peut donc s’appeler auxitium gratiæ per Christum, c. xvii sq. Cette cogitalio congrua n’est pas seulement un secours dû à la protection externe de Dieu, mais c’est une inspiration interne, qui produit une bonne affection par laquelle nous résistons à la tentation ; rien n’empêche que cette pensée opportune soit produite en nous par des causes secondes externes ; c’est Dieu qui les a disposées par sa providence, c. xvi, n. 142, p. 423. Cette grâce, ajoute Vasquez, n’est pas un secours qui, quant à sa nature ou substance, est surnaturel, comme est le secours qui nous est donné pour faire des actes salutaires ; le secours, dont il s’agit, est en soi d’ordre naturel, proportionné à la nature, il ne requiert aucun principe nouveau pour le produire ; il est cependant une grâce parce qu’il procède de la libéralité et de la miséricorde de Dieu à notre égard et que Dieu aurait pu ne pas nous l’accorder, c. xvi, n. 144, p. 424. Bellarmin, De gratia et libero arbitrio, 1. V, c. vii, p. 334, semble défendre la même thèse. Son explication cependant ne coïncide pas avec celle de Vasquez.

L’opinion de celui-ci diffère de celle qui fut défendue par Baius et condamnée dans la 30° proposition. Voir Baius, t. ii, col. 88. Vasquez, en effet, n’exigeait pas la grâce proprement dite et ne fondait pas son opinion sur une fausse idée de la connexion de la grâce avec la nature, telle qu’elle se trouve chez Baius.

Cependant le sentiment de Vasquez n’a guère de partisans. C’est à juste titre, nous semble-t-il, car, d’abord, dans les textes des conciles, réunis contre le pélagianisme, on ne trouve pas cette distinction entre la grâce, quant à son être, surnaturelle, et la grâce, qliant à son être, naturelle ; ensuite la cogitalio congrua, dont parle Vasquez, bien qu’elle soit un bienfait de Dieu, ne peut pas s’appeler grâce, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre surnaturel ; une bonne pensée naturelle, prévue et donnée par Dieu, n’est pas une grâce proprement dite, au sens théologique du mut, alors même qu’elle devient l’occasion d’un acte salutaire, qui s’opère après la grâce proprement dite. Cf. Suarez, op. cit., c. xiii, n. 3 sq., p. 436 Pesch, op. cit., n. 126 ; Billot, De gratia Christi, p. 80.

L’opinion de Vasquez, que nous venons d’exposer, est intimement connexe avec une assertion plus générale, défendue par le même auteur : il faut un secours spécial de Dieu, au sens expliqué, pour tout acte moralement bon. Op. cit., disp. CXC, c. xii, n. 117 sq., p. 462 sq.

Ripalda, De ente supernaturali, t. ii, 1. V, disp. CXIV, sect. iv-v, p. 541 sq., réfute cette opinion, en ce sens que le secours requis par Vasquez ne peut pas s’appeler la grâce et n’appartient pas à l’ordre surnaturel, ni â l’ordre des secours proprement salutaires. Mais Ripalda, tout en admettant que la nature humaine est, par ses propres forces, capable de faire des actes moralement bons, soutient que de fait, dans l’ordre actuel, d’après le plan établi par Dieu, aucun acte moralement bon ne s’accomplit sans qu’il soit aussi surnaturel et par conséquent l’effet d’une grâce proprement dite et intrinsèquement surnaturelle. Dieu, dit-il, en destinant la nature humaine à la fin surnaturelle et aux œuvres qui conduisent vers elle, a décidé de toute éternité qu’aucun effort pour accomplir un acte de vertu ne serait accordé, sans que la volonté créée ne soit prévenue par un secours intrinsèquement surnaturel. Op. cit., sect. xiii, n. 123, p. 556. L’auteur expose et défend longuement cette thèse. Op. cit., t. i, 1. I, disp. XX, sect. n. Elle est liée chez lui à une autre explication concernant la foi. Op. cit., t. iv, De virtutibus, sect. xvii. D’après Ripalda, comme nous venons de le voir, même chez les païens, tous les actes sont ou bien mauvais, ou bien surnaturellement bons. Dès lors, les actes par lesquels les païens s’efforcent de connaître Dieu sont aussi surnaturels. Ces actes sont méritoires de congruo et les païens peuvent ainsi arriver à l’amour de Dieu au-dessus de tout ; cet amour sera surnaturel et pourra ainsi obtenir la justification. L’homme serait ainsi justifié sans connaître la révélation et sans avoir la foi proprement dite. Op. cit., t. i, 1. I, disp. XX, sect. xii, xxii, xxiii. Nous n’avons pas à réfuter cette opinion concernant la foi. Voir Schifïini, De virtutibus in/usis, Fribourg-en-Brisgau, 1901, n. 168 sq. ; Pesch, op. cit., t. viii, De virtutibus, 1908, n. 468 sq.

Mais l’opinion de Ripalda, concernant la nécessité de la grâce surnaturelle, ne nous semble pas prouvée. Nous ne trouvons pas valides les arguments exposés pour établir que Dieu donnerait à chaque homme une grâce proprement dite chaque fois qu’il doit poser un acte moral ; nous pensons qu’il y a des actes moralement bons et simplement naturels. Cf. Palmieri, De gralia actuali, p. 254 ; Schifnni.De gralia divina, n. 105.

Mais nous considérons comme très probable le sentiment du cardinal Billot, De gratia, p. 79 sq., qui n’admet pas qu’il existe deux espèces de grâces : l’une naturelle, quoad modum, l’autre surnaturelle, quoad substantiam ; il enseigne que Dieu, dans l’ordre actuel, ne donne que des grâces intrinsèquement surnaturelles, de façon que tous les actes qui procèdent d’une grâce sont, dans leur entité, surnaturalisés. Cette thèse s’appuie sur les deux arguments suivants : a) les Pères et les conciles, en affirmant la nécessité de la grâce, ne parlent que d’une sorte de grâce, la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est la grâce que nous devons au Christ en tant qu’il est notre rédempteur et sauveur, c’est la grâce qui nous conduit au salut ; or, la grâce, qui nous conduit au salut, est intrinsèquement surnaturelle, nous l’exposerons en parlant de l’essence de la grâce ; b) cet argument est confirmé par la considération suivante : la grâce actuelle est ordonnée à l’opération. Si la grâce, que certains auteurs appellent surnaturelle quant au mode seulement, faisait partie de ce que les conciles appellent la grâce de Notrc-Seigncur Jésus-Christ, il y aurait donc des actes salutaires, qui, dans leur entité, seraient naturels. Mais comment admettre cette assertion ? Si l’on dit que ces actes ne conduisent pas positivement au salut, mais négativement, alors surgit la question : que signifie conduire négativement ? Ce conduire négativement, par exemple, ne pas commettre un péché nouveau, peut obtenir un moyen positif de salut, c’est-à-dire la grâce intrinsèquement surnaturelle, ou il ne le peut pas. S’il ne le peut pas, il ne conduit donc pas au salut, et l’on devrait conclure que la grâce du Christ ne conduit pas

; u salut. Si, au contraire, il le peut, il faudra admettre

qu’un acte, naturel quant à sa substance, est le commencement de la vie éternelle. Cette conclusion ne semble pas conciliable avec les données de la foi.

c) Dans l’état actuel de l’humanité, l’homme (dans les conditions ordinaires et normales) est incapable, sans le secours de la grâce, d’observer tous les préceptes de la loi, mi d’éviter tout péché mortel. — Cette thèse appar tient à la doctrine catholique, mais quant à la note théologique qu’il faut lui assigner, le cardinal Billot fait une remarque importante, De gralia Christi, p. 69 sq. : certains théologiens distinguent les préceptes de la seuie loi naturelle et les préceptes ajoutés par la loi de la grâce (par exemple, le précepte de croire, de recevoir les sacrements), et établissent une différence entre ces deux catégories de préceptes au point de vue de la nécessité morale de la grâce. Cette distinction semble tirer son origine de l’opinion d’après laquelle les actes surnaturels, comme tels, auraient un objet formel différent ; il s’en suivrait que ces actes seraient surnaturels quant à la substance même de l’opération, et que, par conséquent, l’homme serait physiquement incapable, sans le secours de la grâce, d’accomplir les œuvres prescrites par la loi de la grâce. Dès lors, la question de la nécessité monde de la grâce a été restreinte à l’accomplissement de la seule loi naturelle. Mais, dans les documents ecclésiastiques, on ne trouve pas de définition explicite concernant la nécessité morale de la grâce pour l’observation des préceptes de la seule loi naturelle ; d’où les théologiens concluent que cette thèse est au moins théologiquement certaine. Mais si on n’adhère pas à l’opinion, qui assigne un objet formel spécifiquement différent aux actes surnaturels comme tels — et il semble bien que cette opinion doive être rejetée — il n’y a plus de raison de limiter la nécessité morale de la grâce à l’observation de la seule loi naturelle. Les déclarations de l’Église faites au temps de la controverse pélagienne ne contiennent pas la distinction susdite, et affirment, sans restriction, la nécessité de la grâce pour que l’homme puisse observer la loi et éviter le péché. En ce sens, la proposition est de foi.

Néanmoins, l’assertion restreinte à l’observation de la seule loi naturelle est vraie, et elle se déduit des arguments que nous indiquerons.

Les théologiens, qui considèrent uniquement l’incapacité morale de l’homme à observer la loi naturelle, ajoutent d’ordinaire, dans l’énoncé de leur thèse, les mots : du moins pendant un temps considérable. On ne peut pas préciser cette durée, mais il est certain que la difficulté d’éviter tout péché mortel devient plus forte avec le temps ; pour l’homme, privé du secours de la grâce, la lutte contre les tentations devient plus pénible, quand elle se prolonge, la probabilité d’être sujet à des tentations particulièrement difficiles à vaincre augmente, la persévérance exige des efforts continus, une vigueur d’âme croissante.

Enfin, pour nous rendre pleinement compte du sens de la thèse, il faut observer que, d’après le cardinal Billot et d’autres auteurs, il s’agit ici de l’homme qui connaît toute la loi ; on fait donc abstraction de ceux qui ne connaissent que les tout premiers principes de la loi naturelle, comme il en est beaucoup, semble-t-il, parmi les peuples non civilisés. Cf. card. Billot, De gratia Christi, p. 68.

Pour démontrer la thèse, l’argument principal est tiré de l’Épître de saint Paul aux Romains, vii, 7vm, 2. Nous supposons admis que le moi, dont saint Paul décrit la misère morale, représente l’homme aux prises avec la concupiscence sous le régime de la loi et succombant dans cette lutte inégale. Cf. Tobac, Le problème de la justification dans saint Paul, Louvain, 1908, p. 102 sq. ; Prat, La théologie de saint Paul, Paris, 1908, t. i, p. 316 sq. Voici donc renseignement de saint Paul : la loi mosaïque, bien qu’elle soit bonne en elle-même, est devenue occasion de péché et de mort ; le juif, constitué sous ce régime comme tel, est l’esclave du péché, vendu au péché ; la raison de cette captivité est la concupiscence, d’où résulte la lutte, décrite par saint Paul, qui a pour issue la défaite de l’homme et sa captivité ; c’est seulement par la grâce du Christ que le juif est délivré de cette misérable situation morale et devient capable de réaliser la vertu à laquelle il ne pouvait atteindre sous le régime de la loi mosaïque.

Cette doctrine nous amène à faire le raisonnement suivant : si le juif, constitué sous le régime de la loi mosaïque, ne peut pas échapper au péché mortel, et cela par suite de la concupiscence, le païen, et tout homme qui n’est pas régénéré dans le Christ, ne pourra pas non plus, et pour la même raison, éviter pendant longtemps tout péché mortel ; le secours de la grâce est donc nécessaire, dans l’état actuel de l’humanité, pour que l’homme puisse observer toute la loi ou éviter tout péché mortel.

Si nous considérons, en outre, la raison de cette infirmité, c’est-à-dire la concupiscence, et l’obstacle qu’elle met à l’observation de la loi naturelle, si, de plus, nous considérons ce que l’expérience nous apprend sur la difficulté d’accomplir tout ce qui est commandé par cette loi, nous pouvons conclure que la doctrine générale de l’apôtre s’applique aussi en particulier à l’observation de la seule loi naturelle, que, par conséquent, l’homme est incapable, sans le secours de la grâce, d’observer tous les préceptes de la loi naturelle, même quant à la seule substance des actes, et d’éviter tout péché mortel.

Cette même explication vaut pour, les documents ecclésiastiques et la doctrine des Pères. Parmi ceux-ci, il faut citer surtout saint Augustin, De spiritu et littera, c. iv, n. 6 ; c. xix, n. 32, P. L., t. xliy, col. 203, 220 ; Opus imperjedum centra Julianum, 1. I, n. 85 sq., P. L., t. nia, col. 1105 sq. Cf. les canons 3-5 du concile de Carthage, Denzinger-Bannwart, n. 103-105. Remarquons que ces documents exigent la grâce pour l’accomplissement même des préceptes et ne limitent pas explicitement cette exigence à l’accomplissement salutaire de la loi.

Saint Thomas, Sum. Iheol., P IV, q. cix, a. 2, 4, expose la nécessité de la grâce, a. D’abord, la grâce est nécessaire pour que l’homme puisse accomplir toutes ses obligations et éviter tout péché : c’est la nécessité morale de la grâce. Cette nécessité n’existait pas avant le péché d’Adam, car alors l’homme était dans l’état d’intégrité de nature (sur cet état d’intégrité, voir Collationes Brugenses, 1913, t. xviii, p. 356, 434, 492) ; dans cet état, l’homme n’éprouvait aucune difficulté à accomplir tous ses devoirs et il avait, en lui, la vigueur suffisante pour éviter tout péché ; dans cet état, la grâce n’était pas nécessaire à l’observation de la loi, quant à la substance des actes ; mais la grâce était alors requise pour surnaturaliser la substance des actes, ou, comme l’on dit, pour l’observation de la loi, quant au mode d’agir. Après la chute d’Adam, l’homme a perdu l’état d’intégrité, sa nature est devenue infirme, viciée, il est sujet à une lutte pénible entre l’esprit et la chair, il n’a plus la vigueur requise pour résister aux tentations, et, par conséquent, pour accomplir toujours ce qui lui est prescrit : la grâce est nécessaire maintenant comme remède à cet étal maladif, elle est requise pour guérir la nature : c’est la gratia sanans. b. De plus, la grâce est encore requise pour surnaturaliser les actions des hommes ; en tant que la grâce produit cet effet, elle est la gratia elevans ; à ce titre, elle est requise de nécessité physique, car aucune faculté opérative n’est capable de produire par elle-même un acte intrinsèquement surnaturel.

3. La thèse de la | nécessité morale de la grâce a suscité différentes questions, qu’il nous faut indiquer.

a) D’abord, la grâce est-elle nécessaire à l’homme pour aimer Dieu par-dessus toutes choses ? Il ne s’agit point de la charité essentiellement surnaturelle, mais d’un amour naturel. Nous venons de démontrer que l’amour parfait effectif, qui consiste dans l’observation

intégrale de la loi divine, n’est pas possible sans la grâce. Il s’agit donc de l’amour affectif, c’est-à-dire d’un acte intérieur de bienveillance et de complaisance envers Dieu, non point une simple velléité, non point un désir vague et conditionnel, mais un acte d’attachement explicite si sincère que l’on préfère le créateur à toutes choses. Voir Charité, t. ii, col. 2234.

Cet acte, car il s’agit d’un acte, et non d’un habilus acquis, peut-il être le produit de nos énergies naturelles ? Suarez, De gratia, 1. I, c. xxxiii, Opéra, t. vii, p. 549 sq. ; Bellarmin, De gratia et libero arbitrio, 1. VI, c. vii, De conlroversiis, t. iv, p. 381 ; Sylvius,

In I II’, q. cix, a. 3, concl. 6°, Anvers, 1696, p. Il :

Billuart, De gratia, diss. III, a. I, Summa, Paris, s. d., t. iii, p. 87 ; Hugon, Hors de V Église point de salut, Paris, 1907, p. 148 sq., adoptent l’opinion négative ; l’opinion affirmative est défendue par beaucoup de théologiens, parmi lesquels Cajétan, In 7 anl //, q. cix, a. 3 ; Soto, De natura et gratia, 1. I, c. xxii, Paris, 1549, fol. 90 b ; Molina, Concordia, q. xiv, a. 13, disp. XIV, m. m ; Mazzella, Ds gratia Christi, Rome, 1892, n. 417 sq. ; Huiler, Compendium theologiæ dogmaticæ, t. iii, n. 66 ; Pesch, op. cit., n. 128. Billot, De gratia Christi, p. 68, ne tranche pas la question.

Nous adhérons à l’opinion qui admet la capacité naturelle de l’homme à faire, même dans l’état actuel de la nature déchue, un acte d’amour parfait naturel à l’égard de Dieu, mais avec une restriction cependant ; nous ne parlons pas de l’adulte qui déjà a commis personnellement le péché mortel et est demeuré dans cet état. Nous considérons l’adulte qui n’a pas encore commis un péché mortel personnel. On ne peut pas nier que l’homme ait la capacité physique de produire un acte d’amour parfait envers Dieu, puisque cet acte rentre dans l’objet du premier précepte de la loi naturelle, et que la nature humaine n’a pas été radicalement déformée par le péché originel ; de plus, l’homme ne subit pas constamment l’assaut de tentations graves, et quand il pense explicitement qu’il est obligé à observer tous les commandements de Dieu, il peut vouloir sincèrement éviter tous les péchés mortels, vouloir résister à toutes les tentations, vouloir s’imposer les sacrifices exigés par là ; il peut donc avoir aussi, au moins de temps en temps, la capacité morale de faire l’acte d’amour dont il s’agit. Soto, op. cit., fol. 91 b, exprime la thèse, que nous défendons, en ces termes : Aclus ilte singularis quo objective… Deus diligitur, habere quis potest extra gratiam, imo extra fidem. Potest enim quis naturaliler illam habere animi affectionem, quæ est : Volo Deo in omnibus et per omnia placerc. Le même auteur déduit de cette thèse le corollaire suivant, digne d’attention : « Dans l’homme justifié, il n’y a aucun acte dont le semblable, quant à la substance de l’acte, ne puisse se trouver dans l’homme qui n’a pas la grâce. < Op. cit., fol. 92.

Le P. Hugon, op. cit., p. 150, propose contre cette thèse l’argument suivant : une faculté malade et blessée n’arrivera jamais à l’acte parfait de la nature saine ; or l’acte d’amour de Dieu par-dessus toutes choses est l’acte le plus noble de la volonté saine ; donc dans l’état actuel de la nature déchue et malade, la volonté n’arrivera jamais à faire l’acte d’amour parfait envers Dieu.

Nous répondrons que la majeure est vraie quand il s’agit d’une faculté, qui agit nécessairement et est intrinsèquement déformée, mais on ne peut pas l’affirmer quand il s’agit d’une faculté qui est libre et n’est pas intrinsèquement déformée. Il s’agit ici notamment de la volonté ; or cette faculté n’est pas intrinsèquement déformée par suite du péché originel ; elle est capable de vouloir tout bien qui lui est présenté par l’intelligence ; or l’intelligence peut naturellement connaître que Dieu est en lui-même le bien infini, qu’il doit être aimé par-dessus toute chose, que l’on doit renoncer à tout ce qui n’est pas conforme à sa volonté ; dés lors la volonté est physiquement capable de produire cet acte d’amour. Ce que l’on appelle la vulnrratio naturse est la rupture de l’harmonie qui existait entre les différentes facultés de l’homme, cf. S. Thomas, Sum. theoi, P IF, q. lxxxv, a. 3 ; la volonté, il est vrai, éprouve de la difficulté à vouloir le bien, mais cette difficulté n’est pas toujours actuelle et ne s’oppose pas à un acte particulier de vertu ; nous ne voyons pas comment elle s’opposerait toujours à l’acte d’amour parfait.

Nous ne pouvons pas admettre non plus cette autre considération : < Si l’homme ne réalise jamais et ne peut même pas réaliser sans la grâce son intention de plaire toujours à Dieu, et de ne jamais l’offenser, c’est une preuve que ce ferme propos n’existe pas sans la grâce. » Hugon, op. cit., p. 150. D’abord, l’homme peut ignorer qu il ne peut pas, sans la grâce, éviter tout péché mortel, et penser qu’il a assez d’énergie pour résister toujours aux tentations. De plus, un homme peut sincèrement faire un propos, que plus tard, par faiblesse, il n’exécute pas. Sylvius, loc. cit., fait justement observer que, pour que l’acte d’amour de Dieu pardessus tout et le propos absolu d’observer tous les commandements soit considéré comme ferme, il n’est pas requis que l’homme évite de faire tout péché mortel pendant sa vie ; on peut avoir un acte sincère et parfait d’amour, qui cependant ne fasse éviter tout péché mortel que pendant un certain temps.

Enfin si l’homme fait naturellement un acte d’amour parfait, cet acte ne le justifie pas, précisément parce qu’il est naturel ; il n’y a en cela aucune difficulté spéciale, nous semble-t-il : il n’est pas démontré que l’homme ne puisse pas, pendant un certain temps, avant la justification, rester exempt de tout péché mortel personnel, pourquoi lui serait-il moralement impossible de faire un acte d’amour parfait naturel, tout en étant encore dans l’état où l’a mis le péché originel ? Sylvius, loc. cit., soutient qu’il faut une grâce pour l’acte d’amour parfait, mais admet qu’une grâce actuelle suffit. Si l’on dit que Dieu, dans l’ordre actuel, ne permettra jamais que l’homme fasse un acte d’amour parfait purement naturel, on ne prouve pas par là que cet acte est moralement impossible à l’homme : la nécessité de la grâce requise, dans cette hypothèse, serait d un ordre différent que celui de la nécessité morale de la grâce.

Quant à l’opinion de saint Thomas, Sum. theol., F IF q. cix, a. 3, elle n’est pas facile à saisir parce qu’il n’explique pas ce qu’il entend par diligere Deum super omnia : s’agit-il d’un simple acte transitoire d’amour parfait ou bien d’un acte d’amour qui oriente tellement la volonté vers Dieu et rend cette orientation si ferme que l’homme en devient capable d’éviter tous les péchés, même véniels ? Nous pensons qu’il s’agit de cette dernière disposition : c’est ainsi que l’interprète Cajétan. In /’"" //, q. cix, a. 3. S’il en est ainsi, saint Thomas enseignerait donc ceci : l’homme, dans l’état de nature déchue, ne peut aimer Dieu efficacement de façon à éviter tout péché, sans le secours de la grâce, mais il peut faire par ses seules forces naturelles un acte d’amour parfait transitoire, correspondant à sa nature.

C’est bien cela que saint Thomas avait admis, In IV Sent., 1. II, dist. XXVIII, a. 3, ad 2° iii, où il met au même rang, quant à ce qui nous occupe l’acte de charité et celui des autres vertus : Sicut aliarum virtutum actus dupliciter considerari possunl, vcl secundum quod sunt a virtute, vel secundum quod antecedunt virtutem ; ita eliam est de caritate ; potest enim aliquis, ctiam curitatem non habens, diligere proximum et Deum, eliam super omnia, ut quidam dicunt ; et hoc diligere

inti lliyitur actus caritatis sub preecepto directe cadere, et non solum secundum quod a caritate procedil.

Quant à la suite logique des idées de saint Thomas dans la question citée de la Somme, voici comment nous la comprenons : à l’art. 3, il a donc enseigné que l’homme, dans l’état actuel de nature déchue, peut, par ses seules forces naturelles, poser l’acte (quoad substantiam actus) commandé par le premier précepte, mais qu’il ne peut pas accomplir complètement ce commandement, parce qu’il ne peut pas éviter tout péché et que tout péché est contraire au premier précepte, étant contraire à l’amour de Dieu. Ensuite saint Thomas, à l’art. 4, se demande d’une manière générale si l’homme peut, par ses seules forces naturelles, accomplir les préceptes de la loi, c’est-à-dire tous les préceptes. Il répond que l’homme, dans l’état de nature déchue, laissé à ses seules énergies naturelles, ne peut observer tous les préceptes, même 1 seulement quant à la substance des œuvres commandées : le sens est que l’homme, dans l’état de natuie déchue, livré à ses seules forces naturelles, ne peut pas, au moins pendant un temps considérable, éviter tout péché mortel. Ceci est confirmé à l’art. 8, où saint Thomas enseigne, en outre, que l’homme, dans l’état de nature déchue, s’il a déjà commis un péché mortel, ne peut pas, sans le secours de la grâce, s’abstenir longtemps de tomber dans de nouveaux péchés mortels.

b) Ces assertions définissent l’impuissance morale à faire le bien, à laquelle l’homme est sujet dans l’état de nature déchue. Une autre question se pose maintenant : quel est le secours requis pour remédier à celle infirmité ?

Cette infirmité consiste, en réalité, dans la difficulté à faire le bien ; cette difficulté provient, d’une part, du désordre de la concupiscence, en vertu duquel surgissent des excitations à des actes mauvais, et, d’autre part, du manque de vigueur mentale (intellectuelle et volontaire), d’où il résulte que l’homme cède aux impulsions désordonnées et donne librement son consentement à un objet moralement mauvais. Pour remédier à cela, quand il s’agit de la seule loi naturelle, il suffirait que Dieu donne des secours naturels et transitoires ; qu’il suscite, par exemple, des pensées qui éclairent vivement l’intelligence sur le bien à faire ou le mal à éviter, qu’il suscite des affections puissantes vers le bien, des aversions fortes vers le mal. Ces secours seraient donc, quant à leur entité, naturels. Par conséquent, à ne considérer que ce qui est requis ex natura rei à l’accomplissement de la seule loi naturelle, on doit conclure qu’il suffirait d’avoir des secours qui en eux-mêmes sont d’ordre naturel : je crois que les théologiens sont d’accord sur ce point.

Mais si l’on pose la question de fait, si l’on demande : Dieu, dans l’ordre actuel de la providence, accorde-t-il des secours entitativement surnaturels pour l’observation de la loi naturelle ? la réponse des auteurs n’est plus unanime. Remarquons d’abord qu’il ne s’agit pas ici de dons purement naturels qui, au moyen de la grâce surnaturelle, peuvent contribuer à l’exercics de la perfection, ou bien peuvent y contribuer, comme on dit, négativement ou removendo prohibais : telles sont, par exemple, une intelligence puissante et bien formée, une volonté énergique, une heureuse complexion corporelle ; nous ne parlons pas non plus des dons externes, par exemple, les bons exemples, la prédication de l’Évangile. La distinction qui nous occupe concerne les grâces actuelles internes. Les grâces actuelles surnaturelles quoad substantiam sont des motions dont l’entité même est surnaturelle, et les grâces actuelles surnaturelles quoad modum tantum sont des motions dont l’entité est naturelle, mais qui sont données, ou bien comme par miracle, ou bien qui sont positivement ordonnées par Dieu à des grâces ultérieures, surnaturelles quoad substanliam. Sur cette notion de la grâce naturelle quoad inodum tantum, voir Suarez, op. cit., 1. I, c. xxiv, n. 20 sq., p. 495 sq. ; Ripalda, op. cit., 1. I, disp. I, sect. iv, p. 5 sq.

Certains théologiens posent la question d’une manière générale : quel secours est requis à l’observation de la lui naturelle ? Les uns répondent : il faut la grâce surnaturelle quoad substanliam, ainsi répond la Theologia Wirceburgensis, Paris, 1853, t. iv, n. 313, p. 315 ; d’autres répondent : il suffît de la grâce surnaturelle quoad modum, ainsi Mazzella, op. cit., n. 384, 390, p. 258, 265.

Mais il est nécessaire de distinguer ici diverses questions. D’abord, la grâce sanctifiante est-elle, de fait, requise à l’observation de toute la loi naturelle, prolongée pendant un temps considérable ? Saint Thomas répond affirmativement, Sum. Iheol., l" IV, q cix, a 8 ; et après lui Cajétan, In /"" 77", q. cix, a. 8 ; Suarez, op. cit., 1. I, c. xxvii, n. 3 sq., p. 511, qui remarque : cette opinion est celle que défendent maintenant le plus grand nombre de théologiens ; Gotti, Theologia scholastico-dogmatica, Venise, 1750, t il, tr. VI, dub. vii, n. 31, p. 313 ; Hugon, op. cit., p. 133 sq. ; Schiffîni, 73c gratia, n. 98 ; Billot, - De gralia, p. 101 sq. Ce sentiment est solidement étayé par les arguments suivants : a. la doctrine de saint Paul, Rom., vii, 24-vin, 2, établit ce qui suit : l’homme sous le régime de la loi mosaïque, comme tel, ne peut pas éviter le péché mortel ; pour être délivré de cet état, l’homme a besoin de la grâce du Christ. La grâce, dont il est ici question, semble bien être celle qui constitue pour l’homme un état différent, l’état de l’homme justifié ; c’est donc la grâce justifiante qui est exigée, b. Les conciles semblent parler dans le même sens : le concile de Carthage de 418 exige la grâce de la justification pour que l’homme puisse accomplir les commandements de Dieu, can. 5, Denzinger, n. 105 ; le concile d’Orange de 529 enseigne que le libre arbitre, affaibli dans le premier homme, ne peut être guéri que par la grâce du baptême, can. 13. Denzinger, n. 180. La raison qu’indiquent ces conciles pour expliquer la nécessité de la grâce est l’infirmité de l’homme déchu, c’est 1 impuissance morale à faire le bien et cette impuissance, comme nous l’avons dit plus haut, s’étend à l’observation continue de la seule loi naturelle, c. Le sentiment est corroboré par un argument de raison théologique : pour que l’homme soit capable d’éviter, pendant longtemps, le péché mortel, il faut que sa volonté soit orientée habituellement et fermement vers le bien moral, qu’elle soit donc animée d’un amour constant pour Dieu, ou bien soutenue par la crainte habituelle des peines dues au péché ou par l’espoir des biens promis par l’exercice de la vertu ; or, dans l’ordre actuel de la providence, c’est la grâce sanctifiante avec les dons connexes qui sont le moyen établi par Dieu pour obtenir cet état que nous avons décrit.

De ce que nous venons d’exposer on conclura que l’observation continue des préceptes divins exige, avec la grâce sanctifiante, la foi et la charité surnaturelle. Cf. Suarez, loc. cit., n. 14-21.

Vasquez, op. cit., disp. CXCVI, c. ni, p. 524, émel une opinion singulière : il n’admet pas la nécessité morale de la grâce sanctifiante en ce sens que l’homme en a besoin pour être délivré de son infirmité à l’égard du bien ; mais, dit-il, si l’homme observe de fait la loi naturelle, avec le secours de la grâce actuelle, il se fera qu’il obtiendra de Dieu l’esprit de pénitence et de componction, et sera ainsi justifié. Donc l’observation durable de la loi naturelle ne se réalisera pas de fait, sans que l’homme ait la grâce sanctifiante. Cette assertion ne résout pas la question qui nous occupe et qui concerne la nécessité morale de la grâce.

Avec la grâce sanctifiante sont requises aussi des grâces actuelles, nous l’exposerons plus loin. C’est au sujet de ces grâces actuelles que Suarez se demande si elles sont toutes surnaturelles quoad subslanliam, ou s’il y en a aussi qui ne sont surnaturelles que quoad modum : il admet l’existence de ces dernières, loc. cit., n. 22-24 ; Gotti est du même avis, loc. cit., n. 38, p. 314. Mais comme nous l’avons dit plus haut, nous estimons bien plus probable l’opinion qui soutient que toutes les grâces actuelles, que Dieu accorde, sont surnaturelles quoad substanliam. Cf. Billot, De gratin, p. 79 sq.

Saint Thomas, De vcrilale, q. xxiv, a. 12 ; Sum. Iheol, P IP’, q. cix, a. 8, examine la question de l’homme qui a déjà commis le péché mortel : il montre qu’il y a pour lui une raison spéciale qui requiert la grâce sanctifiante ; en effet, l’adhésion à une créature, comme à une fin dernière, constitue une disposition positive à des péchés nouveaux ; il faut la grâce sanctifiante avec la charité pour enlever cette inclination perverse, et orienter fixement le cœur de l’homme vers Dieu.

4. Objections.

La doctrine concernant la nécessité morale de la grâce a fait surgir quelques objections dont il nous reste à parler.

La première concerne la liberté. Ce qui est nécessaire n’est pas libre ; or la transgression de la loi naturelle est, d’après ce que nous avons exposé, nécessaire pour l’homme déchu ; donc cette transgression n’est pas libre, et, par conséquent, ne constitue pas un péché formel. La difficulté trouve sa solution dans la distinction entre nécessité physique et nécessité morale : ce qui est nécessaire de nécessité physique n’est pas libre, c’est vrai ; ce qui est nécessaire de nécessité morale, s’il s’agit d’une nécessité morale concernant certains actes en particulier, pourrait n’être pas libre de cette liberté suffisante au péché ; mais ce qui est nécessaire d’une nécessité morale indéterminée, n’affectant aucun acte en particulier, cela peut être parfaitement libre. La nécessité morale de pécher, dont nous avons parlé, est une nécessité indéterminée ; nous disons que l’homme ne peut pas éviter tous les péchés, mais qu’il garde sa liberté physique vis-à-vis de l’observation de chacun de ses devoirs. Saint Thomas exprime cette assertion en ces termes : L’homme…, avant d’être réparé par la grâce justifiante, peut éviter chaque péché mortel (potest singula peccala mortalia vilarc) et les éviter tous pendant un certain temps… ; mais il ne peut se faire qu’il reste longtemps sans commettre un péché mortel. Sum. Iheol., P IP q. cix, a. 8. Le P. PalmJeri, De gratia actuali, p. 239 sq., expose très bien l’impuissance morale d’éviter le péché : il parle directement de l’impuissance du juste à éviter les péchés véniels, mais son explication vaut aussi pour l’impuissance morale de l’homme non justifié à éviter le péché mortel. Parce que cette impuissance morale est indéterminée, au sens expliqué, il n’est pas exact de dire que l’homme, sans le secours de la grâce, ne peut vaincre aucune tentation grave.

Une autre objection est celle qui résulte de l’état de pure nature. Nous admettons cette possibilité sans aucune restriction : Dieu aurait pu créer l’homme sans lui donner aucun don préternaturel ou surnaturel, et en le laissant, par conséquent, sujet à la concupiscence, à l’ignorance, à la maladie et à la mort. Cf. S. Thomas, 7n IV Sent., dist. XXXI, q. i, a. 1 et a. 2, ad 3° m. Sur la doctrine condamnée de Baius, voir Baius, t. ii, col. 71 ; sur l’opinion des augustiniens, voir Augustinianisme, t. i, col. 2487, 2490. Voici donc la difficulté : nous avons dit que la nécessité morale de la grâce s’explique par la concupiscence, d’où résulte la difficulté d’observer les préceptes divins ; or, la concupiscence est naturelle et elle ne semble pas être plus intense dans l’ordre actuel qu’elle n’eût été dans l’ordre de pure nature ; par conséquent, la grâce eût été aussi nécessaire dans l’ordre de pure nature : ce qui répugne, puisque la grâce ne peut, à aucun titre, appartenir à l’ordre de la nature. Voici les principes qui donnent la solution de cette difficulté : nous admettons que la concupiscence est naturelle, cf. S. Thomas, Sum. IheoL, 1° II- 1’, q. lxxxv, a. 6 ; on ne peut affirmer que la concupiscence eût été, dans tout ordre de pure nature, aussi intense qu’elle est maintenant : tout en restant dans l’ordre de nature pure, l’homme aurait pu avoir une perfection plus ou moins giande, cf. Canisius, Quid est homo, édit. Scheeben, Mayence, 1862, p. 184 ; cependant un grand nombre de théologiens admettent que l’homme, dans l’état actuel, n’est pas intrinsèquement plus faible au point de vue moral, qu’il n’eût été dans un ordre possible de pure nature. Cf. Cajétan, In I-"" II K, q. lxxxv, a. 3 ; q. cix, a. 2 ; Soto, De nalnra et gratia, 1. I, c. xiii, cl. 48 ; Suarez, De gratia, proleg. IV, c. viii, Opéra, t. vii, p. 206 ; Bellarmin, De gratia primi hominis, c. v. n. 12, p. 8 ; Billuart, De gratia, diss. II, a. 3 ; Palmieri, De Deo créante, Rome, 1878, thés, lxxviii ; Collationes Brugenses, 1905, t. x, p. 462 sq. En admettant cela, nous nions qu’on en puisse conclure la nécessité de la grâce dans l’ordre de pure nature. En effet, si, dans cet ordre, les hommes, livrés à leurs seules énergies naturelles, eussent été moralement incapables d’observer, pendant un temps considérable, la loi naturelle, Dieu aurait dû leur donner un secours, mais ce secours n’eût pas été la grâce : Dieu aurait disposé les conditions extérieures de la vie de façon que les hommes fussent moralement capables d’éviter le péché mortel ou il aurait agi intérieurement sur les pensées et les tendances de l’homme ; mais cette influence divine eût été naturelle. C’est la réponse commune des théologiens.

5. Une autre question est intimement connexe avec la thèse que nous expliquons : Comment connaissons-nous la nécessité morale de la grâce ? Est-ce par la révélation ou est-ce par la raison naturelle ? C’est par la révélation. En effet, c’est elle, et elle seule, qui nous fait connaître l’existence de la grâce et l’influence qu’elle exerce ; c’est aussi par le texte de saint Paul et par les déclarations des conciles que nous avons prouvé la nécessité morale de la grâce et la raison de cette nécessité, c’est-à-dire l’impuissance morale des homme :, à éviter le péché mortel. Quand on considère, à la lumière de la seule raison naturelle, l’état général de l’humanité, on constate que les hommes, en général, éprouvent une grande difficulté à observer les préceptes divins, que beaucoup les transgressent ; mais on ne peut pas établir, avec certitude, l’impuissance morale dont il a été question. De plus, il importe de le remarquer, on ne peut pas considérer la nécessité morale de la grâce comme si elle était une exigence psychologique, constatée par la conscience. En effet, quand l’homme rentre en lui-même et examine ce qui se passe en lui, il découvre des désirs désordonnés, des passions violentes vers des délectations prohibées, des péchés, une lutte continuelle entre l’esprit et la chair ; mais il découvre aussi qu’il est physiquement libre, qu’il peut résister aux tentations s’il le veut fermement, que, s’il a péché, c’est qu’il a librement cédé, qu’il a librement voulu ce qu’il savait être moralement mauvais. La constatation de la difficulté à faire le bien, la constatation des péchés, est donc la constatation de la concupiscence et de la liberté ; or les passions qui surgissent, l’opposition entre les désirs vers le bien et les désirs vers le mal, sont choses naturelles à l’homme, la liberté est une propriété de la volonté et son exercice appartient à l’homme, comme tel ; en constatant tous ces faits psychologiques,

l’homme connaît sa nature dans sa réalité et en cela il ne peut pas découvrir qu’il lui manque un principe d’activité. L’homme peut savoir aussi qu’il est capable de décisions fermes, d’efforts énergiques de volonté, que la répétition de tels actes engendre Vhabitus et que celui-ci donne la facilité et la vigueur dans l’opération ; il saura aussi qu’il a en lui-même de quoi produire ces habitus ; encore une fois, l’homme ne pourra pas constater en lui le besoin d’un principe d’activité qu’il n’a pas.

Si l’homme ne se contente plus de la connaissance que lui fournissent la conscience psychologique et les raisonnements qu’il fait à propos de ? faits constatés en lui-même, mais s’il examine ce qui se passe chez les autres, et que, par induction, il apprenne à connaître que les hommes, en général, éprouvent une grande difficulté à faire le bien, que beaucoup tombent fréquemment dans le péché mortel, que beaucoup s’adonnent à des vices honteux, il constatera que le genre humain est de fait dans une situation misérable ; mais il comprendra aussi que cette situation est naturelle ; que les maux physiques, l’ignorance, le péché et les vices s’expliquent par l’activité proprement humaine, qui est celle d’un être composé de corps et d’âme. Mais si, pensant à la providence et aux perfections divines, l’homme conjecture que l’état misérable du genre humain est la conséquence et le châtiment d’un péché primitif (sur cette conjecture, voir S. Thomas, Conl. gent., 1. IV, c. lu ; Jungmann, De Deo creatore, 4e édit., Ratisbonne, 1883, n. 339 sq. ; Mgr Waffelært, Méditations théologiques, Bruges, 1910, p. 71), il pourra conjecturer que l’homme a perdu une situation meilleure ; mais il ne saura pas si actuellement existe encore un de ces dons que Dieu aurait concédés à l’homme primitif. Si enfin l’homme est frappé de la sainteté de l’Église catholique ou d’une autre de ses propriétés, et finit par savoir qu’elle est la dépositaire de la vérité, alors il pourra connaître et l’existence de la grâce et sa nécessité ; ce sera par la foi et non par une constatation de la conscience psychologique.

Même quand, selon les procédés ordinaires de la providence (je ne parle pas des influences extraordinaires que Dieu peut exercer), Dieu agit en nous par la grâce, celle-ci n’est pas objet de conscience : ni le païen, ni le chrétien ne peuvent, par la conscience psychologique, constater en eux-mêmes l’existence d’une grâce, soit actuelle, soit habituelle ; les actions, produites par la grâce, dans l’intelligence ou dans la volonté, sont objet de conscience ; nous pouvons constater en nous de bonnes pensées, de bons désirs, mais nous ne connaissons pas ces actes comme surnaturels, nous ne les distinguons pas d’actes naturels semblables ; les impulsions salutaires, c’est-à-dire les illuminations et les inspirations du Saint-Esprit, ne permettent pas à l’homme de constater, par la conscience psychologique, que la grâce existe en lui, et l’absence de ces impulsions ne permet pas à l’homme de constater qu’il en a un besoin psychologique ou que la nature appelle le surnaturel. La nécessité morale de la grâce appartient à l’ordre surnaturel et nullement à l’ordre des exigences psychologiques naturelles ; car l’homme n’est pas physiquement incapable d’observer toute la loi naturelle, d’éviter tout péché ; il éprouve à cela une difficulté grande, différente chez les divers individus, telle cependant que les hommes, considérés en général, ne la surmontent pas de fait, mais y succombent. De ce que nous avons exposé il résulte qu’elle est sophistique et erronée, cette transposition, établie par certains auteurs, en vertu de laquelle ils transportent dans l’ordre psychologique, en les considérant comme faits subsistants dans la raison et la conscience, les faits de l’ordre historique, connus par la révélation, tels, par exemple, que la nécessité morale de la révélation, la nécessité morale de la grâce. Cette transposition a donné lieu à une méthode d’apologétique, que nous n’avons pas à apprécier ici : on en peut voir l’exposé par le P. Le Bachelet, Dictionnaire apologétique de la foi catholique, art. Apologétique, t. i, col. 232 sq.

La « race interne, proprement dite, est essentiellement surnaturelle et, par conséquent, positivement indue à la nature humaine ; d’où il résulte que la grâce ne correspond pas à une indigence psychologique de cette nature et qu’elle n’est pas le terme auquel tende une faculté quelconque propre à la nature humaine ; qu’elle entre dans l’âme, c’est-à-dire qu’elle y est produite immédiatement par Dieu, sans qu’elle corresponde à un besoin d’expansion de la nature humaine, connu" telle. Voir le développement de ces assertions dans les Collationes Brugenses, t. xiv (1912), p. 678 sq. ; t. xix (1914), p. 103, 170.

G. Nécessité spéciale de la grâce pour certaines œuvres salutaires. — En nous occupant de la grâce, considérée en "encrai, nous avons exposé jusqu’ici d’abord ce qui concerne la nécessité de la grâce pour les œuvres salutaires, comme telles, ensuite ce qui concerne la n eessité de la grâce pour les œuvres simplement honnêtes au point de vue moral ; il nous reste à indiquer brièvement quelques questions spéciales. Saint Thomas, Sum. theol., I" II 1’, q. cix, a. 5, se demande si la grâce est requise pour que l’homme puisse mériter la vie éternelle, et il répond affirmativement. L’argument qui établit cette assertion est celui-ci : aucune opération ne peut surpasser la faculté d’où elle procède, ni produire un effet qui soit d’un ordre supérieur à celui du principe actif qui opère. Or la vie éternelle est une fin qui n’est pas en proportion avec la nature humaine, mais qui surpasse son activité propre. Donc l’homme ne peut pas, par ses propres forces naturelles, produire des opérations qui soient proportionnées à la vie éternelle, par conséquent, il ne peut pas, par ses forces naturelles, produire des œuvres méritoires, au sens propre du mot. C’est la grâce qui doit donner à nos œuvres cette qualité qui les transporte dans l’ordre de la (in dernière. Nous ne nous occupons pas ici des conditions diverses requises à l’acte méritoire. Voir Mérite. Cf. S. Thomas, op. cit., q. exiv. La nécessité de la grâce pour le mérite fut affirmée au concile d’Orange, Denzinger-Bannwart, n. 191, plus explicitement dans la condamnation de diverses propositions de Baius, Denzinger-Bannwart, n. 1012, 1013, 1015, 1017 : l’Eglise y enseigne que c’est par la grâce que l’acte humain est rendu formellement méritoire et non par sa seule conformité avec la loi morale. Il s’agit ici de la grâce sanctifiante. Voir Baius, t. ii, col. 78 sq.

L’homme déjà justifié et mis en possession de la grâce sanctifiante a besoin, en outre, de grâces actuelles pour vivre vertueusement et éviter le péché : c’est ce qu’enseigne saint Thomas, Sum. theol., Ia-IIæ, q. cix, a. 9 ; mais ici surgit la question controversée entre les théologiens : faut-il, dans l’homme justifié, une grâce actuelle pour chaque acte salutaire ? La réponse ne se trouve pas, à notre avis, dans les documents officiels de l’Église, mais dépend de la notion que l’on a sur l’essence de la grâce actuelle ; c’est pourquoi nous réserverons cet exposé à la partie où nous traiterons de l’essence de la grâce actuelle.

L’homme justifié a besoin de grâces actuelles pour persévérer dans le bien pendant un temps considérable ; c’est la doctrine exprimée dans le document intitulé : De gratia Dci indiculus, Denzinger-Bannwart, n. 132 : >< Aucun homme, même après avoir été renouvelé par la grâce du baptême, n’est capable de vaincre les pièges du démon et de résister aux désirs de la chair, à moins que, par un secours quotidien de Dieu, il ne reçoive de persévérer dans sa bonne conduite. » II s’agit donc ici

de la difficulté d’éviter le péché ; pour la vaincre il ne suffit pas que l’homme soit en état de grâce ; il faut un autre secours. Le texte cité n’en indique pas la nature ; mais les théologiens enseignent qu’il s’agit de grâces actuelles, notamment d’illuminations intellectuelles, qui dissipent l’ignorance, et d’inspirations dans la volonté, qui s’opposent aux mouvements désordonnés de la concupiscence. Cf. S. Thomas, loc. cil. Comme nous l’avons exposé plus haut, cette difficulté morale n’est pas telle que l’homme, même sans la grâce sanctifiante, ne puisse résister à certaines tentatioi.s et éviter pendant un certain temps tout péché mortel ; cette difficulté morale n’est pas plus grande chez l’homme justifié ; par conséquent la nécessité de grâces actuelles, dont nous parlons maintenant, doit s’entendre d’une nécessité morale et d’une nécessité qui concerne l’observation de tous les devoirs qui obligent sous peine de péché mortel pendant un temps considérable. Saint Augustin, dans son traité De dono perscmranliæ, parle de la persévérance finede, de celle qui fait que l’homme meurt en état de grâce et est sauvé pour l’éternité ; à ce titre, la persévérance est un don spécial de Dieu, et l’effet propre de la prédestination : c’est pourquoi l’homme est de lui-même incapable de réaliser cette persévérance finale, et tous les bienfaits par lesquels Dieu amène l’homme à ce résultat sont, par là même, spécialement gratuits. Cf. op. cit., surtout c. iii, viii, ix, xvii, xxiv, P. L., t. xlv, col. 997, 1004, 1014 sq., 1018, 1033. C’est aussi de la persévérance finale qu’il faut entendre le can. 10 du concile d’Orange. Denzinger-Bannwart, n. 183. Ce don ne consiste pas dans une grâce habituelle, ni dans une entité d’un genre spécial, mais dans un ensemble de bienfaits et de grâces efficaces, qui sont l’effet d’une protection particulière de Dieu. Cf. S. Thomas, Sum. theol., V IP 1’, q. cix, a. 10. Le concile de Trente définit aussi que la persévérance finale est un don spécial de Dieu. Denzinger-Bannwart, n. 806, 832. Cf. Suarez, De gratia, I. X, c. v sq., Opéra omnia, t.ix, p. 590 sq., où l’on trouve exposées différentes questions qu’il n’est pas nécessaire de détailler ici. Notons seulement que la persévérance n’est pas ce don qu’on appelle la confirmation dans la grâce. Op. cit., c.vm, p. 607 sq. Dans l’ordre actuel de la providence, l’homme, qui est justifié et qui persévère dans cet état, ne peut pas cependant, sans un privilège tout spécial, éviter, pendant toute sa vie, tout péché véniel. C’est l’assertion définie par le concile de Trente, sess. vi, can. 23. Denzinger-Bannwart, n. 833, qui déclare en même temps que le privilège susdit a été accordé à la Vierge Marie. La doctrine mentionnée repose sur l’interprétation des paroles du Pater : dimilte nobis débita nostra, demande qui doit être faite par tous les justes et qui suppose qu’ils commettent réellement des péchés. Un autre fondement est l’assertion de saint Jacques, ni, 2 : « Nous péchons tous en beaucoup de choses » et celle de saint Jean, I Joa., i, 8 : « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes. » Ces textes expriment l’incapacité morale de l’homme juste à éviter tout péché ; il s’agit du péché véniel qui ne fait pas déchoir l’homme de l’état de justification. Cette doctrine fut déclarée au concile de Carthage, qui l’appuie sur les textes cités, can. 6-8. Denzinger-Bannwart, n. 106-108. Saint Augustin, comme le remarque le P. Hurter, Theologise dogmatiese compendium, t. iii, n. 4 1, avait été d’abord moins affirmatif sur ce point, mais, après le concile mentionné, il n’hésite plus à défendre l’impossibilité pour le juste d’éviter tous les péchés véniels. Contra tliias epislolas pclagianorum, I. IV, c. x, n. 27, P. L., t. xliv, col. 629 sq. Cf. S. Jérôme, Dialogus adversus pelagianos, 1. II, n. 4, P. L., t. xxiii, col. 537 ; S. Léon, Serin., XV, c. i, P. L., t. liv, col. 174 ; S. Gélase I er, Dicta adversus pelagianam hærcsim, P. L., t. lix, col. 110 sq. L ; i raison de cette infirmité morale est bien expliquée par saint Thomas. Sum, theol., P IF’, q. cix, a. 8 : < L’homme qustifié) ne peut pas éviter tout péché véniel à cause de la corruption de l’appétit inférieur de la sensualité ; l’homme peut bien (physiquement ) par sa raison réprimer chacun des mouvements (désordonnés) ; c’est pourquoi ils deviennent (si on ne les réprime pas) volontaires et sont péché ; mais il ne peut pas (moralement) les réprimer tous : quand il s’efforce de résister à l’un d’eux, il arrive qu’un autre surgisse, et la raison ne peut pas toujours veiller de façon à les réprimer tous. » Cf. S. Thomas, De vcrilalc, q. xxiv, a. 12.

Saint Thomas examine encore une autre question concernant la nécessité de la grâce : est-elle nécessaire pour que l’homme puisse se relever de l’état de péché ? Il répond qu’à cet effet sont requises et la grâce actuelle et la grâce habituelle : la grâce actuelle pour mouvoir la volonté à se soumettre à Dieu ; la grâce habituelle pour rendre à l’âme la splendeur surnaturelle qu’elle a perdue par le péché. Sum. Iheol., F IF’, q. cix, a. 7. Déjà le IIe concile d’Orange avait exprimé la nécessité de la grâce pour la délivrance du péché : « Un malheureux ne peut être délivré de sa misère que par la miséricorde divine qui le prévient. — Si la nature humaine ne peut sans la grâce conserver le salut qu’elle a reçu, elle peut encore bien moins le recouvrer si elle l’a perdu. » Can. 14, 19, Denzingcr-Bannwart, n. 187, 192.

IV. Distribution de la grâce.

Ce titre nous amène à parler d’un des plus grands mystères du traité de la grâce. En effet, remarque le P. Hurter, op. cit., n. 73, si l’on se demande pourquoi Dieu a distribué moins libéralement ses grâces avant l’avènement du Christ qu’après celui-ci, pourquoi maintenant il l’accorde avec parcimonie à tant de peuples plongés jusqu’à ce jour dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort, pourquoi tel homme est appelé par Dieu, efficacement, de façon à ce qu’il réponde à sa vocation, et tel autre ne l’est pas de cette façon, alors qu’il eût été possible à Dieu d’obtenir cet effet ; pourquoi de deux hommes, coupables des mêmes crimes, l’un en vient à se repentir et l’autre reste endurci dans le mal, on ne peut donner d’autre réponse que celle de saint Paul : « O profondeur inépuisable et de la sagesse et de la puissance de Dieu 1 Que ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles. » Rom., xi, 33. Nous ne chercherons donc pas à connaître le pourquoi de la distribution inégale des bienfaits divins, nous nous contenterons de la persuasion que toute l’œuvre de Dieu est réglée par son infinie sagesse et sainteté, que, de sa part, il n’y a aucun manque d’équité, que sa bénignité et miséricorde sont infinies.

Mais cette conviction n’empêche pas d’examiner s’il y a des règles générales d’après lesquelles Dieu accorde de fait ses dons salutaires. Nous passerons successivement en revue différentes classes de personnes : les justes, ceux qui sont déjà en état de grâce ; les pécheurs, ceux qui, par leur faute personnelle, ont perdu l’état de grâce ; les infidèles, notamment ceux à qui la révélation chrétienne semble n’être pas parvenue. Nous ne parlerons pas des enfants et de ceux qui ne sont jamais parvenus à l’usage de la raison : ceux-ci ne peuvent et c sauvés que par le baptême, voir Baptême, t. ii, col. 192 sq. ; la question de savoir comment à leur égard se réalise la volonté salvifique de Dieu doit être exposée à l’art. Prédestination.

1° Tous les justes reçoivent les ejrûccs suffisantes pour qu’ils puissent observer tous les commandements, l>ar conséquent persévérer dans la justification et se. sauver. - — Cette assertion est un point de foi, comme nous le verrons dans les documents que nous citerons. Elle est contenue d’abord dans l’enseignement de

Jésus : « Car mon joug est doux et mon fardeau léger. » Matth., xi, 30. « Le joug est une image rabbinique qui exprime la direction ou la discipline. » Rose, Évangile selon saint Matthieu, Paris, 1906, p. 91. Le Christ parle donc ici de l’ensemble de ses préceptes que ses disciples doivent mettre en pratique : la réalisation de cette perfection est à leur portée et n’est pas une discipline insupportable comme était celle des Pharisiens. Mais, comme nous savons, d’autre part, que l’homme, même justifié, a besoin de grâces actuelles pour observer les commandements divins, nous concluons de la parole de Jésus que tous les justes auront ces grâces, de telle sorte que le fardeau imposé par le Christ leur sera réellement léger. C’est dans le même sens qu’il faut entendre les paroles de saint Jean : « Car c’est aimer Dieu que de garder ses commandements. Et ses commandements ne sont pas pénibles, parce que tout ce qui est né de Dieu remporte la victoire sur le monde, et la victoire qui a vaincu le monde, c’est notre foi. » I Joa., v, 3, 4. C’est par la foi que l’homme devient fils de Dieu, qu’il reçoit la grâce sanctifiante et a droit aux grâces actuelles au moyen desquelles il peut vaincre les assauts de l’esprit mondain ; c’est grâce à cette force que les commandements divins ne sont pas pénibles pour celui qui est né de Dieu, c’est-à-dire justifié.

Saint Paul enseigne que les justes, comme tels, sont dans la condition voulue pour être sauvés, que par conséquent rien ne leur manque pour atteindre ce but. Rom., v, 8-10 ; vin. Spécialement il leur promet le secours divin requis pour résister aux tentations. I Cor., x, 13.

Saint Augustin inculque cette assertion : que Dieu n’abandonne pas le juste si celui-ci ne se sépare pas de lui, que Dieu accorde à l’homme tout ce qu’il lui faut pour persévérer. Enarr. in ps. xxxix, n. 27, P. L., t. xxxvi, col. 450 sq. ; De natura et gratia, n. 29, P. L., t. xliv, col. 261.

Le IIe concile d’Orange a porté cette définition : « D’après la foi catholique nous croyons qu’après avoir reçu, parle baptême, la grâce, tous les baptisés, par le secours et la coopération du Christ, peuvent et doivent, s’ils veulent fidèlement coopérer, accomplir tout ce qui est requis au salut de leur âme. » Denzinger-Bannwart, n. 200. Le concile de Trente définit aussi que l’observation des commandements n’est pas impossible à l’homme justifié. Sess. vi, c. xi, Denzinger-Bannwart, n. 804, et can. 18, n. 828. Ensuite Innocent X a déclaré hérétique cette proposition de Jansénius : « Certains préceptes de Dieu sont impossibles aux hommes justes, (même) s’ils veulent (les observer) et s’y efforcent, avec les forces qu’ils ont dans cette vie : il leur manque aussi la grâce au moyen de laquelle l’(observation) en deviendrait possible. » Denzinger-Bannwart, n. 1092. Enfin le concile du Vatican affirme de nouveau que les justes, par la grâce de Dieu, peuvent persévérer. Sess. iii, c. iii, Denzinger-Bannwart, n. 1794.

La providence divine dispose donc les événements et distribue ses secours de façon que tous les justes soient en état d’éviter toujours le péché mortel ; ceci est vrai de tous les justes, même de ceux qui se trouveraient en dehors de la vraie Église du Christ ; néanmoins ceux qui sont réellement incorporés à la société instituée par Jésus reçoivent, en général, plus de grâces que les autres, et c’est dans cette société que le Sauveur choisit ces hommes dans lesquels il réalise, avec leur libre coopération, la sainteté héroïque. L’abondance des secours divins internes et leur efficacité se manifestent dans cette sainteté, qui est la note caractéristique de la vraie Église du Christ.

2° Les pécheurs doivent, dans la matière qui nous occupe, être l’objet d’une mention spéciale et les théologiens leur consacrent une thèse qui, communément, s’énonce dans les termes suivants : Aux pécheurs qui ont la foi, marrie à ceux qui sont obstinés dans le mal. Dieu accorde le secours suffisant pour qu’ils puissent se convertir.

1. La première partie de la proposition est considérée comme étant de foi ; la seconde, celle qui concerne les obstinés, comme théologiquement certaine. Cependant, remarque M. Van Noort, De gralia, Amsterdam, 1903, n. 90, à considérer les déclarations des conciles et la prédication ordinaire et universelle, telle qu’elle se fait de nos jours, on ne voit pas comment la seconde partie de la thèse ne soit pas de foi aussi bien que la première.

La démonstration de la thèse a son point de départ dans les assertions scripturaires concernant la miséricorde divine à l’égard des pécheurs. Celle-ci est décrite en des termes qui en font ressortir l’étendue, qui nous montrent Dieu voulant la conversion des pécheurs, même des plus misérables ; il faut donc admettre que I)ieu donne les moyens (c’est-à-dire les grâces actuelles) requis à la conversion. « Je suis vivant, dit Jéhovah ; je ne prends pas plaisir à la mort du pécheur, mais à ce que le méchant se détourne de sa voie et qu’il vive. » Ezcch., xxxiii, 11. La sollicitude spéciale du Christ pour les pécheurs est attestée par le fait qu’il accepte de prendre part à leur repas et par la réponse qu’il fait à ceux qui s’en étonnent : « Je ne suis pas venu appeler à la pénitence les justes, mais les pécheurs. » Luc, v, 32. Saint Paul exalte la longanimité de Dieu qui invite les pécheurs à la pénitence. Rom., ii, 4. Saint Pierre parle de même et assure que Dieu ne veut pas qu’aucun pécheur périsse, mais veut que tous viennent à la pénitence. II Pet., ni, 9.

Quant à la doctrine des Pères sur ce point, voir les indications de Bellarmin, De gratia et libero arbitrio, 1. II, c. v ; de Pesch, Præleclioncs dogmaticæ, t. v, n. 224, 292, 297 ; de Rouët de Journel, Encluridion palrislicum, Fribourg-en-Brisgau, 1911, n. 346 de l’Index theologicus.

Suarez, De gralia, 1. IV, c. x, n. 1, Opéra omnia, t. viii, p. 305, invoque, à l’appui de la thèse dont il s’agit, deux déclarations du concile de Trente ; mais il semble qu’elles ne constituent pas un argument valide. En effet, l’une, sess. vi, c. xiv et can. 29, Denzinger-Bannwart, n. 807, 839, affirme que ceux qui, par leur péché, ont perdu la grâce de la justification peuvent récupérer celle-ci sous une excitation divine au moyen du sacrement de la pénitence. L’autre déclaration, sess. xiv, c. i, Denzinger-Bannwart, n. 894, établit la nécessité du sacrement de pénitence pour obtenir le pardon des péchés commis après le baptême. Certains théologiens proposent l’argument suivant : Tout pécheur a l’obligation de se convertir ; or, s’il ne recevait aucune grâce, il ne pourrait avoir cette obligation ; donc il n’est pas privé de toute grâce. Je concède la majeure ; mais je distingue la mineure ; s’il ne recevait aucune grâce, parce que lui-même met obstacle à la réception de cette grâce, je nie la mineure ; s’il ne recevait aucune grâce alors même qu’il n’y met pas obstacle, je concède. Je distingue de la même façon la conclusion. Voici comment se justifie la distinction : un homme qui a la foi, en état de péché mortel, peut naturellement, c’est-à-dire sans une excitation interne et surnaturelle, penser à l’obligation qu’il a de se convertir ; il peut, par exemple, rencontrer quelqu’un qui lui rappelle l’obligation de faire la confession pascale et il peut immédiatement refuser de satisfaire à ce devoir ; cet homme n’en reste pas moins obligé à se convertir et il a pensé à cette obligation, sans qu’une grâce surnaturelle soit intervenue. Cet homme cependant a eu l’occasion de faire un acte bon, au moins naturel ; s’il l’avait fait, il n’aurait pas mis obstacle à la grâce interne. L’homme peut donc transgresser la loi de Dieu et être formellement coupable sans qu’une

grâce surnaturelle ne l’ait auparavant excité à satisfaire à la loi ; par le péché, et par la répétition des péchés, l’homme met un obstacle à la réception de la grâce. Dans ces lignes nous avons apprécié l’argument proposé et montré qu’il ne répugne pas que, dans un cas particulier, l’homme soit oblige de se convertir, même hic et nunc, et que néanmoins il ne soit pas excité surnaturellement à cet acte, parce qu’il a lui-même mis obstacle, par un nouveau péché, à l’effusion de la grâce divine. Nous ne pouvons pas déterminer les cas particuliers où Dieu concède des grâces actuelles, mais, d’une manière générale, nous pouvons dire qu’il le fait surtout lorsque l’homme doit observer un précepte surnaturel et principalement au moment de la mort. Y a-t-il des hommes qui, après avoir passé un long temps dans le désordre moral, après avoir multiplié leurs péchés et résisté fréquemment aux grâces divines, n’en reçoivent plus ? Nous ne saurions donner à cette question une réponse péremptoire. Dieu peut permettre qu’un homme, dans l’acte même du péché mortel, perde l’usage de la raison, ou meure. II semble que Dieu pourrait aussi permettre qu’un homme, tout en conservant l’usage de la raison, ne reçoive plus de grâces actuelles internes ; notre thèse ne dit pas plus que ceci : à tous les pécheurs Dieu donne les grâces suffisantes à leur conversion. Quoi qu’il en soit de la question posée, il faut éviter certaines assertions, qu’on entend parfois, comme celle-ci : il y a pour chaque individu un nombre déterminé de péchés au delà duquel Dieu n’accordera plus de grâces. Cf. Tanquerey, Synopsis theologise dogmaticæ, 2e édit., Tournai, 1895, De gralia, n. 88.

2. Il n’y a aucun nombre de péchés, aucun degré de malice qui, considéré objectivement, pose une limite à l’exercice de la miséricorde divine ; c’est pourquoi les théologiens enseignent que Dieu accorde aux pécheurs, même obstinés, les grâces suffisantes à leur conversion. L’obstination consiste dans une certaine fermeté de la volonté dans son adhésion au mal moral. L’obstination est complète, quand il n’y a plus possibilité de conversion ; c’est le cas pour les démons et les hommes damnés. L’obstination est incomplète quand il y a possibilité, mais grande difficulté pour la volonté à changer son orientation. Sur cet état, voir S. Bernard, De considération ^ 1. I, c. ii, n. 3, P. L., t. clxxxii, col. 738 ; S.Thomas, De verilale, q. xxiv, a. Il ; Sum. theol., I a IL, q. lxxix, a. 3 ; Lessius, De divinis perfectionibus, 1. XIII, c. xiv, n. 31 ; Billot, De personali et originali peccato, Prato, 1910, p. 90 sq. L’obstination incomplète, celle à laquelle l’homme peut être sujet sur cette terre, a pour cause efficiente l’homme lui-même qui, par la répétition des péchés, engendre en lui l’habitude perverse, d’où dérivent l’inclination intense ainsi que la promptitude à commettre de nouveaux actes mauvais et la difficulté à renoncer aux habitudes invétérées ; l’homme devient aussi cause méritoire (causa meriloria), parce que, par l’abus qu’il fait des grâces précédentes, il s’attire, comme peine, la diminution de grâces ultérieures. Cf. Van Noort, op. cit., n. 90. Il pourrait se faire aussi qu’il résulte une certaine obstination d’un seul péché commis avec une malice extraordinaire.

Nous disons que Dieu accorde des grâces suffisantes même aux pécheurs obstinés, a) parce qu’il n’est aucun péché, ni aucun nombre de péchés dont l’homme ne puisse obtenir le pardon, cf. S. Thomas, Sum. theol., D II æ, q. lxxxvi, a. 1 ; b) parce que la miséricorde divine est décrite dans l’Écriture et par les Pères comme s’étendant jusqu’aux extrêmes misères ; c) parce que Dieu donne aux pécheurs, même obstinés, tant d’occasions de conversion, tant de secours externes : nous ne pouvons douter que Dieu n’accorde en même temps les excitations internes suffisantes à la conversion.

3° Tous les infidèles négatifs reçoivent de Dieu le secours suffisant pour qu’ils puissent se sauver. — 1. Nous parlons ici des infidèles négatifs, c’est-à-dire de ceux qui n’ont pas la foi, mais sans Eaute de leur part, de ceux qui n’ont pas refusé d’admettre la révélation chrétienne, mais n’ont pas eu l’occasion d’y adhérer. Les infidèles positifs rentrent dans la catégorie des pécheurs.

Nous disons aussi le secours suffisant, admettant que ce secours peut être ou remote ou proxime sufficiens, et nous abstenant de préciser plus loin la nature de ce secours. Dans ce sens, la proposition est défendue communément par les théologiens et tenue pour theologiquement certaine.

Sa démonstration repose d’abord sur le texte de saint Paul : « Avant tout j’exhorte donc à faire des prières… pour tous les hommes… Cela est bon et agréable aux yeux de Dieu notre Sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. » I Tim., ii, 1-4. Ce texte, tel qu’il est aujourd’hui communément expliqué, contient l’affirmation de la volonté salvifique de Dieu, étendue du moins à tous les adultes. Cette volonté salvifique ne peut être véritable et sérieuse que si Dieu accorde à ious les adultes le secours suffisant, au moins remote sufficiens, pour le salut de chacun. La concession du secours suffisant est confirmée par ces paroles de saint Jean : « Il (le Verbe) était la vraie lumière qui éclaire tout homme. » Joa., i, 9. Sans entrer ici dans l’exposé des divergences d’opinions concernant le texte original lui-même et son interprétation, nous pouvons affirmer que des Pères et des commentateurs en très grand nombre virent dans ces paroles l’affirmation que Dieu, de son côté, accorde une lumière surnaturelle à tout homme adulte, qui, d’autre part, ne met pas d’obstacle a la réception de son concours. L’enseignement des Pères concernant ce point a été étudié récemment avec beaucoup de soin et de compétence par M. Capéran, Le problème du salut des infidèles. Essai historique, Paris, 1912. C’est une doctrine traditionnelle que tous les hommes peuvent se sauver et qu’ils reçoivent ce qui leur est requis pour atteindre ce but. C’est dans ce sens que les Pères, avant le pélagianisme, ont interprété le texte de saint Paul. I Tim., ii, 1-4. Saint Augustin l’a expliqué d’une autre façon, mais n’a pas été suivi. Cf. Capéran, op. cit., p. 49, 93, 97-103 ; pour saint Augustin, p. 116 sq. Parmi les Pères, dont le témoignage est particulièrement important, il faut citer Orcse, Liber apologeticus contra Pelagium de arbitra liberlale, n. 19-21, P. L., t. xxxi, col. 1188-1190, et surtout l’auteur du De vocatione omnium geniium qui cherche explicitement la solution de cette question : Quseritur ulrum velit Dcus omnes homines salvos fieri et quia negari hoc non potest, cur volunlas omnipotentis non impleatur, inquiritur. L’auteur enseigne, comme saint Augustin, que les vertus des païens ne sont pas des vertus véritables, que la foi, nécessaire au salut, est un don absolument gratuit, que cependant Dieu veut sincèrement sauver tous les hommes, qu’il donne à tous les grâces générales, mais qu’il ne donne pas à tous les grâces spéciales. De vocatione omnium gentium, 1. II, c. xi, xxv, P. L., t. li, col. 706, 710 sq. « La distinction entre les dona generalia et les munera specialia est très heureuse, dit M. Capéran, op. cil., p. 141. L’originalité du De vocatione omnium geniium consiste justement en ce que l’auteur s’en est servi pour expliquer le passage de saint Paul dont les pélagiens se prévalaient contre les augustiniens. » C’est par cette distinction que se dissipe l’antinomie apparente de la question que l’auteur s’est proposé de résoudre et il l’a trouvée implicite dans le texte de saint Paul : Sidvalor omnium liominum, maxime fulelium, I Tim., iv, 10 : « cette maxime, très simple dans sa concision et très énergique, si on la considère d’un regard calme, dirime toute la controverse en ques tion. En disant : Qui est salvalor omnium hominum, l’apôtre confirme que la bonté de Dieu s’étend, universelle, sur tous les hommes. Mais en ajoutant : maxime fulelium, il montre qu’une portion du genre humain, moyennant le mérite d’une foi divinement inspirée, est élevée par des bienfaits spéciaux au suprême et éternel salut. Cela se passe sans aucune iniquité de la part d’un Dieu très juste et très miséricordieux, dont le jugement en ces dispensations de grâce ne doit pas être discuté avec arrogance mais loué avec tremblement. » De vocatione omnium geniium, 1. II, c. xxxi, col. 716. Dans un second synode tenu à Arles, vers 475, on condamna l’opinion d’après laquelle le Christ n’est pas mort pour tous, et n’a pas voulu le salut de tous les hommes ; on ne peut admettre non plus que le damné n’a pas reçu les secours nécessaires au salut. Cf. Hefele, Histoire des conciles, trad. Leclercq, t. ii, p. 909 sq. Les seolastiques ont accentué l’enseignement de la volonté salvifique étendue à tous les hommes et mis en lumière cette loi providentielle : des moyens de salut sont olïerts à tous les hommes. Ils ont aussi rencontré les diverses objections que suscite cette assertion, notamment celle qui concerne la nécessité de la foi et la nécessité d’appartenir à l’Église. Ce n’est pas ici l’endroit d’exposer en détail ce qui concerne ces matières. Cf. Capéran, op. cit., p. 109-218. Voir Église, t. iv, col. 2155-2175 ; Foi, t. vi, col. 512.

Parmi les erreurs jansénistes condamnées en 1690 par Alexandre VIII nous trouvons cette proposition : « Les païens, les juifs, les hérétiques et d’autres semblables ne reçoivent aucune influence de Jésus-Christ, d’où l’on conclut logiquement qu’il n’y a en eux qu’une volonté nue et impuissante, sans aucune grâce suffisante. » Denzinger-Bannwart, n. 1295. Il faut donc admettre que l’influence du Christ s’étend aussi aux païens, etc., que la grâce suffisante est donnée aussi aux personnes infidèles, etc. ; on ne pourrait cependant pas conclure de ce texte que tous les païens, juifs, hérétiques, etc., reçoivent de fait la grâce suffisante. Le texte ne fait pas plus qu’énumérer des catégories de personnes auxquelles la grâce est accordée. Mais la doctrine qui a dicté la condamnation est celle qui concerne la volonté salvifique de Dieu et qui affirme que Dieu donne à tous les hommes le secours suffisant au salut. C’est ce principe qui constitue la raison théologique de la proposition que nous avons démontrée.

2. Mais la difficulté surgit quand il faut expliquer comment Dieu réalise sa volonté salvifique, notamment comment il rend possible la foi nécessaire au salut, étant donné que tant d’hommes semblent privés de toute connaissance concernant la révélation divine. Ce n’est pas cette question qu’il nous faut traiter ici. M. Capéran. dans l’Essai théologique, qui fait suite à son Essai historique, nous paraît avoir bien exposé et défendu la solution de ce problème, voir surtout p. 83 sq. Mais la foi n’est pas la première grâce, il y a des grâces qui précèdent la foi, cf. Denzinger-Bannwart, n. 1376, 1377, 1379 ; il peut y avoir des secours, destinés immédiatement à donner à l’homme le moyen d’éviter le péché et qui ne sont pas encore un moyen immédiat d’arriver à la foi. Pour expliquer la proposition démontrée plus haut, nous devons donner des éclaircissements sur le terme secours suffisant.

Remarquons d’abord que les théologiens se contentent d’enseigner que tous les hommes auront le secours au moins remole sufficiens ad salutem. Que faut-il entendre par là ? Plusieurs admettent, sous cette dénomination, des motions surnaturelles quoad modum lantum, c’est-à-dire des impulsions, en elles-mêmes naturelles, mais ordonnées par Dieu à des secours surnaturels dans leur entité, que l’homme recevra s’il coopère aux premières motions. Nous avons exposé ci-dessus que l’existence des secours quoad modum surnaturels n’est pas certaine. De plus, nous pensons qu’on ne pourrait condamner l’opinion qui dirait qu’un païen a eu le secours remole suffleiens ad salutem, même sans recevoir des illuminations ou inspirations internes, quoad modum surnaturelles. Voici pourquoi : un adulte a la capacité morale d’observer, sans la grâce, la loi naturelle pendant un certain temps et d’éviter tout péché mortel ; pendant ce temps néanmoins il peut pécher mortellement et multiplier les péchés. Si donc un adulte s’adonne au péché, il met lui-même obstacle à la bienveillance divine à son égard, il semble que Dieu peut permettre qu’il reste dans cette misère et qu’il y meure ; alors il sera damné pour ses propres péchés personnels, nullement pour le seul péché originel, ni pour l’absence de la foi en lui. Dans le casque nous venons d’indiquer, l’homme semble avoir eu le secours suffisant ; car, comme le dit saint Thomas, Conl. gent., 1. III, c. clxiii, Dieu aide l’homme à éviter le péché aussi au moyen de la lumière naturelle de la raison et au moyen d’autres biens naturels qu’il confère. Cette remarque est encore confirmée par Sylvestre le Ferrarais, Commenturius in Summum contra gentiles, 1. III, c. clix, Lyon, 1586, p. 600, qui, parlant du pécheur, dit qu’il doit attribuer à lui-même de rester privé de la grâce (sanctifiante), même s’il n’a pas le secours divin requis pour se préparer à la grâce (sanctifiante) : eliam déficiente sibi divino auxilio ad gralise pra’paralioncm necessario. Cet auteur admet, donc que le pécheur puisse, en raison de sa culpabilité, rester privé de grâces actuelles ordonnées à la préparation à la justification ; ne peut-on pas dire la même chose du païen, dont il est question ?

Quoi qu’il en soit, il est une doctrine de saint Thomas, Suni. theol., I il If, q. lxxxix, a. 61, dont il faut tenir compte. Il y enseigne que tout homme, même le païen, quand il est arrivé au plein usage de la raison et est par conséquent capable de délibérer, doit ou bien s’ordonner lui-même à sa véritable fin qui est Dieu, ou bien s’en détourner en plaçant sa fin dernière ou son bonheur définitif en des biens créés ; dans le premier cas, l’homme, d’après saint Thomas, est justifié, c’est-à-dire qu’il a la grâce sanctifiante ; dans le second cas, il commet un péché mortel. Cf. Pègues, Commentaire français littéral de la Somme théologique de saint Thomas, Toulouse, 1913, t. viii, p. 816 sq. De cette doctrine, il résulte que tout homme, au moment où il doit poser l’acte décrit ci-dessus, est ]>révenu d’une grâce proprement dite, qu’il peut, au moins, par inspiration divine interne, faire un acte de foi surnaturelle ; il faut donc, d’après cette opinion, admettre que Dieu accorde de fait à tous les hommes les grâces actuelles suffisantes à l’acte de foi et à l’acte de charité par lequel ils puissent s’ordonner vers leur fin dernière surnaturelle. D’après cette donnée le secours suffisant au salut comprendrait donc toujours des grâces actuelles proprement dites, c’est-à-dire des illuminations et des inspirations surnaturelles. Tous les commentateurs n’interprètent pas de même façon la pensée de saint Thomas. Le cardinal Billot, par exemple. De virtutibus infusis, Rome, 1901, thés. vu, p. 172, admet aussi que, pour l’adulte, il n’y a pas de milieu entre l’état de grâce et l’état de péché mortel personnel, mais avec cette restriction régulariter saltem loquendo, et par cela il entend le cas de l’adulte auquel est parvenue déjà la connaissance de la révélation et de la fin surnaturelle. D’autres auteurs entendent la doctrine exposée d’une façon absolue, en ce sens qu’elle concerne tout adulte sans exception. Voir aussi Schifflni, De gratia divina, n. 310, 315. Mais alors à l’enseignement de saint Thomas, on pourrait opposer ce que saint Thomas dit lui-même, De vcrilale, q. xiv,

aH, ad 1 : Il n’a aucun inconvénient à admettre

que tout homme doit croire explicitement certaines vérités, même s’il s’agit de quelqu’un qui est élevé dans DICT. DE THÉOL. C.VIHOL.

les bois ou au milieu des animaux : car c’est une fonction de la providence divine de procurer à chacun les moyens nécessaires au salut, pourvu qu’il n’y mette pas obstacle. Si quelqu’un, élevé comme nous l’avons dit, se conforme à ce que dicte sa raison naturelle dans la poursuite du bien et la fuite du mal, il faut tenir absolument que Dieu, ou bien par une inspiration interne révélerait à cet homme les vérités qu’il doit croire, ou bien lui enverrait un prédicateur de la foi, comme il a envoyé Pierre à Corneille. » Ce qui attire ici notre attention, c’est l’assertion : si quelqu’un, élevé comme nous l’avons dit, se conforme à ce que dicte sa raison naturelle ; il semblerait, à première vue, que saint Thomas veut dire : si un homme, éclairé par sa raison naturelle, observe pendant un certain temps la loi naturelle et évite tout péché mortel, Dieu lui accordera d’arriver à la foi proprement dite et surnaturelle. Si telle était la pensée de saint Thomas, elle ne s’accorderait pas avec la thèse qu’il défend dans la Somme et où il dit que tout homme, arrivé à l’âge de discrétion proprement dite, se trouve dans la nécessité de s’orienter dans la recherche de son bonheur, et d’être justifié ou de commettre le péché mortel. Voici une solution qu’on nou, a proposée : dans la réponse du livre De vcritale, les paroles : si ductum naturalis ralionis scquereliir in appelitu boni et fuga mali, peuvent s’entendre du premier moment où la raison naturelle s’éveille et où l’homme délibère. C’est alors même que Dieu intervient, et cet homme, allant à Dieu, conduit par sa raison naturelle, atteint, par l’inspiration intérieure et par la foi, Dieu sous sa raison de fin surnaturelle. Tout en suivant les préceptes que dicte la raison naturelle, cet homme aurait cependant de Dieu une connaissance surnaturelle, la foi suivie d’un amour surnaturel, et serait justifié par l’infusion de la grâce sanctifiante. On pourrait encore proposer une autre interprétation : cet homme, à supposer même que dans son premier acte il n’eût pas été à Dieu comme il devrait et que par suite il se trouvât en état de péché mortel, pourrait cependant, dans la suite de sa vie, observer les préceptes de la loi naturelle, et, sous le coup de grâces actuelles suffisantes que Dieu accorde à tout homme, s’orienter vers Dieu au moins tel qu’il peut le connaître par sa raison ; s’il fait cela, Dieu complétera dans ce mouvement (soit par inspiration interne, soit par un prédicateur) tout ce qu’il faudra pour que ce mouvement soit surnaturel et puisse aboutir à la sanctification du sujet. Nous croyons donc que la réponse de saint Thomas ne s’oppose pas à sa doctrine exposée plus haut. L’interprétation que donne de cette réponse M. Capéran, op. cit., Essai théologique, p. 49, semble difficile à admettre : « Estimant que la foi explicite à l’incarnation, à la rédemption et à la trinité est indispensable à partir de la promulgation de l’Évangile, Thomas d’Aquin enseigne que tout infidèle qui fait de son mieux ne mourra pas sans avoir connu ces mystères, cela ne veut pas dire que l’infidèle n’obtienne la grâce de la justification qu’après les avoir connus. » Mais si l’homme est déjà sanctifié, il peut donc être sauvé : il n’encourra donc pas nécessairement la damnation, comme le disait l’objection à laquelle répond saint Thomas. Sur la doctrine de saint Thomas, concernant le point qui nous occupe on lira aussi avec utilité un article de M. de Guibert, dans le Bulletin de tittérature ecclésiastique, Toulouse, 1913, p. 337 sq.

Le P. Schifflni, op. cit., n. 313, indique ainsi les étapes par lesquelles le païen adulte peut parvenir à la foi et à la conversion : quand l’infidèle arrive à l’usage de la raison, son intelligence lui dicte l’existence de Dieu. Dieu alors, par des grâces actuelles, l’illumine et l’inspire pour qu’il reconnaisse l’existence de l’Être suprême et conçoive le désir d’une connaissance plus parfaite de la vraie religion et de la morale. Si l’infidèle

VI. — 51 ne correspond pas à cette première vocation, Dieu ne donne pas des secours proxime sufficienles à la foi surnaturelle. Mais plus tard Dieu renouvelle ses motions salutaires. Si le païen y consent et y coopère, Dieu donne des secours ultérieurs pour qu’il puisse concevoir la foi formelle et parfaite. Si le païen consent a cela, Dieu donne la grâce pour qu’il puisse recevoir le sacrement de baptême ou le sacrement de désir.

4° La doctrine, que nous avons exposée, est parfois exprimée par l’adage : Facicnti quod in se est, Deus non dclî gai ïjrutiafii. Les scolastiques anciens ont donné cette formule d’après des expressions analogues trouvées chez les Pères. Cf. Tabarelli, De gratia Christi. Rome, 1908, p. 132. La plupart des anciens scolastiques ont entendu cette assertion en ce sens : à celui qui, au moyen du secours de grâces actuelles, fait ce qu’il peut, Dieu ne refuse pas la grâce sanctifiante. Voir, à ce sujet, S. Bonaventurc, In IV Sent., 1. II, dis t. XXVIII, a. 2, q. 1, Opéra, t. ii, p. G82 ; S. Thomas, Sum. theol., I » II’. q. cix, a. 6 ; q. cxii, a. 3 ; l’auteur de l’opuscule, Compendium totius theologicæ veritalis, cf. la note du D r Bittremieux, dans Paslor bonus, 1913, t. xxv, p. 650 sq. : Cajétan, In Sum. theol., I a II"’, q. cix, a. 6 ; sur d’autres auteurs, voir Palmieri, De gratia actuali, thés, xxxiv, n. 5, p. 302 sq. Mais Molina, Concordia, q. xiv, a. 13, disp. X, Paris, 1876, p. 43, explique l’adage en ce sens : à celui qui fait ce qu’il peut par ses énergies naturelles Dieu donne toujours les secours actuels suffisants pour qu’il arrive à la foi et ultérieurement à la justification. Cette explication est, pour Molina, l’expression d’une thèse concernant la distribution de la grâce. Quoiqu’il enseigne que les bonnes œuvres naturelles ne peuvent d’aucune manière exiger ou mériter une grâce, il soutient cependant que le Christ a obtenu que fût établie par Dieu cette règle : à tout homme qui, par ses seules forces naturelles, fera le bien moral qu’il peut, le secours de la grâce sera accordé, de façon que le salut de l’homme, aussi longtemps qu’il vit sur la terre, dépend de son libre arbitre ; Molina établit ainsi une connexion infaillible entre une vie naturellement honnête et la concession de la première grâce. La même opinion est défendue par Suarez, De gratia, 1. IV, c. xv sq., Opéra, t. viii, p. 310 ; Lessius, De gratia efficaci, c. x ; par Mazzella, op. cit., n. 863 ; Jungmann, De gratia, h. 212 sq. ; Pesch, op. cit., t. v n. 215 ; Mgr WalTelært, Méditations lliéologiques, t. i, p. 79 sq. L’opinion ne peut pas être taxée de semipélagianisme ; cette hérésie enseignait au fond que les bonnes œuvres naturelles étaient d’elles-mêmes un titre exigitif à recevoir la grâce ; Molina, et ceux qui le suivent, nient cela et tiennent que les bonnes œuvres naturelles ne sont pas autre chose qu’une disposition négative à la grâce, en ce sens qu’elles empêchent l’homme d’y mettre positivement obstacle par le péché. C’est pourquoi l’opinion de Molina ne méritait pas la censure que lui infligeait l’Assemblée du clergé de France, en 1700. Cf. Hugort, Hors de f Église point de salut, Paris, 1907, p. 91. Néanmoins l’opinion de Molina ne semble pas solidement étayée, parce qu’il admet une connexion infaillible entre la vie honnête naturelle et la concession de la grâce. D’où Vient celle infaillible connexion’? Elle vient d’un pacte que Dieu aurait fait avec le Christ, ou d’une règle que Dieu se serait tracée, d’après lesquels il accorderait la grâce à tout homme qui évite le péché mortel. Mais nous n’avons aucun argument par lequel on puisse démontrer l’existence de ce pacte ou de cette règle. De plus, il nous semble que ce décret, que l’on attribue à Dieu, n’est pas conciliable avec la gratuité, sainement en tendue, qui appartient à la notion de la grâce. Cette gratuité, en elfet, implique que dans l’homme et dans ses (envies naturelles il n’y a de fait aucun titre à recevoir la première grâce. Or si l’on dit que la vie honnête naturelle est de fait une condition à laquelle Dieu a

infailliblement rattaché la concession de la grâce, on doit logiquement conclure que la vie honnête naturelle esl devenue en réalité, par une disposition divine, un titre à recevoir la grâce : d’où contradiction.

lui fin il est impossible de déterminer ce que comporte la vie honnête pour qu’elle soit la condition à laquelle Dieu donnerait la grâce. On trouvera ces arguments développés par Ilugon, op. cit., p. 84 sq. ; Schifhni, De gratia divina, n. 306 sq., 313, 319 ; Tabarelli, op. cit., p. 128-136 ; Billot, De gratia Christi, p. 198-204. Nous dirons donc avec saint Thomas : « Le seul fait de ne pas mettre obstacle à la grâce est déjà l’œuvre de la grâce. » In Epist. ad Hcbrœos, c. xii, lect. iii, Comment, in omnes S. Pauli Epistolas, Turin, 1896, t. ii, p. 436. Qu’on ne nous oppose pas un texte de Pie IX dans sa lettre adressée aux évêques d’Italie, le 10 août 1863, Denzinger-Bannwart, n.1677 : car Pie IX n’y dit pas que ceux qui ignorent invinciblement notre religion observent la loi naturelle sans le secours de la grâce. Il se peut que les infidèles, avec le secours de la grâce, observent la loi naturelle pendant un certain temps, avant d’arriver à la foi surnaturelle. Notons en dernier lieu que les bonnes dispositions naturelles, les bonnes habitudes acquises, surtout un jugement droit et une naturelle connaissance vraie concernant Dieu, sans être un titre à recevoir la grâce, sont cependant utiles au salut ; car elles rendent plus facile la coopération à la grâce, parce qu’elles enlèvent chez l’homme ce qui est un obstacle à cette coopération, en particulier les faux préjugés et les vices.


II. GRACE HABITUELLE OU SANCTIFIANTE

Dans l’article précédent, nous avons établi l’existence de la grâce considérée en général, en tant qu’elle est une réalité interne à l’homme et surnaturelle ; nous avons constaté aussi une double fonction de la grâce : elle est une force permettant à l’homme d’éviter le péché mortel et d’accomplir ses devoirs ; elle est aussi un principe de surnaturalisation, rendant formellement salutaire l’activité qui dérive d’elle. Nous devons maintenant rechercher l’essence de la grâce et nous divisons la matière de cette enquête en deux grandes parties : l’une a pour objet la grâce habituelle ou sanctifiante, l’autre, la grâce actuelle. Sur la grâce sanctifiante :

I. Existence II. Essence. III. Effets. IV. Propriétés. V. Dispositions requises pour la recevoir. VI. Causes.

1. Existence. —

Données scripluraires.


1. Le Christ, comme nous l’avons indiqué plus haut, a enseigné que l’homme, pour être sauvé, doit renaître spirituellement, être par conséquent vitalement transformé. Ioa., iii, 3, 5. Le principe de cette vie est une influence vivifiante, qui part du Christ, vivifie l’homme et l’unit au Christ. Joa., xv, 1-5.

2. Saint Paul enseigne que l’homme est rendu juste et saint, non par ses propres efforts ou ses œuvres personnelles, mais par un don gratuit de Dieu. Rom., iii, 21-22 ; Tit., iii, 4-7. Cf. Prat, op. cit., t. ii, p. 350-366. Voir Justification. Ce don comporte la rémission des péchés : du péché originel, Rom., v, 18-19, des péchés personnels, I Cor., VI, 11, et une réelle rénovation de l’homme, une naissance nouvelle, Tit., iii, 4-7 ; cette naissance nouvelle donne une nouvelle nature, car par cette naissance l’homme est une nouvelle créature, Eph., ii, 8-10 ; Gal., vi, 15, et ce par quoi il est créature nouvelle est aussi ce par quoi il devient capable d’une activité salutaire, Eph., ii, 8-10, qui est une vie nouvelle. Rom., vi, 3-6 ; Gal., ii, 20.

Il s’agit donc ici d’un étal de sainteté et il est réalisé par une réalité, une nature permanente infuse dans l’âme humaine. Cet état de sainteté (et la réalité qui la constitue) est caractérisé ultérieurement par une triple relation qui lui est indissolublement inhérente : une relation avec Dieu le Père, dont le juste est le fils adop