Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Conscience

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 336-353).

CONSCIENCE. — Il ne sera question ici que de / «  conscience morale, dans ses relations avec les diverses doctrines qui, sous nos yeux, prétendent au gouvernement de la vie humaine.

Sous l’influence du christianisme, écriA^ait Taine {Origines de la France contemporaine, La Révolution, t. III, p. 120), « le fond de l’âme a changé ». La conscience est un mot nouvcau, qui exprime une idée inconnue aux anciens. « Seul en présence de Dieu », du Juge infaillible qui « A^oit les âmes telles qu’elles sont, non pas confusément et en tas, mais distinctement, une à une », le chrétien sent qu’il répond personnellement de chacun de ses actes, et que « ces actes sont d’une conséquence inlinie ».

Telle est, en effet, la liaison de la conscience aA’ec l’idée de responsabilité ; tel est, d’autre part, le lien de la responsabilité avec l’enseignement chrétien.

Etudions en parallèle la notion laïque et la notion chrétienne de i-esponsabilité.

L’idée chrétienne témoigne, nous le Aerrons, d’une A’italité croissante. Quant à l’idée laïque, elle « n’est pas morte, mais elle meurt ». (Albert Bayet, Les Idées mortes, p. 60.)

AA’ant de contempler cette A-ie montante, étudions cette agonie.

I. La notion laïque. — i° Historique

La décadence de l’idée laïque de responsabilité se dÏA’ise en plusieurs périodes.

Lorsque, dans l’esprit d’un individu ou dans l’âme d’une société, une notion est ébranlée, généralement elle ne s’effondre pas du premier coup ; mais, avant de s’abattre, elle oscille quelque temps d’un extrême à l’autre. La mort est précédée d’une série alternante d’accès de lièAre et de périodes de prostration. Une actiA’ité désordonnée manifeste une énergie qui s’épuise. Certaines lueurs plus intenses expriment les derniers efforts d’un foyer qui s’éteint.

Ainsi, l’idée de foi religieuse fut d’abord exaltée par les premiers partisans de la Réforme, au point même d’exclure la nécessité des bonnes œuA’res, i)uis dépréciée pour le soi-disant profit de l’action morale, aA’ant de s’anéantir déiinitiA ement dans un protestantisme libéral où ne subsiste plus aucun dogme précis. De Luther à Weslky, et de Wesley à Sabatier : telles sont les étapes qui mènent du salut par la foi seule à la religion sans croyances ; telle est, d’une manière générale, la courbe symbolique qui résume l’histoire de toute notion qui Aa périr. La formule hégélienne n’exprime pas une loi universelle qui règle infailliblement l’éAolution des idées. L’affirmation et la négation ne se réconcilient pas toujours en une conception supérieure. Plus soment même, les deux doctrines extrêmes A’iennent se briser dans un heurt mortel à l’une comme â l’autre. De sorte que les phases de leur conflit se répartissent d’après ce rythme fatal : trop, trop peu, et puis rien ; la fièvre, le coma, et la mort.

Nous citions, comme exemple, la notion de foi dans le protestantisme. La contagion mentale s’est répandue. La commotion déAastatrice s’est propagée. "Voici, maintenant, que chancellent, après les idées réA^élées etsui*naturelles, les idées philosophiques et humaines. Les concepts qui semblaient le plus solidement enra cinés dans l’esprit et dans le cœur des hommes, s’ébranlent à leur tour. Dcvoir, responsabilité, bien et mal, mérite et démérite : autant d’archaïsmes théologiques, à l’aide desquels la libre pensée naguère devait se déguiser, mais qui la gêneraient dans sa lutte suprême avec l’esprit chrétien, et qu’elle se hâte de jeter au charnier des idées mortes.

Comment la morale laïque a successivement exalté outre mesure, puis amoindri, juiis supprimé, une de ces notions essentielles, la notion de responsabilité ; comment elle en a fait parade, avant d’en faire litière : tel est le lamentable épisode philosophique que l’on Aoudrait ici, d’abord retracer, ensuite expliquer.

Il s’agit donc, en premier lieu, de constater et, s’il est possible, de mesurer, les Aariations qu’a subies, dans la morale laïque, l’idée de responsabilité, avant d’aller rejoindre le tas déjà bien haut des croyances en ruines.

Les représentants de la morale laïque ne peuvent s’accorder à résoiulre unanimement cette question primordiale : l’homme est-il responsable ? Voilà le fait inquiétant que nous allons d’abord établir.

Certains rationalistes exagèrent la responsabilité humaine ; d’autres l’amoindrissent arbitrairement ; enfin, les nouveaux Acnus, cexix que l’on pourrait appeler les enfants perdus ou les enfants terribles de la libre pensée, nient sans détour que l’homme soit responsable de ses actes.

Parmi les puritains de la morale laïque, parmi les apôtres de la responsabilité illimitée, parmi les auteurs qui, loin de reprocher à la morale chrétienne d’imposer aux hommes un fardeau trop lourd et de les entraîner Aers d’âpres sentiers, l’accuseraient plutôt d’alléger témérairement leurs épaules et de les égarer par des chemins de Aelours, nous citerons d’abord quatre célèbres universitaires : Félix Pécaut, qui dirigea pendant seize ans l’Ecole normale de Fontenay-aux-Roses, et à qui l’on décerna, avec une particulière insistance, l’appellation de saint laïque : Gabriel Séailles, professeur de philosophie à la Sorbonne, qui, à maintes reprises, exposa, tantôt dans des Univcrsités populaires, tantôt dans des réunions d’instituteurs ou d étudiants, les principes et l’idéal de la morale indépendante ; Jules Payot, actuellement recteur de l’Univcrsité d’Aix, heureux auteur d’un ouvrage peut-être moins original que célèbre sur L’Education de la volonté, depuis nombre d’années promoteur insigne de l’éducation laïque et directeur écouté des instituteurs primaires ; Jean Izoulet, l’auteiu- de La Cité moderne, écriA’ain sonore, professeur applaudi de philosophie sociale au Collège de France, et, de temps en temps, journaliste au Acrbe précis et fort. Tous moralistes dont la pensée laïque s’enorgueillit, tous moralistes qui A’culent étendre, dépasser ou aggraA^er la notion chrétienne, et, tout particulièrement, la notion catholique, de responsabilité.

Ainsi, d’après Félix Pécaut, pour déA-elopper dans l’enfant le sentiment de la responsabilité, ce qui est le but principal de renseignement moral, il faut soustraire son âme aussi bien à « la tutelle sacerdotale, le plus mortel des dissoUants pour les peuples et pour les indÏA^idus », qu’à « la simple discipline de l’usage, de la coutume établie, des couA-enances mondaines ». M. Pécaut estimait sans doute qu’en acceptant ou en sollicitant « la tutelle sacerdotale », l’homme restait un perpétuel mineur. Il estimait que, sans jamais reccA-oir de confiance aucun enseignement ni aucune direction, quels qu’ils fussent, nous dcA’ions porter seuls toute la responsabilité de nos idées et de notre vie morales. Le catholique qui croit à l’infaillibilité doctrinale de l’Eglise en matière de dogme comme en matière de règles de mœurs, le 657

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catholique qui prend l’avis d’un confesseur lorsque sa propre conscience hésite, méconnaît l’importance et la signification de la responsabilité humaine. Ce n’est pas un homme, encore moins peut-il devenir un saint, au sens laïque du mot. (L’Education publique et la Vie nationale, p. xvi et xvii. Paris, Hachette, 1897.)

M. Skailles n’interprète pas autrement la notion de responsabilité : « S’interroger sur la vie. chercher ce qu’on doit penser, pour savoir ce qu’on doit faire… prendre l’initiative et la responsabilité de soi… c’est une tâche rude, un acte de courage, sans lequel il n’y a pas de moralité véritable. » (Les Affirmations de la conscience moderne, p. 128. Paris, Colin, 1908.) La doctrine catholique de la responsabilité est deux fois mesquine et insullisante. C’est une illusion de l’égoïsme, de croire que notre responsabilité se borne au mal dont nous sommes les auteurs. « Dans tout mal nous avons notre part de responsabilité. » C’est une illusion de la paresse, de chercher, dans le secours d’un sacrement, une vertu surnaturelle qui féconde notre repentir. « La seule pénitence, c’est le sentiment du péché, c’est lintelligence de la douloureuse fécondité du mal, l’efTort pour limiter, autant qu’il est pessible, les conséquences de sa faute. » La nolion laïque de responsabilité exclut tout mode surnaturel de réparation et toute absolution efficace. « 11 n’y a personne ici qui puisse faire ce que nous ne ferions pas nous-mêmes ; il n’y a pas de geste, d’acte de dévotion, de dur voyage aux lieux consacrés, de fondation pieuse, qui puisse remplacer ce jugement de l’homme sur lui-même, suivi d’un libre mouvement vers la justice et Acrs la Aérité. » (Les Affirmations de la conscience moderne, p. 128.) Remplacer, soit ; mais aider et compléter ?

M. Payot rappelle, lui aussi, aux maîtres de l’enseignement ijublic que leur tâche est de « préparer dans l’enfant l’homme responsable de demain ». (Aux instituteurs et aux institutrices, p. 35. Paris, Colin, 1900.) Liii aussi professe que ceux-là sont des faibles de volonté, qui, ployant sous le poids de leur responsabilité, demandent le secours d’en haut. Nul ne peut partager leur fardeau, ni leur communiquer un surcroît de force. L’appui étranger qu’ils invoquent n’est pas une aide qui guérit leur faiblesse, mais un opium qui endort leur conscience. A compter ainsi sur l’intervention divine, le sens de la responsal)ilité s’émousse. (Cours de morale, p. 208. Paris, Colin, 1900.)

Ecrivain ou professeur, M. Izoulet s’exprime toujours en style énergique et brillant. « Savoir de science certaine qu’il est radicalement impossible de ravoir ses actes, n’y a-t-il pas là de quoi prendre la vie terriblement au sérieux ? N’y a-t-il pas là de quoi rendre le plus étourdi réfléchi, et le plus dissipé recueilli ? Comment ne pas s’arrêter pétrifié devant le gouttre des conséquences ? Tout d’il visionnaire se voile de l’ombre qui monte des abîmes de l’avenir. » (La Cité moderne, p. 289. Paris. Alcan, 1894.) Contcm [)lation aveuglante, mais salutaire, qui sullit à convertir une âme à la vie morale. Tâchons donc, tour à tour, de remonter et de suivre le cours des événements où notre activité se mêle. « Nos tristesses et nos allégresses, c’est-à-dire nos puissances et nos impuissances, c’est le legs confus et indéclinable de nos aïeux. Nos fatalités ne sont que leurs actes éternisés en nous. Les doigts des morts sont sur nous, en nous-mêmes. Pareillement, ce que je fais aujourd’hui rive une chaîne aux pieds des g(n »’rations <[ui se lèvent dans les siècles lointains. Des millions d’inconnus, encore enfouis aux limbes de l’existence, sont déjà serfs de nos erreurs et de nos folies, n On se doute que M. Izoulet n’est pas un prédicateur

de la morale catholique. Celle-ci emploie généralement un style plus simple et plus austère. Mais, si l’on hésitait encore à classer et à caractériser la pensée que nous venons de résumer, voici qui supprimerait toute dilliculté. C’est bien à rencontre de la notion chrétienne et traditionnelle de responsabilité, que M. Izoulet élève la voix. Ecoutez-le. « Quel malheur que certaines doctrines religieuses aient énervé la puissance moralisatrice de cet axiome : rien ne s’anéantit ! Combien fausse, en effet, la doctrine de l’absolution, de la rédemption ! Racheter ! Rien n’est rachetable. Absoudre, absolvere, délier ! Me délier de ces liens qui s’appellent mes actes ! Comment cela serait-il possible ? Ce n’est ni possible, ni désirable… La vérité vraie, la vérité scientifique et morale à la fois, c’est que tout est irréparable. » Doctrine désolante, déprimante et funeste, penserez-vous peut-être. Non pas, proteste M. Izoulet. Il faut redire que tout est irréparable. « C’est pour avoir prêché le contraire, pendant des siècles, à notre humanité d’Occident, qu’on a brisé ou énervé le ressort de la moralité, x (La Cité moderne, p. 240.)

A ce groupe de professeurs, on pourrait joindre l’auteur de La Solidarité morale, Henri Marion. Nous nous contentons d’indiquer son nom, pour nous arrêter de préférence à l’œuvre morale et philosophique de George Eliot, dont M. Marion et M. Payot invoquent eux-mêmes le témoignage. George Eliot a été appelée : le poète du positivisme. Mais, non moins que les théories de la religion humanitaire, elle a popularisé les idées d’un puritanisme désespérant. Peut-être pourrait-on, sans établir une comparaison de termes trop disparates, mettre en parallèle tel de ses romans, Adam Bede, par exemple, et l’Enfer de Dante Alighieri, c’est-à-dire rapprocher deux drames qui, l’un et l’autre, illustrent d’un éclat redoutable le problème de la responsabilité, le drame moderne étant une adaptation laïque et terrestre du dogme chrétien de la damnation. Réduction bien mesquine, à tout prendre, de l’éternel malheur des réprouvés, puisqu’elle n’étend pas au delà des limites de la vie présente le supplice du remords obsédant. Mais si nous comparons le sort fait ici-bas au pécheur repentant par la doctrine catholique, et le sort que lui assigne, soit George Eliot parlant en son propre nom, soit surtout l’un de ses héros, le menuisier Adam Bede ; l’idée catholique de responsabilité apparaît singulièrement moins redoutable. Pour honteux ou désespéré qu’il soit de ses fautes, le catholique entend, du moins vaguement, au fond de sa conscience, une parole de résurrection, un appel de la miséricorde et de la toute-puissance, une invitation aux gloires de la réparation. L’Eglise n’at-elle pas bercé sa jeune âme au récit de la parabole du ]irodigue, et ranimé son espoir aux accents de VExultet ? Par la voix éclatante de la liturgie, elle lui a dit : () felix culpa.’O certe necessarium Adae peccatuni.’P.ir la voix du prêtre au confessionnal, elle a répondu, de la part de Dieu, à l’aveu de son repentir : Ego te absoho. Tout autre est le refrain qui, peu à peu, s’imprime dans l’esprit, quand on suit, dans le roman de George Eliot, la douloureuse histoire d’Adam Bede et de sa fiancée Hctty Sorel. Histoire instructive et qui serait d’une haute moralité, si elle ne laissait pas le coupable seul aux prises avec son remords, et si parfois elle s’éclairait, comme d’un rayon divin, de l’idée de rédemption.

Pédagogues, conférenciers, professeurs, écrivains, les libres penseurs que nous venons de réunir dans un premier groupe, aggravent indétiniment le poids de la responsabilité humaine par l’une ou l’autre des exagérations suivantes : ou bien, ils prétendent que l’homme doit rendre compte des maux eux-mêmes 659

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qui ne dépendent pas de son libre arbitre ; ou bien ils lui refusent le moyen d’obtenir un secours et un pardon divins qui fassent ruptiu-e dans la trame tissée par les conséquences de ses actes libres.

Voici, dans une seconde catégorie, les moralistes laïques qui délestent outre mesure la conscience humaine du fardeau de ses actes. M. Lkvy-Bruhl, dans sa thèse sur L’Idée de responsabilité, eiM. Albert Bayf.t, dans sa Morale scientifique et dans son livre sur L Idée de Bien, représentent cette phase de la vérité diminuée, qui présage la phase de la vérité anéantie. Nous tombons, si l’on veut, de la fièvre dans le coma. La notion de responsabilité passe d’un excès à l’autre, sans pouvoir se fixer en équilibre sur ses bases naturelles. Cependant, elle n’est pas encore gisante à terre. Elle lutte, elle s’agite, elle s’épuise en des distinctions presque toutes factices et meurtrières.

M. Lkvy-Bruhl distingue, et cette fois avec justesse, d’une part, la responsabilité légale ou pénale, c’est-à-dire cette réaction nécessaire par laquelle, contre l’individu nuisible, la société prend des mesures de défense, et, d’autre part, la responsabilité morale, celle qui intéresse notre conscience individuelle. Seule, la responsabilité morale, d’après M. Lévy-Bruhl, implique les idées de mérite ou de démérite, de faute el de libre justice. Dès lors, sommes-nous responsables ? Oui, légalement, répond cet auteur. La société possède le droit de protéger ses membres et de frapper les délinquants. Maintenant, devons-nous aller plus loin, pénétrer jusqu’au sanctuaire de la conscience individuelle, et décréter que l’homme est responsable moralement ? Cette seconde question ne comporte pas de solution catégorique, mais une distinction ultérieure. Il existe, de la responsabilité morale, une idée absolue, théorique, abstraite, et une idée concrète, relative, pratique. La première échappe à toute représentation positive, comme à toute vérification, et ne peut être, dès lors, ni affirmée, ni contestée. Elle ne donne prise ni à la démonstration ni à la réfutation, parce qu’elle suppose un élément qui se dérobe à la science et défie l’expérience. En effet, nous ne connaissons, à proprement parler, que les termes dont nous voyons le rapport nécessaire avec d’autres termes, et nous ne concevons vraiment que des phénomènes soumis au déterminisme. Or, l’idée pure, qui est, en même temps, l’idée traditionnelle, de responsabilité, suppose la liberté, c’est-à-dire la négation, au moins partielle, du déterminisme. Aussi reste-t-elle, dans notre esprit, à l’état de direction idéale, mais non d’objet précis. Nous la concevons comme une limite hypothétique, nous ne la pensons pas comme un terme donné. Sommes-nous responsables, au sens absolu du mot ? Ignorabimus.

Cependant l’expérience nous atteste notre croyance nécessaire au devoir et à tous les éléments qu’il implique, à la responsabilité par conséquent. Nous voilà, dès lors, en possession, non pas d’une connaissance théorique et d’une idée vraiment nouvelle, mais d’un principe pratiqvie d’activité morale. Nous ne savons pas mieux qu’auparavant comment et dans quelle mesure nous sommes responsables de nos actes. Mais nous constatons que la croyance au libre arbitre, si imprécise qu’elle soit, fait partie de l’obligation morale et stimule nos efforts. Si l’on ne veut pas donner au mot un autre sens que cette signification toute pratique, M. Lévy-Bruhl admettra que l’iiomme est responsable.

Ainsi la responsabilité pénale consiste en une réaction de la société, réaction légitime et nécessaire comme une loi naturelle. Quant à la responsabilité morale, elle est insaisissable pour notre esprit, mais requise pour la pratique du devoir.

Peut-être un lecteur non affiné par la culture kantiste en conclura-t-il que, d’après M. Lévy-Bruhl, nous ne savons jjas, en somme, si, oui ou nbn, l’homme est responsable.

« L’homme doit-il être considéré comme responsable

des fautes qu’il commet ? Ou bien, l’acte criminel, aussi nécessaire, aussi déterminé fp.ie la route d’un astre à travers le ciel, ne peut-il être imputé justement qu’aux lois mêmes de la nature ? » A cette question qu’il formule ainsi lui-même, M. Albert Bayet répond par des distinctions nombreuses. Il insiste moins que M. Lévy-Bruhl sur la séparation des deux idées de responsabilité morale ou subjective, et de responsabilité légale ou objective ; mais il nuiltiplie, d’autre part, les chefs de division et les points de vue, son but étant de démontrer que la responsabilité n’est pas un fondement immuable et nécessaire de la vie sociale ou individuelle.

Tout d’abord, s’inspirant, comme M. Lévy-Bruhl, de la critique de Kant, il distingue Tordre scientifique, où l’idée de responsabilité n’a pas de place, et l’ordre normatif, auquel généralement on la rattache. Mais, tandis que Kant disait uniquement : La science ignore les notions de libre arbitre et de responsabilité ; M. Bayet professe que la science les condamne. Tandis que Kant admettait que la science et la morale se développent, sans se contredire ni se rencontrer, sur deux plans pai-allèles ; M. Bayet se résigne à les voir coexister dans la contradiction. Donc, d’après ce philosophe, l’hypothèse du libre arbitre et de la responsabilité est fausse théoriquement, mais elle peut offrir des avantages pratiques.

Il nous avertit, du reste, de ne pas exagérer l’utilité de cette hypothèse. Il corrobore son avertissement par de nouvelles distinctions.

Qui dira, par exemple, si la responsabilité collective qui, dans les siècles passés, couvrait une partie du domaine qu’occupe maintenant la responsabilité individuelle, ne refluera pas dans l’avenir vers son ancien territoire, comme la mer, qui, tour à tour, cède et reprend un rivage ?

Qui dira si la notion juridique et morale de responsabilité qui, de nos jours, est généralement considérée comme normale, ne passera pas, d’ici quelque temps, au rang de siu-vivance pathologique ? « Sans doute, la croyance au devoir, à la responsabilité, fut longtemps normale ; mais la croyance aux magiciens, aux dieux, le fut longtemps aussi. »

Du reste, n’éprouvons aucune inquiétude ; confions-nous sans crainte aux possibilités de l’évolution future, comme aux analyses de la critique. Si l’idée de responsabilité doit disparaître, d’ici un siècle ou deux, sa dissolution « n’ébranlera pas la morale ni la sociologie ». (Vidée de Bien, p. 171-189. Paris, Alcan, 1908.)

Nous voilà bien loin des rigoureuses affirmations de M. Pécaut ou de M. Izoulet. Des textes que nous A^nons de citer en second lieu, la conclusion la plus claire, la plus complète et la plus modérée qui ressorte, me semble la suivante : nul ne sait si l’homme est responsable.

Un tel doute doit logiquement aboutir à la négation. Pour terminer l’histoire de la notion laïque de responsabilité, il nous reste à décrire la troisième et dernière phase : celle de la mort et des ruines. Désormais, on va nous enseigner que, décidément, l’homme n’est pas responsable.

A vrai dire, l’enseignement ne date pas d’aujourd’hui. Les trois étapes que nous avons énumérées marquent une série logique, plutôt qu’une succession chronologique. Voltaire, dont la libre pensée se réclame toujours, malgré certains progrès de la critique, défavorables à la réputation du Dictionnaire 661

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philosophique, Voltaire a depuis longtemps exorcisé le spectre de la responsabilité. La philosophie de Candide et de Zadig est vraiment émancipatrice ! L’ancienne morale représentait le péché comme une source de maux, et la vertu comme un principe de bonheur et de bienfaisance. Quelle naïveté ! pense l’auteur des Contes philosophiques, Zadig en fait l’observation mélancolique, au terme de sa vie sottement vertueuse : « Si j’eusse été méchant comme tant d’autres, je serais heureux comme eux. » Le christianisme a formé les humains à prendre leurs actes ti-op à cœur. A ce cauchemar sombre et présomptueux de notre éternelle responsabilité, substituons des visions plus humbles et plus réjouissantes. Disons-nous, par exemple, que nous sommes les « pauvres marionnettes de l’éternel Demiourgos ». Songeons encore à la sagesse des anciens et aux bienfaisantes eaux du fleuve Léthé. « Mortels, voulez-vous tolérer la vie ? Oubliez et jouissez. »

Voltaire a toujours des disciples. Avant d’accomplir son récent et très scientifique voyage au pays des Pingouins, M. Anatole France se mit un jour en route pour visiter un de ses amis qui habitait les ruines d’un vieux prieuré ; il adressa au solitaire des paroles naïvement ingénieuses ; et, au retoiu-, il dédia à Teodor de Wyzewa le récit du voyage et de la conversation. Voici à peu près comment discoururent les deux amis : « N’agissant pas, disait Jean, je ne crains pas de mal faire. Je ne cultive pas même mon jardin, de peur d’accomplir un acte dont je ne pourrais pas calculer les conséquences. » Et le subtil Anatole de reprendre : x Sait-on jamais la valeur et le véritable sens de ce que l’on fait ? Il y a dans les Mille et une Nuits un conte auquel je ne puis me défendre d’attacher une signification philosophique.)i Voici cette légende orientale qui contient, d’après M. Anatole France, la philosophie de la responsabilité. Un pèlerin aralje, qui revenait de la Mecque, s’assied au bord d’une fontaine et se met à manger des dattes, dont il jette les noyaux en l’air. Un de ces noyaux atteint et frappe mortellement le fils invisible d’un génie. « Le pauvre homme ne croyait pas tant faire avec un noyau, et quand on l’instruisit de son crime, il en demeura stupide. » Conclusion et morale : « Il n’avait pas assez médité sur les conséquences possibles de toute action. Savons-nous jamais si, quand nous levons les bras, nous ne frappons pas, comme fit cemarchaïul, un génie de l’air ? » (Le Jardin d’Epicure, p. 294 et 296. Paris, Galmann-Lévy.)

La souriante sagesse d’Anatole France fait partie du trésor laïque. S’il est des moralistes plus graves qui trouvent tant d’ironie compromettante pour le bon renom de la liljre pensée, ils ne peuvent pourtant répudier toute solidarité avec un des militants les plus actifs de l’anticléricalisme. Anatole France est devenu un personnage officiel de la politique antireligieuse, à tel point que, cherchant un parrain qui l’introduisît dans le monde littéraire, M. Emile Combes n’a j)as su trouver mieux que M. Bergeret. Quand on a rédigé la [tréface aux discours de M. Combes, n’eùt-on que ce titre unique de laïcisme, on appartient <U’-sornuiis par un droit irrévocable au monde de la libre pensée.

D’un ton plus grave, M. Albert Bayet formule, dans son livre sur Les Idées mortes, la conclusion que i)rcparaient ses deux ouvrages antérieurs, et il nous montre ainsi, par son propre exemple, comment on passe du doute à la négation. Voici, nous dit-il, la vérité nouvelle et vivante qui se présente au seuil des consciences modernes. De vénérables idées y occupent encore une place où elles se croyaient installées pour toujours. Cependant, à peine la nouvelle venue a-t-elle porté la luain sur elles, que la plupart

tombent en poussière sous ses doigts surpris. Les autres résistent quelque temps, mais « sourdement minées par la vieillesse », elles abandonnent soudain la lutte et s’en vont « mourir en silence, non des coups reçus, mais de leur intime caducité ». (Les Idées mortes, p. 154 et 155.) Au second groupe appartient la notion de responsabilité. Bientôt les hommes cesseront de croire les autres responsables et de s’adresser à eux-mêmes des paroles d’encouragement ou de blâme. Sans doute, notre premier mouvement nous porte trop souvent encore à nous indigner contre ceux que nous appelons les coupables :

« Quand don Salluste insulte sa reine, quand

Narcisse parle bas à Néron, quand Régane et Goneril insultent le vieux roi Lear, nous ne réfléchissons plus qu’ils obéissent aux mêmes lois inévitables que Burrhus ou Cordelia. » Oui, d’instinct, nous nous laissons aller « à blâmer, à détester Régane et à louer Cordelia. Mais il suflira toujours d’un rapide retour de pensée pour redresser ces sentiments. Et les deux sœurs ne seront plus, à nos yeux, que deux formes, gracieuses ou terribles, mais déterminées d’avance, de la destinée humaine. Nous les regarderons, sans surprise et sans penser à les juger, s’engager dans des voies difl"érentes, avec des âmes contraires : car nous saurons qu’une nécessité semblable leur a fait leiu-s âmes et tracé leiu’s voies ». On frappe encore les coupables ; mais, de jour en jour, les coups sont moins assurés. Les juges parfois hésitent et se troublent.

« Les gestes violents s’achèvent en gestes d’incertitude.

» C’est que la science a parlé. « Elle a dit les hommes soumis, comme les pierres et les plantes, à des lois inévitables ; le crime et la vertu, qu’on supposait hier librement créés par chacun de nous, sont devenus le fruit naturel et nécessaire des conditions changeantes de la vie sociale ; le vice du méchant et la vertu du bon ont cessé d’être des objets d’horreur ou d’admiration, et ne sont plus que des objets d’étude, des faits qu’il s’agit d’expliquer. » En vain quelques médecins qui, dans certains cas, déclarent les criminels irresponsables, se refusent à proclamer l’irresponsabilité de tous les délinquants, et, en général, de tous les hommes. M. Bayet les accuse d’illogisme et de timidité. « Sont-ils les premiers inventeurs qui reculent eff"arés devant leur invention ? » Retenons leurs leçons, et tirons-en les conséquences qu’elles renferment. Le principe en vertu duquel on estime certains hommes irresponsables, entraîne l’irresponsabilité universelle. Tous, en efl"et, nous obéissons aux lois du déterminisme. Un acte qui ne dépendrait pas totalement de ses antécédents et du concours de circonstances dans lesquelles il se produit, deviendrait, par là même, un fait miraculeux. Faut-il pleurer sur le sort des méchants et leur accorder un peu de cette pitié qu’inspirent encore les orgueilleuses théories du libre arbitre ? Nullement. « Il s’agit de comprendre que, les criminels étant le produit de nos sociétés, nos sociétés n’ont pas le droit de punir leurs criminels. » (Les Idées mortes, p. 185.) Du moins, la doctrine de la responsabilité ne trouvera-t-elle pas un dernier asile au fond de cfiaque conscience indiviiluelle ? N’est-il pas salutaire que chacun de nous éprouve, suivant la valeur de ses actions, la paix de la conscience ou le remords ? Illusion suprême que la vérité nouvelle dissipera à son tour. Ne jugeons pas les autres ; ne nous jugeons pas nous-mêmes. Inutile tle nous octroyer des certificats de bonté ; inutile de nous infliger le stigmate de la méchanceté. Qu’il s’agisse de nous, qu’il s’agisse d’autrui, « erreur et bonne action sont également déterminées ». (Ihid., p. 204.)

Le dernier livre de M. Albert Bayet constitue la réponse la plus directe que nous puissions offrir aux 663

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puritains delà morale laïque, qui accusent la morale chrétienne d’énerver dans les âmes le sens de la responsabilité. Avant d’accuser rEg : lise de méconnaître la grandeur et la portée de la responsabilité humaine, mettez-vous premièrement d’accord avec les autres représentants de la libre pensée, et dites-nous, en ternies précis, si, oui ou non, l’homme est responsable. Comment aurions-nous la naïveté de commencer à nous défendre ? Avons-nous à nous disculper ? Quel est l’accusateur officiellement chargé de requérir contre nous ? Quel est le juge compétent ? Où siège le tribunal ? Xous reproche-t-on d’adhérer à la doctrine de la responsabilité, ou. au contraire, d’en amoindrir la vertu ? Quelle doctrine nous oppose-t-on ? Suivant la formule employée lors du procès fameux de quatre officiers, l’accusation se cherche elle-même. Les libres penseurs ne peuvent nous dire, d’un commun accord, ce qu’enseigne la libre pensée sur la notion essentielle de responsabilité. Ou plutôt, l’entente se réalise, mais dans une négation.

Tandis que le « saint » M. Pécaut et l’éloquent M. Izoulet, tandis que MM. Payot et Séailles prêchent, en des termes d’une extrême sévérité, que l’homme est responsable ; tandis que George Eliot, poète d’un puritanisme humanitaire, nous donne l’impression de l’irréparable, des interrupteurs qu’on ne peut évincer du congi-ès de la morale laïque, car leur nombre va toujours croissant, contestent, repoussent ou parodient l’austère doctrine de la responsabilité. Nous avons vu que les nombreuses et subtiles distinctions qu’y introduisent MM. Lévy-Bruhl et Albert Bayet, la désagrègent plus qu’elles ne la précisent. M. Bayet en proclamera bientôt la dissolution linale. Mais il ne faut pas oublier ses prédécesseurs. C’est Voltaire qui crie, d’une voie de fausset : « Pauvres marionnettes de l’éternel Demiourgos », ou bien encore : « Mon gros automate… apprends que plusieurs raisonneurs prétendent que, à proprement parler, il n’j' a que le pouvoir inconnu du di^ in Demiourgos et ses lois inconnues qui opèrent tout en nous. » C’est Anatole France qui. pendant le prêche austère, raconte en sourdine à Teodor de Wyzcvva les absurdes scrupules de son ami Jean et la bonne histoire du marchand arabe qui jetait en l’air des noyaux de dattes. C’est enfin, d’après M. Bayet, la conscience moderne — disons : la conscience laïque

— qui se détache de la doctrine traditionnelle. Aux moralistes qui prétendent que, seule, l’âme d’un libre penseur respecte et garde vivante la notion de responsabilité, nous opposons le témoignage motivé de ce libre penseur authentique qu’est M. Albert Bayet : la notion de responsabilité « n’est pas morte, mais elle meurt ».

2° Philosophie

Les défenseurs laïques de la notion de responsabilité en préparent eux-mêmes l’effondrement. La notion de responsabilité vacille dans l’enseignement de la morale indépendante, parce qu’elle ne repose plus sur les princi^ies cjui seuls peuvent la fonder. Elle meurt, parce qu’on a tranché les racines qui alimentaient sa vie.

La libre pensée laisse sans réponse deux questions primordiales.

Quand on professe que l’homme est responsable, il faut expliquer d’abord pourquoi l’homme est chargé d’un fardeau dont sont exempts les autres êtres de la création qui l’entourent. Il faut expliquer pourquoi, lorsque à bord de nos navires de guerre une série trop prolongée d’accidents se produisent, l’opinion publique se retourne vers les fovirnisseurs, ingénieurs, inspecteurs, ministres, engagés dans le service de la marine nationale, au lieu de s’indigner

contre les matériaux défectueux ou contre les engins de mauvaise fabrication. Il faut explicpxer pourquoi la société condamne l’assassin qu’elle châtie, et non le taureau furieux ou le chien enragé, qu’elle fait ou laisse abattre. Quel attribut trouve-t-on dans la natiu’e humaine, qui justifie ce redoutable privilège de la responsabilité ? Telle est la première question à résoudre.

Ensuite, si l’on proclame que l’homme est responsable, on doit, à moins de vouloir employer un mot dénué de valeur, indiquer à quel tribunal suprême ressortissent tous ses actes.

Or, dans la morale laïque, ces deux questions restent en suspens. Ou plutôt, elles ne reçoivent que des solutions insuffisantes et inexactes. La morale laïque ne peut nous indiquer pourquoi nous sommes responsables, ni à quel juge nous devons rendre des comptes.

L’homme est responsable, enseignent la tradition et le bon sens, parce qu’il est en son pouvoir de faire ou d’omettre certains actes. Ce pouvoir est-il restreint, sa responsabilité diminue d’autant. Si jamais l’homme n’agissait librement, jamais l’homme ne serait responsable.

La libre pensée considère comme une erreur, désormais trop évidente pour mériter la discussion, ce que jadis on regardait comme une vérité trop obvie pour avoir besoin d’être démontrée. Aux nuances près, et exception faite de quelques rares philosophes, les partisans laïques de la responsabilité relèguent la question du libre arbitre, soit au nombre des hypothèses définitivement abandonnées et reconnues comme fausses, soit parmi les problèmes insolubles et les questions byzantines. Ce n’est pas parce qu’il est libre que l’homme est responsable. Telle est l’innovation révolutionnaire.

Cette négation paradoxale se présente sous deux formes et à deux degrés.

Certains moralistes, plus timides, n’osent pas nier que l’homme soit libre. Ils contestent seulement que la responsabilité réstilte de la liberté. D’après eux, l’homme devrait encore répondre de ses actes, même s’il n’était pas libre. Liberté et responsabilité représentent deux attributs d’ordre différent, qui peuvent être réels tous les deux, mais qui ne se commandent pas plus l’un l’autre, que la taille d’un homme et son degré d’intelligence ne s’impliquent mutuellement.

D’autres, plus hardis, poussent la négation jusqu’à ses dernières limites. M. Paulhax et M. Binet, par exemple, expriment cette opinion : que la liberté est, non pas indifféi-ente seulement, mais contraire, à l’idée de responsabilité. Un être vraiment libre, d’après ces ailleurs, ne serait plus du tout responsable. La responsabilité impliquant que nos actes dérivent de notre nature individuelle et reflètent notre personnalité, une activité libre, c’est-à-dire indépendante de tout déterminisme interne, cesserait de nous être imputable et nous deviendrait étrangèi-e. La liberté parfaite réaliserait la définition même de l’aliénation. Quant à ces malades que l’on appelle des fous, quant aux hypnotisés, pourquoi, demande M. Paulhan, ne seraient-ils pas responsables ? Parfois leur conduite s’accorde avec leur nature. Or, pour eux comme pour les sujets normaux, la responsabilité consiste précisément dans cette conformité des actes avec le caractère, avec le tempérament, avec le passé, avec la personnalité tout entière. Un acte nous est d’autant plus imputable, que nous y sommes plus naturellement enclins. Au maximum d’impulsion correspond le maximum de responsabilité ; de même qu’une absolue liberté d’indifférence entraîne une irresponsabilité totale. (Cf. Desdolits, La liesponsabilité morale, p. 34-37. Paris, Fontemoing, 1896.) 665

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Donc, à cette première question : pourquoi l’homme est-il responsable, certains philosophes donnent cette solution inattendue : parce que l’homme est susceptible d’agir sous la poussée irrésistible de sa propre nature. Le déterminisme interne serait le fondement de la responsabilité, laquelle varierait en proportion directe de cette impulsion subjective, et disparaîtrait dans les cas où l’acte serait produit sous l’influence d’une nécessité extrinsèque. En aucun cas, on n’admet le rôle de la liberté. Interne ou externe, le déterminisme explique toutes les actions humaines. Seulement, il est des hommes qui peuvent dire, comme Montaigne : « Je fais coutumièrement entier ce que je fais, et marche tout d’une pièce ; je n’ai guère de mouvement qui se cache et se dérobe à ma raison, et qui ne se conduise, à peu près, par le consentement de toutes mes parties, sans division, sans sédition intestine ; mon jugement en a la coulpe ou la louange entière ; et la coulpe qu’il a une fois, il l’a toujours ; car quasi dès sa naissance il est un, même inclination, même route, même force. » Et tous, plus ou moins fréquemment, nous posons des actes qui expriment notre « forme universelle ». Engager ainsi tout son passé dans une action, et y allirmer sa personnalité, c’est être responsable.

Cette théorie, qui substitue le déterminisme interne au libre arbitre, connne fondement de la responsabilité, semble tout d’abord pouvoir se réclamer de la pratique des tribunaux. Avant d’attribuer et d’imputer une faute ou un crime à un accusé, ne s’enquièrent-ils pas de ses antécédents ? Ils le font, lorsque l’auteur de l’acte commis n’est pas suffisamment désigné par les preuves et les témoignages allégués. Ils le font encore, lorsque, connaissant avec certitude celui qui matériellement est l’auteur de l’acte incriminé, ils ne savent pas s’il en est l’agent moral et responsable. Une action sans rapport aucun avec le caractère et les habitudes de celui qui la produit, passei’a généralement pour un accès de folie. En tout cas, le désaccord de la faute avec les antécédents du coupable créera, en faveur de celui-ci, une circonstance atténuante. N’est-ce pas assurer que le fondement de la responsabilité est le déterminisme interne, et que nos actes nous sont d’autant plus imputables qu’ils sont l’expression plus naturelle, plus complète et plus fatale de notre i)ersonnalité?

Cette objection contre la doctrine traditionnelle ne fait que reproduire, sous une nouvelle forme, une équivoque souvcnt discutée. Autrefois on opposait aux partisans du libre arbitre ce dilemme : ou nous agissons sans motifs, ou nous suivons le motif ou l’ensemble de motifs, le plus fort ; dans le premier cas, nous posons des actes déraisonnables, dans le second, nous posons des actes nécessaires ; nous ne pouvons pas agir tout à la fois raisonnablement et librement. Dilemme auquel les philosophes spiritualisles échappaient, en ajoutant une troisième alternative. Ils faisaient remarcjuer que les motifs de nos actes pouvaient être engageants, attirants, séduisants, sans exercer néanmoins sur notre volonté un empire tyrannique, et qu’ainsi nous pouvions exercer une activité tout ensemljlo libre et motivée. Il ne faut pas confondre l’influence des idées, des images, des sentiments et des sensations, avec leur despotisme ; i)as plus qu’on ne saurait identifier un conseil accepté et suivi avec une suggestion imposée et subie.

De même, notre passé se reflète dans nos actions habituelles, sans qu’on puisse en conclure néanmoins qu’il s’y reproduise par une répétition mécanique. Les auteurs qui fondent la responsabilité sur le déterminisme mêlent deux notions distinctes : celle de conforuiilé el celle de nécessité. La justice humaine, qu’on invoquait tout à l’heure, ne fait pas cette

confusion. Lorsqu’il est établi qu’un accusé a subi, non seulement l’influence, mais l’irrésistible empire, de sa nature, lorsqu’il apparaît comme le prisonnier du passé et la victime de l’atavisme, il est jugé soit jiartiellement soit totalement irresponsable.

Interne ou externe, le déterminisme est la négation de la responsabilité. M. Albert Bayet en convient : « Si l’on admet que la destinée humaine est soumise à des lois aussi rigoureuses que celles qui règlent la chute d’une pierre, comment incriminer l’homme qui lance la pierre, plutôt que la pierre qui, lancée par lui, va frapper un front innocent ? Les Celtes, dit-on, lançaient des flèches au ciel quand il tonnait, et quand l’océan débordé montait vers eux, ils marchaient vers lui l'épée à la main. C’est qu’ils imaginaient dans la mer, sous les flots, des volontés responsables… L’idée de faire retomber sur le coupable, qui en est victime, la responsabilité du fait nécessaire, inévitable, est aussi peu scientifique que l’idée de lancer des flèches contre le ciel, cjuand il tonne. Il est donc, semble-t-il, indiscutable que l’idée de responsabilité contredit l’idée déterministe. » Peut-être des partisans convaincus du déterminisme, qu’effraie, d’autre part, la pensée de nier la responsabilité, voudront-ils emprunter à M. Bayet lui-même une distinction dont il s’est servi. Nous avons tort devant la logique, diront-ils, d’enseigner aux hommes qu’ils sont responsables. Mais la sagesse pratique nous donne raison. Il est bon que les hommes se croient responsables et doués de liberté. — Mais alors, bons apôtres, qui prêchez le culte de ce que vous appelez la Vérité contre ce que aous nommez la Superstition, convenez donc que, d’après vous, la fin justifie les moyens, et que, sans croire soi-même à la liberté ni à la responsabilité, on peut employer ces notions comme un artifice éducatif et un procédé répressif pour influer sur la volonté d’autrui. Confessez que vous êtes d’habiles praticiens qui, dans le but de persuader à vos malades qu’ils sont curables et de les faire un peu réagir, leur administrez doctement des pilules de Jiiica panis. Avouez enfin que

« logiquement, la responsabilité individuelle est inconciliable avec le déterminisme ». (IJIdée de bien, 

p. 173 et 187.)

Une doctrine de la responsabilité peut-elle s'établir svir la notion de solidarité? Nous sommes responsables, dit-on, parce que, d’une part, nous dépendons de l’univers, et plus particulièrement de l’humanité ; parce que, d’autre part, l’univers et l’humanité dépendent de nous.

Comment la solidarité devient-elle principe de responsabilité morale ? Sous les auspices de M. Léon Bourgeois, auquel il a dédié son Cours de morale, M. Jules Payoï s’applique tout d’abord à classer les divers ordres de bienfaits que nous tenons de nos ancêtres : bien-être matériel, organisation sociale, civilisation, science. Puissent les maîtres, dit-il, imprimer dans l'àme de l’enfant cette première et indélébile leçon : que l’homme vient au monde, chargé d’une dette de reconnaissance ! Dette si lourde que, sans jamais pouvoir l’acquitter entièrement, nous avons l’obligation de consacrer toute notre activité à l'éteindre. La responsabilité consiste donc en une sorte d’hypothèque qui pèse sur toute notre vie. D’avance, nos ressources, si considérables qu’elles soient, se trouvent engagées, et nos reenus, si imprévus qu’ils puissent être, fra[)|)és d’opposition. Notre fortune appartient à riiumanité. Nous n’avons pas le droit d’en distraire, pour en user à noire guise, la naoindre parcelle. « Nous n’avons qu’un moyen de nous acquitter de tant de bienfaits reçus de ceux qui nous ont précédés, c’est d'être meilleurs qu’eux. » (Cours de morale, p. 7.) 667

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Cette argumentation n’est pas décisive. D’abord, on nous parle d’une solidarité bénie avec le passé, sans prendre garde qu’il existe aussi une solidarité douloureuse. Ou plutôt, si ; M. Payot la signale. Il dénonce dans les accès de mauvaise humeur et de lâcheté, l’influence des « revenants » ; expression X^lus poétique que précise et exacte, mais qui rappelle, du moins, que l’héritage des ancêtres n’est pas indemne de misères. Dès lors, pourquoi remercier au lieu de murmurer, pourquoi accepter la dette de reconnaissance, au lieu de protester contre le détestable héritage ?

Veut-on nous obliger à considérer le bien, sans nous arrêter au mal ? Encore faut-il que la démonstration soit complétée. On allongerait inutilement la liste des avantages transmis et accrus de génération en génération, si l’on oubliait ou si l’on refusait de faire cette remarque : que nos ancêtres ont agi délibérément pour le bonheur de leurs descendants. Omettez cette clause ; supposez que nos ancêtres, soumis comme nous-mêmes à l’engrenage du déterminisme, ont tous joué irrésistiblement le rôle que leur imposaient les circonstances : le charme est rompu, et la reconnaissance s’évanouit. Remercions-nous le soleil d’éclairer nos jours, et les épis de nous fournir le froment ? Si des idolâtres et des fétichistes ont éprouvé de tels sentiments, c’est précisément qu’ils animaient toute la création d’un attinbut semblable à leur propre spontanéité. Seule, une générosité voulue éveille en notre àme la reconnaissance. Or, le don de soi, comme la maîtrise de soi, suppose la liberté.

M. SÉAiLLEs a formulé l’une et l’autre objection. Si la solidarité, dit-il, n’est qu’une « loi physique, naturelle, qu’est-ce qui la rend plus sainte ou même plus réelle que l’existence de l’individu ?… Il y a solidarité entre les hommes, je ne nie pas le fait. Ce que je fais, ce que je soulTre, ce que je vois même, ne dépend pas de moi seul, je l’avoue ; mais en quoi cette fatalité m’oblige-t-elle à la reconnaissance ? En somme, je suis juge, étant le résumé de tout ce que je résume, et selon le jugement que je porterai sur moi, sur les conditions qui me sont faites, je bénirai ou je maudirai les lois naturelles quiontdécidé de ma destinée. En quel sens ces lois me constituent-elles une dette sacrée ? » (Les affirmations de la conscience moderne, p. 181 et 182.)

Comprenant si bien l’insuflisance de la notion de solidarité, quand elle se rapporte au passé, se peut-il que M. Séailles lui attribue une telle portée morale, quand elle a trait au présent ? Que veut dire cette phrase : « Notre salut est lié au salut des autres hommes », ou cette autre : « Dans tout mal nous avons notre part de responsabilité ? » (Ibid., Y>. 1^2 et 143.) Gomment ! Une majorité ministérielle vote une loi injuste ; et moi qui la condamne, je suis, pour ma part, responsable de cette trahison ! Un honnête passant tombe sous les coups d’un trio d’apaches ; et sa conscience se trouve entachée du crime des meurtriers ! Si telles sont les applications naturelles des aphorismes de M. Séailles, il suffît de les monnayer pour voir s’ils sont de bon aloi. Si les aphorismes en question ont un autre sens ; alors, ce sens est mal déterminé, et nous nous demandons comment des principes si abstrus peuvent fonder une notion aussi nécessaire à tous, profanes et philosophes, que celle de responsabilité.

Tournée vers l’avenir, la notion de solidarité reflète une couleur plus visible de moralité. Il suffît, dirait-on, que le regard lixe un instant l’horizon pour s’imprégner de gravité. Songer aux conséquences bonnes ou mauvaises que nos actes produisent dans le monde, c’est ressentir à quel point l’homme est un être responsable. Disons donc, avec M. Payot : « Ose

regarder en face l’effrayante fécondité de tes mauvaises actions. >- Après lui, répétons : « Chaque pierre que le maçon élève, chaque coup de rabot du menuisier, chaque coup de bêche du paysan, c’est un peu du vêtement chaud qu’on achètera pour la vieille maman qui nous a tant aimés, pour la lillette qui va à l’école ; c’est un peu des bons souliers du petit garçon ; c’est de la bonne nourriture, c’est du feu l’hiver pour ceux qu’on aime. » Goûtons la simple et robuste vaillance d’Adam Bede qui, sur les ruines de son propre bonheur, se prend à songer : « Je ne dois plus avoir maintenant qu’une idée : être un bon ouvrier, et travailler à faire de ce monde un séjour un peu meilleur pour ceux qui peuvent encore s’y plaire. »

Admettons, admirons tout cela, pourvu qu’on nous accorde que les bonnes résolutions sont le fruit d’une attention volontaire et consentie. Si l’on s’obstine à nous enseigner que, sous la iJoussée fatale dépensées nécessairement formées dans notre esprit, nous prenons des décisions dont le résultat se propagera par une suite de répercussions inévitables, nous pourrons encore éprouver soit des regrets, soit de la joie, devant les perspectives tristes ou heureuses qui s’offrent à nous, mais non pas des remords, non pas des satisfactions de conscience, non pas les effets caractéristiques du sentiment de la responsabilité.

Qu’il s’agisse du contre-coup de nos actions sur le sort et le bonheur des autres, ou du choc en retour que nous en éprouvons nous-mêmes ; qu’il s’agisse de notre influence dans le monde, ou de l’influence que nos actes exercent sur notre àme, créant, combattant, modiliant en nous, des habitudes bonnes ou mauvaises ; qu’il s’agisse de solidarité sociale ou de solidarité morale ; la même remarque s’impose. Si nous ne travaillons pas librement à la trame qui se tisse ainsi hors de nous et dans notre être, nous en sommes les spectateurs ou les instruments, mais non les auteurs.

La solidarité ne suffît pas à faire de nous des êtres responsables.

L’instinct social n’y réussit pas mieux, quoi qu’en aient pensé Bain et Spexcer. Accordons généreusement tous les postulats que réclame l’évolutionnisme, et même corrigeons-les par les améliorations que M., Fouillée y a introduites. Combinons les idées de Lamarck et celles de Darwin ; attribuons tout pouvoir à l’influence du milieu et à la loi de sélection ; supposons que la fonction crée l’organe. On veut nous persuader que, par la force des choses, l’instinct social, étant nécessaire au développement de l’humanité, s’est éveillé peu à peu, sans intervention supérieure, en chaque individu. Voilà qui est fait ; nous sommes persuadés. Mais cette genèse, tout à la fois simpliste et mystérieuse, ne nous explique pas comment il se fait que l’homme sente et comprenne qu’il est responsable. On nous répète que l’instinct moral n’est, au fond, que l’instinct social, et que l’instinct social n’est pas autre chose que la force collective emmagasinée dans l’individu. On ajoute que lorsque notre égoïsme se révolte, il se heurte à cette force sociale qui, en nous-mêmes, proteste contre les prétentions de notre individualité. Du sentiment de cette contradiction naîtrait le sentiment de notre responsabilité. Pour le coup, nous demandons un supplément de lumière. Sullit-il qu’une de nos tendances soit contredite ou contrariée, pour que nous nous en sentions responsables ? Lorsqu’une migraine, un mal de dents, une brûlure, viennent froisser en moi l’instinct de conservation, suis-je responsable soit de l’accident, soit de la douleur qu’il me cause ?

Nous posons la même question à M. Paulhan et à ceux qui, comme lui, expliquent la responsabilité 669

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morale i)ar le conflit, en nous, de l’idéal rationnel et des instincts inférieurs. « La sanction morale, écrit cet auteur, est la réaction de l’esprit contre les actes qui sont une violation des lois rationnelles… S’exposer à cette sanction, se mettre dans le cas de provoquer cette réaction de tendances rationnelles, c’est là précisément ce qui constitue l’état d’esprit appelé responsabilité morale. » (Desdouits, La Responsabilité morale, p. 34-)

On estimera sans doute que la responsabilité morale n’est point expliquée ni fondée, tant qu’on écarte la notion de libre arbitre.

Ne peut-on, du moins, justifier la notion de responsabilité léj^ale ou pénale sans recourir à la liberté ?

Le rôle des tribunaux liumains ne consiste pas à juger le fond des consciences et à rétablir l’ordre lésé de la justice idéale : soit. Il se borne à défendre la société : d’accord. Il se limite au for extérieur : assurément. Mais, sans avoir pour but de l’établir, ne supposc-t-il pas admise d’ailleurs, l’existence du libre arbitre ; et, sans pouvoir déterminer rigoureusement le degré de culpabilité intime du délinquant, ne s’occupe-t-il pas de vérifier au préalable et d’une manière générale son état d’esprit ?

Il suflit, répond l’école criminaliste dont Lombroso, Garofalo et SiGHELE sout les principaux chefs, qu’un homme soit nuisible et dangereux, pour être légalement responsable. La temebiUta : voilà le fondement de la responsabilité pénale.

Sous une forme un peu difi’érente et plus élaborée, l’école utilitaire de France enseigne une doctrine svibstanliellement la même. Il ne faut plus dire : « Est responsable l’individu qui est libre, dans la mesure où il est libre. Nous disons jjIus simplement : est défini responsable, celui qu’on peut utilement punir. » (M. Belot, Bulletin de la Société française de philosophie, mars igoS, p. 95.) Dans son ouvrage sur f.a Responsabilité pénale, ÂI.Landry en donnait déjà cette définition : « Quelque chose qui fait que nous devons, pour le bien général, être punis, et être punis d’une peine plutôt que d’une autre. »

La question que le ci-iminaliste doit résoudre ne porte donc plus sur l’état d’àme du coupable, mais sur les seules exigences de la défense sociale. Suprema lex salas populi. Rest(^ k déterminer quels sont les individus ou les groupes d’individus que la justice peut avantageusement frapper, et par quelles peines, dans les difJFérentes sortes de cas, elle pourvoira le plus eflicacement à la tranquillité publique.

Ceux-là sont punissables, déclare M. Fouillée dans son ouvrage sur La Liberté et le Déterminisme, qui ont prévu ou pouvaient prévoir les conséquences de leurs actes et s’attendre au châtiment. De ce chef, les aliénés sont soustraits à la vindicte publique : leur raison troublée n’a rien prévu. Le critère ne suflit pas néanmoins. Ne puis-je poser involontairement et innocemment des actes dont je conqirends la portée ? Si, par contrainte, on me saisit le bras pour en frapper un passant, je prévois le donunage qui peut en résulter ; et néanmoins, il peut se faire que, dominé par le nombre des agresseurs, ou par une force nmsculaire supérieure à la mienne, je ne puisse résister à l’impulsion qu’on inqirime à mon bras. Suis-je responsable ?

La théorie appelle un complément. On s’efforce de le trouver. Ainsi l’on établira qu’un homme est justicialile des tribunaux ou de la cour d’assises, lorsiju’il est susceplii)le, non seulement de prévoir, mais de redouter eflicacement. la sanction pénale de son délit ou de son crime. Un homme est légalement responsable, lorsqu’il est intimidable. Dangereuse et contestable assertion, dont on voit tout de suite les conséquences. On imagine une plaidoirie de ce genre :

« L’assassin que l’on soumet à votre verdict. Messieurs

les jurés, n’est pas responsable. Sa seule présence au banc des accusés le prouve. La perspective du châtiment ne l’a pas intimidé. J’en conclus. Messieurs, qu’en vertu même de la définition la plus scientifique, la plus moderne, et par conséquent la plus judicieuse, de la responsabilité pénale, vous rendrez immédiatement à ses chères études un homme dont la détention préventive fut un crime de lèse-société. Si mon client montrait, du moins, quelque faiblesse et quelque repentir ; s’il manifestait le désir de se réhabiliter et de mettre à profit votre indulgence ; s’il tremblait à la perspective du châtiment imminent ; alors. Messieurs, je conviendrais que cet homme est responsable, je confesserais qu’il mérite d’être frappé, d’autant plus lourdement qu’il est plus repentant. Mais, voyez ce front qui ne sait ni rougir ni blêmir ; remai-quez ce regard d’un cynisme superbe, et ces lèvres toutes prêtes à décocher quelque ignoble défi ; et dites-moi si cette impassible brute ne mérite pas une libération immédiate. Quant à vous, Messieurs de la cour, vous vous demanderez, dans votre haute impai’tialité et dans votre sagesse de criminalistes modernes, s’il ne convient pas d’offrir à cet irresponsable, trop longtemps prisonnier, des excuses et quelque indemnité. »

M. Landry a remarqué les inconvénients et les lacunes d’une théorie de la responsabilité qui se fonderait uniquement ou principalement sur le caractère plus ou moins intimidable du criminel ou du délinquant. Une théorie aussi exclusive aurait encore le défaut d’oublier le principe général de l’école utilitaire, et de moins penser à la société qu’à l’individu. Disons donc qu’un criminel porte une responsabilité plus ou moins lourde, suivant que le châtiment qu’on lui infligera doit servir aux autres d’exemple plus ou moins profitable. L’exemplarité devient ainsi le plus solide fondement de la responsabilité pénale. (La Responsabilité pénale ; Bulletin de la Société française de philosophie, mars igo8, p. 96-98.)

Ainsi la théorie laïque de la responsabilité pénale va se perfectionnant. Elle reste pourtant viciée d’une tare que, sans pétition de principe et par Aoie d’argumentation ad homiiiem, nous signalerons aux criminalistes qui ne tiennent pas compte des notions de liljre arbitre et de culpabilité morale.

Vous considérez exclusivement le bien de la société, leur disons-nous. Partons de ce commun principe ; et examinons si vraiment la conscience publique et l’ordre social peuvent s’accommoder d’une doctrine qui réclame le châtiment des criminels, sans égard à leur degré de liberté. Qu’il faille, en nuitière de législation pénale, considérer avant tout les intérêts de la société : d’accord. Mais nous pensons que les intérêts de la société comprennent le respect de la justice ; et nous estimons, avec M. Le Poittrvix, que le sentiment de la justice « veut instinctivement qu’on proportionne dans uiu’certaine mesure la peine à la culpabilité de l’indiviilu ». (Bulletin de la Société française de philosophie, mars igoS, p. 102.)

La morale laïque peut-elle fonder solidement soit la resjjonsabilité morale, soit la responsabilité légale ? Non ; parce qu’elle exclut le libre arbitre.

Devant quel tril)unal devons-nous répondre de notre vie entière ? Seconde question à résoudre si l’on admet que l’homme est responsable.

La justice humaine ne saurait nous donner les garanties et nous inspirer le respect nécessaires. Soit inconqjétence, soit impuissance, soit forfaiture, ses verdicts réalisent trop inq)arfaitemcnt cet idéal de juslice infaillible que suppose cette notion al)solue et impérieuse de responsabilité.

« Quelque efficaces que soient les pénalités légales

et l’anxiété du criminel contumace, elles ne châtient que les crimes et les délits importants : il est mille abus de ijouvoir, mille cruautés, mille injustices qu’elles n’atteignent pas. » M. Jules Payot en convient. Il développe même en termes précis l’exemple particulier d’un crime que, de prime abord, l’on pourrait estimer suffisamment réprimé par la grossière justice des hommes, mais qui trop souvent lui échappe : le meurtre. M. Payot observe justement que’< l’assassinat brutal n’est pas la façon la plus ordinaire d’être un meurtrier. On a vu combien la misère altère profondément la santé et la sensibilité, comment la tristesse, le chagrin habituel minent l’énergie, appauvrissent la vie : nous avons donc le droit de dire qu’infliger habituellement à un être humain une fatigue excessive, des souffrances et des peines imméritées, lui causer des tristesses fréquentes, c’est accomplir une espèce de meurtre. Les blessures infligées à l’âme sont souvent aussi dangereuses, même pour la santé physique, qu’un coup de couteau. Le chagrin tue plus de gens que le poison et le poignard, et la misère compte plus de Aictimes que la guerre… Meurtrier quiconque porte atteinte à la dignité, à l’honneur, à la liberté d’autrui ». (Cours de morale, p. 101.) Si l’homme est un être responsable, à qui donc rendront des comptes tous les meurtriers sournois, ceux que la justice ignore ou qu’elle épargne, ceux qui parfois siègent dans ses prétoires ?

M. Jules Payot a découvert un « incorruptible comptable », qui se charge de donner à chacun son dû et d’obtenir de chacun le payement de sa note. Par modestie, M. Payot attribue cette découverte à un certain M. Scias, vieux professeur de physique. M. Scias, condamné à mort pour sa résistance au coup d’Etat en 1852, s’était réfugié en Savoie, et, lors de l’annexion, il y fut oublié dans sa chaire de physique du collège de Bonneville. M. Scias est un pédagogue émérite, dont la jeune institutrice, Mlle Marguerite Primaire, recueille avidementles conseils. Un jour, l’institutrice et son vénérable maître sont invités à la table de l’ingénieur M. Lebrun et de sa femme. On parle du bonheur et de la difficulté d’être heureux. « C’est, dit M. Scias, qu’on ne vous a pas informés de la présence de Y incorruptible comptable. — L’incorruptible comptable ! Qu’est-ce à dire ? s’écrièrent Mme et M. Lebrun. — Vous connaissez, reprit M. Scias, le mythe poétique que l’on raconte aux enfants : Dieu omniprésent, omniscient, nous voit agir et penser. Aucune de nos actions, aucune de nos plus secrètes pensées n’échappe à son regard sévère : il inscrit tout à notre doit ou à notre avoir, et le jour du juge ment dernier, la balance de notre situation sera faite avec une précision absolue. C’est là l’expression poétique d’une profonde vérité. Nous savons aujourd’hui qu’aucun souvenir ne se perd. Chaque pensée, chaque sentiment, chaque acte de volonté, chaque action s’inscrit dans notre mémoire : notre cerveau est un comptable incorruptible, d’une probité inflexible et qui n’oublie jamais rien. Voilà ce dont on ne tient pas compte dans l’éducation, et quand le jour du jugement dernier est venu, c’est-à-dire quand notre caractère est formé, qu’il est pris comme du plâtre, nous sommes heureux ou malheureux pour le reste de nos jours. Ah ! il est bien inutile de demander des sanctions après la vie pour nos actes, car les sanctions sont inéluctables dès cette vie, et l’incorruptible comptable. .. — Madame est servie, cria la bonne. Et M. Scias dut abandonner sa tirade pour offrir son bras à Mme Lebrun. » Cette tirade, il la continua un autre jour, lors d’une excursion organisée par lui au Buet. Ses amis, que nous connaissons déjà, étaient de la partie. Arrivé à une certaine hauteur, il les pria

de le laisser seul en contemplation devant les sommets neigeux qui se dressaient dans l’air piu" du matin.

« Laissez-moi en tête-à-tète avec mon comptable

incorruptible… Mon émotion est puissante, parce qu’elle est en quelque sorte la résultante de toutes les émotions d’autrefois. » La fatigue a été trop forte pour les soixante-treize ans de M. Scias. De retour chez lui, le voilà obligé de s’aliter. La fin approche. Il la voit venir, et donne ce dernier conseil à Mlle Marguerite, qui l’assiste filialement : « N’oubliez pas, ma. cève eniaxvlfi’incorruptible comptable… N’oubliez pas, n’oubliez jamais, jamais V incorruptible comptable. .. » (Les Idées de M. Bourru, p. ^8-109. Paris, Colin, 1904.)

Le cerveau, le cerveau qui emmagasine des habitudes physiologiques et, par contre-coup, tient sous sa dépendance notre Aie intellectuelle et morale ; le cerveau, qui peut être pour nous un instrument docile ou un instrument de torture, un fidèle allié ou un complice : tel est le juge qui sanctionne nos actes, punissant nos fautes, récompensant nos efforts de bonne volonté. Pauvre juge, en vérité, qu’une lièvre, une tuile, ou, pour émettre une hypothèse plus vraisemblable en une ville où les toitures en tuiles sont rares mais où abondent les apaches, qu’une balle ou un coup d’os de mouton peuvent réduire au silence ou à l’imbécillité !

Le cerveau, un comptable incorruptible ! M. Jules Payot n’a-t-il donc rien lu des études de M. Piei-re Ja.VET ? Il y aurait vu que, si le désordre cérébral et l’angoisse nerveuse résultent parfois de désordres moraux, ils affligent parfois aussi des sujets d’une vertu incontestable et d’une rare innocence. Voilà un caissier qui embrouille souvent ses comptes !

Dirons-nous que les lois de la nature se chargent de répartir équitablement les châtiments et les récompenses ? M. Payot a fait appel à la justice immanente des choses, et pris à son compte les réflexions de l’Américain Horace Max>' : « Que de fois le riche reçoit à gros prix de son fournisseur le mal de tête, l’indigestion et la névralgie ! Que de fois son sommelier lui verse la goutte et la pierre, sous le faux nom de xérès et de madère, sans qu’il ait même l’esprit de s’en apercevoir ; et l’on est jaloux de cet épicurien qui, pour quatre heures de succulents repas, souffre vingt heures de douleurs aiguës ; qui paie un fin souper d’une nuit d’agitation et de fièvre ! Celui qui viole les lois de la physiologie ne vit que la moitié de ses jours, et, c’est trop dire, car l’autre moitié, il n’a que l’air de vivre. »

Mais M. Payot n’ignore pas que, malgré leiu* affinité, la morale et l’hygiène demeurent choses distinctes. Il sait que le devoir n’est pas toujours hj’giénique, et que 1 on peut offenser la morale, sans être en conflit avec les lois de l’hygiène. Il a lui-même formulé cette remarque très exacte : « la nature punit plus cruellement l’ignorance des lois de l’hygiène que la violation des lois morales » ; et, fort à propos, il a cité cette phrase de Maïu-ice M.ï ; tkrlixck : ’< Que je me jette à l’eau par un froid rigoureux afin de sauver mon semblable, ou que j’y tombe en essayant de l’y jeter, les conséquences du refroidissement seront absolument pareilles ». (Cours de morale, p. 213, 227.)

Une objection analogue montre l’inefficacité de la conscience elle-même, quand il s agit de distribuer entre les hommes la paix et la souifrance. M. Fouillée a pensé le contraire. « Cet idéal moral gravé dans notre conscience, est la loi qui nous juge, qui nous punit par le remords, quand elle est violée. C’est envers cet idéal que nous sommes responsables. » Mais, observe justement M. Lévy-Bruhl.(Desdouits, LaResponsaliilité morale, p.’62), « si les reproches de la 673

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conscience blessée étaient la sanction réelle de la loi morale, comme ils s’affaiblissent toujours par l’habitude du mal, il sutlirait de ne pas les écouter, pour ne plus les entendre. » (L’Idée de responsabilité, p. 78 et 79.)

Shakespeare nous montre ce drame d’une conscience qui s’oblitère. D’abord, Macbeth est hanté et même halluciné par le remords. Au milieu du festin, il voit et il interpelle l’ombre de Banquo : « e secoue point ainsi contre moi ta chevelure sanj^lante… Si les cimetières et les tombeaux doivent nous renvoyer ceux que nous ensevelissons, nos monuments seront donc semblables au gésier des milans ! … Loin d’ici, fantôme horrible ! » Mais le temps fait son œuA’re, et la conscience s’endurcit. Macbeth finit par déclarer :

« J’ai presque oublié l’impression de la crainte. Il fut

un temps où mes sens se seraient glacés au bruit d’un cri nocturne ; où tous mes cheveux, à un récit funeste, se dressaient et s’agitaient comme s’ils eussent été doués de vie : mais je me suis rassasié d’horreurs. »

M. Payot reconnaît que la conscience, elle aussi, est un juge corruptible et sujet au sommeil. Il se fait l’objection à lui-même ; il reproduit loyalement la pressante question que lui adresse un de ses correspondants, membre de l’enseignement primaire ; et il avoue son emban-as. « C’est le problème capital en morale : nous n’avons nul espoir de le résoudre… > » {Les Idées de M. Bourru, p. 822.)

Mais M. Payot ne se laisse pas décourager. Il nous cite maintenant au tribunal de l’opinion publique.

« La vie, parait-il, ne serait généreuse que pour ceux

qui s’oublient. » (Aux instituteurs et aux institutrices, p. 7.) L' opinion du monde aurait « une puissance prodigieuse ». Les maîtres se souviendront que « le désir de l'éloge, la crainte du ])lànie, sont les mobiles qui provoquent la plupart des actes humains ». M. Payot, qui parle ainsi, connaît pourtant les bornes de la sagesse et de la justice qui inspirent le jugement des hommes. Il le confesse, et doit ajouter :

« Malheureusement, cette force de l’opinion, qui serait

toute-puissante pour le bien, si elle était intelligente et morale, s'égare trop souvent. » (Cours de morale, p. 21 3-2 1 5.) Quant à la justice immanente de l’histoire humaine, nous savons ce qu’il faut en penser.

Mais M. Payot ne se fait pas illusion sur la compétence et l’impartialité d’un pareil tribunal. Il connaît cette parole de Chameout : « La manière dont je vois distrijjuer l'éloge et le Jdàme donnerait au plus honnête homme du monde l’envie d'être diffamé. »

Ne se trouvera-t-il pas un seul moraliste laïque pour indiquer le tribunal suprême dont relèvent les consciences ?

Charles Renolvier qui, peu d’heures avant de mourir, s’indignait encore que « Dieu fût rayé du programme)', Charles llenouvier lui-même estimait que

« la punition, dans l’ordre universel, est infligée par

une loi naturelle… et non par la sentence d’un juge ». (I.e Personnalisnie, p. 212.)

Félix Pécaut n’a pas « craint » de « prononcer le grand nom de Dieu, du Dieu universel, en qui tout vit et à qui la personne humaine… doit son titre d’cKcellence ». Pour que la notion du devoir ne restât pas suspendue en l’air, il a rattaché la personne immaine à « l’Esprit éternel ». Mais sa doctrine manque de précision, et son langage est, au luoins, équivoque. Il écrit, par exemple : « le caractère vraiment divin » de la [)ersonne Immaine la « met à l’abri de l’arbitraire et de nos caprices ». (L’Education publique et la Vie nationale, p. xix et 72.) C’est précisément le contraire f|u’alteste rex| » érience. Comment prétendre qu’ici-bas la personne humaine est à l’abri de l’arbitraire et du caprice ? Les choses devraient se passer ainsi, sans aucun doute j mais elles se passent

de fait autrement. Voilà pourquoi, si l’on veut désigner un juge compétent des destinées humaines, il faut regarder au delà du temps ; et si l’on ne « craint » pas de prononcer le nom de Dieu, si l’on croit à son existence, il faut, par un nouvel acte décourage, spécifier que ce Dieu jugera précisément les atteintes portées ici-bas au respect de ses créatures raisonnables. « Rattacher » la personne humaine à « l’Esprit éternel » est trop vague. Cette tentative marque pourtant un des plus grands efforts de l’esprit laiqvie pour déterminer le tribunal devant lequel nous sommes responsables.

Pourquoi et à qui l’homme doit-il rendre compte de ses actes ? La libre pensée ne peut résoudre ces deux questions. Et, comme les doctrines de déterminisme et d’agnosticisme, pour ne pas dire de fatalisme et d’athéisme, sont en progrès constant dans la morale laïque, nous pouvons rappeler de nouveau, non plus comme un fait empiriquement constaté, mais comme une donnée rationnellement expliquée, l’observation de M. Bayet : l’idée laïque de responsabilité

« n’est pas morte, mais elle meurt ». (Etudes, 

5 mai 1909, p. 336.)

II. La notion chrétienne. — 1° Historique

L’antithèse qui oppose la notion laïque et la notion chrétienne de responsabilité, ne consiste pas dans la distinction du mouvement et du repos. Les deux notions évoluent. L’une et l’autre ont une histoire.

Seulement la première oscille avant de tomber en ruines et, par ces mouvements ataxiques comme par la catastrophe finale, prouve qu’elle manque de fondements et déracines ; tandis que l’idée chrétienne progresse sans se contredire, et, par cette manifestation de vivante logique, nous invite à recherclier les principes absolus et immuables de son épanouissement dans le monde.

Comme la notion laïque, la notion chrétienne de responsabilité doit donc être successiven » ent examinée de deux points de vue complémentaires. L'étude historique appelle une analyse logique.

Par suite des dispositions providentielles qui élèvent l’humanité à une destinée surnaturelle ; par le fait de l’infirmité de l’esprit humain qui n’acquiert que peu à peu et ne possède jamais intégralement la connaissance du plan providentiel ; en raison des événements qui échappent à l’action des hommes ou la contraignent ; il doit arriver que la notion de responsabilité reçoive des accroissements, subisse des modifications accidentelles, rencontre même des obstacles et paraisse traverser des crises. Nous marquerons les principales étapes de cette marche laborieuse et conquérante. Ce sera étudier l’idée chrétiei e de responsabilité sub specic temporis.

La force même de son expansion sollicitera notre esprit à considérer les principes nécessaires de philosophie naturelle qu’elle dépasse, mais qu’elle suj)pose et qu’elle consacre. Ce sera l'étudier sub specic aeternitatis.

D’al)ord consultons l’iiistoire.

Comme l’idée de conscience, celle de responsabilité se précise d'âge en âge et développe son contenu.

Tous les éléments dont se compose la notion chrétienne de responsabilité s’impliquent mutuellement, et ne peuvent dès lors se révéler suivant un ordre de succession véritable. Le développement dont nous parlons ne se produit donc pas [)ar juxtaposition de termes discontinus, ni par addition de i)artics nouvelles. Un germe se développe, un vivant tableau déroule la variété de ses aperçus : tel est le progrès que nous constatons dans l’idée chrétienne de responsabilité.

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La souveraineté divine, d’une part, la liberté humaine, de l’autre, forment les deux pôles, inséparables mais distincts, autour desquels se distribuent les éléments constitutifs de la notion d’être responsable, ou encore les deux foyers de l’ellipse qu’elle décrit.

Or, il semble que, dans une première phase, la morale chrétienne s’oriente de préférence vers le pôle divin ; tandis que, dans la seconde, elle s’attache surtout au personnage humain.

Dans une première période, qui commence à la prédication évangélique, comprend l’ère des persécutions, se continue et s’achève par la controverse pélagienne, nous voyons au premier plan la suprématie souveraine de Dieu, qu’affirment, tour à tour, la parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le témoignage des martyrs, l’enseignement des docteurs, et, en particulier, de saint Augustin.

Avec les tribunaux tle l’Inquisition et les discussions théologiques ou morales qu’elle soulève, commence une seconde phase dans l’histoire de la notion chrétienne de responsabilité. Soit qu’on l’exalte soit qu’on la mutile, soit qu’on l’émancipé soit qu’on l’asservisse, la liberté humaine devient le centre de la spéculation morale. Désormais, c’est à sauvegarder les limites, l’objet et les règles du libre arbitre, que s’applique l’enseignement ecclésiastique, désireux de maintenir et de développer la notion orthodoxe de responsabilité.

Encore une fois, il ne saurait être question d’une séparation mécanique ou d une addition matérielle, comme si la pensée chrétienne avait pu étudier isolément d’abord la souveraineté de Dieu, ensuite la dépendance de l’homme. Mais le rapport qui nous soumet à la juridiction divine, tout indivisiblo qu’il soit, se prête à un doul)le examen. On peut le regarder du point de vue de la théodicée ou du point de vue de la morale, du point de ue de Dieu ou du point de vue de l’homme.

Jésus-Christ parle à ses disciples de la souveraineté de Dieu, plutôt que de la liberté de l’homme. Faut-il s’en étonner ? Ses auditeurs delà Judée et de la Galilée, Matthieu le publicain et Pierre le pêcheur, avaient-ils besoin qu’on les mit en garde contre je ne sais quelles doctrines de déterminisme mécanique ou psychologique ? Leurs regards étaient tournés d’un autre côté : ils voyaient représentées à Jérusalem la majesté du peuple romain et celle des docteurs de la loi. Ce n’était pas la réalité de la liberté humaine qu’il convenait de leur rappeler ; c’était la suréniinence de la majesté divine qu’il fallait leur enseigner. Aussi Jésus-Christ leur annoncet-il, à maintes reprises, la souveraine justice de Dieu. On peut même dire que la définitive reddition de comptes occupe le premier plan, parmi les différentes perspectives du royaume des cieux. Le royaume des cieux, ou le règne de Dieu, c’est la royale sommation par laquelle tous les sujets sont appelés à justifier leur conduite ; c’est le retour inopiné du maître qui, étant parti pour un long vojage, a confié à ses serviteurs des talents à faire valoir ; c’est la convocation de l’àme au tribunal suprême, convocation soudaine comme l’irruption nocturne d’un Aoleur dans une maison mal gardée. Ah ! voilà celui dont il faut redouter la puissance. Ne craignons pas ceux qui ne peuvent atteindre que la vie de notre corps. Rendons à César ce qui est à César ; mais réservons pour Dieu ce qui appartient à Dieu. Au jour du jugement, il sera demandé compte fût-ce d’une parole inutile. Nous aurons à répondre et du mal commis et du bien omis. Ne nous flattons pas de contenter un maître exigeant, en nous abstenant de gaspiller les dons mis à notre disposition. Notre maître nous

demande davantage. Malheui- aux pusillanimes, malheur aux paresseux qui ne font pas fructifier le talent reçu ! Malheur surtout aux scandaleux ! Cette double malédiction est une réponse effrayante à ceux qui prétendent que la notion chrétienne de responsabilité manque de générosité ou d’ampleur. On voit que cette notion n’est ni purement négative, ni tout individualiste. Sans doute, la morale chrétienne insiste sur la nécessité d’éviter le péché et de réprimer les mauvais instincts de la nature. Mais elle ne se borne pas à édicler des prohibitions. Notre maître est exigeant, /io/ho ausierus. Sans doute encore, chacun répondra personnellement de sa conduite, u/nisqtilsqite pro se. Mais précisément les fautes et les malheurs dont il aura été la cause ou l’occasion Aolontaire, seront mis à son compte. Tant que dure la période d’épreuve, le prodigue peut revenir à son père, la brebis égarée peut compter sur la sollicitude du pasteur, la drachme perdue sera recherchée avec une patience inlassable. Celui qui nous a rachetés au prix de son sang veut bien pardonner septante fois sept fois au pécheur repentant. Le pardon sensible et assuré que le pénitent reçoit par l’absolution sacramentelle ne diminue pas en lui le sens de la responsabilité, s’il comprend quelles en sont les conditions. Donner aux hommes une espérance plus précise et un moyen surnaturel de revenir à la voie droite et pure, ce n’est point affaiblir leur énergie pour le bien ; de même que leur imposer la vision obsédante de l’irréparable, ce n’est pas les encourager aux labeurs de la réparation. Les incompréhensibles bienfaits de la charité divine ne font qu’aggraver notre dette et charger notre responsabilité. Gardons-nous des représailles de l’amour méconnu. Si le pécheur s’obstine dans sa négligence ou sa dépravation, s’il atteint le terme de l’épreuve sans rétracter ses torts, il a péché contre l’Esprit-Saint. La sentence de condamnation sera prononcée contre lui, sentence irrévocable et immédiatement exécutoire qui s’accomplira pendant les siècles des siècles. En même temps qu’une manifestation incomparable de la miséricorde divine, l’Evangile est une révélation sans précédent de la définitive justice, et, par là, une promulgation supérieure de la responsabilité humaine. On peut, sans exagération, parler avec Taine de « l’entretien tragique » qui se poursuit désormais entre l’àme et son Dieu.

Les persécutions forment le second chapitre, dans l’histoire de la notion chrétienne de responsabilité. Est-il besoin de remarquer que le témoignage des martyrs se rattache également à ce que nous avons appelé le pôle divin du problème ? L’heiu-e n’est pas encore venue d’analyser les conditions et de fixer les limites de la liberté humaine. Prétoires, prisons, amphithéâtres ne sont ni le champ clos des discussions philosophiques, ni des laboratoires de psychologie.. Là se pose une question d’un autre ordre. A quel I juge l’homme doit-il rendre compte de sa vie ? Dieu f est-il plus grand que César ? De Néron à Dioclétien,. tel fut le thème central de tous les interrogatoires. On sait comment répondirent les martyrs chrétiens. Il faut donc accorder qu’ils ont été frappés poiu* motif politique, si par ces deux mots l’on entend’qu’ils refusèrent de s’incliner devant l’omnipotence de l’Etat et d’adorer la divinité de l’empereur. Ce témoignage qu’ils ont rendu à la souveraineté de leur Créateur, non moins qu’à lamour de leur Rédempteur, synthétise l’histoire de trois siècles de persécution et domine toutes les explications secondaires.

La controverse pélagienne inaugure un troisième’stade dans l’histoire de la notion chrétienne de responsabilité, et, comme la période évangélique, comme 677

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l’ère des persécutions, elle met surtout en lumière la souveraineté de celui qui doit juger notre vie. Pour dégager la conclusion pratique et la haute signification du débat qui s’engagea entre Pelage et Augustin, et que reprirent leurs disciples respectifs, il faut considéi-er d’ensemble la doctrine augustinienne de la grâce et en suivre, dans l’enseignement ecclésiastique, le commentaire officiel. De ce point de vue supérieur uniquement, on saisira le sens catholique et la A^aleur morale du dogme de la grâce. Ce dogme est, si l’on peut ainsi s’exprimer, à double face et susceptible d inspirer deux ordres de sentiments. Dieu distribue inégalement ce don surnaturel sans lequel on ne peut parvenir à la vie éternelle ; Dieu le donne gratuitement à tous. Inégalité, gratuité. Tels sont les deux aspects de la doctrine catholique. Insistez uniquement sur le premier, oubliez le second, méconnaissez que Dieu est mort pour tous les hommes, du geste divin ne retenez que le caractère mystérieux, n’en regardez plus le généreux mouvement ; et vous serez bien près d’attribuer à la cause de tout bien la responsabilité de tout mal, et, dans un mouvement de révolte, d’émanciper la conscience humaine de l’obligation de rendi*e des comptes. On confond alors, dans les décrets divins, injustice et inégalité, arbitraire et liberté, partialité et faveur. On écrit, comme ce douloureux blasphémateur que fut M. Guyau : « A mesure que l’idée d’une puissance infinie, d’une liberté suprême, devient inséparable de l’idée de Dieu, Dieu perd toute excuse, car l’absolu ne dépend de rien, n’est solidaire de rien, et, au contraire, tout dépend de lui, a en lui sa raison. Toute culpabilité remonte ainsi jusqu’à lui. « (L’Irréligion de l’as’enir, "j" édition, p. 380). Toute culpabilité, au contraire, retombe lourdement sur la créature libre, si l’on considère, dans sa teneur authentique et intégrale, la doctrine catholique, celle de saint Paul et de saint Augustin, celle des docteurs de la foi et des maîtres de la vie spirituelle. Ce que saint Augustin et l’Eglise maintiennent contre les théories pélagiennes et semi-pélagiennes, c’est que l’homme ne peut s’attribuer ni l’ensemble ni le début de sa justification. Ses forces naturelles ne sauraient le conduire à la vision béatifique. L’aide que Dieu lui octroie vient de la munilicence divine. Si les uns reçoivent plus, les autres moins, nul n’est exclu du partage. A chacun de faire valoir le talent qui lui est confié. Les controverses d’Augustin avec le même Pelage éclairent encore le problème de la responsa])iIité par les précisions dont elles furent l’occasion au sujet des enfants morts sans baptême. Désormais, l’enseignement officiel de l’Eglise s’affirmera : les enfants morts avant d’avoir atteint l’âge de raison et sans avoir reçu le baptême, sont destinés au séjour des limbes. Dans les limbes, on connaît Dieu sans le voir, et l’on jouit de la félicité qu’eussent é|)rouvée les élus, si l’ordre actuel de providence suriialurelle n’eût pas existé. Cette doctrine théologique suppose ou entraîne une doctrine morale sur la responsal)ilité collective, en même temps qu’eUe déteruiine un élément nouveau dans la notion de justice divine. Dieu n’inflige pas de châtiments positifs aux âmes qui, exemptes de fautes personnelles, se présentent à son tribunal entachées du seul péché originel. L’alternative de la vision bcatiiique ou de l’éternel supplice ne s’applique que dans les cas de responsabilité individuelle. Ainsi reparaît, plus feruie et mieux comprise, la doctrine évangélicjue : unusquisque pro se. D’autre part, à mesure que les fidèles voient plus nettement la distinction du péché mortel et du péclié véniel, l’idée de responsabilité se dessine cii contours plus précis. Ainsi vont se déterminant, dans la pensée

chrétienne, les volontés du souverain et les attributs du juge.

Avec les doctrines théologiques du moyen âge sur la répression de l’hérésie, le courant de la spéculation chrétienne, qui se dirigeait vers le pôle divin de cette notion composée qu’est la responsabilité, commence à se renverser et à refluer vers le terme humain. Désormais, on se préoccupera davantage soit de déterminer les bornes et les obligations de la liberté morale, soit d’analyser la natiu-e, les limites, les degrés de la liberté physique.

Dans l’histoii’e de la responsabilité, les tribunaux de l’Inquisition ouvrent une période qui n’est pas close. Ils commencent un procès qui se poursuit toujours. Ils posent et résolvent, suivant les circonstances de pays et d’époque, un problème qui nous agite encore. Quels sont les rapports de la responsabilité civile et de la responsaîiilité morale ? Dans quelle mesiu-e, ayant la force en main, peut-on laisser parler, agir et écrire ceux qui, par leurs paroles, leurs actes ou leurs écrits, compromettent le salut éternel des âmes ? Doit-on protéger la vie spirituelle, comme on défend la vie corporelle ? Pour ne pas entraver la liberté, faut-il tolérer le scandale ? L’histoire de ce dilemme représente l’histoire du libéralisme, et elle comprend, parmi les périodes les plus significatives, l’époque de l’Inquisition. Enlevée de ce cadre, détachée de ce contexte, séparée de cette idée, l’Inquisition perd son caractère essentiel. On peut encore la critiquer, on peut même essayer de la défendre ; mais l’on défend et l’on critique alors une reconstruction arbitraire et trompeuse du passé. Dégagé des applications contingentes qui l’expriment imparfaitement et des abus qui le compromettent, l’esprit de l’Inquisition ecclésiastique ne s’oppose plus, comme l’ont prétendu parfois même des catholiffues, à l’esprit de l’Evangile. Quelle est, en effet, l’idée principale qui, antérieure à cette institution où elle s’incarne provisoirement, la domine et lui survit ? L’idée même que Jésus-Chi-ist a formulée en anathèmes indélébiles : l’horreur des scandaleux. Combattre l’erreur, non seulement en dénonçant les hérésies, mais en frappant les hérétiques, c’est-à-dire défendi-e l’orthodoxie par l’exercice du pouvoir répressif, c’est tout à la fois protéger et punir. Or, punir suppose un verdict de culpabilité. On déclare coupables au for interne ceux qu’au for externe on juge passibles de peines corporelles. Si donc la culpabilité morale de l’hérétique demeure incertaine, l’application du châtiment légal ne doit-elle pas rester suspendue ? On le voit, il ne.s’agit plus d’invoquer, en faveur du délinquant, un vague sentiment de mansuétude irraisonnée, mais un principe de justice et un précepte foruiel de la morale évangélique. Ce qui pratiquement retient ou modère le zèle de la maison de Dieu, c’est la crainte de commettre des jugements téméraires. On sait, en effet, combien, en matière de doctrine, il est diflicile de trancher la question de bonne foi. Là surtout s’applique la recommandation plusieurs fois renouvelée dans les Ecritures. Dieu ne juge pas suivant les pensées humaines ; l’homuie voit ce qui paraît, le regard divin pénètre jusfpi’au fond du c<rur (I Iù’i,. XVI, 7). Qui es-tu, toi qui juges le serviteur d’autrui ? S’il se tient debout, ou s il tombe, cela regarde son maître (liant., xiv). Nous ne savons pas le bien que Dieu peut tirer du mal. D<’plus, la diiréreiice entre l’erreur el la vérité n’apparaît pas toujours et du premier coup. Enfin solliciter la répression matérielle de l’hérésie, c’est praticiuement inviter le pouvoir temporel à pénétrer dans un domaine où son ingérence devient vite inopportune et dangereuse. Telles sont les considérations qui délimitent, dans la réalité complexe de la vie, le droit, théoriquement absolu, 679

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de l’Eglise, de s’opposer à la propagande hérétique. Mais l’affirmation de ce droit ne devient pas, pour cela, une revendication stérile et chimérique ; de même que les efforts tentés au cours des siècles pai* l’Eglise en vue de protéger la foi, ne sauraient être considérés comme une série de fausses manœuvres. En tâchant d'élever la réalité vers 1 idéal et d'équilibrer tous les intérêts en jeu, l’Eglise, n’eùt-elle pas encore trouvé et ne dût-elle jamais découvrir la formule délinitive de l'équation cherchée, rendrait du moins aux hommes ce service : de leur enseigner le prix de la vie et de stimuler en eux le sens de la responsabilité.

Le quiélisme, dont les principales manifestations se produisent entre la seconde moitié du douzième siècle et latin du dix-septième, consiste à restreindre soit le mérite, soit la culpal)ilité des hommes, en soustrayant arl)itrairement à l’empire de la liberté, à la sphère des obligations, au domaine des conseils, tout ou partie de l’activité humaine. Tantôt les nouveaux docteurs réclament d’intolérables sacrifices, comme de renoncer au désir du bonlieur éternel, et de la sorte ils prétendent mortifier les facultés humaines. Tantôt, et c’est la conséquence logique du système, ils débrident les instincts mauvais ou dangereux, soit en représentant les efforts de a ertu comme une forme inférieui-e, sinon illusoire, d’ascétisme, soit en exagérant le rôle et la fréquence des impulsions irrésistibles dans les péchés d acte ou de pensée. Le quiétisme provoque donc une crise dans révolution que nous retraçons ici. Il surgit en travers de la route que suit, dans son coiu-s providentiel, la notion chrétienne de responsabilité. Mais l’Eglise ne cesse de protester contre Ihérésie plusieurs fois renaissante, et par ses protestations elle accentue la direction et le caractère de la notion orthodoxe. Si l’on tient compte de 1 habileté et de l’obstination des quiétistes à propager leurs doctrines ; si l’on remarque, en particulier, que tels auteiu-s du dix-septième siècle employaient une sorte de langage convenu que seuls entendaient les initiés, et qui, en temps opportun, était dévoilé aux profanes ; on comprendra mieux quelle vigilance et quelle persévérance l’Eglise montra, de son côté, pour maintenir intacte la notion de responsabilité (R. P. Aug. Poulai.x, Des grâces d’oraison, c. xxvii, n. 6).

he jansénisme, ([n’il convient de rattacher à l’erreur ancienne des prédestinatiens et à celle des calvinistes, se présente, à première vue, comme la contre-partie du quiétisme. D’un côté, on allège outre mesure le fardeau de notre responsabilité ; de l’autre, on l’aggrave arbitrairement. Un excès comme l’autre met en danger la vérité. Si quiétistes et jansénistes n’avaient pas été contredits, la notion chrétienne de responsabilité partagerait sans doute aujourd’hui les destinées de la notion laïque. D’elle aussi l’on dirait : a Elle n’est pas morte, mais elle meurt. »

Mais l’Eglise, veille, avertit et condamne.

La controverse De auxiliis rappelle, à certains points de vue, la discussion pélagienne. Elle en diffère doublement. D’abord, elle se produit dans les limites de l’orthodoxie, entre théologiens dont l’Eglise n’a jamais condamné les doctrines respectives. Ensuite, — et cette seconde différence, autant que la première, intéresse l’histoire de la notion de responsabilité, — les deux doctrines se terminent par des issues différentes, l’une aboutissant à une conclusion dogmatique, l’autre s’orientant vers une attitude pratique, la première mettant en lumière les attributs du Juge souerain, la seconde ramenant le justiciable à l'étude de sa propre condition. Ce que l’esprit humain peut savoir et doit croire au sujet du plan providentiel, est fixé désormais. A vouloir indéfiniment

scruter les mystères de Dieu, il risque de méconnaître les devoii’s de l’homme. Sans rien oublier de l’enseignement traditionnel sur la nécessité et la gratuité du secours surnaturel, appliquons-nous à comprendre de mieux en mieux l'étendue de notre responsabilité. En ce sens, que la spéculation descende du ciel sur la terre. Telle me paraît être la conclusion la plus nette de l’histoire de cette controverse. Est-il possible, quand on croit à la divine mission de 1 Eglise, d’interpréter la conduite du gouvernement pontifical comme la vulgaire tactique d’un gouvcrnement humain, lequel, pour se débarrasser de discussions gênantes, cherche à les « enterrer » ? Xe convient-il pas d’attribuer une origine plus haute, plus pure et plus loyale, au cours moderne de la pensée chrétienne, et d’estimer que la Providence l’oriente doucement et victorieusement vers les applications pratiques de la notion de res-I )onsabilité, non pour ménager les susceptibilités humaines, mais pour éviter à la spéculation religieuse, des recherches désormais inutiles ?

Le champ demeure assez vaste à qui veut étudier les conditions et les lois de la responsabilité humaine. Le champ qui reste ouvert est celui delà morale et de la casuistique. Moralistes, et casuistes ont quelquefois péché par défaut ou par excès de sévérité. Avec la sagesse et l’autorité qui lui appartiennent, l’Eglise s’est chargée de dénoncer les erreurs et les dangers de leurs théories ou de leui*s solutions. Nous ne voulons donc aucunement présenter la défense de tous les moralistes et de tous les casuistes sans distinction. Mais voici, d’autre part, un certain nombre d’accusations imméritées. On ne saurait leur reprocher de i considérer d’ensemble les principes généraux et les circonstances particulières ; puisque, justement, la pratique morale consiste à réaliser les lois communes en des actes déterminés, et que tous les préceptes ne participent pas à l’universalité al)solue des prohibitions essentielles. On les accuserait à toi-t de vouloir substituer leur autorité humaine et personnelle à l’initiative des autres consciences, puisque, d’une part, ils enseignent sous le contrôle de l’Eglise, et que, ( d’autre part, ils s’adressent à des âmes qui se recon- j naissent le droit et le devoir de se confier à la direction morale et dogmatique de cette même Eglise. Enfin, sauf excès toujours possible, mais aussi toujoiu’s contrôlable par le magistère ecclésiastique, on ne doit pas s'étonner de la minutie de lem-s distinctions, car il est naturel d’y regarder de j)rès, quand se posent les questions de conscience et que l'éternité est en jeu. La casuistique est une science pratique que postule et justifie la notion même de responsabilité. « Ceux-là seuls, suivant laremai’tpie de Brc.nktière, en peuvent contester les titres, qui, par une grâce toute personnelle d’insensibilité morale, n’ont jamais douté d’euxmêmes, ni jamais senti, sous la leçon de l’expérience, que la vie de ce monde ne laissait pas d'être parfois une chose assez compliquée. » (Iie^^ue des Deux Mondes, 15 nov. 1881, La Casuistique dans le roman.)

La condamnation, luaintes fois répétée, du libéralisme, est l’affirmation, autant de fois renouvelée, de notre responsabiUté. Et chaque fois que l’Eglise a rapl )elé leui’s devoirs aux hommes ou aux sociétés, elle a fait le jirocès du libéralisme et instruit la cause de la responsabilité. La controverse libérale est ancienne. Pourtant elle se complique, ou se précise, depuis un siècle ; de sorte que la dernière phase, dans l’histoire de la notion chrétienne de responsabilité, pourrait s’appeler, à un titre spécial, la lutte contre le libéra lisme. Les disciples de la Révolution prétendent, théoriquement du moins, alfranehir l’individu de toute sujétion. L’autorité pontificale s’applique à mar quer la limite de la liceufe et de la liberté, et, par cette distinction, elle met les hommes en garde 681

COXSCIE>'CE

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contre les véritables tyrannies. Liberté absolue de pensée, liberté de la presse, liberté de conscience, indépendance de la morale, libéralisme politique et social, libéralisme économique, a-t-on dit. L’Eglise répond à ceux qui professent ou acceptent cette doctrine d’émancipation : « Vous rendrez compte à Dieu de vos pensées, de vos paroles, de vos actes, de votre rôle social on politique, de l’emploi de votre fortune, du mal que vous aurez fait, du bien que vous aurez omis. Vous êtes responsables, m L’idéal que l’Eglise propose à la liberté humaine peut-il se réaliser actuellement ? Tolérer le mal est parfois une nécessité et un devoir. L’Eglise en convient ; mais, quelle que soit sa tolérance, elle ne reconnaît au mal et à l’erreur aucun droit. (Lkox XllL Encyclique Libertas præstantissimum. ) Qu’adviendrait-il, dès lors, le jour où l’Eglise jouirait d’un pouvoir prépondérant ? A cette question qui semble aux adversaires du catholicisme et aux inditférents dénoncer la plus redoutable menace pour la liberté des individus et des peuples, nous ne saurions donner d’autre réponse officielle que celle des pontifes romains : « Si la situation de l’Eglise vient à s’améliorer, elle usera évidemment de sa liberté en enipbjvant tous les moyens, persuasion, exhortations, prières, pour remplir, comme c’est son devoir, la mission cju’elle a reçue de Dieu, à savoir de procurer aux hommes le salut éternel. » (Ibid.)

Complications de la vie civile, anomalies de la vie sociale, troubles de la vie politique, antinomies de la vie économique, misère de cet esprit humain « toujours court par quelque endroit » : autant de raisons accidentelles ou durables, qui expliquent pourquoi l’évolution de la notion chrétienne de responsabilité se continue toujours. Mais, au terme de ce résumé historique, un résultat peut-être paraîtra définitif : c’est que l’idée chrétienne de responsabilité vit et progresse. (Cf. Etudes. 5 septembre igog, p. 646.) L’acuité même des problèmes qu’elle soulève, encore que tous ne soient pas adéquatement résolus, témoigne de cette vitalité.

Nous ne voulions pas ici démontrer autre chose. Mais la sève de la pensée chrétienne ne se dépense pas toute en recherches et en efforts.

Des éléments inimual)les contribuent à la formation de l’idée chrétienne de responsabilité et en assurent le progrès. Opposons ces éléments aux ruineux fondements de la notion laïque.

2" Philosophie

La notion chrétienne de responsabilité offre un doul)le aspect : elle est du temps, et, comme le temps, elle évolue ; elle est de l’éternité, et, comme l’éternité, elle demeure immuable.

Ces deux aspects ne sont pas contradictoires, mais complémentaires. L’idée chrétienne de responsal)ilité traverse des pliases diverses, parce rju’elle se mêle au mouvement de la pensée humaine et intervient dans le conflit des jjassions. Elle brille pourtant d’un éclat fixe, parce qu’elle domine la sphère du changement et de la contingence. Par ses principes, elle appartient au royaume des vérités nécessaires ; par ses applications, elle s’adapte à l’histoire du genre humain et aux libres dispositions de la Providence. La stabilité de ses racines donne la sève et l’élan à son développement. Ainsi les deiix aspects s’expliquent l’un et l’autre, et ils s’expliquent l’un par l’autre.

Nous avons étudié le premier de ces aspects : celui de l’histoire. De ce point de vue, nous avons constaté que la notion chrétienne de responsabilité était, non pas mobile à la manière des édifices qui s’écroulent, telle la notion iaiciue de responsabilité, mais vivante à la manière d’un organisme qui s’accroît.

Admirons maintenant, tout à la fois, la consistance

et la simplicité des principes qu’elle suppose. Elevons-nous de l’histoire à la philosophie.

Un passage de la Somme théologique résume toute la philosophie chrétienne de la responsabilité.

Cette philosophie tient en trois propositions, qui appellent sans doute un commentaire et des éclaircissements, mais que nulle objection ne peut obscurcir ou entamer : il y a des actes qui sont imputables à la liljerté humaine ; ils sont dits vertueux ou coupables, suivant qu’ils s’orientent vers la fin de l’homme, ou qu’ils s en écartent ; considérés du point de vue de la justice et dans leur rapport avec les hommes ou avec Dieu, ils constituent un titre à la récompense et au châtiment, ils sont méritoires ou déméritoires. Actus bonus yel malus habet rationem laudabilis vel culpabilis^ secundum quod est in potestate voluntatis : rationem vero rectitudinis et peccati secundum ordinem ad finem ; rationem i’ero meriti et demeriti secundum reiributionem justitiæ ad alterum. (1 » ll"^^, q. XXI, a. 3, c.)

Liberté humaine ; rôle de l’homme dans l’univers ; valeur et conséquences de ses actes : tels sont les trois éléments de la notion traditionnelle de responsabilité. C’est parce qu’il est, tout à la fois, dépendant et indépendant, que l’homme doit rendre des comptes. S’il n’était pas libre, s’il éprovivait, sans résistance possible, les lois de la matière, la poussée de la vie, les mouvements de l’instinct, s’il ne faisait que subir et transmettre des impulsions fatales, pourrait-on lui décerner blâmes ou éloges ? Actus bonus habet rationem laudabilis vel culpabilis, secundum quod est in potestate i’oluntatis. D’autre part, si l’homme n’occupait pas un rang subordonné dans la hiérarchie des êtres, s’il n’avait pas reçu, avec l’existence même, une mission à remplir, s’il n’était pas engagé dans un système de relations essentielles et inqiérieuses, s’il était absolu, infini, indépendant, pourrait-on lui attribuer une responsabilité effective ? Est-on vraiment responsable, quand on n’est justiciable d’aucune autorité supérieure ? Responsabilité implique subordination à une fin obligatoire, relation avec des égaux ou des supérieurs, dépendance à l’égard d’un tribunal suprême.

Ainsi la notion de responsabilité n’est pas une idée simple, mais une idée composée, où entre cette triple affirmation : l’homme est doué de liberté, l’homme a une destinée à remplir, l’homme est soumis à une sanction finale.

Chacune de ces trois notions : liberté, fin de l’homme, mérite, forme dans la pensée chrétienne un tout concret, qui semble, au premier abord, une donnée simple et irréductible. L’analyse abstraite y distingue pourtant l’apport de la raison humaine et celui de la révélation, sans qii’elle puisse d’ailleurs fixer a%ec une rigueur mathénuitique la ligne de démarcation entre l’élément philosopiiique et l’élément dogmatique. Ou plutôt il est certain que, dans la conscience chrétienne, une telle séparation pratiquement n’existe pas, les deux éléments formant une synthèse. L’analyse qui les distingue reste donc nécessairement théorique, mais elle n’en possède pas moins une valeur explicative. Elle rend compte de trois idées, dont la conscience directe et pratique perçoit l’existence, mais non la genèse.

Liberté, fin de l’homme, mérite : autant de termes auxquels le philosophe et le théologien ne donnent pas un sens identique, bien que, pour l’un comme pour l’autre, ils forment la matière de cet autre terme : responsabilité. Nous avons donc, à propos de ces trois notions, à étudier la transfiguration d’une donnée natiu-elle en une réalité surnatm-elle. Ce sera constater, en même temps, ce que devient, sous le

règne de la grâce, la responsabilité humaine. Nous verrons qu’elle n’est pas détruite ni diminuée, mais ennoblie et aggravée.

1° L’homme est libre. Quelle idée la philosophie nous donne-t-elle de notre liberté ? Quel surcroit de valeur l’enseignement chrétien nous y révèle-t-il ?

On peut bien essaj’er de fermer les yeux, effrayé par les suites qu’entraîne l’existence du libre arbitre, et s’efforcer de secouer les épaules, lassé par le poids d’un don trop précieux.

On peut, par manie de contredire ou par impuissance de conclure, s’en tenir aux objections que le déterminisme énumère à loisir, et s’autoriser de la physiologie, de la pathologie mentale, de la criminologie, de la statistique, de la notion même de science ou du principe de causalité, pour nier ou pour douter que l’homme ait véritablement l’initiative de certains de ses actes.

On peut, méconnaissant les limites et les dangers de l’abstraction, éliminer la liberté du nombre des données expérimentales, sous prétexte que l’observation n’atteint jamais cet attribut en lui-même et isolé de tout ensemble concret de phénomènes.

La philosophie traditionnelle n’ignore pas les multiples causes de la croyance au déterminisme. Elle les constate, les dénonce, et attend avec conliance qu’on lui démontre la fausseté des deux arguments sur lesquels repose la doctrine de la liberté.

D’une part, elle continue à professer que l’honnue est un animal raisonnable, et que, du fait même de sa rationalité, il doit être libre. Par son intelligence, l’homme découvre le caractère défectueux de tous les biens finis, en même temps qu’il conçoit le bien absolu et parfait. Il ne peut, dès lors, se porter vers aucun objet créé avec la fatalité des êtres matériels ou purement instinctifs. Le mouvement de sa volonté reste indéterminé partiellement, tant qu’il s’oriente vers des termes finis et contingents. L’idéal l’affranchit. Deux objets seulement s’imposent à son amour : le bonheur en général, et ce bonheur, non pas délimité, mais déterminé, qui est Dieu lui-même ; ou bien, suivant le vocabulaire de l’école, la béatitude abstraite et la béatitude concrète. Encore faut-il ajouter cette restriction : que Dieu est toujours icibas le grand méconnu, et que, ne nous apparaissant pas dans sa beauté irrésistible, nous imposant, d’autre part, des préceptes et des sacrifices, il ne domine pas invinciblement les cœurs. Ainsi Dieu lui-même ne limite pas, sur cette terre, la liberté de nos âmes. Pour nous attirer ou nous ramener vers lui, il n’a semé dans notre volonté qu’un seul désir vraiment nécessaire et impérieux : celui du bonheur infini.

Nous sommes libres, parce que nous sommes raisonnables.

Cet argument, qui, du point de vue spéculatif, offre le plus de valeur, puisqu’il démontre, avec un fait : l’existence de la liberté, la cause de ce fait : la rationalité de l’homme, n’est peut-être pas le plus populaire, ni pratiquement le plus décisif. Il est si dilficile d’enlever une position, à la pointe d’un pur raisonnement !

Saint Tho^ias indique, en quelques mots, laréflexion qui frappe le plus vivement la conscience humaine : sans libre arbitre, obscrve-t-il, que signifieraient conseils, exhortations, ordres, défenses, récompenses, châtiments ? Sans libre ai’bitre, pouvons-nous ajouter, comment expliquer le remords et la paix de la conscience, l’indignation et l’admiration pour la conduite d’autrui ? On discutera sans fin, au cours d’une séance de congrès, où à sa table de travail, les raisons qui militent pour ou contre la thèse de la liberté. Mais qu’on reprenne contact avec la vie réelle, qu’on examine un instant sa conscience, qu’on lise, fût-ce

un fait-divers de journal : la vie morale reprendra aussitôt son cours, et l’âme reprendra ses droits ; partisan ou adversaire en théorie de la liberté, on oubliera pratiquement tous les systèmes et toutes les formes du déterminisme, pour distribuer, peut-être même avec un excès d’assurance, le blâme et l’éloge. Mais les erreurs particulières d’appréciation ne conipromettent pas le principe général que de tels jugements manifestent : dans la pratique, tout homme se considère lui-même et considère les autres, sauf les cas d’aliénation plus ou moins grave, comme doués de liberté.

Cette doctrine très simple ne saurait être accusée de simplisme. La liberté que l’on attribue à la créature humaine est susceptible de degrés, et sans jamais équivaloir à cette absolue indépendance qui serait la définition de la liberté idéale, elle descend, par une série de dégradations, jusqu’à l’anéantissement complet que l’on peut observer ou conjectiu’er chez certains individus et dans certains cas.

Comment se manifeste et s’accentue le caractère libre de nos actes ? L’exécution d’une résolution intérieurement prise, est-elle gage ou cause d’une volonté plus arrêtée ? Dans quels cas et dans quelle mesure les conséquences de nos actes en augmentent-elles la valeur, la portée et la signification ? A quelles conditions et jusqu’à quel point l’ignorance est-elle une excuse ? La passion est-elle toujours signe d’une volonté plus coupable ? La crainte enlève-t-elle tout caractère de liberté aux déterminations qu’elle provoque ?

La doctrine que nous résumons ici étudie toutes ces questions. On peut en lire le détail dans la Somme théologique. (I^ 11", q. vi, xx, xxi, xxiv.) Il nous suffit de les rappeler, car nous ne voulons mettre en lumière que les notions de conscience et de responsabilité dans lajjhilosophie chrétienne.

Comment la théologie transforme-t-elle la donnée rationnelle et philosophicjue ? De deux façons.

Elle confirme par la révélation divine l’existence de la liberté. Aux hérétiques qui, par dépit ou fausse humilité, veulent faire de l’homme l’esclave de ses passions ou linerte instrument de Dieu, l’Eglise rappelle, au nom de l’infaillibilité qui lui est dévolue et sous menace d’anathème pour les négateurs obstinés, que l’homme est un être doué de raison et de liberté.

En second lieu, l’Eglise explique comment, dans l’ordre actuel de la Providence, qui est l’ordre surnatiu-el de la rédemption, l’homme agit librement. Le philosophe comprend bien que l’âme créée par Dieu ne saurait penser, vouloir, exercer enfin son activité, sans le concours divin. Mais la révélation nous apprend que, de fait, Dieu daigne nous assister par un concours supérieur qui est celui de la grâce, et que la grâce, nécessaire à tous les stades de notre justification, perfectionne, mais ne supprime pas, ne fausse pas, ne dénature pas, le mécanisme de notre liberté.

La liberté est un dogme.

Ainsi l’enseignement chrétien affermit la première assise de notre responsabilité.

2° L’homme est créé pour atteindre un but obligatoire. Cet être libre n’a point le droit d’organiser ou de désorganiser sa vie ad libitum. Bruxetikre rappelait un jour cette parole d’une princesse allemande, est-il besoin d’ajouter protestante ? du dix-septième siècle : Chacun se fait son petit religion. D’après la doctrine traditionnelle et chrétienne, nous ne pouvons construire â notre guise ni notre religion, ni notre vie.

Sans doute, Dieu lui-même a fait ou permis la diversité des aptitudes ; des attraits et des circonstances, qui produit la variété des existences et des vocations. Affirmer que tous les hommes sont destinés à une

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même iin dernière, ce n’est point professer une égalité chimérique et un nivellement meurtrier. C’est tout simplement constater ce que, seuls, quelques disciples d’Auguste Comte révoquent en doute : à savoir que, malgré la diversité des carrières, des habitudes et des caractères, tous les hommes aspirent à l’infini. A cette observation, ajoutez ce principe, que la science confirme de plus en plus : à toute fonction correspond un objet qui lui est adapté. La conclusion s’imposera d’elle-même : un être doit exister, en qui nous puissions trouver l’infini que poursuivent notre intelligence et notre cœur. La philosophie n’a pas besoin de chercher en dehors de la nature humaine la preuve que nous sommes destinés à une fin commune. L’activité de l’homme, même quand elle est le plus orgueilleuse ou le plus dévoyée, trahit le but qu’elle poursuit nialgré elle ou à son insu. En Aain parle-t-on des études désintéressées et impersonnelles du savant. Le savant, lui aussi, à la recherche d’explications toujours plus compréhensives, fait effort pour atteindre l’infini qui satisfera son intelligence. Qu’un événement, une douleur, un remords, le replie sur lui-même et le mette en face des réalités de sa vie intérieure : il comprendra quelle impulsion le meut et quel but le fascine ; il dira comme Albert Donnât à Maurice Cormier : « Toute marée dénonce au delà des nuages un astre vainqueur ; l’incessante marée des âmes est-elle seule à palpiter vers un ciel vide ? » (François de Curel, La Nouvelle Idole, actes ii et m.)

Il n’est pas au pouvoir de la volonté humaine de briser l’élan qui l’emporte vers l’infini du savoir et du bonheur ; mais il lui est loisible, à la faveur de la pénombre qui protège ici-bas notre liberté, de se donner provisoirement le change, quitte à se jeter de déceptions en déceptions, et d’attribuer à la créature l’infinité du Créateur. Il faut que notre àme adore, mais elle peut adorer des idoles. Dans cette faculté qui lui est laissée, s’engage précisément le drame de la responsabilité.

Elle devra répondre, tôt ou tard, de sa vocation à l’infini, à moins qu’on ne suppose que Dieu se désintéresse de sa créature raisonnable et qu’il l’appelle, sans souci d’être écouté. On peut admettre un instant cette hypothèse d’un Créateur indifférent et illogique ; mais qu’on regarde bien la suite des conséquences : le plus puissant mobile de la vie humaine est sans objet ; Dieu nous presse de l’aimer, sans vouloir eflicaceuient que cette aspiration aljoutisse ; il nous crée pour lui, puis il nous oublie. Autant attribuer au hasard l’origine de l’univers, et, en particulier, celle de l’àme humaine. Qu’on dise tout de suite que le monde n’a ni cause première ni cause finale.

La philosophie traditionnelle va jusqu’au bout du principe et de l’observation que nous signalions plus haut. Toute aspiration universelle et nécessaire révèle un objet qui lui correspond : tel est le principe. En toutes ses démarches, l’àme humaine cède plus ou moins consciemment à l’attrait d’un idéal infini : telle est l’observation. Nous en concluons que l’Etre infini sollicite notre libre amour, et qu’à ce stade de notre analyse, le mot de responsabilité prend une signification plus haute et plus précise. Nous devons répondre à l’amour de notre Créateur.

En deliors ou à côté de la philosophie chrétienne, des penseurs ont, à maintes reprises, exprimé, sous forme de conviction ou de rêve, cette idée que l’amoiuétait le dernier mot de l’univers, et que le rôle de l’homme ici-bas était de faire effort pour retourner volontairement à son principe. Ne citons que des noms plus proches de nous.

Au fond ou à l’origine de l’œuvre artistique, RAVAissOiN voit un principe de l)ienfaisaiice. Mais, fût-ce en contemplant les œuvres des sculpteurs

païens, il pense au divin artiste ; et parce qu’il voit, dans les productions de l’art comme dans tous les objets naturels, la manifestation d’une idée, le développement d’un principe qui se donne sans se diminuer ou s’aliéner ; parce qu’il conçoit la vérité comme une expansion de l’unité, et la beauté comme le mouvement facile et le développement désintéressé d’un principe qui se communique sans peine et sans regret ; il se représente la création comme une donation généreuse, et le geste divin comme un geste de condescendance.

Gabriel Tarde se demande si cette loi suprême de 1 imitation, que son ingénieux talent lui découvre dans l’univers, ne manifeste pas autre chose qu’une ambition immense et aveugle ; et songeant que « la complaisance à se répéter sans se jamais lasser est un des signes de l’amour », il ne peut se défendre de

« conjecturer que toutes choses, en dépit de leurs

luttes entre elles, ont été faites séparément con amore, et qu’ainsi seulement s’explique leur beauté, malgré le mal et le malheur ». (Les Lois de limitation, p. Sq’J, note.)

La philosophie traditionnelle est plus affirmative, plus précise et plus logique. De ce que tout notre être nous rappelle la munificence divine, elle conclut que les hommes rendront compte à la justice de Dieu de la réponse qu’ils auront, ou non, faite à son amour.

La révélation chrétienne nous apprend que la fin de l’homme est plus haute encore que la raison ne l’aurait soupçonné. Naturellement, nous n’étions destinés qu’à connaître Dieu par raisonnement. La béatitude de la vie future n’aurait pas impliqué un mode de connaissance essentiellement distinct de celui qui caractérise ici-bas l’intelligence humaine. L’ordre surnaturel nous permet et nous prescrit d’aspirer à connaître Dieu intuitivement, par vision immédiate de l’esprit, facie ad faciem. Pour nous préparer à ce bonheur éternel, Dieu nous communique un don surnaturel et doublement gracieux, il nous invite aux honneurs de l’adoption divine, il nous convie aux secrets de la Trinité sainte. Il veut nous considérer non plus comme des serviteurs, mais comme des enfants. Libre à nous d’être de sa famille. Mais pourrait-on concevoir que notre choix, quel qu’il fût, le laissât indifférent, et que, bénéficiaires d’un si prodigieux amour, nous n’eussions pas à rendre de plus redoutables comptes ?

L’amour de Dieu pour les hommes est le principal fondement de leur responsabilité.

3" Par ses Acics, l’homme peut mériter ou démériter : tel est le troisième théorème de cette démonstration en trois parties qui constitue la doctrine chrétienne de la responsabilité.

Ici encore nous consulterons successivement la philosophie et la théologie.

En général, observe saint Thomas, mérite et démérite implicjuent une relation de justice et un titre à la rétribution. La justice demande que celui qui rend service ou nuit à un autre reçoive une rétribution proportionnée à ses actes. Or, tout homme vit en société, tout homme demeure soumis à la puissance de Dieu, principe et fin dernière de la hiérarchie des êtres. De là deux ordres de mérite naturel,

— car nous restons jusqu’ici dans le donuiine de la nature et de la philosophie. D’une part, comme être social, l’iiomme agit soit à l’avantage, soit au détriment, des autres individus ou de la connuunauté en général. Suivant que son action intéresse directement les individus ou la société elle-même, il mérite ou il démérite en premier lieu à l’égard de celle-ci ou à l’égard de ceux-là ; mais dans les deux cas, immédiatement ou secondairement, par visée directe 68’CONSCIENCE

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ou par contre-coup, il atteint et le groupe social et les membres qui le composent.

Cependant l’absolu peut seul fonder la notion véritable de mérite. C’est lorsqu’ils sont frappés de la lumière divine, que nos actes bons ou mauvais prennent leur signiûcation réelle. De deux façons nous méritons ou déméritons aux j^eux de Dieu. Il est tout ensemble la lin dernière et le chef de la communauté universelle. Au premier titre, nos actes libres offensent ou satisfont la majesté divine, selon qu’ils s’écartent du but de notre vie ou qu’ils y tendent. Comme souverain dit monde et de chaque être en particulier, Dieu s’intéresse à toutes les démarches de notre libre arbitre. Pour ce motif encore, nos actes sont devant lui méritoires ou déméritoires.

Leur importance, et la difficulté plus ou moins grande que nous avons à surmonter dans la pratique du bien, entrent en considération quand il s’agit de les évaluer. Pourtant, du point de vue moral, qui, pour être absolu, doit être le point de Aue religieux et divin, c’est lardeur, c’est la pureté de la décision volontaire, qui fixent le mérite de nos actions. Beus autem iritiietiir cor.

Dans l’ordre surnaturel que nous révèle l’enseignement chrétien, cette vérité devient encore plus manifeste.

D’abord, c’est un dogme, proclamé en particulier par le concile de Trente, que les bonnes œuvres des justes sont méritoires. Par leurs actes de vertu, les justes méritent une augmentation de grâce, la béatitude éternelle et un surcroit de gloire. Le concile ne faisait que professer la doctrine des Ecritures et l’enseignement des Pères de l’Eglise. Il rappelait les textes célèbres : Gaudete et e.rultafe, quoniam mêmes vestra copiosa est in cælo (Matth., , 12) ; Accipiet coronam i’itæ qiiam repromisit Beus diligentihus se (Jac.i, 12). Il s’inspirait de la parole de saint Ignace : Sinlte me bestiariim esccnii fieri, ut possim Deum mereri, et de l’interrogation de saint Ambroise : A’onne evidens est meritorum aut præmia aut supplicia post mortem manere ?

Les conditions qu’énumère la théologie pour que nos actes aient véritablement un mérite surnaturel, mettent dans une lumière plus vive encore cette relation de la responsabilité humaine avec l’amour divin que nous signalions plus haut. La justice n’est pas le dernier mot du problème. Il faut dire comme Ravaissox, mais dans un sens plus précis, que nous vivons dans l’ordre de la grâce.

Seuls les justes, c’est-â-dire ceux qui possèdent la grâce sanctifiante, peuvent mériter surnaturellement. La récompense promise, la vision béatifiante, n’est-elle pas l’héritage des fils, et ne suppose-t-elle pas qu’on est de la famille de Dieu ?

Seuls les actes surnaturels, c’est-à-dire produits sous l’influence de la grâce, ont une valeiu" méritoire. Autrement, que deviendrait l’enseignement de Jésus-Christ ? Il ne serait plus vrai de dire que, sans lui, nous ne pouvons rien faire. Il ne serait plus vrai de dire que nous sommes les membres et qu’il est la tête, que nous sommes les ceps de la vigne et qu’il en est le tronc.

Seule enfin la promesse d’un Dieu aimant et libéral peut nous assurer que, sans déroger â son infinie dignité, il se considèi’e comme le débiteur des âmes justes et tient leurs mérites comme absolument efficaces. Les ayant créées par amour, et non par intérêt ou par nécessité, c’est par amour, en somme, et non par justice, qu’il les récompense dans l’éternité. Et nos credidimus caritati.

M. PiAT concluait une récente étude sur le Fondement de l’obligation morale par cette double remai*que :

« que la science de la conduite a sa clef de

Aoûte dans l’idée du commandement divin », et que

« la théorie par excellence du commandement divin, 

c’est la morale chrétienne. » (Bévue pratique d’apologétique, i" mars 1909.)

Le commandement di^in, dont l’Eglise rappelle aux hommes l’autorité someraine, fonde, en effet, la loi morale. Nul prétexte mjstique et nulle prétention rationaliste ne sauraient en écarter la notion impérieuse et contraignante.

Mais, soit qu’il s’agisse de consulter la Aolonté de Dieu, soit qu’il s’agisse de régler la volonté de | l’homme, il est permis de chercher par quelle raison J s’expliquent, à leiu* tour, les préceptes et les décrets divins.

"Nous avons signalé la doctrine de saint Thomas sur la primauté de l’amour divin. Voici comment il l’explique : « Tout acte de la justice divine suppose un don de la miséricorde et se fonde siu" lui. Rien, en effet, ne peut être dû à la créatiu’e, sinon en vertu de quelque chose qui préexiste ou qui a été prévu en elle. Ce quelque chose, â son tour, s’il lui est dû, ne peut l’être qu’en vertu d’un troisième terme. Et, comme la régression ne peut se poursuivre à l’infini, on doit arriver à quelque chose qui est un pur don de la bonté divine… Ainsi, dans les œuvres de Dieu, la miséricorde apparaît à la racine même de tout. Sa A’ertu opère de conséquences en conséquences, et même y joue le rôle prépondérant, puisque la cause première agit plus puissamment que la cause seconde. » (I= », q. XXI, a. 41 c.)

Ce raisonnement d’allure métaphysique ne nous entraîne-t-il pas bien loin de cette sphère des érités siipérieures à toutes les objections et accessibles à toutes les bonnes Aolontés, que nous disions être la sphère de la morale chrétienne ? Si éloignés qu’ils soient ou qu’ils paraissent des simples fidèles, les théoriciens de la morale chrétienne et traditionnelle restent en contact avec eux par l’intermédiaire même de leurs déductions les plus subtiles, et surtout par la communauté d’une même couviction pratique. Comme le plus humble des croyants, saint Thomas ne professe-t-il pas, en somme, que la création est l’œuA’re du « bon Dieu », et que les êtres doués d’intelligence et de liberté doivcnt librement répondre à : son amour ? i

Les advcrsaires les plus perspicaces de l’enseigne- j ment de l’Eglise, comme Charles Renouaier, lui re- prêchent précisément d’attribuer le rôle primordial, non pas â la justice, mais â la charité, dans la conduite des hommes et dans celle de Dieu. Cette accusation, qui peut s’accompagner de commentaires ou de sous-entendus calomnieux, exprime en elle-même une Aérité incontestable. Pour le chrétien pénétré de la religion qu’il professe, l’amour que Dieu lui manifeste est le principe même de la crainte et de la reconnaissance qui l’anièient. Il se reconnaît redcvable et responsable de sa Aie entière euvcrs la bonté dÎA’ine. Il aime et il redoute, dans un sentiment dont la complexité défie presque l’analjse.

Cet infini si doux qu’il en est formidable. l

(V. Hugo, La Légende des siècles.)

Le A-ague déisme, qui était alors toute la religion du poète, ne pomait établir qu’un rapport mal déterminé entre l’amour infini et la conscience humaine. Mieux que cette religion imprécise, mieux même que la thèse de théodicée naturelle que nous empruntions tout â l’heure â saint Thomas, la réAélation chrétienne nous apprend quelle relation unit les deux termes et par quelles libres dispositions de la ProAÎdence dÎA-ine s’accroît le prix de notre existence.. C’est dans l’enfant de Bethléem, c’est dans le supplicié 689

CONSPIRATION DES POUDRES

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du Calvaire, que nous pouvons vraiment contempler ou entrevoir, avec la responsabilité de tonte conscience individuelle,

Cet infini si doux qu’il en est formidable.

Xavier Moisant.