Dictionnaire érotique moderne/Aux esprits libres

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Imprimerie de la société des bibliophiles cosmopolites (Jules Gay) (p. v-xxiii).


AUX ESPRITS LIBRES


omme la liberté ne peut être accordée aux gens qui doivent rester esclaves, les livres libres sont pour nous des livres défendus. Jamais il ne s’en montre dans la librairie, et il n’en traîne même jamais aucun dans nos maisons ; aussi celui que nous réimprimons est-il un livre qui doit se dissimuler. Personne, pas même les rois, empereurs, pape, n’est en droit de le lire en public. Il ne doit être consulté que dans le particulier ; le reste du temps, il faut le fourrer dans une poche profonde, ou mieux, dans le fond d’une bibliothèque fermée à clef.

Quand nous sommes entre nous, en petit comité, nous n’avons pas besoin de nous gêner ; aussi arrive-t-il souvent, comme dit Gresset dans son Vert-Vert, que les f, les b voltigent sur notre bec. Quand quelqu’un nous ennuie, nous lui disons : tu m’entrouducutes, va te faire foutre. Quand nous voulons dire qu’un individu témoignait le désir de se comporter avec une femme de la manière la plus satisfaisante pour elle, au lieu de faire toute cette longue périphrase, nous disons  : il bandait comme un carme. Quand nous voulons exprimer tout le contraire, nous disons que c’est un vit mollet, un bande-à-l’aise. Un homme qui a du courage est un homme qui a des couilles au cul, etc.

Pour un étranger, tout cela est de l’hébreu. Il faut un dictionnaire pour comprendre les mots en usage  ; mais ne comptez pas sur celui de l’Académie, 6e et dernière édition  ; MM. les académiciens n’ont pas assez de couille pour avouer de pareils termes. Il faut quelques hommes d’esprit supérieur qui se dévouent.

Pour la langue française, nous avions déjà le dictionnaire intitulé : Erotica verba de M. de L’Aulnaye ; ce dictionnaire se trouve, à la suite de l’édition de Rabelais publiée par Desoer en 1820. Il est certainement très-utile, mais il ne donne pas beaucoup d’expressions contenues dans d’autres auteurs contemporains de Rabelais ou plus modernes que lui. M. Auguste Scheler, l’érudit distingué, le savant bibliothécaire du roi des Belges, crut devoir, pour ce motif, refaire à nouveau ce dictionnaire, et il publia en 1861, sous le pseudonyme de Louis De Landes, son Glossaire érotique de la langue française (Bruxelles, pet. in-8o de XII-396 pp.) — Notre excellent et spirituel ami Alfred Delvau voulut aussi refaire à nouveau ce travail  ; car lui, il avait eu le courage de descendre dans les bas-fonds sociaux, dans les bordels, dans les bastringues, dans les halles. Là, il avait recueilli nombre d’expressions pittoresques inconnues à ses devanciers. Il publia la première édition de son Dictionnaire en 1864. Tirée à petit nombre, elle fut promptement enlevée. Elle donna lieu à de nombreuses contrefaçons et à de fort mauvaises imitations. Delvau cependant avait préparé une seconde édition de son œuvre, plus châtiée et plus complète que la première, lorsque la mort nous l’enleva, en 1867. Nous recueillîmes ses épaves avec soin, et nous en faisons faire aujourd’hui, à petit nombre, une impression soignée pour des esprits libres et éclairés.

Delvau n’a pas eu le temps de faire une nouvelle préface pour sa nouvelle édition  ; nous allons, en conséquence, reproduire simplement la judicieuse Introduction de sa première édition. Nous la ferons suivre du remarquable Avant-propos placé par M. Auguste Scheler à la tête de son Glossaire érotique. Enfin, nous ajouterons, rivalisant avec les deux précédentes, la préface placée par Moncrif à la tête du Recueil du Cosmopolite ; c’est l’une des plus spirituelles pièces de cet ingénieux écrivain, et en même temps une des plus rares et qui a rapport au sujet dont nous nous occupons, la petite révolte de la liberté de l’esprit contre les préjugés plus encore que contre les conventions sociales.


Un mot encore et nous terminons. Dans la nouvelle édition, on remarquera que l’auteur s’est réellement borné cette fois au langage moderne et qu’il n’est pas remonté plus haut que Marot et Rabelais.

Il a négligé beaucoup de fantaisies niaises, prétentieuses et inusitées de quelques auteurs modernes, comme Nerciat, Rétif, la Tour du Bordel, ou d’argots de voleurs, de chiffonniers, etc.  ; par exemple, les mots inir (de Nerciat) hubir (de la Tour), pante, sinve (qui se trouvent dans le dictionnaire d’argot de Larchey), etc.

Enfin, il a supprimé quelques mots qui se retrouvent dans les dictionnaires français usuels  : libidineux, lascif, impudicités, tendron, autel de la volupté, calice, etc. C’était superflu à répéter.


INTRODUCTION
(1re édition du Dictionnaire érotique.)

Aucun écrivain, jusqu’à ce jour, ne s’est senti assez franc du collier ni assez ferme des rognons pour entreprendre la publication d’un Dictionnaire érotique complet  ; publication jugée nécessaire cependant par tout le monde, par les gourmets aussi bien que par les goinfres, par les lettrés aussi bien que par les simples curieux.

Ce que nous avons sur la matière est bien peu de chose : le Glossarium eroticum linguæ latinæ de Pierrugues, le Dictionnaire françois contenant les mots et les choses de Richelet, le Dictionnaire d’amour de Dreux du Radier, celui de Sylvain Maréchal, celui de Girard de Propiac, et enfin le Glossaire érotique de la langue française de M.*** (dit Louis De Landes). En apprenant, il y a trois ans, la publication de ce dernier ouvrage, j’allais renoncer à continuer le mien, que je supposais dès lors inutile  ; une rapide lecture me détrompa  : le Glossaire érotique de M.*** n’est autre chose que les Erotica verba du 3e volume de Rabelais, édition Desoer, — avec cette différence que les Erotica verba tiennent dans une trentaine de pages et que M. *** les a délayés dans un fort volume in-12. Mais les expressions modernes, mais les mots pittoresques, nés d’hier, qui servent d’étiquettes aux choses de la coucherie, de l’amour et de la polissonnerie, qui a eu la patience de les colliger et le courage de les nomenclaturer  ? Personne. La littérature contemporaine compte assurément nombre d’excellents esprits très dignes de mener à heureuse fin une œuvre de l’importance et de la nature de celle-ci  : il n’en est pas un seul qui ait osé emboucher le clairon de l’émancipation, pas un qui soit parvenu à se démailloter, à se débarrasser de ses langes et de ses lisières. Ce sont en effet de si grands seigneurs que les préjugés  ! de si grandes dames, les conventions  ! Songez donc  : appeler les choses par leur nom, — la grosse affaire  !

Pour moi, qui n’ai pas la vaine superstition du langage, et qui, au contraire, possède au suprême degré la haine, presque le dégoût de la feuille de vigne que les hypocrites placent sur leurs discours — comme les vieilles femmes un couvercle sur leur pot de chambre, — j’aborde résolument le taureau par les cornes, et j’essaie de faire, à mes risques et périls, ce que personne jusqu’ici n’a eu le courage de tenter. Car il est bien entendu que je compte pour rien le prétendu Glossaire érotique de la langue française de M.***, à qui une pudeur inexplicable a fait prendre la précaution — inutile — de s’abriter derrière un pseudonyme.

Ce qui m’a guidé dans cette intéressante besogne, à laquelle j’ai consacré de nombreuses veilles et pour laquelle je ne demande aucune récompense, — m’en étant déjà décerné une à moi-même, — ce n’a pas été de donner satisfaction aux curiosités malsaines des libertins, vieux ou jeunes, qui se jettent sur les livres obscènes comme les mouches sur des rayons de miel  : j’ai trop le respect de moi-même pour descendre à une aussi puérile infamie, quelque haut prix qu’elle rapporte à son auteur. Le métier de masturbateur intellectuel peut avoir des avantages précieux pour les gens qui croient, avec Vespasien, que l’argent ne pue point  ; mais comme je ne me sens pas le moins du monde porté à l’exercer, je ne l’exerce pas. Mes visées sont plus hautes et mes habitudes d’esprit moins malpropres. J’ai le style gaillard, mais l’intelligence chaste.

La langue française étant, de l’avis de Voltaire, « une gueuse fière à qui il faut faire l’aumône malgré elle, » j’ai voulu essayer de glisser dans la poche de son Dictionnaire légal, si pauvre, la plupart des expressions du Dictionnaire interlope, si riche, que je publie aujourd’hui, malgré ses imperfections involontaires et ses omissions inévitables. Je me suis fait le saint Vincent de Paul des nombreux mots orphelins qui grouillent dans le ruisseau, des nombreuses expressions vagabondes qui se morfondent depuis si longtemps à la porte du Dictionnaire de l’Académie, et je leur ai construit, à mes frais, un petit hospice en attendant qu’on songe à les admettre dans le grand.

Ce qui se parle doit s’écrire, et tout doit se parler — même devant les jeunes filles. Les mots ne sont pas ordes, ce sont les pensées qui sont sales. La lecture de l’Arétin et la vue des priapées du Musée secret de Naples sont moins corruptrices que beaucoup de romans que je pourrais citer, et je serais même disposé à absoudre le marquis de Sade (assuré que je suis de la parfaite innocuité de sa Justine) si ce misérable avait écrit en meilleur français  : les livres dangereux sont les livres mal faits. Le libre langage de nos pères, qui effarouche tant de ridicules pudeurs, vaut cent fois mieux que notre phraséologie bégueule — et en même temps embrenée d’équivoques obscènes — dont ils se seraient si justement crevés de rire. Langue châtrée, peuple castrat. Où sont nos couilles du temps jadis  ? Qu’a-t-on fait du français médullaire, si substantiel et si savoureux, de Mathurin Régnier, d’Agrippa d’Aubigné, d’Amyot, de Rabelais, de Montaigne, de Brantôme, et de tant d’autres écrivains qui besognaient fort et dru  ? On l’a remplacé par le petit français d’un tas de petits écrivassiers, les uns membres — émasculés — de l’Académie, les autres dignes de le devenir. Et voilà pourquoi notre langue est muette, d’éloquente qu’elle était autrefois  !

C’est à ne s’y pas reconnaître dans cette tour de Babel moderne, où l’on est arrivé, par le bégueulisme, à la confusion du langage. Jamais on n’a aussi mal écrit, ni aussi mal parlé. L’hôtel de Rambouillet, qu’on pouvait croire exproprié et démoli pour cause de clarté publique, existe avec plus de locataires que du temps de la Guirlande de Julie ;  il y en a depuis le sous-sol jusqu’aux combles, maîtres et domestiques mêlés, Houssaye sur Lamartine, Musset sur Murger, Mérimée sur Aubryet, Janin sur Sainte-Beuve. Ces Précieuses mâles — du moins du sexe masculin, car mâles emporte avec soi une idée de vigueur que je ne veux pas attacher au nom de ces péronnelles en culottes, — ces Précieuses, à l’exemple de leurs aînées en jupons, fessées à tour de bras par Molière, ont frappé de proscription tous les mots virils de notre langue, toutes les expressions bien bâties, qui avaient jadis droit au respect général et qui en sont réduites aujourd’hui à faire le trottoir, comme de vulgaires prostituées.

Ah ! que cette horreur du mot propre est bête, dangereuse — et inutile  ! Qu’est indécent et saugrenu cet amour de la périphrase et du sous-entendu qui joue dans la conversation le rôle d’énigme dont tout le monde finit toujours par trouver la clef  ! « Vilains hypocrites  ! s’écrie Denis Diderot avec une indignation sincère  ; foutez comme des ânes débâtés, mais permettez-moi de dire foutre. Je vous passe l’action, passez-moi le mot. Vous prononcez hardiment tuer, voler, trahir, et l’autre vous ne l’oseriez qu’entre les dents  !… Il est bon que les expressions les moins usitées, les moins écrites, les mieux tues, soient les mieux sues et les plus généralement connues. Aussi, cela est  ; aussi, le mot futuo n’est-il pas moins familier que le mot pain ;  nul âge ne l’ignore, nul idiome n’en est privé  ; il a mille synonymes dans toutes les langues, il s’imprime en chacune sans être exprimé… et le sexe qui le fait le plus, a usage de le taire le plus. »

Que répondraient à cela nos Précieuses — si on les consultait  ? Que Diderot était un écrivain ordurier, qui aimait les vilains mots comme certaines gens aiment les mauvaises odeurs, et qu’aujourd’hui on le condamnerait à deux ou trois années de prison pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, » — sans compter deux ou trois autres années pour « outrage à la religion catholique. »

J’y consens — pour un instant. Mais Michel de Montaigne  ? Oserez-vous, pécores, dire de ce gentilhomme périgourdin ce que vous avez niaisement reproché au fils de l’ouvrier coutelier de Langres ? Montaigne a écrit la même chose, pourtant, et tout aussi clairement  : « Qu’a fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne, et pour l’exclure des propos sérieux et règlez  ? Nous prononçons hardiment tuer, desrobber, trahir ;  et cela, nous n’oserions qu’entre les dents. Est-ce à dire que moins nous en exhalons en paroles, d’autant nous avons loy d’en grossir la pensée  ? Car il est bon que les mots qui sont le moins en usage, moins escripts, et mieulx teus, soient les mieux sceus et plus generalement cogneus… »

Vous les appelez des ordures
Tous ces mots qui, ruisseaux de miel,
Coulent avec de doux murmures
Des lèvres en quête du ciel  !

Vous vous signez lorsqu’on raconte
Ce que signifie Être heureux  !
Vous vous cachez le front de honte
D’avoir joui comme des dieux  !

Vous rougissez de vos ivresses
Lorsque vous êtes dégrisés.
Et vous reniez vos maîtresses
Lorsque repus de leurs baisers  !

Quel mal trouvez-vous donc à dire
Ce qu’à faire vous trouvez bon  ?
Pourquoi crime un charmant délire  ?
Comment caca votre bonbon  ?

Ah  ! libertins de sacristie
Dont le cœur à la bouche ment,
Pourquoi recrachez-vous l’hostie
Gobée à deux si goulûment  ?

Ce cant que nous reprochons si maladroitement aux Anglais, nous l’avons au même degré qu’eux  ; nous rougissons pudiquement, jeunes vierges à barbe, des grossièretés de notre Rabelais, comme ils rougissent, ces pucelles à favoris rouges, de leur Shakespeare. Et plus nous allons, et plus notre cant s’aggrave — avec nos vices. Je me rappelle encore l’émotion générale qui accueillit, il y a deux ans, le chapitre des Misérables de Victor Hugo où s’étale superbement la réponse énergique de Cambronne à Waterloo. C’était un scandale à nul autre pareil. On ne voulait pas croire à tant d’audace, et, le nez même sur la page ou cette shockinerie se trouve déposée, avec des commentaires aggravants tout autour, on se refusait encore à y croire. Des cris de paon étaient poussés dans les salons et dans les cafés à propos de cette incongruité littéraire. Les académiciens se cachaient la face et se couvraient de cendres. Arsène Houssaye mettait un crêpe à sa houlette de berger en chambre. Madame Louise Colet prenait le voile. Champfleury allumait des lampions sur sa fenêtre, au grand ébahissement des habitants de Montmartre — qui se croyaient déjà au 15 août

Victor Hugo avait écrit Merde  !

Sans doute. Après  ? et pourquoi toutes ces clameurs de pies en délire  ? Que prouve cette sainte — et ridicule — indignation  ? Rien, sinon que depuis Boileau les lecteurs français veulent être respectés quoiqu’ils ne se respectent pas eux-mêmes. Rien, sinon que la chasteté de notre langage témoigne surabondamment du libertinage de nos mœurs. Rien, sinon que nous ne trouvons les mots ordes et puants que parce que nos actions sont malsaines et nidoreuses. Rien, sinon que notre âme est un fumier sur lequel poussent les fleurs — de rhétorique. Rien, sinon qu’au lieu de laisser aux femmes le bégueulisme des paroles, nous l’affichons comme la feuille de vigne de l’impudicité, faisant ainsi semblant d’ignorer que jamais la pureté de l’âme humaine n’a été entamée par les familiarités les plus stercoréennes du langage humain. Il ne nous manquait que cette hypocrisie-là pour être complets  !

Les questions morales que cela soulève sont de la plus haute importance, et j’aurais grande joie à les examiner ici avec détails, afin de vider une bonne fois sur la tête d’un public béotien le panier de mes colères et de mes ironies. Mais, par malheur, la place me manque, mon cadre me force à me borner  : à peine me reste-t-il quelques lignes.

J’abrège donc, ne voulant d’ailleurs prouver rien autre que mon droit à réunir en corps de livre une cohue d’expressions pittoresques auxquelles le Dictionnaire de l’Académie fera faire éternellement le pied de grue, sans daigner même entre-bâiller un de ses feuillets pour en laisser entrer quelques-unes chez lui. « Toutes les langues roulent de l’or, » a dit Joubert, — et l’argot d’un peuple entier est une langue, spécialement l’argot érotique  ; s’il vit en marge du Dictionnaire officiel, comme les gens qui le parlent vivent en marge de la société officielle, il n’en finira pas moins, à un moment donné, par se confondre comme eux dans la circulation générale.

Au reste, peu me chaut ! C’est déterminément que j’ai composé le recueil pornographique que je publie aujourd’hui, sans arrière-pensée mauvaise, non pour tenter mes contemporains du gaillard péché de luxure, — comme le diable de Papefiguière les nobles nonnains de Pettesec, — mais à titre seul de documents pour l’histoire de la langue et celle des mœurs au xixe siècle, et avec cette conviction, solidement ancrée dans ma conscience, que s’il n’est utile à personne, à personne non plus il ne sera nuisible. Les lecteurs vraiment chastes ne s’en sentiront pas corrompus  ; les lecteurs corrompus n’en deviendront pas plus libertins.

Je n’aurai jamais à me couper le poignet par remords de l’avoir écrit.




AVANT-PROPOS


(du Glossaire érotique)

Il faut avoir un certain courage pour faire un livre comme celui-ci  ; car, tout d’abord, la plupart des personnes qui l’ouvriront s’empresseront de le rejeter comme un tissu d’obscénités, qu’un homme qui se respecte n’aurait jamais dû mettre au jour. Pour beaucoup de gens, sans doute, la première impression sera telle  ; mais pour ceux qui voudront un peu réfléchir, ils reconnaîtront bientôt qu’il y a un but utile dans cette publication, qui n’est faite ni pour les jeunes filles, ni pour les écoliers.

Pendant plusieurs siècles on n’attacha aucune idée malhonnête à une multitude de mots et d’expressions qui sont actuellement bannis de la bonne compagnie, et les hommes les plus graves les employaient sans que personne y trouvât à redire. Peu à peu on a trouvé que certains mots devaient être bannis de la langue, et on les a remplacés par d’autres, ou bien par des périphrases qui expriment, il est vrai, la même idée, mais en bannissant le scandale. C’est sans doute une singulière manière de voir que de regarder un mot comme obscène, et non pas ce qu’il veut dire  ; car il semblerait raisonnable de ne blâmer dans un écrit que les pensées qui y sont reproduites, et de ne taxer qu’elles seules d’immoralité, sans s’attacher aux mots, qui ne sont que le moyen de rendre les idées palpables. Mais, enfin, la coutume est ainsi établie, et il faut s’y soumettre, sous peine d’être honni. Un auteur qui ne se conformerait pas à cet usage ne serait pas lu, et, de plus, il irait faire un tour en police correctionnelle. Aussi n’avons-nous point le projet de vouloir réformer le monde et de changer sa manière de voir sur un sujet qui a été traité par Bayle beaucoup mieux que nous ne le pourrions faire.

La manière actuelle d’écrire ne doit cependant pas faire proscrire la littérature du xiie au xviie siècle, et empêcher de lire des écrivains distingués, qui n’ont commis d’autres fautes que d’employer dans leurs écrits des mots dont on se servait dans toutes les classes de la société. Tous les dictionnaires ayant soin de bannir de leurs colonnes les mots réprouvés, il arrive que bon nombre d’expressions employées autrefois deviennent inintelligibles pour les lecteurs, qui ne les entendent pas dans la conversation. Cet inconvénient se fait surtout sentir pour les étrangers, car les nationaux ont parfois occasion de les entendre employés par le peuple. Il semble donc que la publication d’un glossaire érotique doit être accueillie favorablement par tous ceux qui veulent lire notre ancienne littérature, et qui sont désireux de bien comprendre les écrivains qui n’ont eu d’autre tort que d’appeler un chat un chat, et qui, sous des obscénités apparentes, ont souvent caché des leçons de morale et de philosophie, que les persécutions religieuses les empêchaient de publier ouvertement.

C’est donc à la partie sérieuse des gens lettrés que nous nous adressons, notre unique but étant de rendre plus familière la lecture d’écrivains d’un grand mérite. Certains d’entre eux, il est vrai, ont été publiés avec un glossaire spécial  ; mais, en général, il est fort incomplet, surtout en ce qui regarde les termes érotiques. Et, puis ces explications manquent presque toujours dans les anciennes éditions, qui sont actuellement fort recherchées.

Dans cet ouvrage, tous les mots sont imprimés en entier, aucune lettre n’étant remplacée par des points  ; car cette coutume semble s’éloigner tout à fait du but qu’elle se propose. Que veut-on, en effet  ? Que l’attention ne se fixe pas sur des mots qu’on regarde comme déshonnêtes. Et, de bonne foi, est-il meilleur moyen de l’y fixer que de ne pas imprimer le mot tout entier, puisqu’alors on est forcé de faire des efforts d’imagination pour retrouver ce qui a été omis, tandis que s’il en était autrement on n’y ferait que fort peu d’attention, l’examen ne se portant que sur la pensée exprimée dans la phrase qu’on lit. On croirait vraiment que ce moyen a été inventé par quelque libertin.

Quant à l’orthographe, nous avons suivi en général celle qui est adoptée actuellement, celle des temps anciens étant si variable, même dans le même auteur, que nous n’aurions su laquelle choisir. Seulement, nous avons indiqué toutes les manières diverses d’orthographier le même mot, en renvoyant pour les explications et les citations à celui qui est écrit à la moderne.

L’Auteur.




PRÉFACE


(du Recueil du Cosmopolite)

Il semble que la philosophie ne fasse qu’à regret (pour ainsi dire) des progrès dans l’esprit de l’homme : si elle gagne à quelques égards aujourd’hui, elle perd si considérablement par d’autres côtés, que la compensation n’est pas égale. Les connaissances physiques prennent, il est vrai, de jour en jour, un essor plus rapide, mais combien l’esprit de morale n’a-t-il pas dégénéré  ?

Tandis que nos philosophes s’occupent de cette attraction qui entretient le jeu des différentes parties de l’univers, l’impression conséquente que doivent leur faire les mots les plus estimables de notre langue leur échappe, ou se métamorphose dans leur imagination, et ces mêmes mots ne présentent presque plus, pour la plupart, le vrai sens auquel ils avoient été attachés.

Faut-il chercher d’autre cause de la différence des mœurs de ce siècle-ci à celles des siècles passés ? Sans doute, la naïveté avec laquelle nos pères s’énonçoient, et qu’on a depuis si injustement qualifiée du nom de langage libre, étoit la base et le garant de la pureté de leurs mœurs.

Leur façon de vivre étoit aussi simple que leur langage ; parmi eux, oui vouloit dire effectivement oui, et non exprimoit exactement non. Point de ces subterfuges qui sont autant de ressources pour la mauvaise foi, et d’écueils de la solidité de l’esprit.

La malignité des termes équivoques, d’autant plus dangereuse qu’elle fait les délices des petits esprits, et par conséquent du plus grand nombre, n’étoit point encore connue.

Quelle contrainte ces fausses idées qu’on attache aujourd’hui à un grand nombre de manières de s’exprimer, n’apportent-elles pas dans la société  ? Il faut en exposer ici quelques exemples.

Qu’une femme à qui vous parlerez d’un voyage agréable et curieux que vous aurez fait, vous dise  : Je meurs d’envie de le faire, les sots éclatent de rire, et les fausses prudes rougissent.

Céliante se donne la torture pour mettre son gant trop étroit pour sa main  ; vous n’oseriez jamais lui dire  : Madame, voulez-vous que je vous le mette  ? ni même  : que je vous l’ôte  ? parce que notre esprit corrompu va plus loin que les termes propres ne signifient, et qu’il suppose que, pour l’ôter, il faut l’avoir mis, et qu’il soit dedans.

Si vous vous servez de ces termes simples, vous passez pour un sot, ou du moins pour un mauvais plaisant.

À peine est-il permis de dire que la Marne se décharge dans la Seine, ou qu’un fusil est chargé.

Nos dévots, même de la première classe, avoient voulu faire passer cette réformation prétendue de style jusque dans la manière de faire des enfants à sa femme, et trouvant une idée trop libertine, et une façon trop peu décente de se mettre dessus à nu, ils avoient imaginé de faire un trou chacun à leur chemise, pour opérer, disoient-ils, plus modestement et plus convenablement le grand œuvre de la propagation du genre humain.

Je laisse à juger si ceux qui en agissent ainsi n’ont pas l’imagination plus déréglée, que ceux qui tout uniment se mettent dessus, dans la simple nudité que la sage nature nous a donnée.

Avec quelque pureté d’intention que vous employiez les mots d’enfiler, remuer, branler, large, étroit, se retirer et cent autres, ils réveillent à présent des idées licencieuses. Personne n’ignore le rire scandaleux qu’ont excité, dans les derniers temps, ces quatre vers du grand Corneille :

Dis-moi donc, lorsqu’Othon s’est offert à Camille,
A-t-il paru contraint  ? A-t-elle été facile  ?
Son hommage auprès d’elle, a-t-il eu plein effet  ?
Comment l’a-t-elle pris  ? Et comment l’a-t-il fait  ?

La saine raison, lorsqu’elle conduisoit les hommes, ne leur avoit point appris à faire une distinction imaginaire d’une expression supposée gratuitement malhonnête, avec une autre qui ne blesse point la pudeur.

On prononce le mot crime sans remords, comme celui de vertu sans édification ; on croit avec justice n’être point garant des idées opposées que l’un et l’autre présentent. Par quel égarement va-t-on déshonorer d’autres termes, qui ont le même droit d’être au rang de ceux qui composent la langue  ? Pourquoi les exclure de la conversation et des ouvrages littéraires, où souvent ils seraient si naturellement amenés  ?