Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Dieu (IV. Nature de Dieu)

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 546-552).

IV" Partie

La Nature de Dieu

Après avoir établi que Dieu est, il nous faut dire ce qu’il est. Nous avons démontré plus haut (col. io14) que la raison peut atteindre quelque chose de l’essence divine, mais non pas connaître l’essence divine quidditativement, c’est-à-dire dans ce qui la constitue en propre (cf. I », q. 12, a. 12. Utrum per rationem naturalem Deum in hac vita cognoscere possimus). Par nos seules forces nous ne pouvons atteindre dans la Déité que ce qu’elle a d’analogiquement commun avec les créatures. Cette connaissance se fait per viam causalitatis, negationis et eminentiae. Par la voie de causalité, nous allLrmons que les concepts transcendantaux et par conséquent analogiques d’êti*e, d’unité, de vérité, de bonté et aussi d’intelligence et de volonté, parce qu’ils n’impliquent en soi aucune imperfection, doivent exprimer quelque chose de Dieu, et même ne sont à l’état pur (purifiés de toute potentialité) qu’en Dieu (col. io54). Mais nous ignorons ce qu’est en lui-même le mode selon lequel ces perfections absolues sont réalisées en Dieu, ce mode nous ne pouvons le connaître et l’exprimer que par 107 7

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oie de négation (ainsi nous disons que Tètre de Dieu est infini, c’est-à-dire non fini, non limité) ou pas voie d’éniinence (ainsi nous disons que Dieu n’est pas seulement bon, mais qu’il est le Souverain Bien ou le Bien même).

Cette connaissance analogirpie et inadéquate de l’essence divine, nous est déjà donnée de façon confuse par les preuves de l’existence de Dieu. Le point de départ de ces preuves est, en eiiet, nous l’avons vu, la définition nominale de Dieu, qiiid nominis, l’idée qu’éveille en notre esprit le mot « Dieu a (l’être le plus grand qui se puisse concevoir, cause première intelligente, bonne et toute-puissante…), et le fjuid nominis contient toujours confusément la définition réelle, le quid rei, qui exprime non plus le sens d’un mot, mais ce qu’est la chose désignée par le mot. Allons-nous donc prétendre donner une définition réelle de Dieu, exprimer ce qu’est son essence ? Nous venons de dire que la raison ne peut atteindre la Déité dans ce qui la constitue en propre, et la définition réelle a pour but précisément d’exprimer la différence ultime de la chose qu’elle définit, différence qui est la raison des propriétés ; ainsi la rationabilité, différence spécifique de l’homme, est le principe d’où dérivent et se déduisent la liberté, la moralité, la sociabilité, la parole, etc., toutes les propriétés de l’homme. Le constitutif formel de la Déité tel qn’il est en lui-mf^me (Dens nt Deus) ne peut être connu (pie par Révélation, mais de toutes les perfections absolues qui conviennent à Dieu, n’y en a-t-il pas une qui, selon notre mode de connaître, est la source et la raison de toutes les autres, et qui. selon une analogie éloignée, mérite le nom de constitutif formel de l’essence divine ? C’est la question à laquelle nous essaierons de répondre brièvement pour achever cet article.

Nous ne pouvons entreprendre l’élude des divers attributs de Dieu, il suffit de se reporter à S. Thomas, la, q. 3 à 26. En déduisant les principaux attributs du constitutif formel de l’essence divine, nous insisterons sur un point seulement : nous montrerons (pie le Dieu absolument simple ei immuable, dont nous avons prouvé l’existence, n’en est pas moins vivant, conscient et libre, et par suite personnel. Ce sera la réponse aux principales objections de Spencer et des agnostiques, qui ne veulent voir que des antinomies entre les divers attributs de Dieu. Les articles Providence et Création compléteront d’ailleurs ce que nous dirons de l’intelligence et de la liberté divine.

1° Quel est le constitutif formel de l’essence divine : l’Etre même, ou la Pensée de lu Pensée, ou le Bien, ou la Liberté I’La question du constitutif formel de l’essence divine a reçu plusieurs solutions ciiez les scolasti([ues.

Les nominalistes, avec Ockam, ne veulent voir dans aucune des perfections al)sohies la raison des autres ; c’est parfaitement conforme à leur théorie sur les universaux : la nature divine est simplement pour eux la collection de toutes les perfections, il n’y a pas à cherclier une priorité logique de l’une d’entre elles sur les autres.

ScoT met le constitutif formel de l’essence divine dans l’infinité. A quoi les thomistes répondent que l’inlinité n’est qu’un mode de la nature divine et de chacun de ses attributs, et qu’en outre elle se déduit a priori de Vaséité, c’est-à-dire de ce que Dieu est l’Etre même.

De nombreux théologiens, et parmi eux plusieurs thomistes, voient dans Vaséité h » i)rincipe de tous les attributs. Dieu serait avant tout « Celui qui est 0, comme il fut révélé à Moïse, Exode, c. m. Parmi les

thomistes, c’est le sentiment de Capreolus, Banez, Ledesma, Del Prado, etc., et en dehors de l’école de S. Thomas, celui de Molina, Vasquez, Torres-, etc.

— D’autres enfin comme Jean de Saint-Thomas, Gonzalez, SuAREz. GoNNET, BiLLUART…, cstimcnt quc ce qui constitue formellement l’essence divine, c’est Vintellection subsistente et toujours actuelle, ce qui rappelle la vsV ; ? !  : vîy ; ’î-£w ; vî » ; t( ; d’Aristotc.

En dehors de l’Ecole, certains ont incliné à admettre la priorité de la bonté sur tous les autres attributs, ce qui rappelle le fameux texte de Platon : « Aux dernières limites du monde intelligible, est l’idée du Bien, c ioiy. rsO cr/y.Ooû^ idée que l’on aperçoit à peine, mais que l’on ne peut apercevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de beau et de bon, que dans le monde intelligible c’est elle qui produit directement la vérité et l’intelligence. Quelque belles que soient la science et la vérité, tu peux assurer, sans craindre de te tromper, que le Bien les surpasse en dignité. " République, Vil, 617 D.

Des volontaristes modernes comme Secrétan ont voulu voir enfin le constitutif formel de la nature divine dans la liberté. L’être absolu, pour être ratio sui, doit être, selon Secrétan, l’absolue liberté, liberté à la seconde puissance, libre d’être libre. « Substance, il se donne l’existence ; vivant, il se donne la substance ; esprit, il se donne la vie ; absolu, il se donne la liberté… L’esprit fini est à la fois esprit et nature et non pas seulement esprit. La perfection de l’esprit serait d’être pur esprit, sans nature : l’esprit pur n’est que ce qu’il fait, c’est-à-dire qu’il est l’absolue lil)erté… Je suis ce que je veux ; cette formule est donc la bonne. » (La Philosophie de la liberté, 2= éd., t. I, liv. XV. p. 361-370.) — De même Lequier, pour qui la vérité fondamentale dans l’ordre d’invention est, non pas le principe d’identité, mais l’existence de la liberté humaine, devait admettre que la vérité fondamentale de l’ordre déductif, la vérité principe de toutes les autres, est l’existence de la liberté divine. Aussi soutenait-il avec Secrétan que Dieu a voulu restreindre sa prescience à l’égard de nos actes pour nous laisser libres. Cf. Lequier, La recherche d une vérité première (fragments posthumes), p. 82-86. M. Boutroux a soutenu une doctrine voisine : « En lui (en Dieu) la puissance ou la liberté est infinie, elle est la source de son existence, qui de la sorte n’est pas sujette à la contrainte de la fatalité. L’essence divine coéternelle à la puissance, est la perfection actuelle. Elle est nécessaire d’une nécessité pratique, c’est-à-dire mérite absolument d’être réalisée, et ne peut être elle-même, que si elle est réalisée librement. » Contingence des Lois de la Nature, 3’éd., p. 156. Récemment en Allemagne, le D’Hermann Schell admettait que Dieu n’est pas seulement. ra//o sui, mais causa sui.

On s’explique aisément que l’Ecole n’ait jamais pensé à mettre dans la liberté le constitutif formel de l’essence divine. U est, en effet, impossible de concevoir la liberté antérieure à l’intelligence. Secrétan lui-même l’avoue, sans avoir l’air de se douter que cet aveu est la ruine de son système libertiste. « Une lii)erté sans intelligence est imi)ossible, dit-il ; elle se confondrait avec le hasard, qui n’est pas une forme de la causalité, mais sa négation… Une puissance qui déterminerait elle-même sans conscience la loi suivant laquelle elle se réalise ! Il n’y a là que des mots contradictoires. Non. l’être libre est intelligent ; il est inutile d’insister sur ce point. » La Philosophie de la Liberté, 2= éd.. t. I, 17’leç.. p. 403. « Mais tout au contraire, remar([uc à ce sujet M. Pim.on dans l’examen de cette pjiilosophie, il importe beaucoup d’y insister », car il faudrait dire si l’intelligence dans l’Absolu conditionne la liberté comme chez nous, ce 1079

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qui serait la ruine du système deSecrétan, ou si c’est l’inverse et si « la liberté absolue se confond avec cette contingence radicale dont on nous dit qu’elle est la ncjïation de la causalité. Voilà le dilemme qui se posait et qui méritait bien quelque attention. Secrétan passe outre, sans faire aucun ellbrt pour y échapper ». PiixoN, La Philosophie de Secrétan, p. 33. Tandis que la liberté ne se conçoit pas sans l’intelligence qui délibère, rintelligence se conçoit sans la liberté ; l’intelligence est donc première, c’est la liberté, nous allons le Aoir, qui est dérivée. La thèse liljertiste conduit d’ailleurs à soutenir, avec Ockam et Descartes, que Dieu a établi la distinction du bien et du mal par un décret purement arbitraire. Tout catholique doit admettre que c’est là h déshonorer >i Dieu, comme le dit Leibniz, k Pourquoi (Dieu) ne serait-il donc pas aussi bien le mauvais principe des manichéens que le bon principe des orthodoxes ? » Leibniz, Théodicée, II, § 176 et 177. Il n’est pas moins contradictoire de soutenir que Dieu est cause de lui-même. Pour causer il faut être, « nulla res sufficit, qujd sitsibi causa esseudi, si habeat esse causatum >-, dit S. Thomas, I ». q. 3, a. 4- Dieu ne peut être que ratio sui. en tant que son essence dans sa raison formelle implique l’existence actuelle, et c’est précisément ce que veut dire le mot aséité. Dieu est a se, par soi, sans être cause de lui-même. De même dans l’ordre dinvention, le principe de causalité n’est pas le principe suprême, il n’est qu’un dérivé du principe de raison d’être, qui se rattache lui-même au principe d’identité.

Nous ne saurions admettre non plus que le constitutif formel de l’essence divine est le Bien. S. Thomas a montré, fa, q. 5, a. 2, l’trum bonum sit prius secunduni rationem quam ens.’que Vêtre a une priorité logique sur le bien. La raison formelle de bien ajoute quelque chose à celle d’être : le bien, c’est l’être arrivé à sa plénitude, à sa perfection, et capable d’attirer l’appétit, le désir, de provoquer l’amour, de perfectionner et de rendre heureux ; Bonum est quod omnia appefuiit. D’un mot : le bien c’est l’être entant que désirable, et s’il s’agit du bien honnête, c’est l’être en tant que devant être désiré. Par là même, la raison de bien est moins simple, partant moins indépendante, moins absolue, moins imiverselle que la notion d’être. L’être, loin de supposer le bien, est supposé par lui et reste la notion première. Il en est de même de l’intelligence, spécifiée par l’être, à l’égard de la volonté spécifiée par le bien, cf. I^, q. 82, a. 3. Utrum vuluntas sit altior quam intellectus. — Mais si en soi et absolument (simpliciter) l’être a une priorité sur le bien, à un point de ue (secundum quid) le bien a une priorité sur l’être. C’est ce que S, Thomas explique la, q. 5, a. 2, ad i>>™ : k Au point de vue delà causalité, le bien a une priorité sur l’être. Le bien est en effet ce qui est désirable, et à ce titre a raison de fin. Or la cause finale est la première de toutes, l’agent n’agit qu’en vue d’une fin, et c’est de lui que la matière reçoit la forme. Au point de vue de la causalité, le bien a donc une priorité sur l’être, connue la cause finale a une priorité sur la cause formelle, et c’est pour ce motif que DEXYs(Z>e div. nom., c.5), parmi les noms qui expriment la causalité divine ou le rapport de Dieu aux créatures, place le bien avant l’être. » Ainsi donc, pour nous ou relativement à nous, dans ses rapports de causalité avec nous, Dieu est avant tout le bon Dieu, le Bien même : Bonum est essejitialiter diffusivum sui. Et c’est ce qu’il y a de vrai dans le fameux texte de Platon que nous avons cité. Mais si l’on considère Dieu en lui-même et non plus relativement à nous. Dieu est avant tout l’Etre même. L’Etre est, en soi et absolument, antérieur au Bien.

— Cette thèse de la priorité absolue de l’être a été très bien mise en relief par le P. Gardeil dans son livre « Du Donné révélé à la Théologie y Paris, 1910, p. 279-284, à propos des systèmes théologiques, là où il oppose le thomisme et l’augustinisme. Ce dernier système, avec Pierre Lombard, au lieu de considérer l’objet de la théologie en lui-même, le considère par/- r/^^or/ rt nous, en fonction de l’appétit et de ses deux actes le frui et 1’» */. C’est le principe de la division des Sentences de Pierre Lombard, Dieu y est avant tout l’être dont on ne peut se servir mais dont on doit jouir, tandis que les choses créées sont faites pour être utilisées, en vue de l’éternelle jouissance. Au contraire, dans la Somme Théologique de S. Thomas qui considère l’objet de la Théologie en lui-même. Dieu est avant tout le Premier Etre.

« Autant que nous pouvons en juger par notre

intelligence, le bien, l’action, le désir, sont essentiellement de l’être, et un certain mode de l’être ; il nous est impossible de dire que l’être est essentiellement un mode du bien, de l’action. La conception ontologique déborde en universalité la conception dynamique, elle l’englobe et n’est pas englobée par elle. ^> P. Gardeil, loc. cit. — Voir aussi l’article Bien du Dict. de Théol. cathol., par le même auteur.

Restent deux perfections absolues qui se disputent la primauté, Vêtre et.Vintellection. Dieu est-il avant tout l’Etre même, l’Acte pur ou bien la Pensée de la pensée ? Selon nous, la chose n’est pas douteuse. Dieu est avant tout l’Etre même, parce qu’il y a priorité de l’être sur la pensée, de l’intelligible sur l’intelligence. Comme le montre Aristote précisément à l’endroit où il parle de la KcVirt ; v5/ ; 71'>j ; s/ ; ti ; (Met., Xll, c. 9), ce qui fait la perfection del’intellection, c’est l’intelligible qui la spécifie ; « la preuve en est, dit-il, qu’il est des choses qu’il vaut mieux ignorer », il n’y a aucune perfection à les connaître, la perfection de la connaissance vient donc de la dignité de la chose connue. Aussi l’Acte pur est-il avant tout pour Aristote le premier intelligible ri ttcCjtov vor.rov (Met., XII, c. 7), la vsV ; 71 ; objective, plus encore que l’acte éternel d’intellection qui a pour objet cet intelligible suprême. On reconnaît là l’objectivisme antique. — Tandis que l’être est un absolu qui se conçoit par lui-même, l’intelligence ne se peut concevoir que comme une vivante relation à l’être. Notre toute première idée dans l’ordre d’invention, est l’idée d’être, notre tout premier principe, celui qui énonce ce qui convient premièrement à l’être, le principe d’identité, « l’être est ce qui est. et ne peut être ce qui n’est pas ». Dans l’ordre synthétique ou déductif, in viajudicii, la vérité fondamentale, raison suprême de toutes les autres, réponse aux derniers pourquoi sur Dieu et sur le monde, est le même principe d’identité, mais à l’état concret cette fois : « Je suis Celui qui est et ne peux pas ne pas être. » Comme l’a admirablement montré le Père Del Prado dans son traité de Veritate fundamentali philosophiæ chrislianæ (Fribourg, Suisse. 1899-1906), telle est la clef de voûte du traité de Dieu, le terme des preuves de l’existence de Dieu et le point de départ de la déduction des attributs. De par le principe d’identité impliqué dans notre première idée, l’idée d’être, est requis un être en qui s’identifient l’essence et l’existence, pur être, sans mélange de potentialité, sans limites, qui soit à l’être comme A est A, en qui se réalise dans toute sa pureté le principe d’identité, qui soit l’Etre, au lieu simplement d’avoir l’être : « Je suis Celui quiest. » (Exode. c. m.) Selon S. Thomas, la, q. 13, a. 11, hoc nomen Qui est est maxime proprium nomen Dei, pour trois raisons : 1° parce que l’essence de Dieu est l’existence même ; 2" parce que l’être est de tous les concepts analogi1081

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ques le plus iinivei’sel, et cekii qui est supposé par tous les autres ; 3" parce que ce nom, exprimé au présent, domine, comme l’éternité, le passé et l’avenir. En faisant dépendre l’intelligence de la vérité ou de l’être, nous nous séparons de l’intellectualisme absolu de Leibniz. Comme le remar([ue M. Boltroux {La Monadologie, notice, p. 8^), « Leibniz, placé au point de vue moderne de la glorification de la personnalité, voit au contraire dans une intelligence… le support indispensable de la vérité », Erdm, 502, b. On peut se demander si l’aboutissant normal de l’intellectualisme absolu de Leibniz, qui ne conserve plus de la liberté que le nom, n’est pas l’idéalisme absolu de Hegel qui ramène l’être à la pensée et par voie de conséqiience ce qui est à ce fjui doit être, la liberté à la nécessité, le fait accompli au droit, le succès à la moralité. De ce point de vue on doit en venir à faire du devenir la réalité fondamentale, à nier la valeur objective du principe de non-contradiction qui ne régit plus alors que la raison raisonnante et ses abstractions. — S. Thomas échappe au déterminisme i>sychologique tout en maintenant la sul)ordination de la volonté à l’intelligence, parce qu’il atlirme plus hautement que Leibniz la dépendance de l’intelligence à l’égard de l’être. S’il y a priorité de l’être conçucomme un absolu, sur l’intelligence conçue coimue relative à l’être, il n’est pas nécessaire que tout dans le réel soit positivement intelligible et de soi prédéterminé, que le passage de l’Etre même à l’existence du inonde, par la création, celui de rintini au fini, de l’Un au multiple, de l’universel au particulier se puisse déduire du principe de raison suffisante. L’intellectualisme se limite lui-même en se posantcommeun /ea/^sme et en distinguant dans l’être, auquel il reconnaît une priorité sur la pensée, un élément pleinement intelligible (l’acte), et un autre clément (la puissance) foncièrement obscur pour l’intelligence, mais nécessaire pour résoudre les arguments de Parménide et expliquer en fonction de l’être la multiplicité et le devenir. Xous ne pouvons ici insister davantage sur ces idées, nous y reviendrons un peu plus loin (col. io85). Nous avons assez longuement développé cette thèse dans la Revue des Sciences philosophiques et théologiques, oct. 1907 et janv. 1908,

« Intellectualisme et liberté chez S. Thomas ». —

Comme l’a remarqué M. Ollé-Lapru.ne dans La Baison et le nationalisme, le principe de la thèse rationaliste est que l’être se ramène à la pensée, et non point la iiensée ou la raison à l’être, d’où l’on déduit la négation de la liberté et de la légitimité de la foi. Cf. Annales de Philosophie chrétienne, 1907, avril, p. 21.

2" Les attributs divins se déduisent de l’Être

même subsistant : i’nité, vérité, bonté, infinité, immutabilité, éternité, incompréhensibilité, intelligence, vie, liberté, providence, justice et miséricorde, toute-puissance et béatitude absolue. — Dieu est donc et avant tout l’Etre même. De l’Ipsum esse subsistens, se peuvent déduire tous les attributs divins. Nous donnerons seulement le schéma de cette déduction.

De même que l’être en général a pour propriétés transcendantales l’unité, la vérité, la bonté (cf. col. 1007), l’Etre même subsistant doit être absolument un (simi)le et unique, I », q. 3 et n), loin d’être inconnaissal )le il doit être la Vérité première on le premier intelligible, ri T : / ; âTov.iy ; T4v (.)/e/., XII, c. 7 ; I « , q. iG), étant la plénitude de l’être, il est aussi le souverain Bien, capable d’attirer tout à lui, premier désirable, TÔ Tr/5'iTi> ifysxrd-j, le fondement de tout devoir, t « (tyvMv x «. 70 « /5tTTîv(Ia, q. 4^ 5^ G). II doit être aussi infini, c’est-à-dire sans limite d’essence (I^, <i. 7), immuable

(la, q. 9), éternel (I*, q. 10), invisible et incompréhensible (la, q. 12).

L’intelligence se définissant une vivante relation à l’être, la volonté une vivante relation au bien, doivent être, comme l’être et le bien, transcendantales et analogues, susceptibles comme l’être d’être purifiées de toute potentialité ou imperfection et d’être réalisées à un degré éminent (col. 1 007). Elles sont d’ailleurs exigées par r£’//e même. L’Ipsum esse subsistens est, par définition, immatériel (l^, q. 3, a. i et 2), par là même il est intelligible en acte et intelligent (l », q. 14, a. 1). Bien plus, il est indépendant, non seulement de toute limite matérielle et spatiale, mais de toute limite d’essence, il est donc souverainement intelligent, son intelligence ne peut être une simple faculté ou puissance, elle est un acte éternel d’intellection. Et l’acte éternel d’intellection ne peut que s’identifier avec l’Etre même à l’état de suprême intelligibilité, toujours actuellement connu. Ne cherchons pas ici, avec Spencer, la dualité de l’objet et du sujet, elle ne provient, dit S. Thomas (l^, q. 14 » a. 2), que de la potentialité de l’un et de l’autre (cf. plus haut, col. io54). L’acte éternel d’intellection, ou l’intellection purifiée de toute potentialité, demande, non pas seulement ex communibus, mais ex propriis (de par sa raison formelle ) à s’identifier avec le pur être toujours actuellement connu. Et d’autre part l’Etre même, pour être acte pur à tous points de vue, doit être, de soi et dès toujours, intelligible, non seulement en puissance mais en acte, bien plus, intelligé en acte (intellectum inactu) ; or l’intelligible toujours actuel demande lui aussi ex propriis à s’identifier avec l’éternelle intellection. Après la purification de toute potentialité, la pure pensée est pur être, et le pur être est pure pensée, cVrtv -h vs/^Tt ; jc, r, 7îo>i >o/ ; 7t ; (Met., XII, c. g).

S’il faut attribuer à l’Etre même l’intelligence, il faut lui attribuer aussi la volonté. La volonté en elfet est spécifiée par ce transcendanlal qu’est le bien. elle est donc analogue comme lui, et d’autre part, dit S. Thomas, 1= », q. 19, a. 1, elle suit l’intelligence, comme l’inclination naturelle inconsciente suit la forme même, la nature même des êtres inconscients. En Dieu, la volonté n’est pas plus puissance que l’intelligence, elle est l’Acte même d’amour du Bien ou le Bien même toujours actuellement aimé. Le concept d’amour, aussi bien que celui de volonté, est analogue, comme le bien transcendanlal qui les spécifie. Mais ici surgit une difficulté : si Dieu est ainsi absolument immuable et en tout et pour tout identique à lui-même, peut-il être vivant et surtout peut-il être libre : " Spenceh, nous l’avons vu (col. 972), ne veut voir qu’une antinomie entre l’immulabilité qu’on est obligé d’attribuer à la cause première et d’autre part la vie et la causalité libre qu’on voudrait aussi lui reconnaître. M. Bergson présentait récemment la même objection sous la forme suivante : « Supposons un principe sur lequel toutes choses reposent et que toutes choses manifestent, une existence de même nature que celle de la définition du cercle, ou que celle de l’axiome A = A : le mystère de l’existence s’évanouit, car l’être qui est au fond de tout se pose alors dans l’éternel comme se pose la logi([ue même. Il est vrai qu’il nous en coûtera un assez gros sacrilice : si le principe de toutes choses existe à la manière d’un axiome logique ou d’une définition mathématique, les choses elles-mêmes devront sortir de ce principe comme les applications d’un axiome ou les conséquences d’une définition, et il n’y aura phis de place, ni dans les choses, ni dans leur principe, pour la causalité efficace entendue au sens du libre choix. Telles sont précisément les conclusions d’une doctrine comme celle de Spinoza ou même de Leibniz par exemple, et telle en a été la genèse. » 1083

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Evolution créatrice, i. 301. Notre thèse serait donc la suppression de la vie divine et de la lil)erté divine.

Cette ol)jection serait vraie si la métaphysique se ramenait à la logique ou à la mathématique, comme le voulait Spinoza et d’une certaine manière aussi Leibniz. Spinoza voulut faire de la méthode mathématique la méthode universelle, el pour cette raison rejeta la causalité efficiente et la causalité linale pour ne plus conserver, comme en géométrie, que la causalité formelle et les rapports de propriété à essence (cf. P. Léo Michel, O. P., Le Système de Spinoza au point de vue de la logique formelle. — Bévue Thomiste, janvier 1898). Quant à Leibniz, il n’a pas su tenir compte de la priorité de l’être sur l’intelligence, et en méconnaissant le concept de « puissance », auquel il a substitué celui de « force », il est revenu à l’immobilisme des Eléates (ses monades ne peuvent agir les unes sur les autres), et est tombé dans le déterminisme, — Si, au contraire, la métaphysique est distincte de la logique, si la pensée se ramène à l’être et non pas l’être à la pensée, l’Etre même ou l’Acte pur n’est pas un axiome, il est la plénitude de l’être, et cette plénitude est assez riche pour répondre à notre concept de vie el à celui de liberté.

Nous venons de voir en effet que le pur être est pure pensée, comme le pur bien toujours actuellement aimé est pur amour. Cette contemplation immobile, parce que toujours actuelle et éternelle, du suprême intelligible, cet amour éternel du suprême désirable est la vie même el aussi la liberté la plus absolue à l’égard de tout le créé.

La vie supérieure, en effet, ne comporte pas le mouvement ; le mouvement, qui suppose imperfection et potentialité, n’est qu’une imperfection de la vie créée qui ne possède pas d’emblée la plénitude qu’elle doit avoir, et surtout de la vie matérielle qui ne change sans cesse que parce que constamment elle meurt (mouvement d’assimilation et de désassimilation). Ce qui est absolument essentiel au vivant, dit S. Thomas (I », q. 18, a. i et 3), c’est d’avoir en soi le principe de son action, c’est l’immanence de l’action, et plus on s’élève vers Dieu, plus cette immanence grandit. La pierre n’est pas vivante, car elle n’a pas en elle le principe de son action ; la plante vit parce qu’elle se meut elle-même en tant qu’elle se nourrit, se développe, se reproduit, mais elle ne détermine elle-même ni la forme, ni la lin de ces mouvements. Cette forme et cette fin lui sont imposées par l’auteur de sa nature. L’animal a une vie supérieure parce qu’il perçoit par ses sens les divers objets vers lesquels il peut se mouvoir, et plus les sens de l’animal sont parfaits, plus il est vivant, parce qu’il peut d’autant mieux varier son action. L’homme a une vie supérieure encore, parce qu’il ne connaît pas seulement les objets capables de spécifier ses divers mouvements, mais il connaît encore la raison de fin, il peut se proposer un but et voir dans ce but la ra ison d’être de certains moyens qu’il détermine lui-même. Il est ainsi maître de son action en tant qu’il la détermine au point de vue de sa forme et de sa fin. Cependant l’intelligence humaine a besoin d’être mue objectivement par une vérité extérieure, car elle n’est pas l’être ; la volonté humaine a une fin ultime extérieure, car elle n’est pas le bien, el l’une el l’autre dans l’ordre d’efficience ont besoin d’être prénmes par la cause première. L’/psum esse subsistens. Lui, est souverainement vivant, parce qu’il possède si bien en lui tous les principes (formel, final, efficient) de son action, que cette action est lui-même. Elle n’est pas l’adhésion à une vérité extérieure, elle est la Vérité même à 1 elat de Pensée toujours actuelle, toujours vivante, le Bien à l’état d’Amour éternel. Dieu donc n’est pas

seulement vivant, mais il est la "S’ie. Tel est le résumé de l’article de S. Thomas, l trum Deo conveniat vita, I", p. 18, a. 3. Arislote avait déjà dit de l’Acte pur :

« La vie est en lui, car l’action de l’intelligence est

une Aie, et Dieu est l’actualité même de l’intelligence ; cette actualité prise en soi, telle est sa vie parfaite et éternelle. Aussi appelons-nous Dieu un vivant éternel parfait Mîv « (5toy aotirov. La vie éternelle appartient donc à Dieu, car elle est Dieu même. » (.l/e<..XlI, c. j.)

Le principe que nous plaçons au sommet de tout, n’est donc pas un axiome. Lorsque nous disons que Dieu est immuable, nous ne voulons pas dire qu’il soit inerte, nous airirmons au contraire qu’étant la plénitude de l’être ou l’acte pur, il est par essence son activité même et n’a pas besoin de passer à l’acte pour agir. Conunent l’action de soi éternelle par laquelle Dieu agit ad extra n’a-t-elle son effet que dans le temps ? Nous avons montré plus haut (col. 1 008) que c’est tout à la fois le mystère de la coexistence de l’éternité et du temps et le secret de la liberté divine. A tel point que seule la Révélation, selon S. Thomas (I », q. 46), peut nous faire connaître si le monde a commencé au lieu d’être créé ab aeterno, cela ne dépend que de la liberté divine. Mais rien dans ce mystère ne nous oblige à nier le principe d’identité comme loi fondamentale du réel, à nier l’immutabilité suréminente de Dieu, tout, au contraire, nous porte à l’affirmer. — Il n’y a donc aucune antinomie entre l’immobilité divine et la vie. Par où l’on voit que l’être domine le statique et le dynamique.

« La conception ontologique déborde en universalité

la conception dynamique, elle l’englobe et n’est pas englobée par elle. » P. Gardeil, Le donné révélé et la Théologie, p. 283.

Quant à la liberté divine, elle se fonde sur la souveraine indépendance de l’Ipsum esse subsistens à l’égard de tout le créé, elle n’est autre que l’indifférence dominatrice de l’Etre à l’égard du non-être, qui peut exister, mais n’a aucun droit à exister, l’indifTérence dominatrice de l’Amour éternel du Bien absolu et infini à l’égard des biens finis qui ne peuvent lui apporter aucune perfection nouvelle. — La pensée grecque, qui avait peu de sympathie pour l’obscure idée de liberté, a cherché vainement à expliquer le passage de Dieu au monde, de l’Un au multiple. « Elle a postulé, dit M. Bevgson{Evolution créatrice, p. 354), une espèce de nécessité métaphysique » d’après laquelle l’immuable et pure perfection doit se traduire en une infinité d’êtres imparfaits et instables qui en sont comme la monnaie. Ce postulat ne s’impose évidemment pas, du fait qu’on admet l’Acte pur. Il suffit pour s’en convaincre de méditer l’article de la la Pars de la Somme Théologique, q. 19, a. 3. « Utruni quidquid Deus vult, ex necessitate velit. m S. Thomas répond : « Cum bonitas Dei sit perfecta et esse possit sine aliis, cum nihil ei perfectionis ex aliis accrescat, sequiturquod alia a se eum velle non sit necessarium. » Il n’j' aura pas plus d’être, plus de perfection après la création, il y aura seulement plusieurs êtres (non plus entis, sed plura entia ; comme il n’y a pas plus de science lorsque nous comprenons Aristote, il y a seulement plusieurs savants). Cependant Dieu aura pour créer une raison relativement (mais non pas absolument) suffisante : il convient que Celui qui est le souverain Bien communique ce qui est en lui, et le communique avec la plus absolue liberté (cf. Cajetan in I^’". q. 19, a. 2).

A i)lus forte raison Dieu sera-t-il libre de créer tel ou tel être fini. Deuxbiens partiels, si inégaux soient-ils, sont tous les deux mélangés de puissance et acte, et par là également a l’infixi tous les deux du bien total, qui seul est pur acte. En face d’eux, la liberté reste. Il n’j- a pas de raison suffisante infailliblement 1085

DIEU

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déterminante pour passer de l’infini au lini, et surtout à telle quantité ou qualité finie plutôt qu’à telle autre. Il y a une raison relatùement mais non pas absolument siiflisante ; elle est suffisante relativement à l’inégalité tles moyens, elle ne l’est pas absolument, c’est-à-dire par rapport à la lin. Raison suffisante qui (en un sens) ne suffit pas. Cette apparente restriction api^ortée au principe de raison suffisante n’est d’ailleurs qu’un corollaire de celle apportée au principe d’identité par l’atlirmation de la puissance, ce non-étre qui est, milieu entre l’être déterminé et le pur néant. Il y a indétermination dans le vouloir, parce qu’il y a indétermination dans l’intelligence (indifTérence du jugement)et il y a indétermination dans l’intelligence parce qu’il y a indétermination ou potentialité dans l’être ; parce que l’être se divise en puissance et acte. Le problème de la liberté se ramène ainsi à la première division de l’être. — Leibniz, qui a méconnu la priorité de l’être sur l’intelligence et nié la puissance (à laquelle il a substitué la force, qni est selon lui un acte empêché), devait fatalement aboutir par rintellectualisme absolu au déterminisme (1= », q. 25, a. 5 et 6).

Pour nous, au contraire, il est évident que l’amour que Dieu se porte à lui-même est absolument nécessaire, mais que celui par lequel il aime les créatures et en même temps les crée, est un amour libre ; la créature, parce qu’elle n’a pas droit à être, ne peut être aimée autrement. Cf. I », q. 19, a. 3. — Voir art. Création.

L’Etre même doit en outre être tout-puissant, c’est-à-dire qu’il peut réaliser tout ce qui n’implique pas contradiction, tout ce qui peut être. L’être est en etfet l’effet propre de l’Etre premier, qui réalise comme la lumière éclaire, comme le feu chauffe (I^, q. 25). Cause première et premier moteiu* de tout ce qui est. Dieu doit être présent à tout ce qu’il consei-ve dans l’être (I « , q. 8).

L’Etre même doit être provident, parce que son action extérieure, qui s’étend à tous les êtres et à toutes les fibrilles des êtres créés, est essentiellement celle d’un agent intelligent. Or l’agent intelligent agit pour une fin par lui connue, qui est la raison d’être de tous les moyens qu’il emploie. Dieu donc ordonne toutes choses à une fin suprême qui est lui-même. La providence, ratio ordinis rerum in finem, est encore une perfection pure, qui se définit, comme l’intelligence dont elle est une vertu, par une relation à l’être ou à la raison d’être(Ia, q. 22, a. i). — Voir art. Providence.

L’Etre même est juste et miséricordieux, ce sont les vertus de sa volonté. Il est juste, parce que intelligent et bon, il se doit à lui-même de donner à chaque être tout ce qui lui est nécessaire pour atteindre la fin à laquelle il l’appelle (I », q. 21, a. 2). — Et, d’autre part, aimant nécessairement le Bien pardessus tout, il se doit aussi d’en faire respecter les iraprescripti])les droits et d’en réprimer la violation (I » Ilae, q.8 ; , a. I et 3).

L’Etre même est miséricordieux, car c’est le propre de l’être tout-puissant et intiniment bon de donner aux autres, de venir à leur secours, de les relever de leur misère, de faire non seulement avec du néant de l’être, mais avec du mal du bien, avec du péché du rejientir et de l’amour, et un amour d’autant plus intense que le péché était plus profond. C’est là le triomphe de Dieu, et le motif qui attire « la suprême richesse vers la suprême pauvreté ». « Pertinet ad misericordiam, quod aliis effundat et quod plus est, quod defectus aliorum sublæt. Et hoc maxime supk-Hioius EST. Vnde et misereri proprium est Deo. » (la, q. 21, a. 3. — II « Ilae, q. 30, a. 4-) La Miséricorde est encore une des propriétés de l’Acte pur.

Enfin l’Etre même est souverainement heureux. La béatitude est en effet le bonheur pax-fait d’une nature intellectuelle qui trouve sa satisfaction dans le bien qu’elle possède, qui sait qu’aucun accident passager ne peut l’atteindre, et qui reste toujours maîtresse de ses actions. Toutes ces conditions du bonheur se trouvent évidemment en Dieu, puisqu’il est la perfection et lintelligence même (I », (j. 26, a. i).

L’ensemble de ces attributs ainsi déduits de l’Etre même nous permettent de dire que Dieu est personnel. La personnalité n’est pas autre chose en effet que la subsistence indépendante de la matière et qui fonde l’intelligence, la conscience de soi et la liberté. Dieu, nous venons de le voir, subsiste indépendamment du inonde des corps, comme tout être immatériel, il est en outre intelligent, conscient de lui-même et lil)rc. Bien plus, comme Dieu subsiste absolument par lui-même, et par lui seul, indépendamment de tout autre être que lui, comme il est omniscient et absolument libre à l’égard de tout le créé, il est souverainement personnel. — Cependant, comme le remarque Vacant, Eludes sur le Concile du Vatican, I, p. 195, « la Constitution Bei Filius ne s’est point servie de la formule : Dieu est un être personnel. Cette manière de parler de la nature divine contredit l’erreur matérialiste ; mais elle a l’inconvénient de laisser entendre qu’il n’y a en Dieu qu’une seule personne. Or l’Eglise croit en la Trinité des personnes divines ». La Révélation seule, il est vrai, peut nous faire connaître ce mystère qui nous introduit en Dieu tel qu’il est en lui-même, selon ce qui le constitue en propre (I^, q. 32, a. i, et art. Trinité).

Nous n’aurons pas à démontrer que la distinction réelle des personnes divines est possible, ou, ce qui revient au même, qu’elle n’est pas impossible ou contradictoire. Affirmer la possibilité de cette démonstration, ce serait confondre les deux ordres naturel ou surnaturel. Nous montrerons seulement qu’on ne peut pas voir d’évidente contradiction dans la Trinité des Personnes divines. Chacune de ces personnes sera conçue, d’après la révélation, comme une relation subsistante, ou une subsistence relative. Et la raison n’aura pas à étahlir positivement la valeur analogique de ce concept de relation, comme elle a dû établir celle des concepts de la théologie naturelle. Dieu s’étant servi de cette notion pour se révéler à nous, il suffira que la théologie établisse que la relation ne pose pas en Dieu une évidente imperfection, mais qu’au contraire certaines raisons de convenance permettent de soupçonner sa possibilité et sa nécessité.

On voit que la connaissance naturelle de Dieu n’est pas aussi anthropomorphiciue que l’ont prétendu les modernistes. Nous ne concevons pas Dieu comme un homme dont les proportions seraient portées à l’infini, mais comme l’Etre même, et nous ne lui reconnaissons que les attributs qui découlent nécessairement de ce concept d’Ipsum esse. Nous ne concevons jias Dieu à l’image de l’homme ; c’est l’homme qui est à l’image de Dieu, en tant qu’il a reçu une intelligence’qui a pour objet l’être et ses lois absolues : « Signatum est super nos lumen vultus fui, Domine. » As-, iv, -j. L’intelligence humaine n’est pas qu’humaine, elle est aussi une intelligence. En tant qu’humaine (ou unie au corps), elle a jjour objet l’essence des choses sensibles ; en tant qu’intelligence(dominant lecor[)s), elle a pour objet, comme toute intelligence, l’être même, et par là peut s’élever à la connaissance de Dieu.

Sans atteindre Dieu tel qu il est lui-même, c’est bien Dieu lui-même que notre raison connaît. Ne connaissons-nous pas nos amis eux-mêmes, sans pourtant les atteindre tels qu ils sont en eux-mêmes ? — Bien plus, on ne saurait trop le redire en ce temps d’agnosticisme : en un sens, nous avons de Dieu une 108 :

DIMANCHE

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connaissance beaucoup plus certaine que des hommes avec lesquels nous vivons le plus intimement. L’homme qui nous tend la main se décide peut-être au même instant à nous trahir, son geste est peut-être un mensonge, je puis douter de sa parole, de sa vertu, de sa bonté. Je sais au contraire, de science absolument certaine, même par ma seule raison, que Dieu ne peut pas mentir, qu’il est infiniment bon. infiniment juste, infiniment saint. De tous les êtres, c’est Lui, en un sens, que je connais le mieux, lorsque je récite en le méditant le Pater, comme c’est de Lui que je suis le mieux connu.

Bien plus, en un sens, nous connaissons mieux la nature divine que la nature humaine, et surtout que les natures animales et végétales. Après avoir étudié de près le traité de Deo uno de S. Thomas, on p ?a’vient à rattacher à V/psiim esse tous les attributs divins et à montrer la solidarité de toutes les thèses avec cette proposition fondamentale : « in solo Deo essentia et esse siint idem ». Il est certainement plus diiricile de rattacher tout le traité de l’homme à la définition de la raison. — Nous revenons ainsi à cette remarque profonde d’Aristote, que nous citions au début de cet article : « Les choses divines sont plus connaissables, plus intelligibles en elles-mêmes que toutes les autres {maxime scibilia siint ipsa prima et caiisae), bien que relativement à nous elles soient plus dilfieiles à connaître {quia a sensibiis remotissima). » Metapli., 1. 1 ; Comm. de S. Thom., leç. 2.

Bibliographie. — Outre les ouvrages cités dans le cours de cet article, on lira utilement :

1° Sur l’enseignement de l’Eglise : Granderatli, Constitutiones dogmaticæ Sacrosancti oecumen. Concilii Vaticani, Fribourg-en-Brisgau, 1892, p. 82, 77, 97, et les théologiens qui ont écrit après le Concile, notamment Franzelin, De Deo uno et de Traditione.

2° Sur les textes scripturaires : les commentaires de l’Epître aux Romains. Corluy, Spicilegium, t. I, p. 75-96 ; et parmi les ouvrages récents : Prat, La Théologie de S. Paul, Paris, 1908.

3" Sur la doctrine des Pères : Petau, Thomassin ; Heinrich, Dogmatisclie Théologie, 1^ éd., Mayence, 1883, t. I et III ; Kleutgen, Théologie der Vorzeit, t. II ; Stôckl, Geschichte der Philosophie ; Scheeben, Dogmatique.

4° Sur la démonsti-abilité : Kleutgen, Philosophie scolastique, 4 vol., trad. Sierp, et Théologie der Vorzeit, 5 vol., qui ont surtout pour but la défense de la doctrine scolastique de la connaissance ; Sanseverino, Philosophia Christiana ; Zigliai-a, De f la lumière intellectuelle ; de Broglie, Le Positu’isme et la science expérimentale ; Lepidi, La Critique de la raison pure d’après Kant et la vraie philosophie, dans Opuscules philosophiques, 1899 ; Gardeil. Après le cours de M. Boutroux ; Devons-nous traverser Kant ? Ont-ils vraiment dépassé Kant ? Revue Thomiste, 1897 ; Schwalm, Le Dogmatisme du cœur et celui de l’esprit, Revue Thomiste, 1898 ; Farges, L.a Crise de la certitude, Paris, 1907 ; Dehove, La Critique kantienne des preuves de l’existence de Dieu, Lille, 1906 ; E. Xaville, Les Pkilosophies négatives, Paris, 1900, Les Philosophies affirmatives, 1909.

5° Sur la position moderniste : Moisant, Dieu, l’expérience en métaphysique, Paris, 1907 ; Piat, La Croyance en Dieu, 1907, Insuffisance des philosophies de l’intuition, Paris, 1908 ; E. Boutroux, Science et Religion, 1907 ; Ilalleux, La Philosophie condamnée (positiviste et kantienne), Paris, 1908 ; Garrigou-Lagrange, Etude sur La valeur de la critique moderniste des preuves thomistes de l exis tence de Dieu, 1909. — Voir aussi les années 1906, 1907, 1908 de la Revue thomiste, Revue néo-scolastique. Revue des sciences philosophiques et théologiques (bulletins) ; des Etudes, de la Revue Augustinienne. — Sur le monisme contemporain, voir F. Le Dantec, L’Athéisme, 1907.

6° Sur les preuves de l’existence de Dieu : Sanseverino, op. cit. ; Kleulgen, Philosophie scolastique ; llonilie’un, Theologia naturalis, Fribourg-en-Brisgau, 1898 ; Farges, L’Idée de Dieu d’après la raison et la science, 189/1 ; Villard, Dieu devant la raison et la science, 189^ ; Sertillanges, Les Preuves de Dieu et l’éternité du monde, /( articles, Rev. Thomiste, 1897 et 1898 ; J. Hurtaud, L’Argument de S. Anselme et son récent apologiste, Rev. Thomiste. juin. 1895.

^ 7° Sur la nature de Dieu, les traités de dogmaij tique, notamment Buonpensiere, Commentaria in

I 1^ P. Summæ Theologicæ S. Thomae, De Deouno, Rome, 1902 ; ïh. Pègues, Commentaire littéral français de la Somme Théologique de S. Thomas.

— Voir aussi, Del Prado, Z^e Veritate fundamentali Philosophiæ christianae. Fribourg, Suisse, ouvrage qui va paraître prochainement ; l’auteur ^ développe la doctrine condensée en deux opuscules que nous avons plusieurs fois cités au cours de cet article,

R. Garrigou-Lagraxge, O. P.