Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Idéalisme

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 277-291).

IDÉALISME. — I. Motion générale et formes diverses de l’idéalisme. — II. Critiijiie de l’idéalisme pbéiioméniste. — III. Critiriiie de l’idéalisme subjectif. — IV. Critique de l’idéalisme immalérialtste. — V. Conclusion. — Bibliographie.

I. — Notion générale et formes diverses de l’idéalisme. — De l’idéalisme proprement dit, origines et espèces principales- — Division de la présente étude.

1" Ce n’est pas cliose des plus faciles que de fixer la notion générale d’idéalisme. Il y en a de tant de sortes, ou, en tout cas, le mot est appliqué si différemment ! La première chose à faire dans l’espèce, c’est donc de déblayer pour ainsi dire le terrain, et cela, en écartant tout d’abord les emplois analogiques ou impropres qu’on a pu faire de ce terme. C’est ainsi qu’il ne paraît guère à propos d’y recourir en matière de philosophie ancienne, règle générale du moins. L’idéalisme, en elïet, est bien plutôt une doctrine moderne, née du besoin de résoudre un problème essentiellement moderne, ou, si l’on veut, constituant l’une des solutions principales apportées à un problème essentiellement moderne, qui a été inscrit à l’ordre du jour de la spéculation philosophique par le Cogito cartésien et qui met en question la valeur objective de la connaissance ou, comme on dit, le rapport du sujet à l’objet. Et cette solution consiste, essentiellement aussi, à absorber celui-ci dans celui-là ; à réduire toute réalité à la pensée, le sujet (ou le moi) n’étant que la pensée même en tant qu’elle connaît et l’objet (ou le non-moi) le contenu immanent de sa connaissance illusoirement détaché d’elle ; à ne reconnaître, en ce sens, qu’une réalité idéale (idéalisme), être revenant en dernière analyse à percevoir ou à être perçu, selon la célèbre formule : esse est (perd père a ut) pcrcipi. Il semble également résulter de là que l’idéalisme proprement dit (ou plutôt la thèse, ou plutôt encore la négation idéaliste) porte avant tout sur les choses extérieures, et nommément sur les corps. On a bien accoutumé d’en distinguer plusieurs formes, assez divergentes, et ce n’est pas non plus une mince besogne que de s’essaj’er à les classer et surtout à les « déduire «  méthodiquement. Nous aurons peut-être quelque chance d’y réussir, en disant qu’elles tiennent en somme à la manière dont, à chaque fois, on fait ainsi dépendre l’objet du sujet ou, plus exactement sans doute, à la conception qu’on se fait à chaque fois du sujet même.

à) Si c’est notre sujet ou notre pensée humaine. Unie et relative, on a l’idéalisme subjectif. Et encore de nouvelles précisions deviennent-elles tout de suite nécessaires. Ou bien, en elTet, ce sujet ou moi est conçu, non seulement comme individuel, mais aussi comme un simple phénomène ou comme une collection de phénomènes, sans réalité foncière ou sousjæente : idéalisme pliénoméniste (toutes choses se réduisentàmes sensations actuelles, D. IIcme, Stuart Mill). Ou bien il est conçu comme un principe ou tout au moins comme une forme permanente, que n’emporte pas le flux pliénoménal et qui même le domine en quelque façon — et alors, nouvelle distinction derechef : car on peut ne lui rapporter ou subordonner que l’élément « formel » des choses, c’est-à-dire leur élément de nécessité et d’universalité, l’élément matériel continuant d’être tenu pour extérieur — idéalisme formel 0}itranscendantaloicritique

(Kant) ; et on peut aussi lui faire produire à la fois la forme et la matière des dites choses, bref les lui faire produire de toutes pièces ou, en tout cas, les considérer comme n’ayant de subsistance qu’en lui — idéalisme /)ru/)reme/i ; suhjectif(Fu : HTR, du moins jusqu’à un certain point, ou première manière, et liEUKELKY, avec lequel il prend aussi le nom d’immutériatisme).

b) Si, au contraire, c’est le sujet ou la pensée absolue dont il est question, on a l’idéalisme absolu ou objectif : Fichte seconde manière, en passant du moi fini au moi absolu par la notion de l’essence pure du moi (/citlieit), Schelling (identité absolue du sujetobjet ) et Hegel (Idée) ; quant à Scuopenhaueh, il relève pour une part, en le corrigeant et le simplifiant, de l’idéalisme transcendantal (dans sa théorie du

« Monde comme Représentation »), tandis que par sa

théorie du « Monde comme Volonté « il se rapprocherait plutôt de l’idéalisme objectif, à cela près qu’à l’Idée il substitue la Volonté elle-même ; et l’on sait qu’à cet égard toute l’ambition de Habt.manx, son successeur, a été de réconcilier précisément Schopenhauer et Hegel, en faisant de la Volonté et de ridée les deux attributs essentiels du principe métaphysique des choses, l’Inconscient. — Il n’est pas inutile d’ajouter enfin qu’on applique parfois cette dénomination d’idéalisme objectif aux doctrines qui résolvent toute réalité, même corporelle, en éléments de pensée, au moins enveloppée et rudiuientaire, et où les choses sont objet et sujet tout ensemble, sujet pour elles-mêmes et objet pour les autres : tel le monadisme leibnizien.

a° Or est-il — et c’est à quoi nous voulions en venir — que la qualification générale d’idéalisme est loin de convenir à tous ces différents systèmes avec la même rigueur, et que de nouveau une élimination paraît s’imposer. De fait, ce qu’on appelle l’idéalisme objectif de Leibniz est beaucoup moins un idéalisme, en toute exactitude, qu’une façon de spiritualisme universel ou absolu. Sans doute les corps y sont réduits, en tant qu’étendus, à nos représentations, mais en tant qu’étendus seulement, et à chacun des points de cette étendue ou de ces atomes matériels correspond, mctaphysiquemenl, un atome

« formel » ou a de substance », doué de perception

et d’appétition, etc. : tout compte fait, il semble difficile d’affirmer que le leibnizianisme épuise la réalité du monde extérieur dans celle des idées que nous en avons’. — Et il en va de même de l’idéalisme objectif

1. L’t< idéalisme)> de Platon appellerait une remarque analogue — sans préjudice de l’observation déjà faite supra^ 1", au sujet de la philosophie ancienne : non seulement les Idées y sont conçues comme des réalités, et même des réalités transcendantes et absolues (/w^ct^rà, y.&.O

« vrà), mais il s’on faut que le monde sensible (totto : ipaTÔç)

lui-même y perde toute objectivité. Sans doute il est le domaine par excellence du changement et de l’écoulement, mais pour caduque et précaire <jue soit à ce titre son existence, comparée surtout à la plénitude d’être et à l’immutabilité des Idées (l’allégorie de la caverne n’a pas d’autre but que de symboliser cette « tiéficience » essentielle du sensible), il n’en existe pas moins à part des Idées mêmes et aussi, ce qui nous intéresse ici tout particulièrement, à part de notre esprit qui se le représente..Moins que jamais donc, il s’agit d’idéalisme, sinon au sens moderne, en tout cas au sens strict du mot. On a bien pu essayer’par exemple. Ritter) d’interpréter le platonisme en ce sens même, mais c’est une tentative qui n’a pas abouti, et qui ne pouvait pas aboutir. Cf. E. Zeller, Die Vliilosophie der Grtechen in ihrer gesclnchtlicken Entwichlung, II" Th., I".^bth., t. II, 4" édit., p. 737 sq. 543

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ou absolu de la pliilosopliie allemande postkantienne. Dans la pensée de Fichte (seconde manière), de Schelling et de Hegel, comme aussi de Schopenhauer (théorie du Monde comme Volonté) et de Hartmann, l’objet est tout autre chose qu’une production de notre sujet ; l’explication qu’ils proposent en ce sens de la genèse des êtres naturels a bien l’air d’être tout simplement (pour différente qu’elle devienne en détail avec chacun d’eux) un effort à concevoir ou à imaginer le procédé créateur de l’Etre absolu ; el l’on ne voit plus trop quel sens peut bien conserver chez eux l’esse est percipi — à preuve, entre autres faits, la place considérable qu’occupe dans la métaphysique de Schelling la philosophie de la Nature. Telle est, à tout prendre, l’impression dominante que l’on garde de leurs systèmes, et sans préjudice des flottements et comme des reculs vers l’idéalisme subjectif qui s’y constatent à maintes reprises ; car, à dire vrai, on nesaitjamaisaujusle, avec un Fichte par exemple, à quel moi on se trouM’avoir afTaire, le nôtre ou un autre moi illimité qui le dépasserait à l’inlini : mais aussi bien avons-nous déjà distingué chez lui deux manières, et nous aurons lieu d"y revenir, à raison même de cette alternance presque continuelle de l’une et de l’autre. — Passons à l’idéalisme siibjectif. Des trois ou quatre formes qu’il revêt lui-même, il y en a une q>ie nous devons écarter, encore et toujours, comme ne réalisant pas à la lettre la déûnition de l’idéalisme : c’est l’idéalisme transcendantal ou critique. Assurément, l’universel et le nécessaire étant l’unique réalité ou à ])eu près, disons mieux, l’unique élément de la réalité qui intéresse la science, faire dériver cet universel et ce nécessaire de pures formes constitutives de notre esprit, c’est déjà ramener, en ce sens même, toiUe réalité à la réalité de l’esprit ou du sujet — comme c’est encore tendre à l’y ramener, notamment en ce qui concerne les corps, que d’ériger en principe r « idéalité » de l’espace (Esthétique transcendantale ) : et c’est par où se justifie l’appellation d’idéalisme que l’auteur de la Critique de la raison pure a lui-même décernée à sa doctrine. Mais il faut bien remarquer pourtant que Kant ne laisse pas d’admettre quelque chose d’extérieur à la conscience ou au sujet, quelque chose de « donné », la « matière » dr la connaissance ; le point de vue général auquel il s’est placé, distinction entre la matière el la forme de la connaissance, précisément, celle-ci subjective, celle-là objective, implique nécessairement l’extériorité ; et parce ci’ité, par ce minimum de réalité laissé à l’objet de la connaissance, le criticisme kantien ne peut pas, lui non plus, être tenu pour un idéalisme au sens étroit du terme, mais seulement pour un idéalisme transcendantal, justement, c’est-à-dire rapportant au sujet ou à la pensée tout ce qui dans le contenu de nos représentations dépend de leurs conditions ou éléments a priori, et n’y rapportant que cela même — bref pour un serai-idéalisme. Au surplus, ila été icimême l’objet d’uneétude approfondie, qui, de toute manière, nous dispenserait d’y insister Voir CniTicisMB.

3" En dernière analyse, il ne reste que deux ou trois types d’idëalisme rigoureux, celui de Berkeley, celui de Fichte (aussi longtemps qu’il s’en tient à notre moi ou sujet fini) et celui de Hume et deStuart Mill. Avant de les aborder pour tout de bon, un mot sur les origines générales de cette subtile et étrange phili)so|)liie, dans laquelle s’accuse à son maxinniiu d’acuité le conllit moderne de ce qu’on appelle la raison critique et du sens commun : il n’en devient que plus intéressant de rechercher par quelles causes s’explique le succès dont elle a joui depuis deux siècles. — Si nous voyons bien, il y a de ce fait deux

raisons principales. La première est plutôt d’ordre scientifique en elle-même. Il s’agit de la subjectivité des sensations, laquelle serait effectivement, au moins pour une part, établie par la science. Nous y reviendrons avec plus de détail en temps opportun, lorsqu’il nous faudra discuter cet argument de l’idéalisme — car ce fait général est devenu dans l’idéalisme un argument, — mais sans y insister davantage, on comprend d’ores et déjà qu’une semblable découverte ait pu produire sur les esprits, au premier moment, une impression assez forte pour qu’ils perdissent tant soit peu l’équilibre, c’est-à-dire pour qu’ils tirassent de cette découverte des conclusions qui ne sont, nous le verrons aussi en son lieu, rien moins que logiquement autorisées. — La seconde raison est, elle, d’ordre proprement pliilosophique. Elle tient à l’avènement du point de vue subjectif dans la spéculation moderne avec Descaktks. Non pas que, pour se placer de la sorte au point de vue subjectif, pour faire de la conscience le centre de perspective universelle et pour partir uniquement du fait de conscience en tant que tel comme de la première certitude immédiate, on doive inévitablement aboutir à l’idéalisme ; ce serait, en réalité, une question à discuter, si, encore une fois, on a en vue un rapport logique et nécessaire. Car, s’il ne s’agit que d’un fait à constater, c’est déjà tout autre chose, et c’est aussi juste ce que nous voulions dire. En fait donc, on conçoit pareillement qu’à force d’insister sur le témoignage du sens intime et sur son évidence particulièrement irrésistible, lesphilosophes modernes ensoient vite venus à laisser dans l’ombre les autres témoignages, à ne plus reconnaître, en tout cas, à nos autres facultés empiriques de connaître (par exemple les sens) une certitude, sinon aussi éclatante, tout au moins également réelle. On conçoit surtout qu’après avoir ainsi concentré leur attention sur la conscience, ils aient été facilement induits à la supposer dès l’origine enfermée pour tout de bon en elle-même, comme eux-mêmes s’étaient, par artifice de méthode, enfermés en elle ; et que la difficulté qui en résulta bientôt d’expliquer comment elle peiit bien, à un moment donné, sortir de soi pour atteindre l’objet extérieur, n’ait pas tardé à faire naître des doutes sur l’existence réelle de celui-ci. Redisons-le, il resteraitàvoirce que, en rfro/(, il faut en penser : toujours esl-il qu’il y a là, en fait, un enchaînement historique d’idées incontestable et trèscompréhensible. — N’oublions d’ailleurs pas de noter que des deux causes signalées, les effets ont été pour, ainsi dire convergents : la science mettant on croyant mettre en lumière la subjectivité des données sensibles juste au moment où la philosophie relevait le caractère absolu de la certitude de conscience, la conscience elle-même pouvait-elle ne pas apparaître plus que jamais comme le domaine par excellence du réel, jusqu’à absorber même toute réalité au détriment du monde, du prétendu monde extraconscient ?

4" Voilà pour les origines lointaines de l’idéalisme, ou pour les raisons générales de la faveur qu’il a rencontrée auprès des penseurs. Voici pour ses origines prochaines, c’est-à-dire pour les auteurs (pii, directement, l’ont mis au jour, au moins quant à ses trois formes principales.

1° Idéalisme immatérialisle de BKnKKi.Kv (que Kant appelle idéalisme miiti^rieh jxuir le contradistinguer de son idéalisme formel). Il n’y a pas lieu de reprendre ici l’exposé détaillé de son système ; bornons-nous à rappeler comment les deux influences combinées de MAi.iîBRAN< ; niî et de Loi’.kh s’y exercent pour aboutir à un même commun résultat, en d’autres termes, comment Berkeley jette délibérément par dessus bord, en ce qui concerne le monde maté5’15

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riel, cette notion do substance dont Locke avait cru montrer le caraitiie illusoire, et rapporte nos représentations sensibles à la seule action directe de Dieu, selon les principes de l’idéologie de Malebranche, sans plus s’embarrasser, comme celui-ci, de ce superflu qui s’appelle la substance matérielle elle-même. Dieu, ou l’Esprit suprême, produisant en nous nos sensations suivant deslois régulières qu’il s’est fixées à lui-même, voilà donc l’unique principe extérieur de nos idées des corps et aussi des rapports invariables (lois de la nature) qui se constatent entre elles : les corps eux-mêmes, en tant que tels, en tant que distincts de nos idées, sont une pure invention de notre esprit.

a° L’idéuiisine (proprement} subjectif de Fichte découle, lui, presque en droite ligne du criticisme kantien ou de l’idéalisme transcendantal, dont on a même pu dire qu’il le contenait virtuellement (comme la théorie de la vision en Dieu et l’occasionnalisme de Malebranche contenaient virtuellement, au moins |)Our une part, l’immalérialisme berkeleyen). Pour l>ien l’entendre, il faut se reporter à la dilBculté fondamentale ou à l’une des diflicultés fondamentales que soulève l’idéalisme de Kanl et qui consiste à postuler, entre l’entendement et la sensibilité, une harmonie préétablie analogue à celle que le dogmatisme leibnizien postulait entre la pensée et les choses : si les sensations (resp. les intuitions) procèdent d’une source étrangèreà notre esprit, qui nous garantit qu’elles se prêteront toujours docilement à l’application de ses formes constitutives ou catégories ? Et d’ailleurs — autre ditlicullé, non moins grave — rapporter l’élément matériel de nos représentations à une action exercée sur nous par la (prétendue) chose en soi, n’est-ce pas trahir le principe même de la doctrine, suivant laquelle le principe de causalité n’a précisément d’usage légitime que dans le monde des phénomènes ? Au sentiment de Fichte, il n’y a qu’un moyen de résoudre cette double objection : c’est de faire dériver du sujet (ou du moi), non seulement la forme, mais aussi la matière de la connaissance, par la vertu d’un même acte synthétique créant à la fois catégories et intuitions, ou plutôt d’ajouter à l’aperception pui’e, principe des catégories, un acte d’ « imagination productive », qui crée les intuitions ; autrement dit, c’est de considérer la totalité du contenu de nos représentations, et donc le monde en son entier, comme le produit de notre moi, dont ce serait même la loi essentielle et comme la condition d’existence, de s’opposer ainsi dès l’origine un non-moi’.

3° Idéalisme pliénoménisle de Hume et St. Mill. Avec St. Mill enljn — etD. Hume son prédécesseur — l’idéalisme se dégage tout à fait, non seulement de la conception métaphysique du Governing Spirit, de Dieu auteur de nos idées des choses sensibles (Berkeley), mais encore de la notion critique d’une activité synthétique primitive de la pensée, engendrant a yjr/or ; le contenu total de ses représentations (Kant- Fichte). Et défait, si, selon eux, toute réalité extérieure quelconque se réduit au sujet, au moi, ce n’est plus à un moi qui recevrait ses idées d’une cause transcendante, ni non plus à je ne sais quel

t. Et par là même s’explif|uerait sans doute celle sorte de passade continuel du moi ou sujet fini au sujet ou moi infini dont il a été question tout à l’heure. Car le moi qui, par une loi nécessaire, s’oppose ainsi un nonmoi, c’est beaucoup moins notre moi individuel que le moi humain en général, considéré dans sa pure essence {Icitheit, littéralement « épotité » c’est même celui-ci exclusivement, et non celui-là : d’où il n’y a pas tellement loin il le concevoir comme un moi universel et absolu, identique au principe absolu des choses.

Tome II.

moi ou sujet en général, absolu même, à la façon allemande, mais bien au moi individuel, à moi, si l’on préfère, qui parle et qui pense, disons mieux, qui sens — bien plus, car ce moi lui-même est lui aussi, en tant que tel, une illusion, car Hume a eu beau jeu d’appliquer à la substance intérieure, à l’esprit, ou plutôt de retourner contre l’esprit la même analyse dissolvante et négative que Berkeley avait fait porter sur la substance extérieure ou matérielle

— bien plus, toute réalité donc se réduit à la sensation, à ma sensation même, n’y ayant rien ni au delà, ni au-dessus, niau-dessous, ni à côtéulu moins s’il.y a quelque chose, il m’échappe à tout jamais, il est pour moi comme s’il n’était pas. Je connais « mes événements », une « collection de sensations », une

« lile d’images internes », et c’est tout : encore une

fois, le moi n’est qu’une chimère, un simple titre nominal de faits généralisés, le caractère commun de mes faits intérieurs (à savoir précisément de m’apparaître comme intérieurs) détaché d’eux par abstraction et illusoirement réalisé à la faveur d’un mot. A fortiori n’y a-t-il point d’êtres extérieurs à la conscience et indépendants d’elle, corps ou esprits. Les corps en particulier ne sont, en bref, que des possibilités permanentes ou, si l’on aime mieux, des certitudes conditionnelles de sensations. Dire par exemple que tel tableau se trouve au musée revient à dire que y’e suis sur, si je vais au musée, d’y éprouver telle sensation complexe, mais purement subjective, à laquelle j’ai supposé, suivant l’erreur comnivme, une cause subsistante et objective que j’appelle un tableau. Et ilen vade même pour tout objet quelconque. Et ce fait général s’explique en dernière analyse par un simple processus d’association d’idées que régissent les deux lois suivantes : o) quand j’ai éprouvé une fois telle sensation dans telles circonstances, le retour des mêmes circonstances provoque le souvenir de cette sensation et l’attente de son retour ; / ;) quand une sensation donnée a été constamment associée à un groupe donné de sensations, le retour de la première provoque l’idée du groupe tout entier et l’attente de son retour, d’autant que cette attente s’est trouvée, en fait, habiluellemenl justitiée, cf. St. Mill, La philosophie de Ilamilton, trad. Gazelles, p. 212 sq.

4’Tels sont donc les trois types d’idéalisme rigoureux, proprement dit, que nous allons lâcher de soumettre à une critique approfondie. H ne s’agit guère d’autre chose que de ce qu’on appelle aujourd’hui le problème de l’existence du monde extérieur. Et si l’on veut bien y prendre garde, on constatera sans peine que ce problème général se subdivise en trois questions particulières, qui se trouvent précisément répondre, chacune à chacune, ou peu s’en faut, à ces trois formes d’idéalisme. Nous avons, en effet, à établir : 1° que nos sensations, envisagées dans leur contenu représentatif, ne se suffisent pas à elles-mêmes et ne s’expliquent point par elles- mêmes, ni même, exclusivement, par les lois qui président à leurs combinaisons diverses, bref qu’elles ont bien une cause actuelle et permanente, dont la réalité les fonde et les déborde tout ensemble — critique de l’idéalisme phénoméniste de Hume et de St. Mill ; 2° que celle cause actuelle et permanente de nos représentations n’est pas notre moi ou sujet, mais qu’elle lui est elfectivement extérieure ^ critique de l’idéalisme subjectif de Fichte ; 3" enfin que cette cause extérieure ou objective de nos sensations réside vraiment, et en gros, dans cet ensemble de substances, ou, si le mot paraissait trop fort à quelques-uns, de réalités étendues et résistantes, diversement colorées, sonores même pour quelques-unes, odorantes ou sapides, qui nous apparaissent comme

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des centres d’actions ou de réactions réciproques et qu’on appelle les corps — critique de l’idéalisme immatérialiste de Berkeley. — Non pas, au demeurant, que les arguments destinés à justilier ces trois thèses ne doivent répondre à chaque fois qu’à la forme d’idéalisme mise en regard de chacune d’elles : une symétrie aussi rigoureuse risquerait d’être par trop artifleielle, et il suffit qu’à chaque fois ce soit plutôt telle forme d’idéalisme qu’ils atteignent principalement.

II. — Critique de l’idéalisme phénoméniste — Nécessité d’un fondement réel aux possibilités permanentes de sensations.

1° Qu’on regarde les corps, avec St. Mill, comme des « possibilités permanentes de sensations » ou, plus exactement, qu’on les appelle ainsi, cela, en un sens, ne fait rien à l’alTaire, et les réalistes les plus décidés n’y trouveraient guère à redire, pourvu que cette possibilité réponde à quelque chose, pourvu qu’on accorde l’existence d’une réalité actuelle qui la fonde et dont elle soit comme le signe, pourvu que par la dite formule on entende tout simplement cette réalité même. Il est très vrai que quand je dis :

« Tel tableau se trouve au musée », cela signifie que, 

si je vais au musée, j’y éprouverai cet ensemble de sensations qui répondent à ce que nous appelons un tableau, — oui, mais à une condition pourtant : c’est que ce tableau se trouve en effet au musée, autrement, pas de sensation de tableau à attendre. Ne jouerait-on pas dans l’espèce sur le mol possibilité ? Ne confondrait-on pas la simple possibilité logique ou intrinsèque, laquelle consiste dans l’absence de contradiction interne entre les éléments d’une chose ou d’une affirmation quelconque, avec la possibilité extrinsèque ou effective, qui ajoute à la première une relation à une cause extér.ieiire, caïKible de réaliser pour tout de bon la chose dont il s’agit et ainsi di’justifier en dernière analyse l’affirmation correspondante ? Il n’y a aucune contradiction à ce que je voie un tableau ni à ce que j’affirme en voir un : eucore faut-il, pour que cela soit vraiment et. si l’on ose dire, concrètement possible, qu’il y ait quelque réalité actuelle, redisons-le, qui soil à même de déterminer en moi cette perception et cette affirmation. Faille de quoi toutes les absences de contradiction (lu monde n’y feraient rien et, comme l’a dit quelqu’un, la possibilité de sensation dont on parle ne serait ni plus ni moins qu’une sensation impossible. 2° Répondra-t-on que cette réalité qui fonde, et qui doit nécessairement fonder la possibilité des sensations, c’est la réalité du moi. créant par une action inconsciente ses représentations sensibles avec tout leur contenu ? Nous y viendrons tout à l’heure, mais, en attendant, ce ne sont toujours pas les idéalistes à la manière de Hume ou de Mill qui peuvent chercher un refuge de ce cùté. Car le moi lui-même, dans leur système, n’est pas réel, il n’est, lui non plus, que l’idée abstraite, illusoirement réalisée, de la possibilité permanente de nos états intérieurs (cf. supra). Il ne reste de réel, tout compte fait, que ces états eux-mêmes, ou que les sensations : je ne suis, à chaque instant, que la sensation ou le groupe de sensations que j’éprouve actuellement. Sans doute, si elles sont actuelles, ou plutôt une fois qu’elles sont actuelles, il n’y a pas à s’étonner qu’elles soient possibles ; mais aussi bien n’est-ce pas tout à fait de quoi il s’agit. L’actualité d’un fait est assurément la meilleure preuve de sa possibilité, mais elle n’en est pas le fondement ou le principe. Si l’on préfère, autre chose est de savoir qu’un fait est possible, sans plus, autre chose de savoir comment il l’est ; et

voilà juste, ici même, la vraie question ; non pas, encore un coup,.si les sensations étaient possibles, mais comment elles l’étaient, avant d’être (ou de redevenir ) actuelles. Et il saute aux yeux, d’après ces explications mêmes, que ce n’est pas leur actualité présente qui pouvait assurer tout à l’heure à leur possibilité le fondement que nous cherchons, puisque précisément cette actualité n’était pas encore tout à l’heure, puisque tout à l’heure ces sensations n’étaient précisément que possibles. A moins qu’un possible ne soit par hasard le principe (actuel) de sa propre possibilité — nous voilà aux prises avec une logomachie inintelligible.

30 II y a plus, ou pire. Le possible n’est pas seulement dans cette théorie le principe de sa propre possibilité : il est aussi cause de l’actualité elle-même. Car enfin, si le moi, en tant que réalité substantielle, n’existe point et s’il n’y a pas davantage de réalités substantielles hors de moi, s’il ne reste, tout compte fait, que mes sensations, on ne voit plus d’où ces sensations peuvent bien procéder que d’elles-mêmes ; on ne voit plus comment, de possibles qu’elles étaient d’abord, elles peuvent devenir actuelles autrement que par elles-mêmes — si tant est qu’on puisse parler de la sorte et que ces formules, pour peu qu’on les presse, ne se résolvent pas en manifestes contradictions, une sensation possible étant une sensation qui n’existe pas encore, mais qui peut seulement exister, et ce qui n’existe pas encore ne pouvant se donner (pas plus qu’aux autres) l’existence que précisément il ne possède pas.

4° En résumé, rien n’empêche, à la rigueur, d’appeler les corps des i< possibilités permanentes de sensations », à condition d’admettre une réalité actuelle qui y réponde. Autrement, le possible serait le principe de sa propre possibilité, ce qui répugne. Bien plus, il le serait de l’actualité elle-même, ce qui est encore plus choquant. Il y a donc au moins une cause actuelle, quelle qu’elle soit, de nos sensations.

III. — Critique de l’idéalisme subjectif. — Extériorité de la cause actuelle requise pour les sensations.

1° Passons cependant sur ces difficultés, propres à la Ihèse pliénoméniste de Hume et de Mill, et considérons l’idéalisme d’un point de vue moins étroit, chez ceux qui admettent la réalité du moi et croient y trouver la cause actuelle exigée par nos idées des choses sensibles. En premier lieu, si le moi est tout daas les sensations, s’il les explique à lui tout seul, si la sensation complexe « tableau », pour en revenir au même exemple, ne dépend absolument d’aucune condition extérieure, comment se fait-il que j’aie besoin d’aller au musée pour l’éprouver ? Comment se fait-il que d’autres ne l’éprouvent qu’en y allant comme moi ? On répondra sans doute que c’est parce que là seulement, eux et moi nous éprouvons aussi les sensations suggestives qui, en vertu des lois de l’association, ramènent dans notre conscience le groupe « tableau » tout entier. Transeat, mais ces sensations suggestives elles-mêmes, poirrquoi ne les éprouvons-nous qu’au musée ? Inutile d’invoquer d’autres associations : il faudra bien, en fin de compte, s’arrêter à une sensation, à un groupe de sensations primitives, au sujet desquelles la même question se reposera impitoyablement : pourquoi ne les avons-nous que là ? — On répliquera derechef que c’est vraiment nous faire la partie trop belle que de parler ici du musée comme d’une chose réellement extérieure, auquel cas nous n’avons pas trop de peine à établir que la sensation « tableau », exclusivement possible là même, répond conséquemmeut à 549

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quelque réalité extérieure aussi : comme s’il n’en l’ullait pas dire autant <lu musée à son tour ([ue du tableau ou de toute prétendue réalité extérieure quelconque 1 coinnif si ce n’était pas autre chose, justement, qu’un groupe de sensations encore, ou qu’une possibilité permanente de sensations à l’égal de toutes les autres ! comme si, enUn, la nécessité de lue rendre au musée pour éprouver la sensation

« tableau » prouvait en aucune manière que cette

sensation dépende d’une cause extérieure à ma conscience, et non pas tout simplement « [u’il faut que je me replace, si je veux l’éprouver de nouveau, dans les mêmes circonstances où je l’ai eue une première fois ! — Mais nous ne postulons pas le moins du monde l’extériorité de la condition requise pour la sensation, nous ne commençons pas par poser qu’elle est extérieure, pour conclure ensuite qu’elle est extérieure, ce qui serait en effet trop facile : nous ne faisons d’abord qu’observer qu’il y a une telle condition, tout simplement, et que l’adversaire lui-même en convient quand il dit que, pour éprouver de nouveau cette sensation, il faut que je me replace dans les mêmes circonstances où elle a eu lieu priuiilivenient. Lequel point établi, voici comment nous raisonnons : il n’est donc pas entièrement en notre poiivoir de nous donner ces représentations plus vives, plus nettes, plus résistantes qu’on appelle des sensations. Par exemple, j’ai beau vouloir ici, dans mon cabinet de travail, j’ai beau vouloir, dis-je, et de la volonté la plus énergique, voir le tableau en cause, rien n’y fait ; tout ce que je puis olitenir, c’est d’en avoir une image affaiblie, plus ou moins vague et imprécise et fuyante, qui demeure fort au-dessous de la sensation elle-même. Quant à celle-ci, je n’arrive à l’éprouver qu’en quittant mon cabinet, en sortant de chez moi pour me rendre au musée, en franchissant une certaine distance, etc., et il en est de même de toutes les expériences successives que je puis accumuler : chaque fois que je sors du musée, la sensation disparaît ou fait place à vine simple image ; chaque fois que je rentre au musée et que je tourne les yeux vers l’endroit voulu, la sensation se reproduit identique. L’apparition de l’image, au contraire, n’est pas subordo : inée à cet ensemble de conditions : il m’est loisible de la faire suigir à toute heure, etn’importe où, eldans quelques circonstances que ce soit. Cette différence entre les ileux cas, ce caractère de la sensation par eontrasLe ax’ec l’image ne reste intelligible que dansl’hypotUèse d’une réalité qui subsiste en dehors de la sensation et de la conscience que j’en ai et de moi qui l’ai ; dune réalité qui concoure avec moi à déterminer cette sensation, qui corresponde extérieurement à celle sensation, qui s’exprime dans cette sensation, avec laquelle j’entre pour ainsi dire en commerce par cette sensation — de quelque façon précise qu’il faille d’ailleurs entendre un tel commerce : nous ne sommes pas présentement obligés de nous prononcer là-dessus, il nous sullil présentement qu’il ait lieu et que nous ne soyons pas moins assurés de l’existence de la réalité avec laquelle nous l’entretenons que de notre réalité à nous qui l’enirelenons. — En deux mois, puisque les sensations ne dépendent pas uniquement de nous, elles dépendent d’autre chose que nous, c’est même trop clair, il y a donc autre chose que nous et dont nos sensations nous révèlent l’existence. N’y eùt-il que leur ordre fixe et, conmie on dit aujourd’hui, que le déterminisme rigoureux des conditions auxquclles elles sont assujetties, et nous-mêmes avec elles, c’en serait assez déjà pour établir qu’elles nous viennent d’un principe, quel qu’il soit encore, qui subsiste en leur absence, indépendanmient d’elles et de nous. — Et ce ne sont pas les erreurs éventuelles

de notre perception sensible, hallucinations ou illusions de toute espèce, qui peuvent rien ôter à la rigueur de ces conclusions. Car c’est comme un lieu commun de psychologie que, tenant à des circonstances particulières et accidentelles, conformation anormale ou faiblesse des organes, conditions nouvelles du milieu, dispositions spéciales ou même pathologiques du sujet, etc., elles ne laissent pas. même en ce qui concerne la sensation comme telle et déduction faite du jugement qui s’y superpose, de s’expliquer par les lois ordinaires ou de s’y réduire ; si bien qu’ici comme ailleurs l’exception rentre iinalement dans la règle.

A peine es l-il besoin de remarquer enfin que la même argumentation acquiertune plus grande force encore, lorsque(comnie on vient d’ailleurs de le faire implicitement, endisant ; io » s aulieudemoi), après avoirconsidéréce déterminisme des sensations par rapporta une conscience individuelle, on se place aupoinlde vue de toutes les consciences en général.Si je suis tout dans mes sensations, dira-t-on alors, et les autres comme moi, d’où vient que tous ensemble nous les éprouvions semblables, et dans les mêmes circonstances, et assujetties au même ordre invariable ? Redisons-le, pour qui fait abstraction de toute condition objective exerçant sur les diverses consciences une action identique, cet accord universel demeure une indéchiffrable énigme.

2" Un idéaliste, il est vrai, nous opposerait sans doute qu’il ne manque pas d’étals de conscience dont nous ne nous sentons pas davantage cause, au moins cause totale, qui semblent bien, eux aussi, se produire en nous, sans nous, même parfois malgré nous, elque nous ne rapportonspourtant point à une action étrangère ou à un principe extérieur : bref, les états affectifs. Mais aussi bien ne s’agit-il alors que d’états affectifs, justement, sans contenu représentatif ou sans signification objective, et tout est là ; et c’est le propre caractère objectif de nos idées des choses sensibles qui, joint à leur indépendance par rappoil au moi, constitue pour l’idéalismesubjeetif une dillicullé caiiilale, tenant à ce qu’il assume précisémcut la tâche impossible, on dirait volontiers, à cequ’ilsoutient la gageure, de rendre raison de l’objet par le seul sujet ou du monde extérieur par la seule conscience. Mais comme si l’idée même quenous avonsde l’objectif, de l’extérieur, n’inqjliquail [las la réalité d’un extérieur, d’un objectif ; Car enlin.cpielque explication psychologique qu’on adopte de la genèse de celle idée, que nous l’ayons obtenue direclement par une {)erceplion immédiate originelle ou indirectement par l’intermédiaire d’un raisonnement primitif.la conclusion métaphysique reste la même : le caractère objectif essentiel à nos perceptions ne peut s’entendre que par l’existence réelle d’un objet ; ou il y a un objet réel et exlérieuràld pensée, ounous n’avons pas dans notre pensée l’idée d’objet ; or cetteidée nous l’avons sans conteste, donc cet objet réel existe.

On objectera peut-être que les deux théories psychologiques précitées (perceptionisme et théorie de l’inférence) n’épuisent pas toutes les hypothèses ftlisables en l’espèce et qu’il en reste une troisième, dont les conséquences métaphysiques sont, à notre présent point de vue, ou du moins peuvent être tout autres : c’est rh3pothèse d’après laquelle l’idée d’objet résulterait tout uniment d’une projection illusoire de nos états de conscience hors de nous, c’est-à-dire, au pied de la lettre, d’une hallucination (théorie de r « hallucination vraie i<, objectivation spontanée des images, avec rectification ultérieure par le moyen des réducteurs antagonistes, etc.). Il est trop clair que, si cette idée n’est, en elle-même, qu’une illusion, il n’y a plus de fond à taire sur elle, prise en elle551

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même, quant à l’existence de l’objet : impossible, à ce compte, de raisonner comme ci-dessus (ou l’objet existe, ou nous n’avons pas l’idée d’objet, etc.), puisqu’il y a un milieu à ce dilemme, et un milieu consistant juste à soutenir qu’il n’est aucunement nécessaire que l’objet existepour que nous en ayons l’idée, bien plus, que nous devons même, psychologiquement, en avoir l’idée en dehors et indépendamment de lui, n’y ayant pas, au point de vue psychologique, de différence essentielle entre l’hallucination et la perception. — Mais tout se réduitdès lors à examiner si ce tiers parti est soutenable. Non pas, remarquons-le bien, qu’il s’agisse de contester les résultats auxquels la méthode o psychologique » a conduit l’école illusioniste et de prétendre que, dans l’état actuel de notre perception, avec nos sens tels qu’une longue éducation les a formés, avec les enrichissements réciproques dont le jeu de la loi d’association les a fait bénélicier les uns par les autres, le caractère objectif de nos sensations se doive expliquer d’emblée et à chaque fois par l’existence d’un objet réel. Tout ce que nous voulons dire, c’est que la questionreste entière de savoir si, malgré tout, pareille explication ne s’iniposepas endernière analyse pourdes perceptions originelles, qui serviraient même comme de base première à celle éducation des sens ; en d’autres termes si, pour que l’idée d’objet ou d’existence distincte puisse s’ajouter, dans le cours de l’expérience, aux données de tel ou tel d’entre eux, il n’est pas requis qu’clle nous vienne /)r/mi</re ; He ; i/ d’un objet pour tout de bon ; car c’est seulement l’idée brute d’objet qui se trouve ici en cause. Or il paraît bien que tel soit juste le cas. Laissons de côté le mécanisme de la rectitieation ou plutôt les difficultés qu’il soulève par lui-même et tenons-nous-en au principe général de la théorie : crigerle caractère objectif de nos sensations, sous le nom spécieux de loi d’objectivation spontanée des images ou de tendance naturelle ou innée des images à l’extériorisation, n’est-ce pas, sinon postuler ou se donner du premier coup l’idée d’objet au lieu de l’expliquer, du moins aller fort vite en besogne ? De fait, les tenants de cette hypothèse raisonnent en substance comme il suit : pour qu’il y ait perception, c’est-à-dire affirmation de l’existence actuelle d’un ol)jet, il/"a « / et il suffit qu’il y ait image, l’image représente donc à elle seule la condition totale de la perception ou de l’affirmation d’un objet ; la présence ou l’absence d’un objet réel est chose tout accidentelle et accessoire, qui n’intéresse en aucune façon l’essence du fait intérieur ; f|ue l’objet existe ou n’existe pas, peu importe, psychologiquement on n’a pas besoin de lui. Mais pour que la démonstration fut rigoureuse, il faudrait 1° que cette liaison générale delà perception à l’image ne pût s’interpréter comme un rapport de dépendance, non pas de celle-là à celle-ci, sans plus, mais bien de toutes deux ensombleà une condition commune, ignorée ou inaperçue des théoriciens illusionistes, telle une association primitive entre les deux termes, perception et image, qui, à la place d’une tendance innée à l’objectivalion, donnerait lieu à une tendance simpleuumt acquise. Voici, très succinctement, ce qu’on veut dire. Toute image étant la reproduction généralement alfaiblie, bref le « résidu » d’une perception antérieure, ou, si l’on préfère, toute image ayant été primitivement une perception, l’affirmation d’un objet qui fait partie intégrante de la perception même est restée associée à l’image ; et elle tend à se superposera celle-ci avec d’autant plus de force que cette image est elle-même plus vive, c’esl-à-dire se rapproche davantage de l’intensité propre à la perception primitive : lorsquecette tendance se déploier.a sans rencontrer d’obstacle (sans être « réduite))), on aura l’hallucination propre ment dite, qui continuera ainsi de s’expliquer par la perception, suivant les idées communes, et non pas la perception par elle. Or, et 2°, qu’il soit de tous points impossible d’expliquer la perception par l’hallucination, et par conséquent qu’on doive continuer d’expliquerà l’inverse l’hallucination par la perception, et par conséquent qu’il faille bien à l’hypothèse d’une tendance innée des images à l’extériorisation substituer celle d’une tendance acquise, c’est ce que prouverait à lui seul, et sans préjudice delà supériorité de cette seconde hypothèse au point de vue critique général, un fait que de longue date les maîtres de l’école classique ont A-ictorieusement opposé aux psychologues de l’illusionisnie : à savoir la dépendance universellement constatée des hallucinations mêmes par rapport aux perceptions de même ordre. Voir, pour plus de détails, H. Dehove. Sur la perception extérieure, dans Jieyue de philosophie, 1906, t. H, p. 580 sq. — L’instance illusioniste ne nous a donc pas réellement entamés, et nous avons le droit de maintenir que l’idée même d’objet, qu’on en rende compte psychologiquement par une appréhension immédiate ou par un discours mental, implique métaphysiquement la réalité de l’objet.

3" Il y a, il est vrai, une autre manière d’entendre l’extériorisation spontanée ou naturelle des sensations qui appelle une autre réponse, parce qu’elle n’est plus proprement psychologique, mais critique et transcendanlale. C’est la théorie même de Fichte, qui vaut d’ailleurs, et à plus d un litre, la peine d’une discussion spéciale. — Partant donc de l’idéalisme kantien, qu’il se flatte d’entendre avec plus de rigueur que Kantlui-même, Fichte s’attache tout d’abord à démontrer l’impossibilité absolue de sortir, par la seule connaissance’, du moi ou du sujet. Pour bien l’entendre, remarquons avec lui : i°qu’ilya dans notre idée de l’objet extérieur deux éléments, des qualités sensibles diverses (étendue, dureté, couleur, etc.), puis un substrat ou support (Triiger ) de ces qualités ; 2° (et celle seconde distinction se croise, comme on va voir, avec la première) que cet objet extérieur, nous ne pourrions l’atteindre que par voie de perception ou de raisonnement. Or est-il que ni dans l’un ni dans l’autre cas, qu’il s’agisse des qualités sensibles ou de leur support, et qu’on ait affaire à la perception ou au raisonnement, notre pensée ne parvient à briser le cercle qui l’enferme en elle-même. Car les qualités sensibles, auxquelles se termine notre perception, ne sont que des affections déterminées de notre moi. Et quant au raisonnement, qui nous ferait passer de ces affections à leur principe objectif, ou de ces qualités sensibles à leur support extramental, il a pour nerf caché la loi de causalité, c’est-à-dire une pure forme constitutive de notre esprit, selon laquelle nous ordonnons et ne pouvons qu’ordonner du dedans et au dedans nos propres représentations : ce principe ou support que nous ajoutons aux qualités sensibles est donc tout entier l’œuvre de notre esprit qui raisonne et subjectif comme elles. La chose extérieure se résout ainsi à l’analyse en éléments de conscience ; et dès lors c’est encore nous-mêmes, et nous-mêmes exclusivement, que nous connaissons en croyant la

I. Il se réserve, en effet, li’en sortir quand même, parla voie (le la cn^yance, dans l’esprit du dogmatisme pratique instauré par Kant sur les ruines du dogmatisme spé-Milalif. Il est même très remarquable qu’aux trois grandes vérités, liberté, existence de Dieu et vie future, que l’auteur des deux Critiiuca se flattait ainsi de mettre hors d’atteinte, Fichte ajoute précisément la réalité du monde extérieur, à titre de IhéAtre nécessaire et de matière obligée do notre activité morale. Cf. v. g. Destination de l’homme, trad. liarchou de Penhoen, p. 240 sq. 553

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connailre : comme parle Ficlite, le processus est tout entier sul)jeclir, cl pas un seul instant la pensée ne réussit à se dépasser elle luème. Il va i>lus : 'i connaître une chose extérieure » est racme, à le prendre à la rigueur. ine formule dont les termes s’enlredétruisenl, imisquc cette cUose ne se manifesterait à nous que dans notre conscience et qu’elle cesserait ipso facto d'èti-e extérieure. — Mais s’il faut écarter comme erronée et même contradictoire l’hypothèse réaliste, qui voit dans notre conception de l’objet le reiloublemcnt idéal d’un objet existant en soi, que resle-t-il, sinon que ce qu’on appelle objet soit un dédoublement imag^inaire du sujet, résultant d’une projection originelle de nos sensations qui se trouve précisément représenter la condition a priori de la conscience même ? Car. si le moi ne connaît jamais que lui-même, il ne peut d’autre part se connaître lie la sorte qu’en s’opposant un non-moi, et il se l’oppose par un acte d’imagination Iranscendanlale ' qui crée et extériorise du premier couples intuitions à peu près comme l’aperception pure engendre les catégories, à savoir antérieurement à toute conscience proprement dite (cf. supra, I, 4°. ^)- De là même l’apparente extériorité de ces intuitions : les produisant à mon insu (puisque je les jiroduis avant toute conscience), il n’est pas étonnant, il est même inévitable que le contenu m’en soit donné pour étranger ; c’est parce que l’objet est l'œuvre exclusive de ma spontanéité cpie je puis le connaître, et c’est parce qu’il est l'œuvre de ma spontanéité inconsciente que je crois le connaître comme objet, cf. Destination de l’homme, Irad. cit., p. 91 sq., Grundlage der » esammlen IK’issenscliaftlehre, S.'., i. l, p. 101 sq.. aiô sq., 22' ; , 280 sq., etc. — Telle est donc, en substance, la doctrine spéculative de Fichte. Qui ne voit aussitôt, pour considérer en premier lieu l’aspect positif de cette doctrine, l'énorme difficulté qu’elle soulève ? Car enfin, si je produis à moi seul les représentations corporelles, si je suis à ce point actif à leur endroit, d’où vient que je me sente à ce point passif à leur endroit ? quoi donc ! j’ai conscience de subir mes sensations, et c’est moi qui les déterminerais à moi seul et tout entières ! J’agirais seul en elles, alors qu’en elles je me sens « agi » ! Nous voulons bien qu’on distingue €nlre le moi superficiel et le moi profond, entre le moi conscient et le moi inconscient, attribuant l’action à celui-ci et la passion à celui-là, et qu’on s’efforce à motiver cette distinction par l’impossibilité où serait le sujet connaissant de sedépasser lui-même : ce second point va bientôt venir, en attendant nous demanderons si. inconscient et conscient, c’est, oui ou non, le même moi qui est en jeu de part et d’autre. Ou bien c’est le même, comme tendrait à le faire croire le nom unique qui de part et d’autre le désigne, et alors comment peut-il, redisons-le, produire ses sensationset sentir tout ensemble qu’il les subit ? Ou bien ce n’est pas le même, il y en a deux, et alors pourquoi s’obstiner à les appeler l’un et l’autre d’un nom unique, lequel risque de n'être plus à ce compte qu’une équivoque et un trompel’reil ? Adiré vrai, c’est le second membre de l’alternative qui répond en dernière analyse à la pensée de Fichte. Pour peu qu’on la pénètre, on ne tarde pas à s’apercevoir que le moi chargé de faire jaillir des profondeurs de l’inconscientcetteféerie qui s’appelle le monde extérieur est effectivement tout autre chose que notre moi individuel et fini, bref que le moi tout court, sans équivoque et sans ambages : non seule 1. Au sens kantien, c’est-à-dire avi sens où ce mot caractérise d’abord et proprement toute recherche relative aux éléments a priori de la connaissance, puis jiar extension analogique ces éléments eux-mêmes.

ment c’est le sujet intelligible, l’essence logique ou rationnelle du moi, la « pure identité du connaissant et du connu » (fchlieit), dont le moi fini luimême n’est qu’une position >. ou production ; mais, comme il doit produire aussi l’universalité des êtres, il faut qu’il les surpasse eux-mêmes de toute sa plénitude, en sorte que ce sujet intelligible se révèle enfin à nous comme une faconde sujet absolu, identique à la réalité absolue. S’il porte encore le nom de moi ou de sujet, ce n’est donc bien, à notre présent point de vue, que par un abus de langage, comme c’est seulement à la faveur d’une ambiguïté' de termes que le non-moi ou l’objet s’y réduit et s’y absorbe : à parler rigoureusement, il est un objet ou un non-moi pour tout de bon'. Sans doute, et aussi longtemps qu’onne pousse pasplus loin la discussion — à quoi nous ne sommes nullement obligés icimême —, cet objet, ce non-moi m’est plus intimement uni dans le système que dans le réalisme ordinaire, puisque je me rattache à lui et, si l’on peut ainsi parler, que je me « continue » à lui comme au fond impersonnel et inconnu où ma vie personnelle plonge ses mystérieuses racines : mais cela ne le préserve aucunement, au contraire, de s'étendre à l’infini par delà mon individualité limitée et subjective, cela ne l’empêche pas, au contraire, de rester pour moi ce qu’il est, un non-moi et un objet. En d’autres termes, l’idéalisme subjectif que nouseritiquons ici se trouve aboutir en fin de compte à l’idéalisme objectif et tout ensemble au panthéisme, ou plutôt ce qui se présente d’abord à nous comme un idéalisme subjectif se trouve être tout uniment un idéalisme objectif et un panthéisme, mais peu importe pour le moment : sans entrer dans ce nouveau débat, étranger en lui-même à la question actuelle (voir Panthéisme), il nous suflit pour le moment que, par là même, on attribue en réalité à nos sensations un principe extérieur ou étranger et que dès lors l’idéalisme proprement subjectif soit nécessairement dépassé.

4° Dans ces conditions, il paraît déjà bien que l’affirmation d’un objet ne soit pas logiquement empêchée, malgré qu’en ait Fichte, de se rapporter à un objet réel et existant en soi. Examinons pourtant en elle-même cettepartie plutôt négative de sa thèse, ou mieux, et pour généraliser tout de suite notre point de vue, ne retenons ici que le passage où il prétend donc dénoncer une contradiction formelle dans la seule idée d’une réalité extérieure à la connaissance et indépendante d’elle^. De fait, c’est un argument favori des idéalistes. Et suivant eux, cette contradiction éclaterait dans notre effort, et par notre effort même à concevoir des objets comme réels en dehors de notre esprit qui les pense, car dès là que nous les pensons, ils cessent d’exister hors de notre pensée, et n’est-ce pas se contredire in termiuis que de vouloir penser une chose en dehors de la pensée qu’on en a, c’est-à-dire en ne la pensant point ? — Prenons garde aux malentendus. On se contredit lorsqu’on affirme et qu’on nie en même temps la même chose sous le même rapport. Or, quand je conçois un objet qui existe ou peut exister indépendamment du

1. En un mot, idéalisme non plus subjectif, mais objectif, précisément. Par où l’on peut voir si nous avions raison de dire plus haut (I. 2'i que l’idéalisme objectif a toutes les peines du monde à rester un idéalisme proprement dit.

2. Des deux autres preuves mises en avant par Fichte, cel)e qui concerne la subjectivité des qualités sensibles sera discutée dans le paragraphe suivant [critique de l’idéalisme îmmatériali^te). Et quant à la seconde, qui s’api’uie sur la théorie subjcctiviste du principe de causalité, il nous suffit de renvover à l’article Criticis.me.

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fait d’être pensé, je ne suis pas logiquement contraint d’affirmer et de nier en même temps et sous le même rapport son indépendance à l’égard de ma pensée même. Car ce qui se trouve alors dépendre de celleci, ce n’est pas lèlre propre et substantiel du dit objet, lequel peut fort bien et précisément exister en lui-même pendant que je me le représente, comme il pouvait exister avant que je me le lusse représenté, comme il pourra exister après que j’aurai cessé de me le représenter : c’est cette sorte d’être accidentel ou de surcroît qu’il acquiert dans ma pensée, qui. à vrai dire, ne se distingue pas d’elle, qui en constitue proprement le contenu objectif et la valeur représentative. En un mot. je nie qu’il dépende de ma pensée dans son existence réelle, je suis obligé, si je m’entends moi-même, de reconnaître et d’alHi’mcr qu’il en dépend dans son existence idéale’ : qu"y a-t- : l là de contradictoire ? Ce n’est pas tout à fait la même chose, de concevoir un objet en dehors de la conception qu’on s’en fait, bref en ne le concevant point, et de le concevoir commee : >islant en lui-même en dehors de cette conception. — Répondra-t-on que même dans ce second cas c’est toujours le concevoir, comme existant en lui-même ou non, peu importe, et parlant qu’on a beau faire, cette conception étant un fait de conscience et la conscience ne pouvant s’évader d’elle-même, ce prétendu objet reste irrémédiablement un état du sujet ? Nous touchons peut-être ici le fond même de la question et, puisque nous y sommes, tachons d’en avoir le cœur net. Il y a quelque chose de fondé dans cette instance. En sa qualité d’acte éminemment vital, la connaissance est nécessairement immanente ; et l’on pourrait même dire que c’estde paraître lui garantir mieux quetouteautre doctrine ce caractère essentiel, qui vaut à l’idéalisme son prestigieux crédit. Mais il n’y a pas seulement l’immanence ou l’intériorité de notre connaissance : il y a aussi son objectivité, qui ne lui est pas moins essentielle, et, on peut le dire également, c’est l’explication de ce second caractère qui, en revanche, nous l’avons déjà vii, constitue pour les idéalistesune difficulté formidable. Ils essayent bien d’y échapper en faisant procéder du moi lui-même l’objet qu’il a conscience de percevoir, à telles enseignes que, tout compte fait, il ne connaîtrait jamais que lui-même ou son action ou les résultats de son action. Mais comme il est trop manifeste que, si le moi a conscience de percevoir des objets, il n’a pas conscience de les produire, il a fallu les lui faire produire par une activité inconsciente ; d’où l’on a été insensiblement amené, ces choses qu’il peut connaître et qu’il doit conséquemment produire allant à l’inlini, à étendre DU à élargira l’inlini cette partie inconsciente du moi ou ce moi inconscient ; jusqu’à l’ériger Gnalcment en moi absolu, identi<|ue au principe absolu des êtres, et qui, pour notre moi véritable, n’est ni i>lus ni moins qu’un non-moi : tant et si bien que la dilliculté renaissait telle qiu lie de savoir comment notre moi à nous peut, sans sortir de lui-même, connaître autre chose. En d’autres termes, — et il y a là une preuve nouvelle, digne d’être retenue, que le moi de Fichtc. créateur du non-moi, est bien ce que nous avons dit, une appellation éipiivoque de l’Absolu, — c’est de Dieu seul, cause première et unierselle. acte pur aussi, et acte de tous les intelligibles, qu’on doit dire que la raison de sa connaissance réside en dernière analysedans sa causalité et son actualité infinies, et qu’en ce sens il ne connaît jamais que lui-même et son action et les produits de son action. Mais quand il s’agit d’un être ou, comme dirait Fichte, d’un

1. Un pIiiliKsophe de l’Ecole dirait : « dans son être intentionnel ».

sujet fini, pareille interprétation devient par trop insoutenable ; on ne saurait plus expliquer sa connaissance par une causalité universelle, qui lui fait défaut, mais bien par l’objet même dont il subit et ne peut que subir l’action : le point délicat est seulement de l’expliquer de la sorte sans compromettre son immanence nécessaire Or il suffît pour cela, s’inspirant de la belle et profonde théorie scolastique des « espèces », d’admettre que notre connaissance résulte précisément de cette action de l’objet ( « iér/or/sée dans le sujet qui la subit : actualisée ou « informée » par celle-ci, conformée aussi et dès lors à l’objet d’où cette action émane, notre puissance de connaître entre aussitôt en exercice et engendre au dedans d’ellemême une représentation qui l’exprime telle qu’elle est devenue et partant, puisqu’elle est devenue conforme à l’objet, exprime également l’objet tel qu’il est, ou du moins tel qu’il agit sur elle. Ainsi notre connaissance se trouve-t-elle acquérir, sans préjudice de son inamissible intériorité, un contenu objectif inexplicable en toute autre hypothèse, n’y ayant plus de doute désormais qu’on ne peut en rendre compte que par l’influence d’un objet réel.’Voilà le redoublement idéal dont nous parlions tout à l’heure, voilà cet être de surcroit ou cette existence idéale que l’objet, tout en conservant par devers lui son être propre et son existence réelle, reçoit dans le sujet soumis à son action ou plutôt pénétré par son action et recevant par là même la révélation de l’extériorité. Application au problème delaconnaissance des lois universelles qui régissent le rapport de l’agent et du patient, cette théorie n’a rien qui ne s’accommode aux triples exigences de la psychologie, de la métaphysique et de la critique. Pour en revenir enfin à ce point particulier, la distinction qu’elle justifie, éclaircit et précise entre existence réelle et existence idéale de l’objet, n’a rien non plus qui ressemble, même de loin, à une contradiction. — Et qu’on ne dise pas que pareille distinction est irrecevable en l’espèce, attendu que les corps n’ont précisément de réalité que dans nos sensations (ou que pour eux existence idéale et existence réelle se confondent, comme dans le fait de conscience en tant que tel, ciijus esse, en ce sens, est percipi) : car c’est précisément aussi ce qu’il faudrait établir, et ce n’est pas la contradiction en cause qui l’établirait, puisqu’elle n’aurait de réalité elle-même que sous cette condition.

— Qu’on ne dise pas davantage que nous conmiettons nous-mème une pétition de principe, sinon un cercle vicieux, mais en sens contraire, en alBrmant d’emblée l’existence en soi ou indépendante des corps : ce serait méconnaître la vraie position du débat, tel qu’il s’agite présentement entre l’adversaire et nous. En toute exactitude, nous n’affirmons ni ne nions ici même soit l’une soit l’autre des deux thèses : nous nous bornons à maintenir contre les idéalistes que la seconde est tout au moins soutenable, nous n’affirmons pas pour le moment que les corps existent en soi. nous disons simplement qu’ils peuvent tout au moins exister de la sorte, plus exactement encore qu’on n’a pas réussi à prouver qu’ils ne puissent pas exister de la sorte. Quand on parle de contradiction, en ell’et, on ne sort pas du domaine des possibles : pour écarter la contradiction qu’on nous reproche, il nous suffit conséquemment que la distinction précitée soit possible, et nous n’avons pas besoin de la postuler comme réelle.

5" C’est donc en pure perte qucles idéalistes s’évertuent à décrier le réalisme comme une doctrine qui choquerait la raison. Ne pourrait-on pas, au surplus, retourner une telle accusation contre leur proiire système, en signalant les impasses où il se trouve logiquement acculé ? Car enfin, l’idéalisme subjectif, le 557

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558’vrai, celui fqui pour toutiiebon et sans aucun retour sul)i’ei>lice de la réalité objective, sous quelque nom d’emprunt que ce puisse être, ramène tout au moi, doit, s’il est conséquent avec lui-même, aboutir au solipsisme, et à peine est-il besoin de montrer comment lesolipsismede son côté mène droit à l’absurde. Supposons, en effet, qu’il n’existerien en dehors du moi et de SCS représentations : c’est un fait pourtant que ce moi et ces représentations ont commencé d’être à une époque relativement tardive, en tout cas qu’ils n’ont p : is toujours été, et alors comment ont-ils pu eomuienoer ? Non seulement donc le moi sujet des représentations n’épuise pas la réalité, mais il ne peut même pas être lui-même, n’ayant pas où trouver sa raison d’être ; il s’abîme, et le système avec lui, dans le néant, nihiliim sui, c’est le cas deledire, quoiqu’en un autre sens, niliiliim sui et subjecti.A moins de l’idenlitier, ou plutôt de Hi’identilier derechef avec le principe absolu des choses qui, en même temps qu’il est sa propre raison à lui-même, contient la raison de tout le reste hors de soi : mais nous venons justement de nous rendre compte (siipia, 3° et4°) des dilticullés insurmontables qui s’opposent parailleurs à cette volte-face. — Se plaçant à peu près au même point de vue, on a demandé aussi ce qu’il faut penser, dans l’hypothèse idéalisteetsubjectiviste, d’une série d’événements que nous supposons se passer tout entière en notre absence et en l’absence de tout être sentant, en jiarliculier ce que deviennent les faits antérieurs à l’apparition des êtres sentants, ces « possil ilités de sensations », pour reprendre la formule de Mill, qui, ainsi que nous l’apprend la science, existaient déjà et évoluaient pendantdes milliersd’années ou même de siècles, alors qu’en faitaucune sensation n’était possible, faute d’un sujet capable de sentir. Quant à répondre que ce sont les sensations que j’aurais pu avoir et que j’aurais eues si j’avais existé à cette époque, ce serait, a-t-on ajouté, une défaite par trop mal dissimulée, attendu i" que la condition indiquée a toutes les ehancesdumonde d’être une pure tautologie, et 2° que, n’y ayant rien en dehors de moi, dans le système, pour fonder la possibilité de ces sensations, iln’est plus permis déparier de sensations possibles aune époque où précisément je n’existais pas. Cf. E. BoiRAC, L’idée du phénomène, p. 77. Ajoutons nous-raème que l’idéalisme ne peut au reste parler de la sorte qu’en revenant une fois de plus au point de vue du réalisme ordinaire, pour qui la chose ne souffre pas la moindre difliculté, puisque elTectivement il y avait alors des êtres capables d’être sentis et qui n’attendaient, si l’on peut ainsi dire, qv !e l’apparition d’un sujet sentant pour s’olTrir à sa perception. Une fois de plus aussi, la forniuleen cause, possibilités de sensations », trahit son amphibologie radicale ; elle dépouille sa vraie signification, sa signification subjectiviste, elle ne garde du subjectivisme que l’apparence, elle nefaitplus qu’exprimer en termes subjectivisles, ou plutôt, dès lors, subjectifs, une conception en réalité foncièrement objectiviste : ce n’est plus qu’une question de mots. Une fois de plus enfin, il appert que, si l’hypothèse idéaliste réussit à se soutenir tant bien que iii, il, ce n’est qu’en s’adossant continuellement au réalisme. — Ce n’est pas tout, et on peut raisonner de même, en considérant l’évolution des choses, non plus dans le passé,

1 a parle ante, mais a parle posi ou dans l’avenir. Que pouvait-il bien en être des choses, demandait-on tout à l’heure aux idéalistes, quand je n’y étais pas encore et nous demandons maintenant : qu’en adviendra-t-il, lorsque je n’y serai plus ? Car enfin, rien ne prouve, dans le système, que j’y doive toujours être. Quand donc j’aurai cessé d exister et de sentir, quedeviendra l’univers ? Il paraît bien que je doive l’empor ter avec moi dans la tombe. Et encore cette manière de parler est-elle fort impropre, et le résultat d’une illusion, elle aussi, dont un instant de réflexion suffit à me débarrasser : ce que j appelle ma tombe n’existant, en elïet, que dans la mesure où je la sens ou l’imagine, à vrai dire elle ne sera plus lorsque je ne serai plus là moi-même pour l’imaginer ou la sentir. Moi disparu, tout disparait, au pied de la lettre ; c’est le cas de le dire également : quand on est mort, lout est mort ». Gomme l’écrit un spirituel philosophe, « la terre qui reçoit nos dépouilles s’inocule notre néant ». Cf. J. Jaurics, La réalilé du monde sensible, p. in. L’idéalisme subjectif aboutit de nouveau au nihilisme absolu.

6° Nous pouvons conclure. Loin donc que l’affirmation d’une existence indépendante de notre pensée enveloppe la moindre contradiction, c’est la négation idéaliste qui s embarrasse au contraire en d’inextricables difficultés. D’un autre côté, l’indépendance au moins partielle des sensations à notre égard, leur ordre fixe pareillementsoustraità notre action, enfin leur caractère objectif considéré directement en lui-même, avec l’impossibilité de l’expliquer par une projection illusoire, de quelque manière qu’on l’entende, psychologique outranscendantale, — tout cela nous donne plus que jamais le droit d affirmer qu’il y a au moins quelque chose, non seulement au delà de ces sensations mêmes, mais aussi en dehors de nous qui les éprouvons, et quelque chose qui concourt au moins avec nous à les produire en nous, bref une réalité extérieure qui se révèle à nous par elles. Reste à savoir si ce principe objectif de nosreprésentations sensibles consiste elTectivement dans des substances proprement matérielles ou dans des corps proprement dits.

l’V. — Critique de l’idéalisme immatërialiste. — Matérialité de la cause actuelle et extérieure requise pour les sensations.

1" Or il ne faudra peut-être, pour résoudre cette nouvelle question et écarter l’immatérialisme à son tour, que développer notre précédente critique de 1 idéalisme subjectif. Afin dele mieux entendre, commençons par nous rappeler que, d’une manière générale, il y a proportion entre ï’etTct et sa cause, qui le façonne toujours plus ou moins à son image ou dont il porte toujours plus ou moins la similitude ou l’empreinte : agensagit sihi simile. Si donc nos sensations requièrent de toute nécessite une cause extérieure, n’y a-t-il pas toutes chances pour que leur forme spécifique ait également sa raison dans la propre forme de la cause qui les produit ? Comment comprendre que cette réalité extérieure nous apparaisse dansnos sensations comme étendue, colorée, sonore, etc., s’il n’j' a rien en elle qui corresponde à ces difl’érents caractères et qu’on soit en droit d’appeler l’étendue, la couleur, le son objectifs ? Considérons, par exemple, la première des qualités sensibles qui viennent d’être mentionnées : puisque nous ne pouvons nous représenter cette réalité étrangère que comme étendue, c’est donc qu’il y a en elle, encore une fois, quelque chose qui fonde et exige la continuité extenslve de notre représentation. Car autrement d où procéderait-elle ? De l’association des idées ? Mais l’association combine des données acquises, elle ne les crée pas de toutes pièces, elle n’engendre pas d’éléments originaux : si l’on n’a pas obtenu parailleurs la notion d’étendue, ce n’est pas l’association de données n ayant rien de commun avec elle qui la fera jamais apparaître. D’une forme n ^r/or ; de la sensibilité ? mais, sans reprendre ici la critique du formalisme kantien dans son ensemble (voir article Criticismb), 559

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les arguments de l’Esthétique transcendantale en faveur de l’idéalité de l’espace sont loin d’atteindre leur but : les uns, en elTet, reposent sur une confusion entre la connaissance spontanée et la connaissance réflexe (comme par exemple de dire que, pour que nous puissions percevoir les choses dans l’espace, la représentation de l’espace doit être présupposée, ce qui n’est vrai que du jugement exprès et rélléchi) ; et les autres se réclament de faits inexactement observés (comme de soutenir que nous ne pouvons concevoir les choses sans l’espace, mais bien l’espace sans les choses, alors que la conception de l’espace pur elle-même ne laisse pas d’impliquer des choses possibles, dont elle exprime les relations possibles de coexistence) ou dont le réalisme classique fournit une explication tout compte fait plus satisfaisante (comme de voir dans l’intuition pure de l’espace, ou plutôt dans son homogénéité absolue, la seule raison assignable de la nécessité des propositions mathématiques, car le concept ahstrait de l’espace, offrant la même homogénéité, offre aussi le même avantage, sans présenter d’autre part les inconvénients qui tiennent à l’hypothèse même d’intuitions pures ou de formes a priori et à la détermination de leurrapport aux intuitions concrètes ou aux sensations). Dira-t-on enfin que c’est à l’intermédiaire des organes sensoriels qu’il faut attribuer cette forme extcnsive de nos représentations ? mais, demanderons-nous alors, ces organes sont-ils, oui ou non, étendus eux-mêmes ? Si non, la dilBculté reste tout entière. Si oui, voilà au moins un corps qui existe, à savoir notre propre corps ; et si l’on admet l’existence de notre propre corps, il n’y a plus de raison de nier l’existence des autres, dont une partie se trouve justement, et au surplus, servir à la réfection du nôtre : il serait par trop étrange qu’ayant un corps réel nous en dussions entretenir l’existence par l’ingestion de corps idéaux. — Voilà pour les qualités premières. Du point de vue général où nous nous sommes placés, ou plutôt eu partant du même principe général (proportion entre l’effet et sa cause) nous pouvons, somme toute, raisonner de même à l'égard des qualités secondes. Oïl dit d habitude que, s’il n’y avait pasde sujet sentant et conscient, il n’y aurait pas de couleurs ni de sons, etc., dans l’univers : soit, mais supprimez en revanche les objetscolorés et sonores, il n’y en aura I>as davantage. Que la sensation représentative soit un fait subjectif, rien de plus vrai en un sens, puisque sensation équivaut à modification du sujet qui sent : mais qu’elle ne soit que cela même, que, tout en étant subjective de cette manière, elle n’enferme rien d’objectif, c’est une tout autre alfaire. En appeler au plaisir et à la douleur, c’est-à-dire à la sensation a/fectii’e, laquelle de fait ne se rapporte qu’au moi, i>our en conclure qu’il en va de même de la sensation re/^ ; eseiitativc (que la couleur, parexemple, n’est pas plus dans le tableau qui frappe mes regards que la douleur n’est dans l’aiguille qui perce mon doigt), c’est tout simplement supposer ce qui est en question : car lorsqu’on dit que la sensation de couleur implique un élément objectif, on veut précisément dire qu’elle n’est pas, en soi, un plaisir ou >ine douleur. Et qu’elle soit elTectivement autre chose, que les qualités secondes de la matière ne se réduisent pas à de pures modifications subjectives, la preuve en serait déjà dans ce fait sur lequel Ad. GAUMEn, Traité lies facultés de Vnme, t. II, p. 3a, attirait très justement l’attention, à savoir qu’on dit : « je souffre », ctnon pas :

« je sonne » ; qu’on dit : « je jouis », et non pas : « je

brille ». Ne devrait- on pourtant pas pouvoir dire indifféremment l’un comme l’autre, si l’un comme l’autre était également et purement subjectif ? C’est donc que l’un n’est pas subjectif de la même façon que

l’autre, à savoir exclusivement ; c’est donc que l’un, la soulîrance oulajoie, est saisi comme un mode positif du moi, et du moi seul, tandis que l’autre, le son ou la couleur, est perçu par le moi comme quelque chose dont il se distingue, comme un objet, comme un non-moi. Voir, pour toute cette question, P. Janet, Principes de métaphysique et de psychologie, t. ii, p. 163 sq. — En résumé, la cause extérieure de nos sensations doit contenir de quoi expliquer, non seulement leur existence, mais encore la nature même de lem- contenu représentatif. D’autant que c’est juste ce contenu représentatif (ou objectif), nous l’avons vu plus haut, qui, joint à leur indépendance au moins partielle vis-à-vis du moi et à leur ordre fixe pareillement soustrait à ses prises, exige qu’on les rapporte à une cause extramentale : comment ne serions-nous pas fondés de ce chef à lui reporter tout ensemble leurs déterminations objectives, enunraot les diverses qualités sensibles ? Car enfin, il faut le redire, ce sont précisément ces qualités sensibles, étendue, couleurs, sons, etc., que nous avons conscience de percevoir comme se posant en facedenous ou comme s’opposant à nous à titre d’objet.

2° Cette conclusion est pour le moins aussi raisonnable que celle de Berkeley, par exemple, pour qui la cause objective de nos idées des choses sensibles serait la puissance divine elle-même, ou l’Esprit suprême excitant en nos esprits finis, suivant des règles générales qu’il s’est fixées à lui-même et à quoi reviennent, métaphj’siquemcnl interprétées, nos lois delanature, ces impressions subjectives que nous rapportons indûment à des corps et se manifestant à nous par cette manière de « langage v qu’il nous parle continuellement. « Aussi raisonnable » n’est même pas assez dire, et il est permis d’ajouter qu'à cet égard l’hypothèse berkeleyenne soutient plutôt la comparaison avec désavantage. La remarque en a été faite de longue date, et ces critiques directes n’ont rien perdu de leur valeur, il n’est guère conforme, en premier lieu, il est même positivement contraire aux règles d’une bonne philosophie, de faire ainsi appel du premier coup et sans nécessité à la Cause première. île faire ainsi intervenir, comme eût dit Leibniz, Deum ex machina. Et, secondement, ce recours à la Cause première est d’autant moins justifié dans l’espèce, qu’il en résulte pour le système une extrême invraisemblance : bien plus, étant donné que la croyance à l’existence des corps est universelle autant qu’invincible, c’est la véracité infinie de Dieu même qui risque d’en être singulièrement atteinte. En tout cas, pour se résoudre à admettre une théorie aussi paradoxale, il faudrait des raisons particulièrement graves. Celles que Berkeley met en avant offrent-elles ce caractère ? Il est permis d’en douter. A dire vrai, c’est encore la subjectivité des sensations qui va se retrouver en cause, 1 mais à unnouvcau point de vue et par suite avec un profit réel pour la discussion. — Berkeley, en effet, part de ce principe, que les objets immédiats de notre connaissance sont les idées ; et, après en avoir distingué trois sortes, celles qui sont actuellement imprimées dans nos sens, celles que nous percevons eu prenant garde aux passions ou opérations de notre esprit, celles que nous combinons de diverses manières à l’aide des précédentes (classification manifestement reprise de Locke), il se demande si les idées de la première catégorie (les seules qui nous intéressent présenlcmont, puisque aussi bien ce sont aussi les seules qui pourraient nous révéler l’existence des corps) sont de pures modifications de notre esprit qui les perçoit, ou bien si elles représentent des qualités, des phénomènes, des choses qui existeraient absolument, en dehors de tout esprit. Selon lui, c’est à 561

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la première hypolhcse qu’on doit se ranger, allendu que la seconde recèle une contradiction intime, qu’il s’attache à déjrager par le dilemme suivant. Ou ces prétendus originaux extérieurs, étendus, solides, colorés, etc., de nos idées sensibles sont eux-mêmes perçus, ou ils ne le sont pas ; s’ils sont perçus, ils sont par le t’ait même des idées, puisque seules les idées peuvent être l’objet immédiat de la perception ; s’ils ne sont pas perçus, il est impossible que nos idées en soient la copie, la représentation ressemblante, une idée seule pouvant ressembler à une idée. P : t Berkeley remarque à ce propos qu’il ne servirait à rien dedislinguer ici, avec Locke, entre qualités premières et qualités secondes de la matière, car les mêmes arguments qui établissent la subjectivité des unes valent aussi contre l’objectivité des autres. Cf. Traité sur les principes de la connaissa ice humaine, V^ p., trad. Renouvier, dans Critique philosaphique, 1889 ; Trois dialogues entre Ilrlas et Pliilonous, trad. Beaulevon et Parodi, p. 186 sq. ; A. Penjon, G. Berkeley, p. 51 sq. — Passons condamnation, au moins pour le moment, sur ce dernier point : à coup sûr, Berkeley s’y montre plus logique que Locke lui-même, lequel, de fait, semble n’avoir jamais songé à justifier pareille dilTérence ou, pour mieux dire, pareille exception faite, en faveur des qualités premières, au principe de la subjeclivitédes sensations. C’est le principe lui-même qui vaut ici la peine d’un examen approfondi ou, pour mieux dire encore, c’est cette thèse fondamentale, dont on voit trop bien que Berkeley s’inspire d’un bouta l’autre, à savoir que les idées (seules) sont les objets immédiats de la perception : de là, en effet, découle en droite ligne la célèbre tbéorie des idées-images (ou des idées représentatives), dont l’immatérialisme berkeleyen n’est à son tour qu’une conséquence. Or cette tlièse est loin d'être établie. La psychologie moderne peut bien, d’une manière générale, l’avoir mise au point de départ de ses analyses et de ses systématisations : cela ne la préserve point d'être, en réalité, un simple postulat, qui a son origine dans une fausse interprétation du cogito cartésien, transporté indûment de la critique à la psychologie ellemême. Que Di ; sCARTES ait estimé, en droit, la certitude de conscience comme la seule indiscutable, au moins en dernière analyse ; qu’il l’ail à ce litre considérée comme le principe fondamental sur lequel il fallait reconstruire l'édiiice rationnel ou scientifique de nos connaissances, peu importe : à supposer que ce soit là pour une philosopliie une base sullisante, s’ensuit-il, psychologiquement parlant, que la conscience de soi et de ses états subjectifs comme tels soit la donnée première, en tout cas la seule donnée première par laquelle, en fait, notre connaissance débute ? et, à dire vrai, l’a-t-on jamais démontré? En d’autres termes, le ro ;  ; /<o n’est qu’une fiction critique, un artiflce de méthode en vue de mieux résoudre le problème de la certitude ; et la méprise des psychologues modernes serait d’y avoir vu l’expression immédiate et primitive de la réalité. Pur postulat, encore un coup, qui attend toujours sa preuve. — Il y a plus, il y a un fait, incontestable celui-là, etconsidérable, qui paraît bien trancher plutôt la question en sens contraire : c’estqu'à l’origine la connaissance se pose d’emblée, pour ainsi dire, et s’installe dans l’objet, et de plain-pied, et comme chez elle. Herbert Si’ExcER a fort bien montré qu’en se servant pour « verre redresseur » de la biographie mentale d’un enfant, on aboutit à une < interversion complète j> de la conception commune, c’est-à-dire à constater qu' « au lieu que la connaissance primordiale et incontestable soit l’existence d’une sensation, l’existence d’une sensation au contraire est une

hypothèse qui ne peut se former avant que l’existence extérieure soit connue » ; que l’a hypothèse idéaliste n’est venue qu’après la croyance réaliste et que, quand le philosophe parvient à construire l’hypofliêse idéaliste, il ne le fait qu'à l’aide de la croyance réaliste ». Principes de psychologie, trad. RibotEspinas, 1. 11, p. 386 sq. Cf. H. DKnovE, art. cité, Revue de philosophie, 1907, t. I, p. 18/| sq. — Et qu’on ne nous oppose point, par manière d’instance, l’illusion qu’impliquerait nécessairement un tel point de vue ; qu’on ne dise pas que « la sensation étant un état du moi, il est contradictoire qu’une existence étrangère puisse être appréhendée dans la sensation ellemême ». E. Radier, Psychologie, p. 608 ; cf. p. 106 :

« Qui dit perception dit conscience ; qui dit conscience dit connaissance de ce qui est en nous ; donc

il est contradictoire de prétendre saisir dans sa perception quelque chose d’extérieur. » Nous avonsrappelé ci-dessus qu’il n’est pas impossible, tant s’en faut, de maintenir l’objectivité réelle de la connaissance sans porter aucun préjudice à son intériorité essentielle. Si, dans la conscience réfléchie, l’objet de la connaissance est et ne peut être que la sensation, il en va tout autrement de la perception primitive et proprement dite, dont la sensation même n’est plus que le moyen, en sorte qu'à travers celleci ce soit la chose extérieure que l’on connaisse directement et du premier coup. Car, pour le dire en passant, c’est peut-être poser la question en termes inexacts et se laisser égarer par une analogie trompeuse ou une métaphore, que de se demander si la pensée atteint ou non la réalité extérieure ; la vraie question est bien plutôt celle-ci : « Qu’est-ce qui est connu premièrement, d’emblée, etc., la chose extérieure ou la modification qu’elle détermine en nous ?)> Or à la question ainsi restituée en son vrai sens, la réponse ne peut faire l’ombre d’un doute (c(.supro), et il ne reste plus qu'à expliquer comment, sans sortir de soi (intériorité, immanence), la conscience peut se représenter d’emblée, du piemier coup, l’objet même et comme tel (objectivité). Et cette explication enfin revient, nous l’avons vu, à reconnaître que, la sensation résultant d’une action objective intériorisée au sujet, actualisant et informant sa faculté sensitive, celui-ci n’a pour ainsi parler qu'à prendre conscience de ce qu’il est devenu, ou i)lutôt encore, car cette dernière formule risquerait ici de rester ambiguë, qu’il n’a qu'à s’exprimer à lui-même, au dedans de lui-même, tel qu’il est devenu, pour s’exprimer aussi, se représenter, percevoir l’objet auquel il est devenu précisément conforme. Ainsi le contenu de la sensation acquiert-il une valeur directement objective ou représentative sans que la sensation cesse d'être en elle-même un état du sujet ; ainsi peut-on parler, sans contradiction aucune, d’une existence étrangère appréhendée dans cet état du sujet ou par le moyen de cet état du sujet qui s’appelle la sensation'. — Mais s’il n’est pas démontré que la perception (par où l’on entend ici la connaissance immédiate ou la vue intuitive de l’esprit) se termine nécessairement à resi)rit lui-même et à sa modification intérieure ; s’il est acquis au eon 1 Cf. V. g. S. Thomas, QuodI. VII, a. 4 : « Notitia dupliciter potest considerori. Vel secundum quod comparatur ad cognoscenteni (por rapport au sujet), et sic inesl cognoscenli sicut accidens in subjeclo, et sic non excedit subjectum, quia niinqnam invenitiir inesse alicui nisi menti. Vel secundum quod comparatur ad cognoscibile (par rapport h l’objrt], et ex hac parte non habel quod insit, sed quod nd aliud sit ; illud outem quod ad aliquid dicitur non habet rationem accidentis ex hoc quod est ad aliquid, sed solum ex hoc quod inest ; … et propter hoc nolitia secundum considerationem islam non est in anima 563

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traire qu’elle se rapporte originellement à un objet extérieur et réel, l’argumentation de Berkeley non seulement croule par la base, mais se trouve tlireclement inlîrmée par lesfaits. Et sansdoule Berkeleyne s’est-il pas tellement trompé, en faisant sortir de l’hypothèse des idées-images et de son principe fondamental d’une conscience primitivement enfermée en soi, l’immatérialisnie qu’ils contiennent, pourrait-on dire, virtuellement : mais ce qui fait avant toute chose la faiblesse de limmatérialisnie, c’est précisément de s’appuyer sur un fondement aussi ruineux. 3° Reste une seconde objection d’ordre général, où l’inlluence de Descartes, de sa physique cette fois beaucoup plus que de sa psychologie, ne laisse pas de se faire également sentir. Elle est prise de la théorie mécaniste des qualités sensibles, aux termes de laquelle celles-ci se réduiraient en dernière analyse à des mouvements ou à des groupes de mouvements se traduisant en nous, selon leur nature propre et la nature de l’organe affecté, par des impressions différentes, soit d’ailleurs que l’on considère les diverses espèces de sensations (sons, couleurs, etc.), soit que l’onenvisage lesdiverses sensations tj-pes d’une même espèce (ré, mi, fa…rouge, vert, violet, etc.). Par exemple, les sensations visuelles ou lumineuses se trouvent ainsi répondre à des vibrations transversales de l’éther, les sensations auditives à des vibrations longitudinales de l’air, les sensations gustatives et olfactives aux mouvements atomiques ou moléculaires, probablement rotatoires, dans lesquels se résout le processus chimique qui représente le côté rigoureusement matériel de l’olfaction et de la gustation. Quant à la nature des organes, c’est une condition qui est bien près de revenir à la précédente, puisqu’on incline à considérer les différents nerfs sensibles dont l’épanouissement périphérique représente l’élément proprement actif des organes mêmes comme naturellement harmonises ou accordés, dans leurs parties élémentaires, avec des vibrations de formes diverses et à expliquer de la sorte ce fait général, qu’ils ne réagissent pas indifféremment à toute excitation quelconque, mais seulement à des excitations déterminées pour chacun. Cf. C. Gutbeulet, Die Psychologie, p. 30 sq. Vibrations, mouvements, c’est donc, scientifiquement, tout ce qu’il y aurait d’objectif dans ces qualités des corps : le monde des sons et des couleurs, des saveurs et des odeurs, etc., ne serait qu’un monde d’apparences, résultant d’une sorte de projection dans la conscience du seul monde réel, lequel serait de nature exclusivement mécanique. — L’examen de cette nouvelle difficulté nous entraînerait loin, à le poursuivre du moins dans le détail. Xous pourrions montrer : i° qu’assurément la science, pour expliquer la diversité des sensations, met en avant l’excitabilité spéciliquc des nerfs, mais que, sans parler de la réalité des organes reconnue dès lors ipso fado Avec toutes ses conséquences (cf. supra, 2"), cette excitabilité spécilique des nerfs consiste précisément dans leur adaptation respective à des conditions extérieures différentes (isochronisme de vibrations, etc.), et que la diversité sensible est bien à ce compte le fait de l’objet lui-même ; que, l’élément objectif des couleurs, sons, etc., se ramcnàt-il

sicut in suhjecto, ol secundiiin liane comparationoni excedit mfnîfm, itiquantum alia a nienlc [un non-moi) per notitiam co^noscuiitiir. » — A propos de cette action objective, reçue immatériellement dans la puissance du sujet et déterminant en lui la sensation en même temps qu’elle lui appoi-te la révélation de rcxtériorité, etc. cf. également 5.’/'//po/., I p., q. 78, a. 3 : a Exteiius immntatifum est quod per se a sensu percïpitur, … secundum quod forma imiiritaatis recipitiir in immutato secundum esse spirituale, ut forma coloris in pupilla, etc. »

tout entier à des vibrations ou à des mouvements, il resterait au moins les réalités étendues qui en sont le siège, ce qui suffirait à la rigueur pour qu’il y eût des corps ; en un mot, que seules les qualités secondes sont ici en cause et qu’au point de vue de la science (or il ne s’agit pas présentement d’autre chose) leur subjectivité ne s’entendrait précisément que par l’objectivité des qualités premières ; ou, comme parlent certains auteurs, que leur subjectivité

« formelle » ne supprime pas, au contraire suppose

leur objectivité o causale », Il y aurait lieu de rechercher aussi et 2° jusqu’à quel point la réduction des qualités secondes elles-mêmes à de simples mouvements (ou leur subjectivité formelle) peut être tenue pour acquise ; si, ramené à ses proportions exactes, le double fait dont on se réclame communément à cet égard (des excitations différentes sont perçues par nous comme identiques lorsqu’elles affectent un seul et même sens, une excitation identique est perçue par nous comme différente selon qu’elie affecte des sens différents) ne comporte pas d’autres interprétations qui laissent intact le principe de l’objectivité formelle, cf. Th. Dubosq, Conlribution à l’étude de l’ohjectifité formelle des couleurs, p. 34 sq., LoTZE, Metaphysili, § 226 (p. 627 de la trad. fr.), BbbgsoN, Malit’re et mé moire, i’éàil., p. 42, Driesch, The science and philosophy of organism, t. II, p. 8^ sq. ; si, en conséquence, notre argument antérieur, fondé sur le caractère objectif des qualités sensibles en général, ne reprendrait pas dans l’espèce toute sa valeur, c’est-à-dire ne déciderait pas définitivement la question dans le sens de l’objectivité, non seule ment causale, mais même formelle des dites qualités secondes ; si enfin la critique des deux objections, scientifique, ou prise du mécanisme, et psychologique, ou empruntée au subjectivisme cartésien, ne se tournerait pas de la sorte, jusque sur ce point précis, en une preuve nouvelle du réalisme. — Mais, sans pousser plus avant dans cette voie, bornons-nous à poser une simple question : est-il bien sûr que ce soient les savants au pied de la lettre, c’est-à-dire comme savants, qui professent la subjectivité des qualités sensibles ? ou ne seraient-ce pas tout simplement les philosophes, comprenant les savants à rebours et leur faisant dire ce qu’ils ne disent pas eux-mêmes, ce que, au surplus, ils n’auraient sans doute pas qualité pour dire ? cf. C. Mélin.vnd, Vn préjugé contre les sens, dans/^ei’»e des Deux Mondes, t. CXLIX, p. 439. Pris en effet dans sa signification stricte et rigoureuse, à quoi revient en cette matière le témoignage de la science ? A ceci, que les qualités secondes ont pour coH(/i/ioH des mouvements. ni plus ni moins. La science nous dit que lorsque nous entendons tel son ou voyons telle couleur, lorsque tel son se produit ou telle couleur apparaît, l’air ou l’éther vibre tel nombre déterminédefois par seconde, avec telle amplitude déterminée des vibrations, et voilà tout. La science en tant que telle ne nous dit pas que cette couleur ou ce son en tant que tels n’existent pas hors île notre conscience, ou, ce qui revient au même, qu’ils se i-éduisent exclusivement, dans la réalité objective, à ces vibrations du milievi sonore. Et comment nous le dirait-elle ? elle n’en sait rien, elle en ignore absolument ! Ce qui est vrai, et ce qui est aussi tout autre chose, c’est que la science ne se préoccupe, dans le phénomène complexe et total, que de cet élément ou condition mécanicpie, parce qu’il se prèle seul à la détermination quantitative, à laquelle l’idéal serait pour elle de tout ramener. La science, par conséquent ne supprime pas la qualité du monde extérieur, pour n’y laisser subsister que la quantité : elle fait abstraction de la qualité pour ne tenir compte que de la quantité, ce qui est tout 565

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différent. Bref, le mécanisme de la science (comme aussi, par exemple, son positivisme, les deux conceptions ne tarderaient d’ailleurs pas à se rejoindre) n’est qu’une méthode, ce n’est pas, à proprement parler, une théorie du réel. Et encore une fois, la distinction n’est pas de petite conséquence : à vrai dire ille pourrait même bien être la clé de toute la question. Car enfin, si les savants sont libres de ne retenir des faits matériels que l’élément quantitatif et mécanique, parce qu’ils sont aussi juges des procédés ([ui leur conviennent, leur compétence, en tant que savants, ne va pas plus loin ; tout ce qui résulte (le là, c’est que les autres éléments n’existent pas pour eux, et les philosophes sont sans doute bien naïfs d’en conclure aussitôt qu’ils n’existent pas absolument : c’est passer indûment du mécanisme scientifique, lequel, redisons-le, ne soulTre aucune difficulté, au mécanisme métaphysique, qui en soulève de très graves. Ne retenons ici que celle qui a directement trait à notre sujet et qui est au reste impli(]uée dans ce qui jjrécède. En deux mots, le mécanisme métaphysique n’est qu’une immense abstraction, et c’est seidement par un incroyable renversement des rôles qu’on a même pu le tenir pour le dernier mot du réalisme, pour l’expression achevée d’une philosophie soucieuse avant tout de réalité concrète. Au lieu de dire que le monde de la qualité n’est que la projection dans la conscience du monde mécanique, seul objectif, il faudrait bien plutôt dire que c’est le monde mécanique qui n’est qu’une projection, dans la mathématique i)ure, du vrai monde réel, à la fois mouvement et /"orme, quantité et qualité tout ensemble, bien autrement riche, par suite, dans sa complexité effective, que ce décalque abstrait, cette façon de dessin en pointillé que nous en donne le mécanisme. On ne se mettra jamais trop en garde contre la fausse simplicité par laquelle celui-ci en a imposé trop longtemps.

4 Quant à définir le mode d’existence de cet élément qualitatif et formel, quant à savoir s’il se retrouve dans les corps absolument tel qu’il est perçu, à titre de détermination permanente et actuelle, ou s il y représente simplement l’efllorcscence passagère de virtualités latentes, c’est sur quoi nous ne sommes pas, à la rigueur, obligés de nous prononcer ici, précisément parce qu’il ne s’agit plus alors de l’existence des qualités sensibles, mais lien de leur nature. Il nous sullit que, fût-ce dans la seconde hypothèse, leur existence même ou, pour mieux dire, leur objectivité soit sauve. On voudra bien remarquer, en effet, la formule dont nous avons fait usage jusqu’à présent et qui, précisément aussi, ne préjuge rien à cet égard. « La sensation, disions-nous, résulte en somme d’une action extérieure intériorisée au sujet », etc. : que celle action, maintenant, émane, sans plus, de qualités actuelles, imprimant pour ainsi parler leur image en nous, ou qu’il faille plutôt y voir l’effet momentané de forces, d’énergies spécifiques, matériellement conditionné par des mouvements ou des vibrations du corps intéressé, peu importe après tout, toujouis est-il que c’est une action extérieure, objective, dont les vibrations ou mouvements eux-mêmes n’épuisent pas la réalité et qu’ainsi à notre perception sensible, considérée dans son contenu représentatifetfpialitatif, setrouve répondre, d’une manière comme de l’autre, un terme extramental. — Il en est de même de la relativité des qualités sensibles, ainsi que du de^ enir qui les emporte ; nous voulons dire qii’il faudrait opposer une réponse analogue à l’objection qui s’élèverait de ce chef. Car on peut fort bien revendiquer, à l’enconlre du mécanisme, les droits du monde de la qualité et delà forme, sans prétendre jiour autant que celui-ci

subsiste là devant nous à la manière d’un exemplaire immuable et comme figé dans une stagnation éternelle. ()ue les qualités sensibles se muent sans cesse les unes dans les autres, que la perception d’autre part en soit solidaire de multiples conditions de milieu et d’organes, cela prouve-t-il qu’elles n’aient d’existence que dans la pensée qui en reflète le jeu indéfiniment varié ? cela empêche-t-il aucune d’entre elles, pour éphémère qu’en soit l’apparition, pour phénoincnale aussi qu’en soit la réalité, de résider effectivement dans le substrat étranger auquel elle nous est, en fait, donnée comme inhérente ? Objectivité n’est pas nécessairement fixité, ni substantialitè. Si les qualités sensibles appartiennent à la nature physique et que celle-ci soit par excellence le domaine du changement et du « fluent », on ne doit pas s’étonner, bien au contraire, qu’elles participent à cet écoulement universel. Et il n’y arien en tout cela qui puisse faire olistade à leur existence indépendante : on pourrait même affirmer sans exagération que c’en est juste une garantie de plus.

5° C’est pour avoir confondu pareillement les deux questions très distinctes d’existence et de nature, que les idéalistes ont cru parfois pouvoir se réclamer des obscurités qu’enveloppent les concepts de matière et de monde ou de substrat matériel. Cf. v. g. Ch. DUN.A.N, Essais de philosophie générale, p. 53 1 sq. Un mot seulement sur ce sujet, auquel il nous serait loisible de passer outre, pour la raison précise que nous venons de rappeler. On peut dire que les deux premières antinomies de Kant ou antinomies mathématiques résument sous une forme dialectique et abstraite à peu près tout ce qui peut s’accumuler d’objections en ce sens. Qu’il nous suffise donc d’y opposer ces deux simples remarques : a) En admettant même, data, non coucesso, que l’esprit humain fût condamné à donner à ces problèmes cosmologiques des solutions contradictoires, encore faut-il voir si l’idéalisme aurait le droit de tirer la conclusion à son profit. Or, pour être transférée de l’objet au sujet et ne porter que sur un monde idéal, l’opposition des thèses et des antithèses en deviendrait-elle moins aigué ? Que les déterminations temporelles et surtout spatiales n’alfectent les choses qu’autant que nous les connaissons, peu importe à cet égard : de toute manière, la réflexion sur les choses ainsi entendues aboutira à la même impasse, si impasse il y a ; d’un monde de phénomènes ou de représentations aussi bien que d’un monde de réalités proprement dites, nous serons amenés, par deux séries parallèles de déductions également rigoureuses, à conclure qu’il est à la fois limité et illimité, que les éléments en sont tout ensemble indivisibles et divisibles à l’infini, etc. Si la doctrine des antinomies exprimait le véritable état de la raison humaine aux prises avec les problèmes de cette sorte, ce n’est pas l’idéalisme, mais le scepticisme le plus radical qui aurait toutes les chances d’en être le dernier mot. — b) D’ailleurs il s’en faut, et de beaucoup, que la doctrine des antinomies réponde de tous points à la réalité dcsf.iits. Non pas qu’il n’y ait absolument rien de fondé, à le bien prendre, dans cette conception générale, mais le tout est précisément de le bien prendre, ou plutôt de ne pas s’y méprendre. Autre chose, en eflét, est ce (t conflit de la raison avec elle-même » pris à la lettre, dans son sens strict et, si nous osons dire, brutal, comme contradiction proprement dite ou comme alTirmation et négation simultanées d’une même chose sous le même rapport (bref, comme a antithétique [vraiment] naturelle de la raison pure ») ; autre chose, la simple difliculté et même, si l’on veut, l’impossibilité actuelle de mettre 5’37

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d’accord les conclusions également rigoureuses de prémisses pareillement certaines : il ne s’agit plus, en ce second cas, que de s’inspirer du précepte si opportun dont BossuET, Traité du libre arbitre, cliap. iv, déclare faire « la première règle de sa logique », à savoir qu’  « il ne faut jamais abandonner les vérités une fois connues, quelque difficulté qui survienne quand on les veut concilier », car « nous pouvons connaître très certainement beaucoup de choses dont nous n’entendons pas toutes les dépendances et toutes les suites’». — A plus forle raison une telle confusion doit-elle être évitée, lorsque les prémisses ne sont rien moins qu’évidentes, comme c’est juste le cas, dans la Dialectique transcendantale pour la première antinomie, plus exactement pour les démonstrations respectives de la thèse et de l’antithèse de la première antinomie, cf. v. g. A. Lkpidi, Opuscules philosophiques, trad. E. Vignon, p. 150 sq. ; voir aussi sur ce point particulier, C. Gutberlkt, Katurphilijsophie, p. 64 sq. Quant à la seconde antinomie, on constatera sans peine qu’elle ne fait guère que traduire en termes techniques, et eu égard à la divisibilité du continu matériel, l’opposition séculaire du dynamisme (thèse) et de l’atomisme (antithèse ) ; et l’on se rappellera que les principes de l’hylémorphisme traditionnel nous offrent de quoi satisfaire aux exigences légitimes de l’un et de l’autre, cf. A. Farges, Matière et forme en présence des sciences modernes, p. 13 sq. ; M. d’Hulst, Mélanges philosophiques, p.330 sq. ; comme aussi ils nousdonnent le moyen d’harmoniser, dans l’étude de la réalité matérielle (par l’idée même delà composition ou dualité substantielle des corps), ces deux points de vue de la quantité (matière) et de la qualité (forme) dont nous disions tout à l’heure qu’on doit tenir également couipte sous peine de ne retenir qu’un coté des faits donnes, cf. M. d’Hulst, ibid., D. Nvs, Cosmologie. præs., p. 480 sq. — Tout ceci soit dit, encore une fois, ad abundantiamjuris, puisque aussi bien nous n’avons pas à nous engager plus avant dans cette discussion, étrangère en elle-même à notre présent sujet.

6° En résumé, une fois reconnue l’extériorité delà cause requise pour nos sensations, autrement dit l’idéalisme subjectif une fois dépassé, il est bien diliicile de ne pas reconnaître tout ensemble que cette cause ne détermine pas seulement leur existence, mais jusqu’à la nature de leur contenu représentatif ; que, d’vine manière générale et abstraction faite des erreurs accidentelles de notre perception, nous sommes donc fondés à lui attribuer leurs déterminations qualitatives ou plutôt la réalité objective, actuelle ou virtuelle, de ces déterminations ; qu’elle consiste bien, en un mot, dans ce que nous appelons communément les corps — bref, il est bien difficile alors de ne pas dépasser également l’idéalisme immatérialiste. Car, d’une manière générale aussi, il y a une pro|)orlion naturelle entre les causes et leurs elfcts. L’objection berkeleyenne ne saurait rien oter a la rigueur de cette conclusion, puisque, sans préjudice du caractère hautement paradoxal de la thèse qu’elleprétond appuyer, elle repose tout entière sur une théorie subjectiviste de la connaissance qui ne résiste pas à l’examen. Et il n’y a pas plus à craindre, en cette matière, de la conception mécaniste ou le, « nous pouvons connaître très certainement », par toutes les preuves précédentes, que le nionde extérieur et matériel existe, lors m^uïe que a nous n’entendrions pas » que l’extension en soit finie ou infinie, etc.

nous l’oppose, et il nous suffit alors de l’écarter par une pure et simple fln de non-recevoir, la science comme telle n’ayant en vue, lorsqu’elle parle de vibrationsoude mouvements à propos des qualités sensibles, qu’une condition de leur apparition et de leur perception ; ou bien c’est au nom de la psychologie, d’une certaine psychologie, fondée sur une interprétation erronée ou une extension abusive du subjectivisme méthodique de Descartes, auquel cas cette seconde objection revient à la première et trahit la même insuffisance qu’elle — sans compter que, lïil-ellerecevableen l’espèce, la théorie mécaniste laisserait hors de cause les qualités premières, dont elle postule précisément l’objectivité, et que par ce côté la réalité des corps ou du monde matériel resterait elle-même hors d’atteinte. Enfin, ce ne sont pas les difficultés inhérentes à la notion même de monde matériel et de substance corporelle qui peuvent nous arrêter davantage ; car l’existence des corps est une question, leur nature intime en est une autre ; et, dans l’espèce la question de nature recélât-eîle en dernière analyse un impénétrable mystère (ce dont il resterait d’ailleurs à s’assurer), notre discussion antérieure de la question d’existence demeurerait tout entière, c’est-à-dire que la valeur de nos arguments n’en recevrait aucun dommage ni la certitude de notre solution affirmative aucun détriment.

"V. Conclusion. — Idéalisme ou réalisme, c’est, en somme, d’une théorie de la connaissance que dépend la décision sur ce point capital. Et ainsi rejoignons-nous notre idée première, ainsi comprenons-nous mieux que jamais que l’idéalisme n’apparaisse guère dans l’histoire de la philosophie, au moins sous sa forme rigoureuse, qu’à notre époque moderne, toute dominée par le problème critique. Non pas que ce soit affaire de psycliologie pure, tant s’en faut. Assurément, la plus grave objection qui se dresse contre le réalisme, celle qui revient sans cesse, qui se retrouve invariablement au fond de toutes les autres, tire d’abord toute sa force d’une dilhculté propre à la connaissance comme telle et qui est de comprendre comment une réalité étrangère par hypothèse à la connaissance elle-même peut être appréhendée en celle-ci : de là, sous ses formes varices, le reproche de contradiction adressé au réalisme, de là les diverses théories de l’extériorisation, empirique ou transcendantale, destinées à expliquer l’illusion de l’objectivité. Mais cette difficulté, à quoi revient-elle à son tour ? Il ne faut pas un grand effort de réflexion pour se rendre compte que c’est tout simplement un aspect particulier du problème métaphysique de la communication des substances, comme on disait au xvii’siècle, ou le problème métaphysique de la communication des substances considéré dans son rapport à la connaissance même — tant il est vrai que la métaphysique est au bout de toutes les ipiestions et fju’on a beau prendre toutes sortes de précautions pour l’empêcher d’intervenir, tôt ou tard et bon gré mal gré on se retrouve en face d’elle : « cliasscz-la par la porte, elle rentrera par la fenêtre ». — Et par là même s’explique la supériorité à cet égard de l’ancienne théorie de la perception, à laquelle nous avons dii demander le mot de l’énigme. Car c’est ])réc18cment de prolonger l’observation strictement psychologique par l’analyse métaphysique qui lui vaut de réussir, et de réussir seule, on peut le soutenir sans paradoxe, à concilier l’immanence ou intériorité inaliénable delà connaissance avec son objectivité réelle ; à tracer au philosophe une voie moyenne et siire entre les deux écueils qui à tout instant le menacent, l’idéalisme d’une part qui absorbe l’objet dans le sujet, et d’autre part, le matérialisme qui absorbe à 569

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l’inverse le sujet dans l’objet ; bref, à définir avec un rare bonheur ce latidique rapport du sujet et de l’objet mcuie qui l’ait le tourment de la pensée moderne. Par où l’on voit une fois de plus — on nous pardonnera d’j- avoir insisté en terminant — tout ce que notre vieille philosophie traditionnelle offre encore aujourd’hui de ressources ; combien sont comprchensivcs et suggestives certaines de ses théories fondamentales ; avec quelle étonnante souplesse aussi elles se peuvent adapter aux conditions de problèmes nouveauxque les anciens docteurs pourtant n’avaient pas, au moins directement, envisages et abordés.

BiuLiOGRAPHiE. — En dehors des ouvrages cités dans le cours de l’article, et sans préjudice des Traités ou Cours généraux (iibi de jure), on pourra consulter avecprolit : D. Gocliin, /.e monc/e extérieur, Paris, 1896 ; A. Farges, L’ohject’u’ité de la perception des sens externes et tes théories modernes, Paris, 1891 (2 » édil.) ; J. H. Fichte, fntrodiictian à la traduction de la méthode pour arriter à la vie bienheureuse (de sCn père, J. Th. Fichte) par F. Bouillier, Paris, iS-5 ; P. Janet, Qu’est-ce que l’idéalisme.’dans Bévue philosopliique, t. HI, p. 32 sq. ; G. Lyon, L’idéalisme en Angleterre au VIII’siècle. Paris, 1888 ; A. Ott, Critique de l’idéalisme et du criticisme (præs. p. 20 sq., p. 316 sq.), Paris, 1883 ; C. Pial, L’Idée (tout le livre IV, Idée et Etre), Paris, 1896 ; E. Saisset, Le scepticisme (dernière partie, Vues théoriques), Paris, 1855 ; K. Schaarschmidt, U’iderlegung des subjectiven Idealismus, dans Philosophische Monatshefte, 1878, 7* fascicule.

H.Deuovf.