Dictionnaire de théologie catholique/NOMINALISME I. Le nominalisme du XIIè siècle : le problème des universaux
NOMINALISME. — Dans l’histoire de la philosophie et de la théologie chrétiennes, on voit paraître des nominalistes à deux époques : xie et xiie siècles, xive et xve siècles. Nous avons à déterminer pour chaque époque le sens du mot nominalis et si, de l’une à l’autre, il garde une signification unique.
Qu’il y ait un ou plusieurs nominalismes médiévaux, il s’agit toujours de la constitution d’espèces philosophiques et théologiques distinctes : problème qui paraît d’une extrême difficulté à l’histoire doctrinale, de plus en plus défiante des généralisations et préoccupée de sauver la singularité des doctrines. En tout cas, la définition de l’espèce ne semble possible qu’à partir de monographies, qui nous font ici défaut presque totalement, même pour les plus célèbres des nominalistes.
Devant cette difficulté, nous avons essayé d’un procédé qui n’est point sans péril : choisir, en donnant les raisons de ce choix, deux types de nominalistes : Abélard, pour le xiie siècle, Occam, pour le xive — et construire sur ces deux exemples une définition hypothétique du nominalisme médiéval.
Limité à des hypothèses, nous espérons, en les formulant, qu’elles ne seront pas inutiles à l’avancement de nos connaissances sur ces nominales qui ouvrent et ferment l’âge métaphysique du Moyen Age occidental.
I. Le nominalisme du xiie siècle : le problème des
universaux.
II. Le nominalisme du xive siècle : les
universaux et la connaissance humaine (col. 733).
III. Le nominalisme du xive siècle : Dieu (col. 754).
IV. Conclusions (col. 782).
I. Le nominalisme du XII siècle : le problème des universaux.
Nous étudierons successivement :
1° Le témoignage des contemporains ;
2° Le problème des universaux ;
3° la non-réalité des universaux ;
4° ce qu’est l’universel : un signe, vox, nomen, sermo ;
5° la signification des universaux ;
6° conclusions générales.
1° Le témoignage des contemporains.
On peut répartir en trois groupes les témoignages que l’on apporte communément sur le nominalisme au xiie siècle. Cette mise en ordre fera apparaître dans son milieu, à son rang, la doctrine d’Abélard.
1. L’enseignement de la dialectique in voce.
A l’aube du xiie siècle, Odon de Tournai († 1113) s’oppose à Raimbert de Lille : dialeclicam non juxta quosdam modernos in voce, sed more Boethii antiquoram doctorum in re discipulis legebat. Unde et magiste Ruinbertus qui eodem tempore in oppido Insulensi dialecticam clericis suis in voce legebat… Herimanni liber de restauratione S. Martini Tornac., cité par Reiners, Der Nominalismus in der Frühscholastik, dans Beiträgezur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, t. viii, fasc. 5, p. 11, n. 2. — L’Historia francica nous dit de Jean, maître de Roscelin, et de sa dialectique : eandem artem sophisticam vocalem esse disseruit.., cité par Ueberweg-Geyer, Grundriss der Geschichte der Philosophie', 11e éd., t. ii, p. 207. Geyer traduit in voce, vocalem par nominalistich. Ces textes mystérieux nous attestent seulement une nouvelle manière d’enseigner la logique : Aristote et Porphyre ne traitent pas des choses, mais de la façon d’en parler ; leur logique se présente comme une grammaire.
2. La sententia vocum de Roscelin. En cours Il y a bcp de passage latin…
Othon de Freisingen écrit de Roscelin (né vers 1050, mort entre 1123 et 1125) : primus nostris lemporibus in logica sententiam vocum inslituit, Geyer, loc. cit., p. 206. Voici sur Roscelin, qui fut son maître, le témoignage d’Abélard : … Solis vocibus species.. adscribebat. Cousin, Ouvrages inédits d’Abélard, p. 471. Jean de Salisbury atteste aussi la sententia vocum : Fuerunt et qui voces ipsas gênera dicerent esse et species ; sed eoruin juin explosa sententia est et facile cum auctore suo evanuit, P. L., t. cxcix, col. 665 A. Alius ergo consista in vocibus, licel hwe opinio cum Rocelino suo fere omnino jam evanuerit, ibid., col. 874 G. Le passage célèbre de saint Anselme, dialectici, imo dialectice hierelici qui nonnisi flatum vocis putant esse universales subslantias, P. L., t. ci.viii, col. 65 A, rappelle à Reiners la définition de vox par Boëce : sonus.. est percussio aeris sensibilis, vox vero flalus per quasdam gulturis partes egrediens, qu.se arteriii’vocantur, qui aliqua lingutv impressione fonnatur. Reiners, loc. cit., p. 28, n. 3. Vox, c’est le son proféré ; cf. infra, 4°, 2. Une épigramme, citée aussi par Reiners, p. 11, 1. 1, marque avec insistance l’opposition res-vox : Roscelin, il s’agit de déterminer si genres et espèces sont des choses, ou n’existent que dans le langage.
3. La sententia vocum seu nominum d’Abélard (1079-1142). —
L’expression vient d’Othon de Freisingen, dans Reiners, loc. cit., p. 44. Une poésie, citée par Reiners, loc. cit., p. 11, n. 5, reprend aussi, pour Abélard, le terme vox : attributo vocibus rerum privilegio. Une épitaphe d’Abélard introduit sermo après vox : Hic genus et species in sola voce locavit, — El genus et species sermones esse nolavit. Charles de Rémusat, Abélard, t. ii, p. 104. Après avoir évoqué Roscelin et sa sententia vocum, Jean de Salisbury parle d’Abélard et de l’école qu’il laissa : alius sermones inluelur… In hac opinione deprehensus est peripateticus palatinus Abalardus nosler, qui multos reliquit et adhuc quidem aliquos habet professionis hujus secialores et lestes, P. L., t. cxcix, col. 874 C. Voici donc Abélard et Roscelin opposés l’un à l’autre comme sermo et vox.
L’autre passage cité à propos de Roscelin, ibid., col. 665 A, indique que les deux écoles sont proches parentes : Fuerunt et qui voces ipsas gênera dicerent esse et species ; sed eorum jam explosa sententia est, et facile cum auctore suo (se. Roscelino) evanuit. Sunt lamen adhuc qui deprehenduntur in vesligiis eorum, licet erubescant auctorcm vel sententiam profiteri, solis nominibus inharentes, quod rébus et intellectibus subtrahunl, sermonibus ascribunt. A côté de sermo, nomen paraît ici. Ailleurs, nous lisons que Jean de Salisbury prit pour maître, après Abélard, Albéric, nominalis seclæ acerrimus impugnator, Ibid., col. 867 G. Nominalis secla, c’est sans doute l’école d’Abélard qui continue le maître, l’école des sermones. Dans une lettre de Jean de Salisbury, on relève d’ailleurs ce passage : Nosli pridem nominalium luorum eo mihi minus placere sententiam, quod in sermonibus Iota consistais utilitatem rerum non assumpseril. Ibid., col. 272 C. Utilisant tous ces textes, Reiners conclut : « Ainsi le terme de nominalisme, au début, ne désigne pas la doctrine de Roscelin, mais celle d’Abélard, Reiners, loc. cit., p. 59. Rémusat avait déjà remarqué que Roscelin, c’était la sententia vocum, et non le nominalisme proprement dit, Abélard, t. ii, p. 106. C’est donc à Abélard que nous demanderons ce que fut le nominalisme du xiie siècle ; nous utiliserons principalement sa logique Ingredientibus, publiée par Geyer, Beitràgezur Gesch. der Philos, des M. A., t. xxi, fasc. 1, 2 et 3 ; nous découvrirons au nominalisme deux aspects essentiels et, pour ainsi dire, deux versants ; ainsi notre analyse montrera la vérité de l’épitaphe, citée par Rémusat, Abélard, t. ii, p. 104 :
Hic, quid res essent, quid voces signifiearent Lucidius reliquis patefecit in arte peritis.
Mais, avant de découvrir l’essence des choses et la signification des mots (Reiners traduit vox par Wort), voyons la manière dont l’opposition res-vox s’introduit à propos des questions laissées par Porphyre sur les genres et les espèces : le problème des universaux va se poser devant nous.
2° Le problème des universaux. —
Il se précise en trois moments :
1. Les questions de Porphyre. —
Rappelons le texte fameux : Mox de generibus ac speciebus illud quidem, sive subsistant sive in solis nudisque intellectibus posita sunt sive subsistentia corporatia suntan incorporalia, et utruni separata a sensibilibus an in sensibilibus posita et circa ea colistantia, dircre reeusabo, dans Boèce, In Isagogen Porpiujrii commenta, éd. Branclt. p. 159, I. 3-8.
Abélard rencontre le texte au seuil de sa logique, en commentant VIsagoge ; il a devant les yeux la traduction et le commentaire de Bocce qui lui signale l’intérêt et la difficulté des questions évoquées par Porphyre, mais non résolues : secrelæ et perutiles, éd. Geyer, p. 7, 1. 32 ; cf. Hisloria calamitatum, dans Cousin, P. Abœlardi opéra, t. i, p. 5. Nous ne nous arrêterons pas à l’interprétation qu’Abélard propose du passage de VIsagoge. Notons seulement qu’il s’agit des genres et des espèces, par exemple : animal ou homme.
2. La définition aristotélicienne de l’universel. —
Dès qu’il se préoccupe de résoudre les problèmes de Porphyre, Abélard note que genres et espèces sont des universaux, éd. Geyer, p. 9, 1. 15. Et il rencontre aussitôt cette question : qu’est-ce que l’universel ? Voici la définition d’Aristote : quod de pluribus natum est aptum prevdicari, ibid., p. 9, 1. 19. L’universel nous est défini par rapport à la proposition où il entrera, comme prédicat possible.
3. L’opposition Res-Vox. —
Mais, en parlant d’universel, les autorités, Aristote, Porphyre, Boëce, visent aussi bien les choses : res, rerum natura, éd. Geyer, p. 9, 1. 21-28, que les mots ou les noms : voces, nomina, Ibid., p. 9, 1. 21-28. Pour définir le plan de pensée où nous sommes, rappelons-nous la notion de vox chez Boëce. qu’Abélard reprend : est autem vox, Doethio teste, aeris, per linguam percussio…, ibid., p. 335, 1. 2-3, et notons quelques propriétés, qui nous apparaissent déjà, des voces univcrsales :
a) Elles sont termes de propositions : prirdicatos terminos propositionum, ibid., p. 10, 1. 7 ;
b) vox est ici traité comme synonyme de nomen, qu’Abélard définit ailleurs vox significativa, ibid., p. 335, 1. 29. D’ailleurs, notre passage donne : significare autem vel monstrare vocum est, significari vero rerum, ibid., p. 10, 1. 1-2. Voilà les deux mondes face à face, liés par un rapport essentiel : l’un signifie l’autre ; que veut dire signifier ?
c) notre texte rapproche significare de monstrare : le mot fait voir. Abélard écrit ailleurs : significare Arisloleles accipit per se intellectum cùnstituere, ibid., p. 335, 1. 29-30. Le mot emporte une intellection de la chose. Grâce à la publication de la logique Ingredientibus. ., nous pouvons être plus hardis que Reiners, lequel écrivait avec une remarquable prudence : « Quand nous disons : on pense, à l’aide du mot, des choses déterminées, peut-être exprimons-nous, plus fortement qu’Abélard ne l’a fait, le facteur subjectif. » Loc. cit., p. 50.
Ainsi les mots universels dont parlent les autorités, sont bien des sons articulés, mais ce sont aussi des termes dans les propositions et des signes des choses, qui nous y font penser.
Cependant les autorités n’attribuent pas moins l’universalité aux choses qu’aux noms : demandons-nous comment la définition qu’après Aristote nous avons donnée de l’universel peut s’appliquer aux choses : quwrendum est, qualiter rébus definilio universalis possil aptari. Éd. Geyer, p. 10, 1. 8-9. Voilà notre première question. Abélard va examiner toutes les solutions proposées, toutes les formes de « réalisme « : omnes omnium opiniones ponamus. Loc. cit., 1. 16.
3° Non-réalité des universaux. —
Le réalisme tient les choses pour universelles ; mais, pour les dire universelles, il ne les considère pas toujours de la même manière ; il y a deux formes de réalisme, que caractérisent les adverbes essentialiler et indiffcrenler : on peut dire les choses universelles soit dans leur essence, soit par non-différence ; cf. Historia calamitatum, dans Cousin, P. Abâtardi opéra, t. i, p. 5 ; Abélard va faire justice de l’une et l’autre manière.
1. Les choses ne sont pas universelles dans leur essence.
— Dans la première perspective, l’individu se forme à partir de l’espèce comme l’espèce à partir du genre : au genre « animal », la différence « raisonnable » se joint pour donner l’espèce « homme » ; le genre est une matière qui reçoit la différence comme une forme ;
— de même, à l’espèce « homme » s’ajoutent les accidents, formes. Si nous embrassons du regard la hiérarchie logique qui monte selon la généralité croissante, le supérieur (genre, espèce) est une essence, une substance, en soi une et la même, eadem essentialiter substanlia, malerialis essentia in se ipsa una, qui joue le rôle de matière à l’égard des formes des inférieurs qui viennent la diversifier ; entre ces choses qui ont un fond d’unité, les différences s’établissent per formas inferiorum, per advenienles formas. Un peu à la façon d’une même cire qui prend tantôt figure d’homme et tantôt figure de bœuf, la même substance générique ou spécifique est matière à la fois de plusieurs formes, qui en font plusieurs espèces ou individus. Les formes qui constituent l’individu sont des accidents ; la différence spécifique se joint per accidens à la matière générique ; cf. Dialectica, dans Cousin, Ouvrages inédits d’Abélard, p. 455. Si la matière n’existe jamais sans les formes, on peut la penser à part ; inséparable actualiter, elle l’est naturaliter. Si l’on sépare ainsi par la pensée les différences spécifiques, ou les accidents individuels, il reste l’essence une du genre ou de l’espèce : voilà la chose universelle. Éd. Geyer, p. 10, 1. 17 ; p. 11, 1.9.
Quels que soient les dires des autorités, on ne peut faire de l’essence un universel et réduire la singularité à des accidents :
a) L’essence n’est pas universelle. —
Sous ce chef, on peut grouper trois critiques. —
a. Si « animal » est une substance, la même dans l’homme et dans l’âne, l’un animal rationale, l’autre animal irrationale, voilà des contraires, rationaleirrationale, qui existent à la fois dans le même sujet ; mais en ce cas, ce ne sont plus des contraires, selon la notion aristotélicienne. Éd. Geyer, p. 11, 1. Il ; p. 12, 1. 26.
b. Si toute diversité repose sur l’unité d’une essence des individus, « Socrate » et « Platon », nous sommes ramenés de proche en proche à « substance », essence une de toutes les substances qui diffèrent seulement par des formes surajoutées. C’est par de telles formes que vont différer Socrate et Platon. Mais, de la même façon que toutes les substances sont la substance, toutes les qualités sont la qualité, toutes les quantités sont la quantité. Pas plus que la substance, aucune forme ne peut mettre de différence entre Socrate et Platon, Ibid., p. 12, 1. 27-41.
c. Nous ne disons pas de Socrate qu’il est plusieurs parce que, substance, il reçoit une multiplicité d’accidents ; si les individus sont une même substance, spécifique ou générique, sous une multiplicité d’accidents, on ne doit pas dire non plus qu’ils sont plusieurs. Ibid., p. 13, 1. 1-4.
Ainsi, concevoir une chose universelle, essence une, c’est nier l’opposition des contraires, la différence et la multiplicité même des êtres.
b) Les accidents ne font pas l’individu. —
La quatrième critique s’attaque à l’autre aspect de la doctrine Illud quoque stare non potest quod individua per ipsorum accidentia effici volant, ibid., p. 13, 1. 5-6.
Abélard reprendra plus loin, p. 63, 1. 31 ; p. 64, 1. 2-1, l’examen de cette doctrine qui explique l’individu, à partir de l’espèce, par les accidents, comme l’espèce se forme, en joignant au genre la différence spécifique. Ce qui est Inadmissible : l’espèce « homme » doit d’être clle-môme à la différence « raisonnable », l’individu « Socrate » ne peut devoir à des accidents d’être lui-même. En effet :
a. Comment ces accidents reposeraient-ils sur un sujet auquel ils donnent l’être ? Mais s’ils ne sont pas portés par l’individu, substance première, ils ne peuvent l’être par l’espèce, substance seconde. Ibid., p. 13, 1. 6-25 ; p. 64, 1. 7-13.
b. Comment ces accidents donneraient-ils l’être à leur sujet ? C’est leur définition de paraître et de disparaître sans que leur sujet cesse de rester le même. Ibid., p. 64, 1. 14-19.
Ainsi la doctrine critiquée méconnaît les notions de substance, première et seconde, et la notion d’accident. D’où cette conclusion : Dicimus ilaque individuel in personali tantum discrelione consislere, in eo scilicet quod in se res una est discreta ab omnibus aliis, qutv omnibus etiam accidentibus remotis, in se una personaliter permanet nec alia efficeretur nec minus hic homo essel. Ibid., p. 64, I. 20-23. L’individualité tient au fond des choses, elle est essentielle à la substance : « cet homme » ne signifie pas des accidents, mais leur sujet. Certains, qui l’accordent, ajoutent cependant qu’en disant « Socrate » nous pensons à des accidents. Abélard réfute leur doctrine, ibid., p. 64, 1. 25-p. 65, 1. 11, tient pour synonymes « Socrate « et « cet homme » et montre ainsi à nouveau la substantialité de l’individu.
c) La singularité tient à l’essence. —
Voici d’ailleurs un nouvel argument : la diversité des choses ne peut venir de formes superposées à un fond commun ; si chaque différence vient d’une forme jointe à une matière, nous voilà à la régression indéfinie, alioquin formarum diversitas in infinitatem procederci, ut alias ad aliarum diversitatem necesse essel supponi. Ibid., p. 13, 1. 26-27 ; cf. p. 65, 1. 1 : Sed cum uelint omne indiuiduum per accidentia e/fici, oportebit rursus ipsam socratitatem per propriam formam effici et illam iterum per aliam usque in infinitum. Les formes tiennent d’elles-mêmes leur diversité, formx ipsæ in se ipsis diversæ sunt invicem ; et les êtres aussi, [rerum ] discretio personalis, secundum quam scilicet hœc non est illa… est per ipsam essentiiv diversitatem. Ibid., p. 17, 1. 24-26.
De cette diversité essentielle résultent deux conséquences :
— a. nec ullo modo id quod in una est, esse in alia sive illud maleria sit sive forma, p. 13, 1. 21-22 ; n’imaginons point en deux choses une même essence, matière ou forme ;
— b. nec eas formis quoque remotis minus in essentiis suis discretas posse subsistere, p. 13, 1. 22-23 ; nous avons signalé ailleurs la même pensée. C’est ici le renversement de la doctrine adverse. Elle disait : enlevez toutes ces formes qu’en pensée vous pouvez séparer de la matière qui les reçoit ; il vous reste la substance une, la chose universelle. Abélard enseigne nu contraire : toutes formes enlevées nous trouvons une substance qui est l’individu. Toute chose est singulière en son essence même ; ainsi notre esprit progresse à travers la critique du réalisme, découvrant ce qu’est une chose.
2. Les choses ne sont pas universelles par non-différence. —
La seconde forme de réalisme accorde que, prises dans leur essence, les choses ne sont pas universelles, mais elle les dit universelles par non-différence : ces hommes individuels dont nous savons l’essentielle diversité, on dira qu’ils sont une même chose : l’homme, qu’ils ne diffèrent point en cette nature : l’humanité, sintjulos homines in se ipsis discrelos idem esse in homine dicunt, id.esl non differre in natura humanitatis ; ces mêmes choses que l’on dit singulières pour autant qu’elles se distinguent, on les dit universelles pour autant qu’elles ne différent pas, mais conviennent entre elles par leur ressemblance : eosdem [homines ] quos singulares dicunt secundum discretionem, universalrs dicunt secundum indifferentiam et similitudinis contineritiam, p. 14, 1. 2-6. Ainsi l’espèce, ce sont les individus dans leur nondilïérenee. Mais on peut envisager l’espèce soit en extension seulement, soit aussi en compréhension ; considérer la collection des hommes ou la propriété d’être homme : dans le premier cas, l’universel, ce sont tous les individus qui conviennent ensemble ; dans le second cas, c’est chaque individu pour autant qu’il convient avec les autres, quidam universalem rem non nisi in colleclione plurium sumunt, p. 14, 1.7-8 ; [alii] singula individua in eo quod aliis conveniunt uniuersale appellant, p. 15, 1. 28-29.
De là, les deux aspects de la seconde forme du réalisme :
a) Tous les individus ensemble ne sont pas l’espèce. —
Qu’entendons-nous par l’espèce « homme » ? Non
pas Socrate ou Platon, pris chacun à part ; mais
Socrate et Platon et… tous les hommes ensemble.
De même pour le genre : « animal », ce sont tous les
animaux, Socratem et Platonem per se nullo modo
speciem vocant, sed omnes homines simul colleclos
speciem illam quæ est homo dicunt, etc., p. 14, 1. 7 sq.
Genres ou espèces, il y a des choses universelles, qui
sont des collections.
Mais comment une collection peut-elle réaliser la définition que donne Aristote de l’universel ? quomodo lola simul hominum collectio qutv una dicitur species, de pluribus pnvdicari habeal, ut universalis sit, perquiramus, p. 14, 1. 33-35. Les six objections qui suivent montrent que la sententia de colleclione méconnaît cette définition de l’universel, méconnaît aussi les notions de genre et d’espèce. Ibid., p. 14, 1. 35 ; p. 15, 1. 22.
b) Aucun individu n’est l’espèce. —
Qu’est-ce qui est
universel ? L’individu même, pour autant qu’il convient
avec d’autres ; être dit de plusieurs, définition
de l’universel, c’est convenir avec eux : cum dicunt
rem illam quæ Socrates est, prædicari de pluribus,
figurative accipiunt ac si dicerent : plura cum eo idem
esse, id est convenire, vel ipsum cum pluribus, p. 14,
1. 19-21. Les mêmes hommes qui sont multiples comme
individus, per personalem discretionem, deviennent un
par leur ressemblance, per humanitatis similitudinem,
p. 14, 1. 25-26. Ce qui rend chacun d’eux différent de
soi : il faut distinguer Socrate, en tant qu’il est homme,
de Socrate, en tant qu’il est Socrate, iidem a se ipsis
diversi quantum ad discretionem et ad similitudinem
judicantur, ut Socrates in eo quod est homo a se ipso in
eo quod Socrates est dividitur, p. 14, 1. 26-28. Ainsi,
Socrate et Platon conviennent en tant qu’ils sont
hommes, in eo quod homines sunt, p. 14, 1. 21 ; Socrate
et Platon conviennent en l’homme, in homine,
p. 16, 1. 3.
La critique d’Abélard est triple :
a. Tenir pour synonymes prædicari de pluribus et convenire cum pluribus, c’est méconnaître les notions mêmes de singulier et d’universel. Toute chose, convenant avec d’autres, serait prédicable de plusieurs : il n’y a plus de singulier, défini par le de uno solo pnvdicari. L’homme en tant qu’il est Socrate et Socrate en tant que Socrate, voilà, d’autre part, ce qui ne convient pas avec autre chose ; ce qui convient, c’est l’homme en tant qu’homme, Socrate en tant qu’il est homme, tous deux prédicables de plusieurs ; mais en ce cas, « Socrate » et « homme » ont les mêmes propriétés, quod habet homo habet Socrates et eodem modo, l’universel ne se distingue plus du singulier, p. 15, 1. 26-35.
b. Comment distinguer Soerate en tant que Soerate et Soerate en tant qu’homme ? On accorde, en effet, qu’ils ne font pas deux, mais sont une seule et même chose, res penitus eadem. Envisagée à chaque moment de son existence, aucune chose n’est distinguée de soi, car tout ce qu’elle possède en elle-même, c’est elle qui le possède et d’une seule et même façon : nulla enim res coclem tempore a se diversa est, quia quicquid in se habet, habet et eodem modo penitus. Ainsi, Soerate est blanc et grammairien, mais pas plus que blanc, ou grammairien, n’est autre chose que soi, Soerate n’est pas blanc ou grammairien autrement qu’il n’est lui-même ; il possède cette diversité : blanc et grammairien, mais elle ne le rend pas divers de soi. Unde et S ocrâtes albus et grammalicus, licet diversa in se liabeal, a se tamen per ea non est diversus, cum utraque eadem ipse habeat et eodem modo penitus. Non enim alio modo a se ipso yrammaticus est vel alio modo albus, sicut nec aliud albus est a se velaliud yrammaticus, p. 15, 1. 39 ; p. 16, 1. 2.
c. Comment concevoir que Socrate et Platon conviennent en l’homme ? Tous les hommes en effet, nous l’avons vii, sont différents de matière et de forme. « En l’homme », in homine, cela veut dire ici, « en cette chose qui est l’homme », in re quahomo est ; mais cette chose, c’est Soerate ou un autre individu, et ce n’est ni en soi, ni en un autre que Soerate peut convenir avec Platon. Essaiera-t-on de remplacer « convenir » par « ne pas différer » ? en ce cas, non differt Socrates a Platone in homine ne signifie rien de plus que non difjert Socrates a Platone in lapide, à moins que l’on ne dise précisément : sunt homo, quod in homine non difjcrunt. Mais, puisque Soerate, ou Platon, c’est la chose même qui est l’homme, ipse autem sit res qiu ; homo est, impossible de les faire différer en tant que Soerate et Platon, ne pas différer en tant qu’hommes, p. 15, 1. 16-18.
Que l’on prenne les choses une à une, ou en collection, on ne peut les dire universelles pour autant que l’universel est l’attribut de plusieurs sujets : neque res singillatim neque collectim accepta’universales dici possunt in eo quod de pluribus pradicantur, p. 16, 1. 19-21. C’en est fait du réalisme qui appelle universelles ! es choses elles-mêmes.
3. Conclusion : La chose, c’est l’individu. —
Tandis que se dissipe le mirage de la chose universelle, nous découvrons l’essence de la chose, qui est individuelle. Reprenons les formules les plus frappantes : omnibus eliam accidentibus remotis, in se una personaliter permaneret…, …nec ullo modo quod in una est, esse in alia, …nulla enim res eodem tempore a se diversa est, quia quicquid in se habet, habet et eodem modo penitus. Sous ce mot de chose qui dit toute réalité, il faut mettre l’idée d’individu : substance ou essence, divisée radicalement de toutes les autres, indivise en soi. Une telle chose exclut absolument l’universalité. En critiquant toutes les formes d’universalité réelle, Abélard nous montre ce que les choses sont, quid res essent.
4° Qu’est-ce que l’universel ? un signe : vox, nomen, sermo. —
Abélard a refusé aux choses l’universalité qui est pra’dicari de pluribus ; il l’attribue aux mots : restât ut hujus modi universalitatem solis vocibus adscribamus. Éd. Geyer, p. 16, 1. 21-22. Dans les lignes qui suivent, nous retrouvons vox, nomen, sermo, les expressions caractéristiques de la doctrine d’Abélard ; cf. supra, 1°, 3. Nous devons en préciser le sens, ce qui nous obligera de montrer, après l’impossibilité de l’universel comme chose, sa possibilité comme signe. Nous quittons le problème de la chose, allons vers celui de ! a signification : nous passons sur l’autre versant.
1. Le nom, signe de la chose : dialectique et grammaire.—
Pour appliquer aux mots la distinction du singulier et de l’universel, Abélard se réfère à la distinction grammaticale des « noms propres » et des « noms communs » : Sicut igitur nominum quwdam appellativa a grammaticis, qua-dam propria dicuntur, ita a dialecticis simplicium sermonum quidam universales, quidam particulares, scilicet singulares appcllantur, p. 16, 1. 22-25. Nous apercevons ici la parenté de la dialectique et de la grammaire, qui traitent toutes deux de vocibus. Voici comment nous apparaît l’universel : Est autem universale vocabulum quod de pluribus singiilalim habile est ex inventione sua pr ; vdicari, ut hoc nomen « homo », quod particularibus hominibus conjungibile est secundum subjectarum rerum naturam quibus est imposilum, p. 16, 1. 25-28. Ces derniers mots nous introduisent dans la dialectique : le grammairien tient pour valide la liaison : homo est lapis ; il regarde si les cas sont corrects, la proposition complète, cela lui suffît ; peu lui importe ce qui est ou n’est pas, sive ita sit, sive non ; il ne traite pas des mots pour autant qu’on parle ad ostendendum rei stalum, p. 17, 1. 11-19. La position du dialecticien est tout autre ; à la différence du lien grammatical, la liaison logique se fait du point de vue des choses, du point de vue de la vérité : preedicationis vero conjunctio quam hic accipimus, ad rerum naturam perlinet et ad verilatem status earum demonstrandam, p. 17, I. 19-20. Cette logique du langage peut nous sembler une grammaire, mais les mots qu’elle étudie sont tournés vers les choses, et par là, elle se distingue consciemment de la grammaire.
2. L’emploi de vox, nomen, sermo, dans la Logique " Ingredientibus ». —
L’universel est tour à tour vox, nomen, sermo : ces termes paraissent ici synonymes. On peut cependant marquer des différences.
Référons-nous à la définition aristotélicienne du nom : vox significativa secundum placitum sine tempore, cujus nulla pars est significativa separala. Abélard la commente après Boëce. Éd. Geyer, p. 334 sq. Nous négligerons sine tempore, qui distingue le nom du verbe ; la distinction ne nous intéresse pas, le verbe aussi étant universel. Vox paraît ici un genre, dont nomen est une espèce : genus est nominis. lbid., p. 335, 1. 1. Significativa met le nom dans ! a même classe de voces que l’aboiement, par lequel le chien manifeste sa colère : Significare Aristoleles accipit per se intelleclum conslituere, significativum autem dicitur quidquid habile est ad significandum ex instilulione aliqua sive ab homine facta sive natura. Nam latratus natura’artifex, id est Deus, ea intentione cani contulit, ut iram ejus reprasenlarel ; et volunlas hominum nomina et verba ad significandum instituit. Ibid., p. 335, 1. 29-34. Secundum placitum marque précisément que le nom est une institution des hommes ; l’aboiement est un signe naturel, vox naturaliler signi/icans, loc. cit. p. 340, 1. 19 ; ! e nom ne l’est pas : nec plus valet « secundum placitum » quam si diceret : « non naturaliter », hoc est non institutione naturæ sed hominum imponentium voluntate, Ibid., p. 340, 1.27-29. Le caractère du nomen, c’est de signifier, et de signifier par institution des hommes. La traduction « nom » est tout à fait acceptable.
En revanche, « mot » peut bien remplacer vox aux cas où l’on pourrait aussi bien employer nomen ; cf. supra, 2°, 3. Cependant, « mot » ne rend pas vox qui nous établit dans la physiologie : aeris per linguam percussio qua per quasdam gutluris venas quw. arteriw vocantur ab animali pro/ertur. Ibid., p. 335, 1. 3-4. C’est la définition de Boéce. L’aboiement, nous l’avons vii, est une vox ; la toux ne l’est point ; cf. 1. 9-11. Comme traduction possible : « son proféré » ; cf. A. M. Sev. Boetii commentarii in librum Aristotelis Ilepl épfZY ; veîac, éd. Meiser, part, post., p. 4, 1. 18 sq.
Nous avons vu que les universaux étaient encore des sermones : simplicium sermonum quidam universales. Éd. Geyer, p. 16, 1. 23-24. Abélard ajoute que la définition de l’universel oppose sa simplicité à la complexité du discours, simplicitatem sermonis ad discrelionem oralionum, ibid., 1. 34. L’opposition oralio-simplices sermones paraît aux premières lignes des glossir super Pnvdicamenta Aristotelis : Cum logica ratio sit disserendi, hoc est discretio argumentandi, argumenlationes vero propos itioni bus jungantur, propositiones vero ex dictionibus et constitutionem suam et significationem contrahant, ita singuta diligenler tractavit, ut prius, simplicium sermonum significationem.., aperiret… Éd. Geyer, p. 111, 1. 5 à 9. C’est l’ordre classique des logiciens, qui va des parties au tout : les termes, les propositions, les raisonnements. D’où la traduction possible de sermo simplex : « terme », « partie du discours » ; cf. de parlibus orationis, id est simplicibus sermonibus, Ibid., p. 309, 1. 15-16. Sermo paraît bien proche de nomen ; nous allons les voir synonymes et préciser leur sens dans la logique Nostrorum petilioni sociorum, contenue dans un manuscrit de Lunel, que Rémusat avait utilisé, Abélard, t. ii, p. 98 sq., et dont Geyer a publié des fragments, dans Beitràge zur Gesch. der Philos, des M. A., Festgabe zum 60. Geburtslag Clemens Bæumker, p. 116 sq.
3. L’opposition vox-sermo dans la logique « Nostrorum petitioni sociorum ». —
Dans la logique Ingredientibus, nous ne trouvons pas l’opposition vox-sermo, attestée par Jean de Salisbury ; cf. supra, 1°, 3. Elle apparaît dans la logique Nostrorum petitioni sociorum, ouvrage postérieur, où Abélard est préoccupé de séparer sa doctrine de celle de Roscelin, Ueberweg-Geyer, Grundriss der Geschichte der Philosophie, t. ii, 11e éd., p. 215 et 217. Analysons le fragment publié par Geyer, dans le Festgabe ci-dessus mentionné, p. 116-119.
a) La doctrine des sermones est distinguée du réalisme et de la sententia vocum : Est alia de universalibus sententia rationi vicinior, quæ nec rébus nec vocibus communitatem attribuit, sed sermones sive singulares sive universales esse disserit. Loc. cit., p. 116, 1.20-32.
b) Sermo et nomen sont termes synonymes : nomen sive sermo. Loc. cit., p. 116, 1. 28.
c) La notion de sermo se tire de la définition : universale est quod est natum prædicari de pluribus, id est a nativitate sua hoc contrahit, prædicari scilicet. Quid enim aliud est nativitas sermonum sive nominum quam hominum instilutio ? Loc. cit., p. 116, 1. 24-27. La définition aristotélicienne du nom était vox significaliva secundum placitum et la logique Ingredientibus présentait l’universel comme habile ex inventione sua prædicari ; cf. supra, 4°, 1 et 2. D’une logique à l’autre, nous trouvons seulement une interprétation plus approfondie de la définition aristotélicienne de l’universel. La nature du sermo universalis, c’est sans doute d’être, comme prédicat, « terme » possible de plusieurs propositions.
d) Mais venons-en à l’opposition sermo-vox. Hoc enim quod est nomen sive sermo, ex hominum institulione contrahit, vocis vero sive rei nativitas quid atiud est quam naturie creatio, cum proprium esse rei sive vocis sola operatione naturx consistât. Loc. cit., p. 116, 1. 27p. 117, 1. 3. C’est le lieu de rappeler que la notion de vox nous place, pour l’essentiel, en physiologie : Vox est aeris per linguam percussio… Le « son proféré », comme tel, est une institution de la nature : voilà vox ; le « nom » ou le « terme », dont le propre est de signifier, est une institution de l’homme : voilà nomen et sermo. « Nom » et « terme » n’en sont pas moins pour cela des « sons proférés » : la diversité dans l’institution n’empêche pas l’identité dans l’être. -1 laque in nativitate vocis et sermonis diversitas, etsi penitus in essentia identitas. Loc. cit., p. 117, I. 4-5. Lorsque, dans une pierre, les hommes voient une image, la pierre et l’image restent une seule et même chose, qui doit à la nature d’être pierre, aux hommes d’être image : Cum idem penitus sit hic lapis et hsec imago, alterius tamen opus est iste lapis et alterius hac imago. Constat enim a divina substanlia stalum lapidis solummodo posse conferri, statum vero imaginis hominum comparatione posse formari. Loc. cit., p. 117, 1. 6-9.
On notera comparatione hominum : Abélard aurait-il le sentiment d’une activité de l’esprit dans l’usage des signes ?
e) L’opposition voces-res devient sermones-res, les voces passant du côté des res. Abélard écrit : voces sive res nullatenus universales esse. Loc. cit., p. 117, 1. 12. II rappelle sa critique du réalisme : si enim aliqua res de pluribus pnedicaretur, utique eadem in pluribus reperiretur. Loc. cit., 1. 13-14. Le drame se joue toujours entre la définition aristotélicienne de l’universel et une intuition de l’individualité radicale de toutes choses, y compris les sons proférés. Ce qui fait ie « mot » universel, ce n’est pas son être de « son » singulier comme tout être, c’est sa signification de « terme ». Cette signification, comment la concevoir ?
4. La signification. —
La pensée d’Abélard s’est avancée de vox à sermo, c’est-à-dire vox innuens institutionem non simpliciler essentiam vel prolationem, sed significationem. Loc. cit., p. 119, 1. 1-2. L’essentiel du terme c’est son institution par les hommes, comme signe. Reinersa marqué l’importance de la significatio chez Abélard, mais il veut qu’on la conçoive objectivement comme proprielas vocis ; cf. supra, col. 719. La logique Ingredientibus oblige d’écarter cette interprétation. Si nous faisons de l’universalité des genres et des espèces une propriété du son proféré, il faut nous demander comment genres et espèces demeurent, alors que le son disparaît, aussitôt né : ! e son, qui ne subsiste pas, n’est pas le sujet de propriétés réelles, mais nous considérons par l’esprit qu’une fois institué, le nom dure toujours, avec son universalité, qui le fait genre ou espèce : experimur… voces… nunquam subsislere nec vera accidentia in se habere, sed sicut semper attenduntur voces existenles, postquam sunt semel impositie, ita earum proprietates, quasi vere existant, cogitantur. Éd. Geyer, p. 39, 1. 4-7. Nos paroles s’écoulent sans cesse et ne prennent un sens qu’achevées, quand elles ne sont plus : tune significare oratio videtur, quando lola præteriit ac jam oratio non est. Ibid., p. 175, 1. 34-35. Voici donc le sens de « signifier » : cum dicitur orationem significare, non sit sensus ut oratio significationem habeat, sedpotius ut anima alicu jus, per eam quæ jam non est, intellectum habeat. Ibid., 1. 36-38. La parole est significative : cela ne veut pas dire que la parole possède un sens, comme la substance porte un accident, mais que, par le son que nous venons de proférer, nous avons, comme âme, une intellection. Voilà donc le sens de la comparaison qui éclaire la différence vox-sermo ; cf. col. 725 au bas ; que la pierre soit image, cela ne tient pas à son être, mais lui est donné comparatione hominum ; le sens d’une parole n’en est pas une propriété physique, il vient de l’âme. La signification qui fait le terme implique un rapport à la chose qui s’établit par une intellection. Nous allons vers une psychologie.
5° La signification des universaux. —
Les termes, noms et verbes, ont deux significations, que nous appellerons réelle et intellectuelle : Nomina et verba duplicem significationem habent, unam quidem de rébus, alteram de intellectibus. Voici la signification réelle, où ne paraissent pas seulement le terme et la chose, mais encore l’intellection : Res enim significanl constituendo intellectum ad eas pertinentem, hoc estnaturam aliquam earum vel proprielalem attendentem. Cette attention à la nature ou propriété d’une chose, nous verrons que c’est précisément l’intellection. Et voici la signification intellectuelle : Inlellcctum quoque designare dicuntur, sive is sit iniellecius profcrentis vocem, sive audientis cam. Nam intelleclum proferentis in eo significare vox dicituT, quod ipsum auditori manifestât, dum consimilem in auditore générât. Éd. Geyer, p. 307, 1. 30 : p. 308, 1. 1. Je parle pour faire voir la nature des choses et découvrir ma façon de la voir.
1. Le problème : les universaux paraissent dépourvus de toute signification.—
Les termes singuliers ont cette double signification : ils signifient une chose, et, la signifiant telle qu’elle est, ils en communiquent une saine intellection, sanus autem est omnis intelleelus.. pcr quem attendimus uti rcs se habenl. lbid., p. 326, 1. 30-31. Il ne paraît pas en être de même des universaux, et c’est pourquoi ils font question : Bene autem de universcdibus non de singularibus vocibus quastiones fiebant quia non ila de siqnificatione singularium dubitabatur. Ibid., p. 30, 1. 6-7. Les termes universels semblent n’avoir aucun sens : ex loto a signifieaiione videntur aliéna. Ibid., p. 19, 1. G ; ni signification réelle, ni signification intellectuelle. Les choses sont essentiellement individuelles ; les universaux ne les désignent pas ainsi. Ils pourraient les désigner en tant qu’elles conviennent entre elles, mais il n’y a rien en quoi elles conviennent : Rébus autem nullis videbantur imponi universalia nomina, eum scilicct omnes res discrète subsistèrent nec in realiqua, ut oslensum est, convenirent, secundum hujus rei convenienliam universalia nomina possint imponi. Ibid., p. 18, 1. 9-12. La même intuition joue toujours le rôle décisif : l’individualité radicale des choses, qui les empêchait d’être universelles, empêche les universaux de les signifier.
Avec la signification réelle, les universaux perdent la signification intellectuelle : la pensée ne trouve rien à saisir dans un universel, ipsa communitas impositionis ci est impedimento, ne quis possit in eo intelligi, sicut in hoc nominc « Socrates » e contra unius propria persona intelligitur, unde singulare dicitur. In nomine vero communi quod « homo » est, nec ipse Socrates nec alius nec Iota hominum colleciio ralionabililer ex vi vocis intelligitur, nec etiam in quantum homo est, ipse Socrates pcr hoc nomen ut quidam volunt, certificatur. Ibid., p. 18, 1. 24-30. C’est toute la critique du réalisme qui empêche les universaux de constituer des intellections. En effet, comme l’a vu Poëee, une intellection sans objet n’est pas une intellection : ex nullo subjecto fieri intellectus non potest. Ibid., p. 19, 1. 5-6.
L’essentiel du terme est de signifier ; nous en sommes à nous demander comment des termes universels sont possibles, du côté des choses et du côté des intellections. Du côté des choses d’abord :
2. Signification réelle des universaux. —
L’erreur du réalisme n’est pas de reconnaître, mais de concevoir mal la ressemblance qui existe entre les choses. Abélard accorde que Socrate et Platon conviennent l’un avec l’autre : in eo conveniunt quod homines sunt. Ibid., p. 19, 1. 23-24. Mais il n’ajoute pas, comme les réalistes, qu’ils conviennent en l’homme : Non dico in homine, cum res nulla sit homo nisi discreta. Ibid., 1. 24-25. Tout homme est individu et tout homme est individuel. Aussi la convenance s’établit, non en l’homme ou en une chose quelconque, mais dans le fait d’être homme : in esse hominem. Esse autem hominem non est homo nec res aliqua. Ibid., 1. 25-26. Il faut donc concevoir entre les choses une convenance qui ne soit pas une chose de plus, une chose dans les autres : [convenientia ] secundum id accipienda est, quod non est res aliqua. Ibid., 1. 31. Mais n’être pas une chose, cela ne veut pas dire n’être rien ;
Abélard se défend d’unir des réalités dans le néant, in nihilo, p. 20, 1. 2. Il y a un état d’homme qui n’est pas rien et n’est pas une chose, stalum autem hominis, ipsum esse hominem quod non est res, vocamus. Ibid. p. 7-8. Si nous l’entendons bien, cette doctrine met entre les individus une ressemblance réelle, mais qu’on ne peut d’aucune façon réaliser à part, en une essence : la nature d’homme n’est que la convenance substantielle des individus, absolument indistincte des individus. Cette ressemblance suffit à rendre raison du terme universel, du côté des choses ; voilà ce que nous cherchions : comniunis causa secundum nomen impositum est, p. 19, 1. 15-16. Il y a dans les choses une raison de les nommer par des universaux.
Faut-il parler de « réalisme modéré » ? Geyer, Die Slellung A bælards in der V niversalienfrage nach neuen handschriftlichen Texlen dans Festgabe… Clemens Bacumker, p. 115 ; de Wulf, Histoire de la philosophie médiévale, 5e éd., t. i, p. 154-156. En ce point de notre étude, rappelons seulement qu’Abélard a refusé toutes les manières, par lui connues, d’attribuer aux choses l’universalité, telle qu’il la définit. Par leur convenance mutuelle, les choses assurent aux termes une universalité qu’elles n’ont pas : universalilalem quam res voci confert, ipsa in se res non habet. Éd. Geyer, p. 32, 1. 8-9. Il y a assez en elles pour que des universaux puissent les signifier : communem causam impositionis nominis ad singulos, secundum quod ipsi ad invicem conveniunt. Ibid., p. 30, 1. 8-Ô.
Ayant assuré la signification réelle des universaux, considérons leur signification intellectuelle, voyons quelles intellections ils constituent.
3. Signification intellectuelle des universaux. —
C’est toute une psychologie qu’Abélard introduit ici : nous en marquerons seulement les articulations essentielles. Avant de considérer l’intellection des universaux, il faut considérer l’intellection en général.
a) Intellection : conception d’une image. —
Le sens use d’instruments corporels et ne peut donc percevoir que des objets corporels. Il n’en est pas de même de l’intellection : Intellectus autem sicut nec corporeo indigens inslrumento est, ila nec necesse est eum subjectum corpus habere in quo mittatur, sed rei simililudine contenlus est, quam sibi ipse animus conficit, in quam sua' intelligentia> aclionem dirigil. Ed. Geyer, p. 20, 1. 23-27. Il faut au sens la chose présente. Quand elle l’est, l’intellection l’atteint, comme le sens. Ibid., p. 21, 1. 18-26. Mais, si la chose est absente, il suffit à l’intellect de sa ressemblance, qu’Abélard désigne de multiple façon : rei similitudo, ibid., p. 20, p. 28 ; forma rei quam [intellectus ] concipit, ibid., 1. 20-30 ; res imaginaria quiedam et ficta, ibid., 1. 31-32 ; imago, p. 21, 1. 6 ; forma imaginaria, p. 313, 1. 36 ; instar quoddam., p. 314, 1. 1 ; rerum effigies, ibid., 1. 6, etc. Nous dirons simplement « image » et nous parlerons, comme Abélard, de leur « conception » par l’âme.
Grâce aux images, l’intellection trouve un objet, en l’absence de la chose même ; entre l’intellection et l’image, il y a l’opposition d’une action de l’âme à l’objet où elle tend, même opposition qu’entre le sens et la chose sentie : Sicut autem sensus non est res sensila, in quam dirigitur, sic nec intellectus forma est rei quam concipit, sed intellectus actio quædam est animée, unde intelligens dicitur, forma vero in quam dirigitur res imaginaria quædam et ficta. Ibid., p. 20, 1. 28-32. Dans* l’image, l’àme se donne un objet ; cela se produit dans l’intellection de toutes choses, même non sensibles, à l’exception des images elles-mêmes : Sed et ipsam imaginem rei si cogitamus per se ipsam, non pcr aliam imaginem accipere videmur, quia cum ipsa se prasenlel intellcctui, non est opus pro ea aliam supponere. C.elcras vero res insensibiles non nisi per imagines pro eis conslilulas intelligere possumus nec etiam ipse intelleclus. Éd. Geyer, p. 322. 1. 14-21. Quand je parle d’une intellection et que j’y pense, j’en ai une image.
On a soutenu qu’image et intellection d’une chose ne faisaient qu’un : eam formam ] idem quoa intellectumvocant, ut fabricant turris quam absente lurre concipioel altam et quadraiam in spatioso eampo contemplor, idem quod intetleclum turris appellant. Éd. Geyer, p. 21, 1. 1. Voyons si les propriétés de l’image, par exemple, la hauteur que je vois dans l’image d’une tour, peuvent être des propriétés de l’intellection. Cette hauteur que nous voyons, même la tour détruite, ne peut être la vraie hauteur, qui se trouve seulement dans la tour ; ce n’est donc pas une qualité réelle, mais une qualité feinte ; et comment une qualité feinte serait-elle la propriété d’une réalité telle que l’intellection ? Reste que cette qualité feinte repose sur une substance également feinte : telle est l’image. Sed pro/eeto vera quad ratura et vera altitudo non nisi corporibus insunt, ficla etiam qualilate nec intelleclus nec u lia vera essenlia /ormari potest. Restât igitur ut sicut l’icta est qualitas, substantiasit ei subjecta. Éd. Geyer, p. 21, 1. 11-14. L’intellection est un accident de la substance âme ; on ne peut dire de l’image qu’elle soit substance, ni accident, [forma ] quam neque substantiam neque accidens appellare possumus, p. 20, 1. 35-36 ; cf. p. 314, 1. 30-31 ; 315, 1. 5-6. Ces conceptions, ces fictions de l’esprit ne sont pas de vraies existences : imagines rerum qu ; v ftgmenta quttdam sunt animi et non existentiie vera’, p. 315, 1. 18-19. Elles ne sont rien : nil penilus esse concedimus, ibid., 1. 12. De cette irréalité des images conçues par l’esprit, Abélard rapproche l’irréalité de l’image que nous voyons dans un miroir : eu speculi imago quæ visui subjecta apparere videtur, nihil esse vere dici potest, p. 21, 1. 1416. Les images nous placent dans un ordre où il n’y a ni accident, ni substance, ni existence vraie ; dans l’intellection d’une chose en son absence, il y a conception d’un objet irréel : voilà l’image, la ressemblance de la chose. L’intellection, qui est une action réelle de l’âme, peut être dite aussi cette ressemblance, mais seulement parce qu’elle est conception de l’image, quia scilicet id quod proprie rei similitudo dicitur concipil, p. 21, 1. 7-8 ; cf. p. 322, 1. 28-29. Ayant examiné la nature des images en général, voyons s’il n’en est de différentes sortes :
Il y a des images propres à un individu et des images communes à plusieurs : qua>dam [imagines ] proprise sunt et pro una certa substantia constitutte, quædam communes, ad plura scilicet se habentes œqualiter. Nam per « Socrates » hoc nomen ad propriam applicamus, per « homo » ad communem et quasi vagam, p. 316, 1. 12-16 ; cf. p. 21, 1. 27 ; p. 22, 1. 24. — Nous cherchons un objet à l’intellection de l’universel ; le voici : de même que l’intellection du singulier, en l’absence de la chose, implique conception de son image propre, l’intellection de l’universel sera conception d’une image commune. Mais l’intellection tient-elle dans la conception d’une image ?
b) Intellection : attention à la chose : abstraction. —
Les images ne sont que des signes : imagines tantum pro signis constituimus non eas quidem signifleantes, sed in eis res altendentes, p. 328, 1. 35-36. Altentio rerum per imagines : voilà l’intellection, où paraît la raison, non pas la simple conceptio imaginum, où ne se manifeste que l’imagination. Ibid., 1. 34. Abélard définit ainsi le discernement qui est la raison même : est enim discretio vis deliberandi et allendendi rerum naturas vel proprielales. Ibid., p. 329, 1. 25-26. Nous savons comment se définit une saine intellection : [intelleclus ] per quem altendimus uli res se habent, p. 326, 1. 31. C’est du point de vue non des images, mais de l’attention aux choses, qu’il faut se demander si l’intellection de l’universel est une saine intellection.
L’intellection de l’universel envisage les choses par abstraction : intelleclus per abstractionem, p. 25, 1. 15. Ainsi, je considère seulement Socrate comme substance, ou comme homme, ou comme grammairien etc., alors qu’il est tout cela ensemble. Mais .percevoir les choses autrement qu’elles ne sont : vaine intellection 1
Voici la réponse d’Abélard : l’abstraction serait à condamner, si elle considérait dans la chose une propriété qu’elle n’a pas, mais elle considère seulement une des propriétés qu’elle a : nihil nisi quod in ea est intelligo, sed non omnia quiv habet attendo, p. 25, 1. 25. L’abstraction serait encore à condamner, si elle considérait que la chose ne possède qu’une propriété et la réalisait à part, mais elle considère seulement la chose dans cette propriété qu’elle conçoit seulement à part : Non enim res hoc tantum habet, sed tantum attenditur ut hoc habens, ibid., 1. 28-29 ; intelleclus per abstractionem divisim attendit non divisa, ibid., p. 26, 1. 23. La chose est considérée dans la réalité de son état, non alio quidem statu quam sit, ut supra dictum est, p. 25, 1. 30-31 : Abélard se réfère ici à l’idée de status qui assure la signification réelle des universaux. Il paraît aussitôt que, constituant une intellection d’un état des choses, ces universaux possèdent la signification intellectuelle.
Reste cependant que dans V intelleclus per abstractionem, la manière de connaître n’est pas la manière d’exister : alius modus est intclliç/endi quam subsislendi. Separatim namque luve res ab alia non separata intelligitur, cum tamen separatim non existât, p. 25, 1. 3132. « Abstraction » fait penser au « réalisme modéré », d’autant plus que des lignes de saint Thomas rappellent ce texte d’Abélard ; cf. Ueberweg-Geyer, Grundriss der Geschichle der Philosophie, 11e éd., t. ii, p. 218. A mesure cependant que se développe l’histoire de la pensée médiévale, on aperçoit que le même mot d’abstraction peut couvrir des pensées très différentes ; cf. J. Rohmer, La théorie de l’abstraction dans l’école franciscaine d’Alexandre de Halis à Jean Peckam, dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, 3e année, 1928, p. 105 sq. L’abstraction thomiste est transmutation du sensible en intelligible ; nous sommes en métaphysique : il s’agit de libérer une forme de sa matière. Avec Abélard, nous sommes seulement en psychologie : il s’agit seulement de considérer, de différentes façons, les choses et leurs images ; l’abstraction est discernement, attention. Rien de plus.
4. Signification imaginaire des universaux. —
Nous voulions assurer aux universaux la double signification, réelle et intellectuelle, qui convient à des termes. Ce faisant, nous avons découvert une troisième signification :
a) Triple signification des termes. —
J’entends un
nom : je pense à la chose ; j’ai la même pensée que
celui qui parle ; je conçois l’image de la chose ; le
nom signifie la chose, l’intellection et l’image même :
quippe eas [imagines ] concipere per nomina quid aliud.
est quam per ea significari ? Éd. Geyer, p. 24, 1. 27-28.
Cette signification imaginaire vient en dernier lieu,
car les termes se rapportent d’abord aux choses et
aux intellections ; voici la raison de leur institution :
ut videlicet de rerum naturis doclrinam facerent, non
de hujusmodi figmentis, et intelleclus de rébus constituèrent,
non de figmentis, sed tantum per figmenla, p. 315,
1. 30-32. Les images ne sont que des signes, nécessaires
à l’intellection des choses absentes. r,
b) Image et idée. —
A propos des images des choses,
Abélard évoque les idées platoniciennes : quidam vero ideassiveexemplares formas ipsas [effigies rerum] nominant.
Quas eliam Plalo res incorporeas appellat et
divin æ menti adscribit, sicut archelgpum mundum
formasque exemplaires rerum, quas Priscianus in primo
Constructionum dicil intelligibiliter et in mente divina
constiluisse, antequam in corpora prodirent, p. 314,
1. 13-17 ; cf. p. 22, 1. 28 sq. Il s’agit des images communes,
donc d’idées générales, de connaissances par
abstraction qui conviennent à Dieu plus qu’à l’homme :
lise autem tommunis coneeplio bene Deo adscribitur, non
homini, p. 23, 1. 1-2 ; … bene divinte menti, non humante
hujusmodi per abstraclionem concepliones adscribuntur.
p. 23, 1. 6-8. Ces textes posent en toute netteté le
problème du platonisme d’Abélard, coexistant à son
nominalisme, que les historiens ont évoqué souvent ;
cf. Reiners, Der Nominalismus in der Friihscholaslik…
p. 53-54 ; de Wulf, Histoire, etc., p. 155, 3° ; Uehervveg-Geyer,
Grundriss… p. 219 ; Bréhier, Histoire de la
philosophie, t. i, p. 580. M. de Wulf nous dit qu’Abélard « développe longuement la thèse des idées divines » ;
et cela contribue sans doute à lui donner allure de « réaliste modéré ». La thèse platonicienne pose des
réalités intelligibles éternelles ; la thèse thomiste identifie
ces idées avec l’essence divine, ce qui fait apparaître,
d’un certain point de vue, une multiplicité en
Dieu. Que trouvons-nous dans les textes d’Abélard ?
c) La connaissance divine des genres et des espèces. —
Voici notre difficulté : dans un nominalisme pour
qui l’individu seul existe, tout entier individu, Dieu
posséderait des idées des genres et des espèces. Et
voilà notre réponse :
a. More humano de providentiel Dei Plato locutus est,
éd. Geyer, p. 314, 1.20.
Abélard nous avertit que, dans
son langage platonicien, il y a une part d’anthropomorphisme :
le Dieu artiste, la forme exemplaire, ibid.,
1. 17-22 ; cf. p. 22, 1. 34-30.
b. Hæc autem communis conceptio bene Deo adscribitur non homini, quia opéra Ma générales vel spéciales naturæ status sunt , non artifleis, ut homo, anima vel lapis Dei, domus autem vel gladius hominis, p. 23,
1. 1-4.
L’état de genre ou d’espèce n’est pas artificiel,
œuvre de l’homme ; mais naturel, œuvre de Dieu.
Dieu, qui les fait, connaît les genres et les espèces
avant qu’ils soient ; l’homme, qui ne les a pas créés, ne
les connaît pas ainsi.
c. Inde eliam bene divinæ menti, non humanæ hujusmodi per abstraclionem concepliones adscribuntur, quia homines, qui per sensus tantum res cognoscunl, vix aut nunquam ad hujusmodi simplicem intelligenliam conscendunt et ne pure rerum naturas concipiant, accidentium exlerior sensualiter impedit. Deus vero cui omnia per se patent, quw condidit, quique ea antequam sint novit, singulos status in se ipsis distinguil nec ei sensus impedimenlo est, qui solus veram habet intelligenliam,
p. 23, 1. 0-13.
Les genres et les espèces tiennent
à la convenance mutuelle des substances ; les sens
retiennent des choses les accidents ; la connaissance
humaine, où les sens ont toujours une part, ne saisit
jamais dans sa pureté la substance des choses ; c’est
à une intelligence libre des sens, telle que Dieu, qu’il
revient de saisir genres et espèces.
Pour le nominalisme d’Abélard, qui s’insère dans une tradition aristotélicienne, genres et espèces ne forment pas une. classification artificielle, relative à l’utilité humaine ; ils dessinent l’ordre des substances, la classification naturelle. C’est Dieu qui connaît le mieux l’ordre de la création. Le texte d’Abélard ne paraît imposer rien d’autre que les choses, et leur vision par Dieu : Deus vero cui omnia per se patent, quw condidit.
d. Connaissance divine et essence de Dieu. —
Dieu
connaît les genres et espèces. Comment les connaît-il ?
C’est ici que peuvent s’introduire les idées. Mais Abélard
écrit de Dieu : ejus subslantiam, quw sola incommulabilis est ac simplex, nullis conceptionibus rerum vel
formis aliis variari. C’est la simplicité radicale de
l’essence divine, opposée à la multiplicité des termes
qui nous servent à en parler : Nam licel consueludo
humani sermonis de creatore quasi de creaturis loqui prwsumat,
cum videlicet ipsum vel providentem vel intelligentem
dicat, nihil tamen in eo diuersum ab ipso vel
intelUiji débet vel esse potest nec intelleclus scilicel nec
alia forma. Il y a bien une multiplicité des noms divins,
mais absolument aucune multiplicité ne lui correspond
en Dieu. D’où la conclusion : Atque ideo
omnis quirslio de intelleclu quantum ad Deum supervacua
est. Il faut s’arrêter au fait que Dieu connaît,
à cette connaissance qui est son essence même. Abélard
n’est même pas satisfait du terme providere, qui indique
sans doute une façon de connaître : Sed si expressius
verilatem loquimur, nihil aliud est eum futura providere,
quam ipsum, qui vera ratio in se est, futura non
latere, p. 27, 1. 9-17. Mais, avec l’idée de providence,
nous voyons s’effacer l’image de l’artiste et la notion
de forme exemplaire, d’idée, qui s’y trouvait liée. Tout
anthropomorphisme mis de côté, il reste que genres
et espèces correspondent à un état des choses, que
genres et espèces ne demeurent pas cachés à Dieu.
e. Les noms divins. —
Si l’essence divine est radicalement
simple d’où vient la multiplicité des noms
divins ? Du fait que nous nommons Dieu en le rapportant
à ses œuvres, qui sont multiples : more humano
loquentes simplicem ejus essenliam et in se modo
invariabilem pro his quw per eum invariabilem varie
fleri contingunt et varie a nobis excogitantur variis
designamus nominibus, p. 428, 1. 12-14 ; voir tout le
passage, p. 427, 1. 38-p. 428, 1. 25. La diversité des
noms que nous appliquons à l’unité divine procède
uniquement de la diversité des créatures. Voilà jusqu’où
nous conduit la doctrine d’Abélard sur la signification
des termes : quid voces significarent.
6° Conclusions générales. —
Nous sommes conduits à proposer du nominalisme d’Abélard les caractéristiques suivantes :
1. Terme, chose, intellection. —
Le nominalisme se présente comme une interprétation de l’aristotélisme transmis au Moyen Age par Porphyre et Boëce : traités et commentaires de logique.
Cette logique apparaît proche parente de la grammaire, science, comme elle, du langage. Traitant de l’argumentation, elle la décompose en propositions, et ces propositions en termes ; le terme est le signe de la chose dont il nous donne l’intellection ; de ce point de vue, on comprend que le nominalisme joigne à une doctrine de la chose une analyse de l’intellection.
2. L’universel : réalisme, nominalisme. —
Le terme universel se définit dans les propositions dont il peut faire partie, comme prédicat de plusieurs sujets.
Le réalisme croit pouvoir, de façon ou d’autre, appliquer cette définition aux choses.
Le nominalisme reconnaît qu’elle s’applique uniquement aux signes dont nous usons en pensant aux choses.
3. Critique du réalisme. —
Contradictoire aux notions ou données les plus fondamentales, le réalisme, sous toutes ses formes, apparaît comme une absurdité.
En montrant la non-réalité de l’universel, on fait apparaître toute réalité comme un individu et comme singulière en son entier : la critique du réalisme nous découvre une ontologie dont l’âme est une intuition de l’individualité radicale de la chose, res, et du son même, vox, qui est la réalité physique du signe : nom, nomen, ou terme, sermo.
Toute chose ainsi reconnue pour singulière, les universaux paraissent ne signifier rien de réel, ne pouvoir donner qu’une intellection sans objet, c’est-à-dire pas d’intellection : le nominalisme doit résoudre cette difficulté.
4. Fondement de l’universel. —
Le nominalisme ne fait pas de l’universel une fiction, ni un pur artifice : aux genres et espèces correspond une convenance substantielle des choses ; genres et espèces dessinent la classification naturelle des êtres. Mais l’universalité qui est dans les signes ne se retrouve pas dans les choses, qui n’entrent pas comme prédicats dans les propositions, et, quoique réel, le fondement de l’universel ne possède point, dans l’individu, de réalité distincte.
5. L’intellection des universaux. —
L’intellection n’est pas seulement conception des images, conceptio imaginum, mais encore et essentiellement attention aux choses par le moyen des images, atlentio rerum per imagines.
A la différence des intellections, les images ne sont pas réelles au sens où les accidents de l’âme et des autres substances sont des réalités.
L’intellection de l’universel trouve un objet dans une image commune.
L’intellection de l’universel est attention de l’âme à un aspect des choses considéré à part : en ce sens elle est abstraction.
6. Sur Dieu. —
En Dieu, la connaissance est une seule et même chose avec l’essence, dont la simplicité radicale s’oppose à la multiplicité des noms divins : cette multiplicité se trouve seulement dans nos signes ; rien ne lui correspond en Dieu.
Retrouvons-nous des attitudes pareilles, un même rythme de pensée, dans le nominalisme du XIVe siècle ?