Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Immanence (Méthode d')

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 296-312).

IMMANENCE (MÉTHODE D’).

article i. — exposé.

I. _ Théorie de la Méthode.

i) Le conflit entre le principe d’immanence et la notion du surnaturel.

2) Des conditions d’un accord et de l’apologétique capable de l’établir en fait.

3) Le besoin du surnaturel et l’orthodoxie.

4) La méthode d’immanence.

II. — Application de la Méthode. 1) Aperçu historique.

a) Le /lire « L’Action », sa marche et ses conclusions.

article ii. — examen.

L — Le nom de a méthode d’immanence ».

II. — Lanature de cette méthode.

i) l.es procédés qu’elle emploie : ils ne sont ceux ni d’une simple thérapeutique morale, ni d’une pure analyse psychologique, mais se donnent comme ayan : une valeur métaphysique.

2) L’attitude de pensée qu’elle suppose.

A. Aupoint de l’He philosophique.

B. En face de ta théologie.

III. — La portée de cette méthode.

Conclusion : La méthode d’immanence peut-elle être mise au service de l’Apologétique intégrale ?

Bibliographie.

Il n’y a.sil’on considère les choses en gros, qu’une

« doctrine de l’immanence » : tout ce que l’on range

sous ce nom se ramène à un panthéisme mystique, vaguement teinté, après coup, de christianisme, et dont les formes, du point de vue catholique, n’importent guère, puisqu’une même condamnation de principe les atteint.

Par contre, il existe plusieurs a méthodes d’immanence », sans d’ailleurs que ce fait soit initial ni qu’il corresponde à un droit. Employée en premier lieu par M. Maurice Blondbl, à la suite de circonstances accidentelles qui la lui imposèrent, l’expression

« méthode d’immanence » servit d’abord à désigner

la conception que ce philosophe se faisait des devoirs et des besoins de l’apologétique. Tirée ensuite en des sens opposés, l’expression est devenue équivoque ; des pensées fort diverses ont trouvé sous cette rubriquesans défense une hospitalité commode : on s’est expliqué ailleurs (cf. article précédent) sur leur contenu et sur leur portée.

Ici, l’on envisage la méthode d’immanence, telle qu’elle a été originairement proposée et qu’elle est encore aujourd’hui soutenue par celui qui, le premier, a employé cette formule pour désigner son effort. — C’est d’ailleurs, de toutes les tentatives apologétiques récentes, celle qui a le plus suscité de controverses, celle qui mcrile le plus qu’on la considère et qu’on la juge.

article premier. — exposé

Sources. — M. Maurice Blondel : Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique et sur la méthode de la Philosophie dans l’étude du problème religieux (Saint-Dizier, Imprimerie G. Saint-.ubin et Thévenot), tiré à part d’articles parus dans les Annales de Philosophie cvré<ie « ne, janvier-juin 1896.

L’Action, Alcan. (On s’est servi pour ce travail, non de la thèse soutenue en Sorbonne le 7 juin 1893 et qui ne compte que xxv-433 p., mais de l’édition complète de xxv-495 p., qui a été publiée en novembre 1893, et qui, à partir de la page ici, renferme des modilications importantes et un chapitre entièrement nouveau de 43 pages.)

Duns l’exposé qui suit, on ne trouvera pour ainsi dire pas de citations ; les quelques phrases mises entre guillemets ne sont pas toujours absolument littérales, on a modifié le temps cfun verbe ou supprimé quelque mot pour les adapter au contexte, — et l’usage qu’on en fait nest que littéraire. Cette exclusion est sysléuuitiiiue : une citation, détachée de son cadre, ne saurait rien prouver, elle ne peut guère servir que de paravent à une interprétation qui se hasarde, sans être sûre.

On ne trouvera pas non plus de références : les sources proprement dites étant pou nombreuses et tout _v elant inq)ortant ou en ayant été utilisé, c’est il toutes les pages de la Lettre et de l’action qu’il auroit fallu successivement 581

IMMANENCE (METHODE D’)

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renvoyer ; et cela même n’aurait pas suffi : car le sens d’une page ou d’une phrase est souvent livré par un contexte qui embrasse toute lu littérature d’un sujet. (Voir, à la fin de l’article, la bibliographie.)

Ce que l’on s’est proposé dans les pages qu’on vu lire, c’est de faire parler les idées elles-mêmes, rea ipsissimas, sans y mêler de l’hisloireou de la controverse, sans retarder là marche de l’exposé par les tâtonnements d’une exégèse textuelle ; — c’est de dégager, d’une façon nette, ce qui doit être considéré comme la substance d’une pensée très complexe qu’il faut renoncera saisir entière dans un court résumé ; — c’est de dessiner le tclième de la Méthode d’immanence, avec la sobriété d’une épure, en sorte ([u’il soit facile de la bien comprendre, ce qui doit permettre de lu bien juger.

Dans ce but, on a pris sur soi de ne point côtoyer les textes quand une route plus au large a paru didactiquement meilleure, d’innover des expressions quand elles ont semblé significatives, bref, de courir tous les risques d’une complète liberté avec la lettre quand on y a trouvé plus d aisance à divulguer l’esprit.

I. — Théorie de la Méthode

i) Le conflit entre le principe d’immanence et la notion du surnaturel. — Il y a un principe auquel la pensée moderne s’attache « avec une susoei )tibilité jalouse », non qu’elle croie l’avoir découvert comme une vérité neuve, mais parce qu’elle se flatte, à tort ou à raison, de l’avoir mieux que jamais mis en lumière après en avoir saisi toute la portée.

Il peut se formuler ainsi : « Ce qui ne correspond pas à un appel, à un besoin, — ce qui n’a pas dans l’homnie son point d’attache intérieur, sa préOguration ou sa pierre d’attente, ce qui est purement et simplement du dehors, cela ne peut ni pénétrer sa vie ni informer sa pensée, c’est radicalement inefficace en même temps qu’inassimilable. »

Tel quel, le principe d’immanence n’est rien autre, nous dit-on, qu’une paraphrase de l’affirmation que saint Thomas énonçait déjà sans restriction : o yHiil polesl ordinari in aliquem finem nisi præexistat in ipso quædam proportio ad finem « (De Veritate, q. 14. a. a), rien ne peut être ordonné à une fin sans que préexiste en lui une certaine proportion à cette Un ; ou, comme M. Blondel traduit, en interprétant :

« Rien ne peut entrer en l’homme qui ne corresponde, 

en quelque façon, à un besoin d’expansion. »

Selon sa double portée, ce principe signifie :

1° Qu’une solution n’a d’intérêt et même n’a de sens que pour qui admet le problème, pour qui le comprend, en éprouve déjà l’inquiétude. L’esprit est un récipient, où cela seul pénètre à quoi l’esprit lui-même s’ouvre ; dès qu’il se juge plein, son vide est irrémédiable.

2" Qu’il ne suffit pas d’approcher d’une âme un bonheur quelconque, même et surtout s’il est parfait, pour que l’àmey soit à niveau, à même d"y goûter et d’en jouir ; qu’il faut encore la hausser intérieurement, et l’adapter par le dedans, sous peine de voir les félicités, objectivement les plus grandes, faire non plus d’impression sur elle qu’un mets succulent sur un malade ou qu’une symphonie sur un sourd.

Tel se présente à nous, sous son double aspect, le principe d’immanence, si, renonçant à l’envisager dans toute son étendue’, nous ne retenons de lui que

1. Si l’on voulait poursuivre ces indications, dans une voie qui déborde un peu le dessein précis de cet article et va plus loin que la difficulté qu’on vise, il faudrait ajouter, en se référant ù la double portée, intellectuelle et morale, du principe d’immanence :

al Même reçu dans une ime de désir, le signe, par où l’idée s’exprime et la solution se propose, ne serajamais K : ompris par qui n’a pas en soi, dans son expérience, de

cela seul qui doit tout à l’heure soulever tm problème et inspirer une solution.

S’il en a été proposé d’autres formules ou d’autres explications, nous pouvons les ignorer, elles ne relèvent pas de cette étude ; et si elles constituent la base d’une apologétique, ce n’est pas de celle que nous entreprenons d’exposer.

Mettons maintenant le principe d’immanence en rapport avec la notion du surnaturel.

Le surnaturel est, par définition, ce « qui demeure toujours au delà de la capacité, des mérites, des exigences de notre nature et même de toute nature concevable ».

Ontologiquement, il consiste dans la participation à la vie divine par la vision béatifique, et dans tout ce qui prépare, commence, accompagne, achève ou suit cette participation à titre liypolhétiquement nécessaire ou doublement gratuit.

De cette vocation à une vie supérieure, la Révélation nous apporte la bonne nouvelle ; elle nous livre le secret de notre destinée. Or ce secret, la nature ne pouvait le trouver d’elle-même… Elle ne pouvait même pas le chercher d’une manière précise : livrée à elle seule, la raison humaine pouvait bien en effet se mettre en quête de sa destinée, mais comme d’une destinée naturelle ; et la trouver énigmatique, mais sans soupçonner cette énigme d’être nécessairement indéchiffrable ; et se juger elle-même impuissante, mais sans pouvoir rien accuser d’autre que l’imperfection actuelle de ses moyens ou les défaillances de sa recherche.

Bien plus, inapte par elle seule à imaginer que la découverte de sa propre destinée passe invinciblement ses forces, la raison, une fois instruite par la foi, doit encore reconnaître que cette destinée elle-même excède par son contenu tout ce que la nature pouvait désirer : le bonheur dont la révélation nous met entre les mains l’instrument et comme les arrhes est trop large pour tenir dans la capacité de la nature ; il ne s’ajuste pas à ses aspirations, il les déborde ; il ne les prolonge pas, en les achevant, il est d’un autre ordre et au-dessus.

Telles sont les données inviolables de l’orthodoxie.

Or, du coup, une opposition se dessine : d’une part en effet, le principe d’immanence défend de comprendre que rien pénètre dans l’esprit et s’y assimile, à quoi l’esprit, d’une manière ou d’une autre, ne s’attend pas : et le surnaturel est ce à quoi la nature, prise comme telle, ne peut s’attendre. D’autre part encore, il dénonce comme inintelligible une félicité qui serait béatifiante sans quel’àme en ait postulé la joie : et la vision intuitive est ce qui ne peut être postulé par l’àme.

quoi l’interpréter. Si nous n’éprouvions pas de tentations, si nous ne portions en nous, quelque purs que nous soyons, le principe de tous les vices, nous pourrions bien apprendre la terminologie du péché et raisonner algébriquement sur le mal : ce psittacisme ne nous vaudrait pas une idée de plus. C’est avec ce que nous trouvons en nous que nous remplissons les mots tournis par les autres.

b) Même imposée par Dieu, une loi n’a de prise sur la conscience que par I intermédiaire d’un élément intérieur à la conscience même. Il faut, pour pouvoir nous obUger non point seulement en droit mais en fait, que Dieu ait mis en nous quelque chose par quoi il nous tienne : un vouloir incoercible qui s’identifie à notre nature même, et qui nous force à dire, le jour où l’âme se connaîtra telle qu elle est et telle que, nécessairement, elle se veut : frgo erravl^ ce que je ne voulais pas, je 1 ai voulu, et je n’ai point voulu ce que je voulais. Parler d’une obligation tout extérieure, c’est énoncer une chose inintelligible.

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L’antinomie est nette.

Encore si cette offre du surnaturel, l’homme pouvait en paix de conscience faire comme s’il l’ignorait ; mais il n’en est rien : le bonheur que le surnaturel apporte, il prétend l’imposer : malheur à qui ne consent pas à plus de félicité ; même celle qu’il a lui sera ôtée ; le don gratuit est obligatoire.

Alors vrainient le scandale éclate. Car enfin, si l’on pouvait ne rien dire en face d’un message dont on n’aperçoit pas la raison d’étie et d’une générosité dont on n’apprécie pas la largesse, il en va autrement dès que le don refusé entraîne avec lui des représailles.

Il semble alors que l’homine puisse répondre, incrédule, au liienfaiteur dont on est censé lui transmettre les offres :

« Qu’est cela ? Je n’ai rien demandé, je n’ai besoin

de rien, la félicité à laquelle ma nature aspire, si étroite qu’elle soit, me suffit ; elle est coupée à ma taille ; je ne veux pas d’une béatitude plus grande et des chai’ges qu’elle implique… Mais quoi ! elle me serait imposée ?… Je serais condamné à accepter le bonheur offert, à en subir la joie, à l’aimer par contrainte et résignation 1… Arraché malgré moi à ma médiocrité dorée, je serais voué à la fortune, sous peine de pauvreté ! … Je ne comprends plus : la générosité change de nom dés qu’elle devient oppressive, le collier trop lourd s’appelle un carcan. En face d’une pareille prétention, ma conscience se révolte, et forte d’une idée de justice et de bonté où elle voit un absolu, elle refuse de prendre au sérieux cet amalgame incohérent de bienfait et de tyrannie, u

Qu’on ne parle donc plus d’apologétique : qu’on ne ressasse plus les ])reuves objectives de l’existence du surnaturel : celui-ci ne peut pas être, il n’est pas… Et quand même quelqu’un s’offrirait à fournir la preuve historique de son existence, l’esprit philosophique refuserait encore de parlementer ; il est superflu d’examiner si une chose est, quand il appert déjà qu’elle n’a point le droit d’être.

Ce qu’on vient d’exprimer sous une forme un peu vive et de dramatiser afin de faire mieux comprendre rintén’t poignant et toujours actuel d’un problème qu’il a fallu d’abord formuler en termes abstraits, ce n’est rien autre que le conflit, dans une conscience, du principe d’immanence et de la notion du surnaturel.

2) Des conditions d’ua accord et de l’apologétique capable de l’établir en fait. — Reconnaissons tout (le suite une chose : c’est que si le conflit existe, il est insoluble. Tel qu’il se présente en effet, comme une opiiosition entre deux systèmes d’idées, d’idées nettement circonscrites, pleineset dures, dont il s’agirait de faire se correspondre et s’épouser les contours, il n’y a pas moyen de concevoir comment on pourrait arriver à leur donner de l’élasticité, à leur arracher de la complaisance, sans en évider un jieu le contenu, sans en déformer la délinition. Et c’est ce qui est interdit. Il est, d’autre part, impossible, aux yeux du philoso])lie croyant qui se refuse à vivre en partie double, qu’entre le principe d’immanence, c’est-à-dire ce qui est pour lui la vérité selon la raison, et les données du surnaturel, q>ii sont la vérité selon la foi, se produise un conflit vraiment insoluble.

H faut donc que le conflit n’existe pas.

Cela nous amène à soupçonner que l’apparence

d’être, l’ombre de corps dont il se revêt, le pseudoconflit l’enqirunte à un effet de perspective, à une illusion d’optique intellectuelle qui défigure les données en en cachant une partie. Il y a des vérités incomplètes plus meurtrières que des erreurs.

De là, nécessité d’examiner critiquement si les rapports enlrelanature et le surnaturelont étécorrectemcnl décrits, si l’on n’a pas cédé, dans l’épure schématique qu’on en a tracée, à une tentation de clarté, à un besoin de géométrie, qui a porté à négliger tout ce qui n’apparlient ])as à l’ordre immobile des essences et qui pourtant contribue à intégrer les réalités historiques, — les seules qui fassent question.

On a considéré le surnaturel d’un point de vue notiounel : mais il se présente, en fait, nécessairement enveloppé dans une psychologie qui lui prête ses formes et qu’il remplit lui-même d’une matière nouvelle, en la moulant à son tour par le dedans. Etranger à la nature, il est impossible qu’il n’en trouble la quiétude unie, n’y creuse un centre d’ondulations dont le cercle aille s’élargissant, à perte de conscience. De ces eflets inévitables, de ces résultantes psychologiques, de ces échos naturels, il y a peut-être profit à tenir comjite.

Onaparlédela nature, mais de la nature abstraite, telle cpi’il n’en existe pas : il peut être bon de lui restituer tout ce que l’histoire contingente a mis en elle, et de l’envisager non seulement dans ce qui découle de son essence, mais dans ce qui la traverse en fait et la travaille ; non seulement dansce qui germe en elle comme enfanté par sa vertu et nourri par sa sève, mais dans tout ce ipii s’exprime en elle, par elle, quels qu’en soient d’ailleursl’origine et le principe.

Peut-être y a-t-il dans ces considérations approfondies et poussées de quoi réduire l’antinomie, sans rien renier de ce qui a été allirmé, de quoi corriger l’illusion, en inqiosant une autre figure aux données, non i)ar suppression, mais par complément, comme on fait un quadrilatère d’un triangle en construisant un autre triangle sur sa base.

De fait, s’il y avait, de ce [loinl de vue concret, un sens légitime où l’on put, sans froisser l’orthodoxie, parler d’un besoin du surnaturel, du coup :

i) Le conflit d’idées, l’antinomie doctrinale qui heurte entre elles deux notions, celle de l’immanence et celle du surnaturel, n’existerait pas. Le thévlogien pourrait accueillir la nation d’immanence.

2) Et il n’y aurait plus qu’à mettre en évidence l’existence de ce besoin pour que le philosophe put accueillir le surnaturel.

C’est-à-dire que l’apparente contradiction objective se montrerait ce qu’elleest : une difliculté subjective ; et qu’en même tem|)S, cette difliculté, déjà résolue en principe, se révélerait comme requérant, comme suscitant une apologétique jjréliminaire qui la résolve en fait.

Et cette apologétique du seuil’serait possible, et opportune et nécessaire.

De quoi s’agirait-il, en effet ? — De concilier des notions ? non ])as ; de |>rouver l’existence ou la crédibilité de la Hévclation ? ])as même ; mais d’obtenir audience auprès d’un esprit, de conquérir son attention aux ])ropositions qui lui sont faites, aux preuves ([ui lui sont présentées, de gagner qu’il parle 1. Cette expression, inconnue à nos sources, et que niuis prenons sur nous d’employer, ne doit ])as faire illusion. M. Bloiuk-1 a toujours lepoussé l’idée de deux a|nilogéliques distiiieles donl on usel-nit allernativenienl ou qu’on aurait à mettre bttut à bout. Il n’v a, pour lui, qu’une apologélitjue, rnpologétifjue intégrale. De cette apologétique, la inclonyniie que nous proposons désigne une étape, en tant que cette étape est franchie sous la pression de la « niclliode d’immanence ». 585

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mente avec le surnaturel, quelque docitlé ([u’il reste, légitimement, une fois retranché dans le principe d’immanence, légitime lui-même, à ne s’aboucher qu’avec ce qui en porte le laisser-passer, ce qui en arbore les couleurs.

Or, c’est cela qu’on aurait beau jeu de faire : A fini repousse le surnaturel par une (in de nonrecevoir, à qui se llatte de pouvoir décliilFrer seul l’cnigme de la vie et se moque qu’on en propose une sohition miraculeuse, à qui se roidit devant l’annonce d’une vocation supérieure comme devant une nouvelle importune et

trouble-fête, on aurait à

opposer la seule réplique qui soit pertinente : à travers l’éeorce ouverte des doctrines philosopliiques, on lui montrerait, au cœur des systèmes par lesquels il s’enchante comme du fruit suprême de sa raison, le ver inaperçu qui les ronge et déjà les a condamnés ; on le ferait s’avouer à lui-même que lorsqu’il se dit satisfait, il ne l’est pas, que le problème essentiel, celui qui est la principale raison de philosopher, reste toujours béant, même après qu’il a tenté de le combler avec ses pensées humaines, et qu’il en est réduit, bon gré, mal gré, en face du mystère de sa destinée, à souhaiter, à invoquer de toute sa détresse une parole révélatrice.

C’est quand l’orgueil s’est dépris de lui-même, quand il a compris la nécessité d’une recherche et même d’une attente, quand il tend les mains et l’oreille et le c(eiir ers un libérateur inconnu, c’est alors que la bonne nouvelle peut se proposer nrec chance d’être écoutée, alors que l’apologétique, celle du dedans, peut sous ses multiples formes déployer sa tactique de conquête et commencer l’in’estissement des âmes. Et à qui s’indigne comme d’une tyrannie devant robligation du surnaturel, à qui en refuse l’aumône, parce qu’il se juge assez riche, à qui décline avec une lâche modestie le lourd honneur de l’Apothéose, on aurait à faire la seule réponse qui soit péremptoire : derrière le voile déchiré qui le cachait à lui-même, on lui découvrirait, au centre de son âme, un besoin qu’il ignorait et qui n’y est pas moins, présent et agissant, comme un principe anonyme d’inquiétude et de mouvement ; et, peu à peu, dans son cœur où l’on aurait fait grandir le silence, on l’amènerait à percevoir, élargi et interprété, l’écho de la plainte profonde qui en lui, par lui, malgré lui, exprime la foncière indigence de son état et ses incoercibles requêtes.

I.a tyrannie n’existe pas dés qu’on demande ce qui est imposé, et le don subsiste si l’on a reçu de quoi demander.

Telle est la tâche qui se présenterait, tout indiquée, à l’apologiste, avant même qu’il puisse songer à développer les preuves objectives du surnaturel ; tâche qui réclamerait une méthode propre, précise, et d’essence philosophique : c’est ce qu’on appellerait la Méthode d’immanence » ; tâche enfin qu’il serait, par hypothèse, légitime d’entreprendre, en paix de théologie, et dont il n’apparait pasinmiédiatement qu’elle soit concrètement et liumainement impraticable, puisqu’en visant à déceler dansl’liomme historique un besoin du surnaturel, elle se proposerait simplement de révéler, comme étant, cela même qu’on saurait qui est.

Dans ces conditions, la question qui se pose est celle-ci : la thèse d’un besoin du surnaturel présent à l’homme, est-elle fondée, est-elle vraie ? C’est la question préjudicielle qu’il faut tout d’abord tirer au clair ; nous saurons alors si le principe même de la méthode d’immanence est condamné. De là un premier et très court paragraphe : le besoin du surnaturel et l’orthodoxie.

Ayant avec les partisans de la méthode d’immanence, en leur nom et pour leur compte, répondu allirmativement à cette question, il y aura lieu de passer à la description de la méthode elle-même. Ce sera le second et le plus inqiortant paragraphe : la méthode d’immanence, ou : la philosophie et le besoin du surnaturel.

3) Le besoin du surnaturel et l’orthodoxie. — A considérer la nature humaine dans ses rapports avec le surnaturel, il faut, indépendamment d’un irréel état de nature qui, de l’aveu de tous, n’a jamais existé, distinguer trois états concrets, historiques, qui se partagent l’humanité.

D’une part, en elTel, il y a les âmes que la grâce sanctifiante a viviliées, qu’elle vivifie encore, ce sont les âmes de ceux qui ont répondu à l’appel rédempteur ; pour eux a commencé déjà de s’établir cette relation inouïe d’amour, en quoi consiste l’ordre surnaturel, <i cette adoption déilique qui, renversant en quelque sorte, sans d’ailleurs le supprimer, le rapport nécessaire du Créateur à la créature, introduit celle-ci dans la vie intime de la Trinité, filialeiucnt ». L’état de ces âmes est un état de vie surnaturelle.

D’autre part, il y a les âmes qui, ayant été divinement viviUées, ont tué en elles, par une faute grave, le principe de la vie ; âmes surnaturellement mortes et dépouillées, pareilles au Prodigue, et qui gardent du rang dont elles sont déchues juste assez pour marquer leur état actuel d’un caractère positif de privation, — ce qu’elles n’ont plus servant encore à déterminer et à juger ce qu’elles ont. C’est Vétat de mort surnaturelle, dont on sort par la contrition et le pardon.

Enfin, il y a les âmes qui ne se sont point encore récusées d’une manière irrévocable en face de l’Appel clairement discerné dans les échos de la révélation extérieure, ou confusément perçu dans les mille succédanés par où l’indispensable Vérité trouve toujours moyen de se proposera la conscience ; âmes restées en dehors de l’état surnaturel, mais pour qui celui-ci demeure cependant le festin toujours ouvert, sans qu’il y ait pour elles d’autre perspective possible : ou la lumière de la fête ou les ténèbres extérieures, puisqu’une fin naturelle n’existe pas ; âmes en roule, in i(o, dont on ne peutdire ni qu’elles soient vivantes ni qu’elles soient mortes’tant qu’elles sont encore en mouvement. Pour elles, pour ces conviés auxquels proprement s’adresse l’apologétique, il y a lieu de distinguer un troisième état, intrinsèquement dilférent des deux autres : pour la symétrie du discours et la précision des idées, afin de marquer aussi

« le déséquilibre d’une destinée traversée par une

déchéance et travaillée par un intime rappel », on a proposé de le dénommer état transnaturel.

Ces trois états sont ici-bas, pour l’homme après la chute, les seuls états réels, concrets, historiques ; tout homme est nécessairement dans l’un des trois.

Hegardons-y de plus près.

a) — Dans Vétat surnaturel, la grâce sanctifiante est pour l’àme le principe d’une vie nouvelle, incommensurablerænt supérieure à l’autre et seule proportionnée aux lins du salut. Kéellement distinctes l’une de l’autre, ces deux vies ne se développent pourtant pas parallèlement, sans comnmnication

1. Du moins de cette « seconde mort » qui suit la faute personnelle, — par opposition à l’état de mort dans lequel nous naissons à cause du péché originel. — Les enfants non baptisés sont dans Vetat t/ansnaturel mais s’ils meurent avant d’avoir pu prendre part à l’épreuve personnelle, leur sort est réglé par une économie spéciale. Il ne sera pas question d’eux dans ce qui suit.

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ni écliangc ; la vie surnaturelle se Iraduil forcément au moyen de la naturelle ; pour se produire au dehors, comme elle y tend nécessairement, elle doit en effet se frayer une voie à travers une psychologie tout humaine et contingente, qui lui fournit ses mojens d’expression ; elle en retient inévitablement quelque chose qui est comme la teinte variable et personnelle dont s’imprègne, dans l’àme des saints, l’œuvre identique et universelle de l’Esprit ; et, à son tour, il ne se peut qu’elle ne la gonfle comme d’un ferment nouveau et n’en fasse, par endroits, éclater l’enveloppe, puisque ce n’est pas impunément qu’on verse le vin jeune dans les vieilles outres.

Ainsi, infusion profonde et inconfusibilité radicale ; distinction réelle et compénétration intime ; indépendance principielle, incommensurabilité totale, mais interaction, emprunts mutuels, répercussions ; tels nous apparaissent, dans le concret, les relations entre les deux ordres naturel et surnaturel.

S’il est dillicile, s’il est même impossible de délimiter, dans l’histoire d’une vie intérieure, ce que la nature aurait fait toute seule, et ce dont elle est redevable, dans son ordre même, à l’introduction de l’élément surnaturel, on peut toujours dire, par contre, que rien de méritoire pour le ciel, rien de ce qui apparaît comme directement coordonné à la vision béatitique, ou solidaire de ce qu’il y a de nécessairement inédit dans la Révélation, ne saurait venir de la nature.

Ces remarques faites, il va paraître qu’on doit pouvoir parler, dans cet état, d’un besoin du surnaturel et même qu’il est nécessaire de le faire. L’àme qui, sanctifiée, participe déjà sur la terre à la vie divine, ne peut pas en effet ne pas aspirera posséder dans sa plénitude ce dont elle n’a qu’un commencement ; rien de naturel n’est capable de satisfaire les capacités nouvelles dont Dieu l’a pourvue ; bien i)lus, elle ne fait pas que tendre à la vision bcatilique ; il faut dire qu’elle la réclame, — comme un héritage. Seulement, cette requête précise, c’est l’Esprit qui la fait en elle, par et pour elle. Lui dont saint Paul disait qu’il prie pour nous par des gémissements ineffables ; et le surnaturel reste bien ainsi ce qu’il est essentiellement : un don gratuit.

De là, cette conclusion dont il nous faut prendre acte :

Il existe, pour l’àme vivante, un besoin (positif) du surnaturel, fondé sur le plein d’une grâce déiforme et déifiante.

b) — Mais, dansréfat <r<insna/Krei, quesepasse-t-il ?

— L’homme ne possède pas encore une « surnature », c’est-à-dire un principe habituel d’actes salutaires, puisque, par hypothèse, il n’a pas la grâce sanctiliante. Cependant, étant convié à une destinée surnaturelle, il faut bien que, concurremment à l’offre extérieure de la Révélation ou à ce qui peut en être le succédané, il soit intérieurement travaillé par des grâces actuelles prévenantes, par des sollicitations surnaturelles ; autrement il ne parviendrait jamais au sahil, ])uisque l’initiative n’en saurait venir de lui ; et le salut pourtant lui est imposé. D’autre part, il faut bien qu’une fois ou l’autre ces mêmes grâces le dérangent d, ins le repos, dans l’indifférence tranquille et satisfaite, où il serait tenté de s’assoupir ; autrement, pareilles à des touches qui ne toucheraient rien, elles seraient comme n’étant pas, elles ne seraient pas.

Donc, en passant sur son âme, elles la soulèvent, elles l’agitent, elles la creusent, empêchant qu’elle soit jamais légitimement étale. Et ce doit être le principe d’un trouble profond, d’une inadécpiation, et pour employer déjà le mot de saint Augustin et de Malebranche, d’une iVijHiédirfe, équivoque sons doute

en ses manifestations, mais qui, même étouffée, témoigne d’un besoin ; sans pouvoir en prendre par elle-même une conscience nette, l’âme aspire au surnaturel. Rien de naturel en effet ne saurait combler un vide qui ne provient pas d’une déficience de la nature, mais qui correspond à la pression refoulante et stimulante tout ensemble d’une grâce ; rien de naturel ne saurait refaire une stabilité que défont de surnaturelles poussées ; et s’il paraît y avoir, en dehors de la vraie Vie, repos, équilibre, suUisance, il faut bien que ce soit un leurre.

Cela nous amène à formuler cette nouvelle conclusion dont nous avons encore à prendre acte, et qui fixe en quelle manière on doit pouvoir, pour l’âme transnaturée, parler d’un besoin du surnaturel, sans que l’essence du surnaturel en soit violée :

Il existe pour l’âme ignorante et païenne, celle qui n’est encore que conviée, un besoin (négatif) du surnaturel, créé par le vide d’une disposition qui, étant la marque d’un état perdu, le signe d’un rappel, l effet d’une grâce prévenante et la condition d’une grâce habituelle, peut déjà s’appeler, dans un sens analogique, une grâce elle-même.

Nous jugeons inutile de consacrer un paragraphe spécial à l’état de mort surnaturelle : car outre que cet état n’intéresse pas immédiatement l’apologétique dont le rôle est de préparer le premier passage à la foi, il y a, dans ce qui précède, sullisammenl de quoi <lélerminer le sens et la mesure où l’on doit, pour le juste devenu pécheur, parler d’un besoin du surnaturel : si l’àme qui n’est encore que conviée est en effet semblable au pauvre qui, pour entreprendre le divin commerce, « besoin d’une avance, d’un prêt, l’âme qui a dégénéré après avoir été régénérée est pareille au failli, au banqueroutier, à l’endetté qui a en outre besoin de réconciliation et d’expiation.

k) La méthode d’immanence- — Si, à considérer les choses du point de vue théologique, on est arrivé à cette conclusion qu’il existe actuellement, dans l’humanité, un besoin du surnaturel, et que ce besoin doit trouver, d’une façon ou d’une autre, dans la vie des individus et des sociétés, sa traduction, psychologique, la tâche n’a rien, en principe, d’offensant pour l’orthodoxie, rien de dangereux ni d’inquiétant, par quoi l’on se propose de chercher, , de retrouver par une marche inverse, et de présenter comme un fait, cela même qui, de haut en bas, est apparu comme l’indispensable et universelle condition du salut.

Que, d’autre part, cette tâche s’impose ; que cette enquête soit non seulement utile mais même nécessaire à qui veut, en face du principe d’immanence reconnu légitime (au sens précédemment fixé), restituer ex professo au surnaturel cette intelligibilité négative qui doit lui ouvrir les oreilles afin de lui permettre l’accès des cœurs ; qu’il n’y ail pas d’autre moyen théoriquement satisfaisant, pour amener l’àme qui croit se sutllre et qui se ferme, à ce point de maturité, de clarté sur elle-même, où le surnaturel avec ses preuves de tout ordre s’imposera à son audience, en sorte qu’il ne lui soit point possible de s’en désintéresser sans trouver en elle-même ce qui la condamne ; que ce soit la condition d’un raccord en vertu duquel s’établisse une espèce de continuité entre la philosophie et l’apologétique, l’une aboutissant par ses propres investigations, par la logique de son mouvement, à poser les questions auxquelles l’autre vient répondre ; que cette recherche, enfin, constitue donc par elle-même une sorte il’apologétique du seuil, à la fois incomplète et, au moins I implicitement, nécessaire, c’est ce dont on a pu se 589

IMMANENCE (MÉTHODE D’590

rendre compte dans les paragraphes qui précèdent et ce qu’on a sans doute sullisaniinent compris.

Ce qui reste à voir, c’est comment cette apologétique doit s’y prendre, de quelle méthode elle doit user, pour mettre ce besoin en évidence d’une manière à la fois contraignante et philosophique.

Or, cette méthode est déterminée par la fin même qu’on se propose. Puisqu’il s’agit de voir si l’homme se sullit et qu’il ne se sullit pas, de lui révéler sa propre indigence, de l’éclairer sur cela même qu’il pense et qu’il veut, en manifestant ce qui fait le fond réel et la substance de ses actes, force est bien de s’installer d’abord en lui, de conniver fiit-ce avec ses illusions et son orgueil, de prendre ses idées et ses aspirations pour ce qu’elles se donnent, jusqu’à ce qu’on les ait vues manifester d’elles-mêmes, sous une impitoyable analyse, ce qu’elles portent et où elles vont.

Ainsi, entreprenant d’accréditer le surnaturel auprès desànies.onne partira point de ro/<ye^, pouren démontrer l’existence avec toutes les ressources de l’histoire, — pour en signaler les convenances intellectuelles, morales ou esthétiques, — pour en marquer la conformité aux « lois de la vie », — pour en déployer l’ordonnance architecturale ; — ce serait laisser l’homme à l’illusion de sa sullisance, et quelques bonnes choses que l’on dise, et utiles et fécondes en leur temps, ne rien faire pour supprimer le problème tel qu’il se pose du point de vue philosophique, obstruant l’accès de la religion.

Mais il faut ajouter qu’à parler exactement, qu’à procéder en rigueur, ce n’est même pas du sujet qu’il s’agit de partir, comme s’il était isolément constitué et isolément connaissable. Considérer en effet un sujet en face d’un objet, comme s’il fournissait par lui-même une donnée concrète, alors que la discrimination même qui le pose, en l’opposant, témoigne d’un travail discursif et d’une préalable élaboration, c’est déjà être infidèle à l’ambition toute réaliste dont on s’inspire et se condamner infailliblement à osciller entre ces deux écueils : ou traiter ce sujet, qui est une abstraction, comme s’il était riche de toutes les requêtes de la vie, et c’est l’erreur du naturalisme ; OH s’en tenir délibérément à cela seul qu’implique son concept pour faire comme si la pauvreté de la notion exprimait la richesse historique delà nature ; et c’est l’erreur, tovit opposée, du philosophisme.

En vérité, il s’agit de prendre comme matière de l’analyse, comme terrain de la recherche, la vie elle-même danssa complexité synthétique, cette vie transnaturée qu’emplit, sans qu’on ait besoin de le savoir expressément pour en profiter, l’œuvre commune du sujet et de l’objet ; il s’agit de se placer, avant que l’entendement soit intervenu pour distinguer deux courants, au contluent où les eaux se compénètrent sans s’identifier ; et c’est peu à peu, sous l’effort qu’on fera pour en préciser le contenu, pour en découvrir l’orientation, pour en calculer la portée, que doit se révéler dans l’action qu’on croirait tout humaine, la présence et le concours d’un autre facteur.

C’est le rôle du surnaturel anonyme et immanent de creuser et d’élargir le lit de l’action, d’empêcher qu’elle soit jamais unie et dormante, de grossir tellement son flot, qu’aucune fin nalurelle n’arrive à la contenir entre ses bornes ; et c’est le propre de la méthode qui s’offre à nous, de suivre de si près ce progrès irrésistilile de l’action, que la volonté y voie clairement où sa tendance foncière l’emporte, même quand elle y résiste et croit s’y soustraire.

Tout le ressort de cette méthode consiste dans la mise en évidence d’une nécessité : celle où est l’homme d’égaler son libre vouloir au vœu profond de tout

son être, — d’être d’accord avec soi-même, — de ratifier en le reprenant à son compte, par la réflexion, ce qu’il pense et veut inévitablement, sans que ses actes délibérés puissent jamais supprimer la volonté foncière qu’ils contredisent ni cesser d’être moralement qualifiés, jugés et condamnés par elle. C’est I)ourquoi on peut justement l’appeler une « Méthode d’immanence ». Rien d’extérieur, en effet, n’y doit entrer en ligne de compte : chercher par sa volonté propre sa volonté vraie ; découvrir, sous ce qu’on croit vouloir, ce qu’on veut, sous ce qu’on croit penser, ce qu’on pense, sous ce qu’on croit être, ce qu’on est ; — voilà tout uniment à quoi elle vise, ce qui constitue sa définition même.

Or, c’est en même temps ce à quoi personne ne peut se refuser. En efTet, ce n’est faire crédit à rien que de s’engager danscettevoie ; le philosophe le plus jaloux de son autonomie n’a pas à se méfier, et plus même il est sur de sa suffisance, plus il met de confiance dans la plénitudeetlaportée de sa pensée, plus aussi doit-il trouver bon qu’on entreprenne d’aller avec lui jusqu’au bout de ses idées, jusqu’à l’extrême pointe de son vouloir.

Si cette méthode, où la philosophie voit de plus en plus sa méthode propre, aboutit à « l’attente religieuse 1), si elle se trouve être apologétique, ce n’est pas, du moins premièrement ou essentiellement, d’intention, comme si la philosophie s’était gagée, mais de l’ait, et parce que, étant donné l’état actuel de l’humanité, la philosophie, entendue non comme une spéculation abstraite, mais comme une doctrine de la vie, ne peut être complète sans être religieuse. Ce n’est point là un caractère adventice ni qui doive spécifier une philosopliie ; c’est, dans l’ordreexistant, l’essence de la philosophie tout court.

II. — Application de la méthode

i) Cette méthode a-t-elle été appliquée ? — Oui,

maintes fois, si l’on s’attache en elle moins à ce qui en est le procédé scientifiquement élaboré, rigoureusement suivi, qu’à ce qui en fait l’objet et la raison d’être. Car sans parler des Pères de l’Eglise qui, avec saint Augustin, ont à l’occasion insisté sur le caractèreinconsistant detoute satisfaction d’ordre naturel, il serait facile de trouver des vues analogues chez nombre de mystiques, de prédicateurs ou même de philosophes. Lorsque Pascal, par exemple, montrait dans la recherche d’un « divertissement » l’effet d’une disposition profonde et comme maladive, où se trahit une âme essentiellement en quête ; lorsque BossuET parlait de « ce désir vague et inquiet », reste de l’état surnaturel où nous avons été élevés et a qui fait naître dans tous les hommes un amour incroyable de la nouveauté » (éd. Lebarq., t. III, p. 429, Sermon sur l’Annnnciation) ; lorsque Fénklon signalait dans le sentiment d’un vide l’expérience du travail intérieur de la gràce(FHNKLON, Lettres surla Religion, lettre vi’, surtout § 3 et § 4 ; œuvres complètes, 1 85 1, t.l, p. 1 36 sq.) ; lorsque Malebranche dénonçait l’inquiétude comme l’état normal de la volonté humaine « parce qu’elle est portée à chercher ce qji’elle ne peut jamais trouver et ce qu’elle espère toujours de trouver » (De la liecherche de la Vérité, 1. IV, c. 11) ; ces grands hommes mettaient déjà spontanément en relief ce dont la démonstration systématique constitue l’objet de la méthode d’immanence.

Pourtant ce n’étaient encore là que des idées jetées en passant, auxquelles il manquait d’avoir été suivies et complètement exploitées.

C’est au cardinal Dbchamps que revient d’avoir ex professo pratiqué le premier une méthode d’immanence. En effet, le premier, il entreprit délibérément. 5C1

IMMANENCE (MÉTHODE D'

592

en suite d’une conception raisonnée, de s’appuyer sur ce qui est dans l’homme sans être de lui, pour amener riiomiue au surnaturel. — Vnfail intérieur, lebesoin d’une autorité divine enseignante en matière de religion, et un fait extérieur, l’Eglise, voilà, disait-il, ce qu’on doit vérilier avant tout ; ces deux faits « se reclierclient pour s’embrasser » ; quand on a reconnu le premier, on a la bonne volonté qu’il faut pour s’incliner devant le second ; et quand l’Eglise, comme autorité divine, estadmise, c’est le surnaturel qui est accepté. Or, par là même qu’il mettait le point de départ de l’apologétique dans la constatation d’un fait intérieur, commun à tous, et irrécusable ; qu’il cherchait aux faits proposés du dehors « la correspondance qui nous les rend assimilables et même obligatoires ; qu’il plantait au cœur de la philosophie la thèse psychologique de l’insuffisance de la raison, même la plus développée, pour résoudre la question religieuse telle qu’elle sort inévitablement de l'état de l’humanité », le cardinal Dechamps rendait justice au " principe d’immanence », sans avoir eu à le reconnaître ni même à le formuler, et conférait à l’apologétique, celle qu’il entendait fortifier, compléter et non remplacer, un caractère vraiment philosophique (cf. Mallet, VŒuvre du cardinal Dechamps, voir à la bibliographie).

Mais si l’essentiel était fait, dès lors qu’antérieurement à tout essai d’apologétique objective, on cherchait dans le sujet lui-même l’amorce de la conversion, il restait encore à organiser scientiliquement la mélhoded’iramanence, en faisant la théorie de son rôle et de ses procédés : ce fut, on vient de le voir, l'œuvre de M. Slauriee Blondkl ; et à appliquer d’une manière rigoureuse la méthode une fois trouvée : c’est l’objet du livre L’Action.

2. Le Livre L’Action, sa marche, ses conclusions. — U s’agit de a mellre en équation ilans la conscience même ce que nous paraissons penser et vouloir et faire, avec ce que nous faisons, nous voulons et nous pensons en réalité : de telle sorte que, dans les négations factices et les fins artificiellement voulues, se retrouvent encore les affirmations profondes et les besoins incoercibles qu’elles impliquent ».

Dans ce but, on considère la volonté dans toutes les attitudes qu’elle peut prendre, qu’elle prend en fait, vis-à-vis du problème essentiel, celui que toute àme se pose même sans y songer, et que toute Ame résout, même sans le savoir : Pourquoi suis-je fait ? Quel est le sens de la vie ? Si je mourais à l’instant, qu’est-ce que la déchirure du voile me montrerait, que je dois prévoir et que je peux préparer ?

A partir de la solution la plus simple, la moins onéreuse, celle qui consiste à nier le problème ou du moins à s’en distraire, jusqu'à la solution la plus élaborée, la plus complexe, la plus savante, celle qui inclut une conception métaphysique et même religieuse, on examine toutes les réponses possibles, graduellement sériées ; c’est le moyen de faire œuvre universelle et concrète. Chaque fois, on décèle dans la volonté qui croit pouvoir s’arrêter à l’une de ces solutions de la nature un mensonge fondamental, une duplicité qui l’oppose à elle-même ; et prenant parti contre le vouloir superficiel et changeant pour le vouloir irrésistible et profond où l'être vraiment s’exprime, on entreprend de suivre le mouvement qui l’emporte.

Non qu’il s’agisse d’avancer à l’aventure, l’esprit tendu et comme aux écoutes pour saisir dans l’histoire biographique, dans la ]>sychologie individuelle, un aveu, une plainte, un désir… Il faut que l’enquête soit rigoureuse, et qu’elle revèteuncaractcre rationnel, universel, proprement scientifique ; aussi se raidit-on

contre la clarté des apparences, contre les invitations explicites ; et, tout le long de la route, on se fait une loi de n’avancer jamais ()ue sous la pression d’une dialectique immanente qui force invinciblement de passer outre.

Cette dialectique est toute concrète, elle n’a rien à voir avec un jeu de concepts, car au lieu de s’appuyer sur une implication logique, elle s’attache à faire rendre aux actes concrets ce que, sans le savoir ou pouvoir s’en empêcher, on a versé en eux, ce qu’ils posent eux-mêmes inévitablement et ce que, peu à peu, par une logique qui sait comprendre même le désordre et dont la science, pour n'être encore qu'ébauchée, doit cependant pouvoir se faire, la vie même se charge d’en tirer*… Nos actes sont plus riches que nos intentions et que nos idées, et c’est dans les actes, parce qu’ils ne sauraient être partiels, parce qu’ils traduisent à la fois la tendance qu’on mortifie et celle à quoi l’on consent, que la volonté révèle sa portée profonde et le terme de son option ; aussi le fruit des actes, c’est l’authentique expression de la roloiilé en ce qu’elle a de nécessaire : et le déterminisme qui, à travers toutes les compensations de la vie et tous les jeux de la liberté dont il compose une résultante unique, fait rendre infailliblement aux actes les conséquences dont ils étaient gros, ce déterminisme éclaire peu à peu la volonté sur ce qu’elle a voulu.

Or, à suivre ainsi le progrès de l’aspiration volontaire, on constate qu’après avoir été amené à retrouver et, pour ainsi dire, à reconstruire, en leratifiant, tout ce qui compose le milieu physique, social, intellectuel, où la volonté se déploie, y trouvant à la fois un obstacle et un aliment, il faut encore avec elle dépasser toutes ces enceintes, pour s’orienter par delà vers un inconnu. Tout ce que la nature peut offrir, la volonté l’a traversé, et voilà qu’au moment où le soi va manquer à son élan, elle a encore du mouvement pour aller plus loin… Vainement, en elfet, la métaphysique de l’inlini avait d’abord paru borner son essor ; vainement, au delà de la métaphysique franchie, avait-il semblé qu’en se faisant mystique, la pensée allait enfin accaparer l’infini, au moins communiquer avec lui ; le besoin religieux s’est traduit en rite, s’est incarné dans un culte, s’est projeté dans des symboles ; — mais ce qui s’est révélé sous ces tentatives, c’est le vide irrémédiable non seulement de la philosophie, mais encore de toute religion qui n’en serait qu’un équivalent, c’est le caractère illusoire et superstitieux par essence de tout essai pour se donner Dieu sans que lui-même il se donne, la nécessité de l’abnégation et de riiumble attente…

Impossibilité de reculer, impossibilité d’avancer seul, et le repos lui-même est interdit. On a tout fait comme si l’achèvement de l’action, comme si le salut devait venir de soi ; pour garder maintenant la sincérité entière, il faut tout attendre de Dieu comme si rien ne devait venir que de lui.

La méthode d’immanence nous amène jusque là ; elle ne va pas plus loin.

Mais par le fait nicme qu’elle définit, subjectivement, l’attitude à prendre en face du mystère subsistant, elle se trouve déterminer aussi, objectivement, bien ((ue d’une manière négative, ce qu’il faudra que soit une révélation pour être écoutée ; celle-ci se donnera comme d’en haut, ou ne comptera pas.

Elle règle encore, mais hypothétiquement, les

1. Les fondements d’une science de rette loyicjtie ont ét^

«.Hahlis pnr M. lilonih-l dans un rapport du 1*' Congrus international de Philo<iO| » liie, vol. M, Pai-is, l'.)00 ; tiré h part

sous ce litre : Principe e’ir’mfntaire d’une Logique de la fie morale. d93

IMMANENCE (METHODE D

594

conditions auxquelles, en face d’une Révélation de ce genre, la bonne volonté devra se conserver intacte : si quelque part une institution existe qui professe de livrera l’homme un don qu’elle dise lui être à la fois a indispensable et inaccessible », on ne pourra pas ne pas examiner ses titres : ce serait se contredire, manquer à la conscience et à la science ; si elle propose une expérience, on ne pourra pas ne pas la tenter, ce serait illog : ique : on eut vivre, or ne pas expérinienler, c’est certainement mourir.

Mais en face du surnaturel, tel qu’aux yeux du Chrétien il a fait son apparition dans l’espace et dans le temps, ce n’est pas à la « méthode d’immanence » de trancher la question de savoir s’il est ou s’il n’est pas. Son rôle est simplement de fermer toutes les issues, d’acculer l’ànie à l’allernalive instante : « Estce ou n’est-ce pas ? de faire voir que seule, cette unique et universelle question qui embrasse la destinée entière de l’homme s’impose à tous avec cette ahsotue rigueur : « Est-ce ou n’est-ce pas ? » ; d’examiner les ciinséquenccs de l’une ou de l’autre solution, et d’< n mesurer l’immense écart : elle ne peut aller plus loin ni dire en son seul nom que ce soit ou que ce ne soit pas*. »

Auguste Valbnsin, S. J.

ARTICLE II. — EXAMEN

L’exposé qu’on vient de lire s’est attaché à présenter avec exactitude la méthode d’immanence ; tel <iuel, il nous en offre un raccourci synthétique dont il nous faut, maintenant, par l’analyse, rejjrendie et vérifier les éléments. Nous aurons donc à examiner le nom même de la Méthode d’immanence, sa nature et sa portée.

I. Le nom dé « méthode d’immanence ».

— <( L’expression méthode d’immanence, a écrit M. Blondkl, est née du reproche qu’avait d’abord adressé à la thèse de l’Action, la Iteyiie de Métaphysique et de.Vomie (siippl. de nov. iSgS) et de la réponse que j’ai été amené à y faire en montrant que, loin de m’établir d’emblée dans une transcendance ruineuse pour la philosophie, je m’étais placé en pleine réalité concrète, en pleine « immanence », antérieurement à toute vue systématique, à tout principe arrêté. Et cette démarche d’une pensée qui veut simplement user de tout ce qu’elle porte en elle est si loin d’aboutir à un immanentisme, qu’elle engendre inéluctablement une altitude toute contraire. » (liiillelin de la Société française de Philosophie, Vocahiilaire, {a.sc. ii août 1908, p. 826.)

Il faudra donc dire du principe d’immanence, dont la reconnaissance semblait soulever tout à l’heure un conilit avec la notion du surnaturel, qu’il est entendu ici en son sens normal, c’est-à-dire relatif. Développé au contraire en fonction d’un des systèmes intellectualistes ou pragmatistes, qui expriment la doctrine de l’immanence (col. 572), il apparaîtrait sur un autre plan de pensée. Ni en fait ni en droit, il ne serait dès lors celui auquel se rapporte la méthode qui, dans l’examen que nous entreprenons, bénéficiera seule du nom de ractiiode d’immanence.

II. La nature de cette méthode. — Que la

Lettre sur les e.ri !  ; ences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique et sur la méthode de la philosophie dans l’étude du prohlème religieux ait paru à plusieurs des lecteurs de la première heure une entreprise accidentelle et belliqueuse, c’est ce qui n’étonnera sans doute aucun observateur attentif. Le langage de cet écrit était plus familier à ceux auprès desquels il voulait obtenir audience qu’à

.L’.iction (dernière page}.

ceux dont il prétendait défendre la foi. La tension artificielle des thèses cju’on y opposait, la véhémence du ton obscurcissaient de plus une pensée d’ailleurs remarquablement pénétrante et forte.

Mais l’inspiration de cette Lettre n’était point précisément opportuniste. « C’est au nom de la raison, a dit plus tard l’auteur, que j’avais parlé, en venant sur le terrain proprement philosophique, pour montrer par une inélhoded’immanence la légitimité d’affirmations transcendantes. » Mallet, Vn Nousel Entretien avec M. Blond el, U.C. F. 15 avril igo^, p. 407. Wehrlé, l’ne Soutenance de thèse. Annat-es, mai 1907, p. 138 sq. C’est donc entant que cette méthode est ou veut être normale et nécessaire au moins implicitement, qu’il nous faut l’apprécier. Or toute méthode se ramène à quelques idées directrices. Faudrait-il donc établir une solidarité foncière entre la méthode d’immanence et toutes les doctrines sur lesquelles M. Blonde ! a pu exprimer ses vues personnelles, avant d’être à même de juger ? Nous ne le croyons jias. Aussi bien, le principal promoteur de la méthode d’immanence a-t-il lui-même déclaré plusieurs fois, que par son initiative apologétique, la seule qui soit en question ici, il prétendait ne pas se mettre en dehors du courant de la tradition chrétienne. Il s’agit par conséquent de savoir si, oui ou non, les idées, dont s’inspire la méthode d’immanence sont traditionnelles, encore que renouvelées peut-être, en une croissance légitime et un développement naturel’.

Nous pourrons ainsi apprécier la nature de la méthode d’immanence, quand nous aurons examiné, tour à tour, les procédés qu’elle emploie et l’attitude de pensée qu’elle suppose.

1. — Les procédés de la méthode d’immanence ne sont ceux ni d’une simple thérapeutique morale ni d’une pure analyse psychologique, mais d’ordre métaphysique.

Qu’une préparation subjective spéciale soit néces 1. « …ii ; ins son équilibre complexe, la iihilosophie de l’Action [entendez la méthode d’immanence] emploie t<uites les données traditionnelles ! , en les organisant dans une unité plus vive et ]ï1us féconde. M. Blondel me disait un jour ce mot. que dès 18*.16 lui adressait le doyen d’une de nos facultés de théologie ; on ne cessera de vous accuser d’être un novateur que lors([u’on vous accusera d’être

un plagiaire Mali. et, L’Œurre ar rapport à eux sa position personnelle. » D’autre part, le même auteur remarque que u dans le fond, il n’a jamais été et n’a jamais pu être question de déposséder l’apologétique dite classique du rôle nécessaire qu’elle est appelée à jouer. Pas davanloge on n’a voulu éliiuiner purematit et simplement les rliverses formes de justification de la foi que.VI. Blondel a critiquées dans sa Lettre sur l’apologétique. De telles exclusions auraient constitué une témérité, accrédité une erreur et accumulé des i-uines irréparables. C’est tout autre chose qu’on a cherché de propos délibéré. » L. c, p. 49. — Le P. Le BACHF.i.r.T, S. J., après avoir- exposé la méthode d’immanence, ajoute : « Ainsi entendue, cette méthode n’est donc pas opposée à l’apologétique traditionnelle pleinement compiise. » De l’.ipologètique traditionnelle et de V.ipologétique moderne, 189", p. 133.

595

IMMANENCE (METHODE D")

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sairepour saisir la valeur des arguments mis en œuvre par l’Apologétique traditionnelle, c’est ce qui, étant donné surtout l’état d’esprit contemporain, ne saurait faire diftîculté. On a dit que M. Blondel avait eu le mérite de rappeler la nécessité de cette préparation (Le Bachelet, 1. c, p. 119). Et de fait, la méthode d’immanence répond bien, en quelque manière, au dessein de préparer les âmes. Maisil serait inexact d’en conclure qu’elle n’est qu’une thérapeutique morale. Car elle vise à satisfaire les exigences mêmes de la pensée. Celle-ci ne reconnaît point comme fondée une méthode morale isolée de la méthode intellectuelle. Son adhésion ne peut être soumise à l’arbitrage souverain des dispositions du coeur. Elle procédera toujours d’une idée au moins naissante.

Mais d’autre part, l’idée ne vit point normalement dans un esprit à l’état de concept sec et nu. Elle est soumise à des influences multiples. Elle suscite des besoins. Elle est une action. Faut-il donc dire de la méthode d’immanence que, confinée dans la psychologie, elle réalisera son dessein, par nne pure analyse de nos actes ? ^lle ne saurait aboutir ainsi à prouver la légitimité d’affirmations transcendantes. Elle ne saurait même pas mener jusqu’à l’aveu de cette indigence que comblera, de fait, le don surnaturel de la Révélation chrétienne. Car cet aveu implique une conclusion de l’esprit, qui dépasse le domaine des constatations expérimentales, et entre dans celui de la métaphysique.

C’est qu’en ell’el la méthode d’immanence est proprement métaphysique dans ses procédés comme dans son résultat. Aussi a-t-on pu rapprocher, sans paradoxe, l’argumentation de M. Blondel, dont l’exposé a mis, tout à l’heure, en lumière les lignes principales, et l’argumentation de S. Thomas dans la I » II"’, q. I seq. « Il ne serait pas malaisé, ni sans doute inutile, écrivait M. Mallet, de résumer le livre de l’Action en pur langage de l’Ecole. « La Philosophie deV Action, Aan^Iievue de Philosophie, sept. 1906, p. 240. — Ce sont les thèses de M. Blondel contre les dilettantes et les pessimistes, qu’exprimeraient, par exemple, les axiomes « omne agens agit propter pnein », omne agens agit propter bonum ».LeP. dePouli’kjuet, O. P., a fait remarquer, à ce propos, que ce n’était pas seulement sur des points de détail que l’accord lui paraissait exister entre certains principes scolasliques et les aflîrmations de M. Blondel, mais encore dans la conclusion principale. Celle de S. Thomas se formule ainsi : Soins Deus yoluntatem hominis implere potest. « De même M. Blondel, encore que par des voies différentes, aboutit, lui aussi, à l’inévitable transcendance de l’Action humaine. « (Quelle est la valeur de l’Apologétique interne. Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 1907, p. 463 ; voir aussi : Bainvel, Le Problème apologétique, extrait de la Revue apologétique, 16 sept. 1906, p. 6.)

Si de part et d’autre cependant, la conclusion a une valeur objective et métaphysique, il faut reconnaître qu’il y a entre les deux démonstrations une différence profonde : celle d’une attitude de pensée.

2. — L’attitude de pensée que suppose la méthode d’immaneDce

A. —.4u point de vue philosophique.

a) L’attitude de pensée que suppose la méthode n’est point relie du subjectivisme kantien, ni celle du philosophisme, ou du pragmatisme.

Le subjectivisme de Kant peut être caractérisé par la distinction idéologique du sujet et de l’objet. Or cette distinction, la méthode d’immanence ne saurait la supposer, a Car elle ne définit pas préalablement le sujet par la représentation abs traite des deux grandes fonctions qu’il doit remplir selon Kant, fonction scientilique et fonction morale ; elle prétend le saisir dans la réalité de toutes ses tendances et de toutes ses requêtes, qui déborde de toutes parts la faculté d’expliquer des produits idéologiquement délinis ; et surtout elle évite de chercher dans le subjectivisme la limite du rationalisme ; tenant pour relative, secondaire et momentanée la distinction du sujet et de l’objet telle que l’entend la Critique, elle ne permet pas qu’un doute soit élevé sur la réalité d’un quelconque des termes de la vie totale, en même temps qu’elle appuie sur la solidarité des facteurs de l’action le droit à l’affirmation objective, c’est-à-dire la certitude entière et vivante. » V. Delbos, Préface au livre de Cremer, Le Prohlèmereligieux dans la Philosophie de l’Action, ig12 (Alcan), p. ix. Il sera aisé de se rendre compte de la justesse de ces observations en relisant l’Exposé (col. 583 et surtout col. 58g).

L’attitude de pensée que suppose la méthode d’immanence ne sera donc pas celle du subjectivisme kantien, tant que cette méthode, fidèle à elle-même, n’impliquera à aucun moment de son application, ce ([ue, théoriquement, elle exclut à son point de départ, nous voulons direla distinction idéologique de Kant entre le sujet et l’objet.

D’autre part, sous peine d’être contradictoire, la méthode d’immanence ne saurait faire dépendre la solution du problème soulevé par le conflit entre le principe d’immanence et le surnaturel, d’un simple effort de dialectique abstraite, portant sur des notions. Car, comme on l’a vu ci-dessus, c’est précisément parce que le problème considéré sous cet angle leur paraissait insoluble, que les partisans de la méthode d’immanence ont prétendu substituer ou tout au moins préposer à la question des rapports de l’idée avec l’objet celle des rapports de l’idée avec l’action, celle-là exprimant plus ou moins inadéqualement le résultat de celle-ci. Sans vouloir déprécier le rôle de la réflexion ni la valeur objective de la métaphysique, les penseurs dont nous essayons d’examiner l’altitude philosophique, tiennent à ne pas faire dépendre l’adhésion au surnaturel de ce qui est purement notionnel et objectif. Ils estiment, en somme, qu’il faut faire une pari très large dans la vie de l’esprit à celle intelligence pratique, qui s’alimente de connaissances concrètes, subordonnées à des lins désirées el voulues. Blondel, J.e point de départ de ta recherche philosophique, dans Annales, igo5. — De Sailly, La tâche de la philosophie d’après la philosophie de l’Action. — Annales, 1906, p. 4^.

Faut-il en conclure que leur attitude dépensée est celle du pragmatisme ? Le mot avait été proposé un instant par M. Blondel, afln de définir une position qui voulait être aussi éloignée de l’idéologie abstraite que du subjectivisme. En 1902, dans son étude sur I la Certitude religieuse publiée dans la Revue du Clergé français, p. 651, il rappelait encore que le nom de pragmatisme, proposé par lui une douzaine d’années auparavant, conviendrait peut-être à désigner ce que l’on appelait assez justement « la philosophie de l’action » ; a car, ajoulail-il, c’est en étudiant l’action qu’on est non seulement amené à consiilérer dans leur solidarité anatomique el leurs relations physiologiques, vie et conscience, sentiments el idées, notions et volitions et oi)cralions, (|vù sont en nous les cléments intégrants de l’agir, mais qu’on est conduit encore à tenir compte dans l’action de tout agent des coopérateurs qui précèdent, modifient, dépassent lesentinientou la connaissance <|u’on peut en avoir. Par conséquent, étudier l’action (au lieu de se borner à étudier la vie subjective en tant qu’elle est propre au sujet ou la pensée en tant 597

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qu’elle est représentative d’objets), c’est la vraie manière de réserver, comme une inconnue progressit’Cment connaissahie, la réalité agissante des autres êtres, de déterminer la part qui revient à chacun… » Cependant les études de psychologie expérimentale de William James ont fait attribuer au mot pragmatisme un sens tout différent. Aussi M. Del-Bos a-t-il pu faire très justement remarquer <[ue l’attitude de pensée supposée par la méthode d’immanence n’était point celle du pragmatisme, o Car (la philosophie de l’action) ne fait point de l’action une simple capacité de préparer et d’interpréter les expériences qui lui fourniront du dehors un contenu ; elle soutient au contraire que l’action enferme en elle des virtualités dynamiquement liées et dynamiquement développables, jusqu’à la réception de la réalité surnaturelle ; ainsi, loin de livrer la vie humaine aux réussites, dont se contente l’empirisme pragmatiste, elle admet une logique de l’action qui rend intelligibles tous les moments et toutes les directions de la vie ; si elle n’érige pas l’entendement clair en absolu, elle n’est pas sans lui attribuer dans et pour l’expansion des puissances du sujet une force motrice et ordonnatrice considérable ; surtout elle réserve pleinement la souveraineté du ^ « V’i, de cette pensée concrète, dont la connaissance intellectuelle n’est qu’un aspect, et qui contient en soi le principe pleinement rationnel des invincibles exigences de l’action. » L. c, p. x ; voir aussi Bulletin de ta Société française de Philosophie, juillet 1902, Appendice A, p. 120.

b) Caractéristiques de cette attitude de pensée.

1. Elle est celle d’une pensée dynamique et concri’te.

La méthode d’immanence en effet, au lieu de proposer des principes, d’où il s’agirait de tirer des conclusions, cherche à se rapprocher le plus possible de la vie, qui « ne consiste pas seulement à penser logiquement, mais aussi à agir ». Elle invite à en suivre le mouvement. Elle le suscite, l’oriente vers la un secrètement voulue. Elle est créatrice, en ce sens qu’elle est féconde. (Exposé col. Sgs.)

2. Cette pensée est soucieuse de ne point méconnaître l’aspect moral du problème à résoudre.

Car l’unité de la vie spirituelle n’est point celle d’un engrenage.il faut quelque chose de plus qu’une notification extérieure pour déranger l’eurythmie de l’àme humaine. Il lui faut une adaptation interne. Il sera donc nécessaire, pour que la vérité réside réellement dans la connaissance, que « nous égalions ce qu’elle réclame de libre adhésion à ce qu’elle impose d’inévitable clarté » (L’Action, p. ^^o). Le sentiment et la connaissance se serviront ici tous deux alternativement de données et de but, soit en raison de nos inépuisables richesses intérieures, soit à cause de la surabondance croissante des apports de la réalité. (lieiue du Clergé français, t. XXIX (igoa), pp. 654-5.) Non qu’il s’agisse de confondre les compétences, a II ne s’agit pas, en voulant, de faire que la réalité subsiste en soi parce qu’un décret arbitraire l’aurait créée en nous ; il s’agit, en voulant, de faire qu’elle soit en nous parce qu’elle est et comme elle est en soi. Cet acte de volonté ne la fait pas dépendre de nous ; il nous fait dépendre d’elle. C’est le rôle de cette connaissance nécessaire qui précède et prépare l’option, d’être une règle inllexible ; mais du moment où ce qu’elle a de nécessairement volontaire est librement voulu, elle ne cesse pas pour cela d’être une connaissance. Tout au contraire, elle y gagne de porter, réellement présent en elle, l’être dont elle n’avait encore que la représentation. Ce qui était simplement idée de l’objet devient, en toute

vérité, certitude objective et possession réelle. >< L’Action, p. 440. Ce qui implique sans doute, une distinction assez importante entre nos difféi « ntes connaissances.

3. La méthode d’immanence suppose en effet une attitude de pensée, distinguant en fait et en droit comme deux phases dans la connaissance que nous aions de l’être. la phase qui précède et celle qui suit l’intervention de noire volonlé. La première connaissance, préalable à toute option, s’impose à nous. Elle est objective. Elle est aussi requérante. Elle est pour nous un principe de décision et de responsabilité. On dira, si l’on veut, que c’est une connaissance per no(ionem.Elle fait entrer peu à peu celui qui en use bien dans une connaissance per connaturalitatem. Celleci enferme l’ébauche réelle de l’inlellection parfaite et de la possession véritable. Elle implique une expérience qui entre dans le vif de la volonté et de l’àme tout entière, une syiupalliie elTective et affective, une impression non seulement passive mais consentante. Car on ne peut pâtir que s’il y a un agir correspondant. (I Dicitur patiens a passione, remarque justement Cajbtan, eo modo quu vehementer affecti circa aliquid passionati dicuntur : in quo denotatur maxima voluntalis inclinalio, ut jam habituata et connaturalis ejfecta. »

Plus nous aurons cette connaissance, moins notre science sera précaire. S’agit-il du problème, qui est la raison d’être de la philosophie, du jïroblènie de Dieu et de notre destinée ? Il sera donc logique d’estimer que les solutions partielles du problème, encore que réelles et objectives, ne sont pas déUnilives. Elles sont affamantes plus que saturantes. Celui qui les possède doit chercher encore. Et c’est précisément le rôle de la méthode d’immanence, de faire entendre que l’arrêt est impossible, parce que nulle part ne se rencontre, dans les soluti(jns purement humaines, la réponse saturante. (Cf. Exposé, col. 589.)

En fonction de la distinction de ces deux phases de notre connaissance, doivent s’entendre les pages de L’Action consacrées au développement de l’idée de Dieu. M. Blondel s’en expliqua quand, à la soutenance de sa thèse, répondant à une question de M. Bnocii.

D, il lit la déclaration suivante : « A un point plus avancé du développement de l’action, j’ai rencontré tout aussi inévitablement, et d’ailleurs sous des formes plus ou moins explicites, l’idée de Dieu : j’ai fait voir comment cette idée est nécessairement engendrée et conmient, même anonyme, pseudonyme ou méconnue, elle engendre nécessairement à son tour. J’ai essayé par les preuves classiques, dont c’est en effet le rôle, de préciser, de purifier, de confirmer cette grande affirmation de l’humanité entière, pour montrer ensuite, avec une force accrue et une lumière qui oriente notre marche, comment l’idée de Dieu, elle aussi, entre dans le dynamisme de l’action ; je l’étudié d’abord dans la mesure où cette connaissance nécessaire devient pour nous l’HnHm jiecessarium, et nous impose la suprême alternative d’où il dépendra qu’elle soit salutaire ou délétère, que Dieu soit réellement ou qu’il ne soit pas pour nous. Mais ici pins que jamais j’ai maintenu que ce que nous refoulons par notre volonté voulue, nous ne le supi)rimons pas, nous ne l’effaçons même pas de notre volonté voulante. Et j’ai indiqué comment, selon la réponse que nous aurons donnée à l’alternative dont la présence de Dieu en notre conscience nous impose la nécessité, la connaissance et la possession que nous avons de lui ne sauraient être les mêmes. » Wehhlk, f ne soutenance de thèse. Annales, mai 1907, p. 13^. Etudiée donc du point de vue de l’action humaine, l’idée de Dieu sera appelée une idée 599

IMMANENCE (MÉTHODE D’)

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nécessaire, en ce sens qu’elle est « apportée à la conscience parledynamisniede la vie intérieure >. D’autre part, cette idée se trouve être féconde, car elle suscite en nous l’aspiration d’une infinie croissance. Aussi devra-t-on ajouter qu’elle est non seulement nécessaire mais ellicace. (L Action, li" partie, p. Sa^-Sg.) Quelqu’un ayant rencontré l’expression « pensée nécessaire et ellicace de Dieu » (Lettre, Annales, ’906, p. 606) l’entendit d’une pensée qui ferait Dieu. L’auteur, mal compris, protesta. Mais le contresens, transmis de main en main, avait déjà tout un passé ; il continua de courir.

4. L’attitude de pensée supposée par la méthode d’immanence sera telle qu’elle tendra donc enfin à exclure tout séparatisme. Le travail spéculatif, les efforts ascétiques, l’enseignement laborieux de la vie, tout devra servira l’homme qui clierche la vérité.

Bien plus, cette recherche, quand il s’agit de la vérité suprême, doit être menée jusqu’au bout, sous peine de devenir pour l’homme une cause de condamnation. Voilà pourquoi M. Blondel consacre les derniers chapitres de L’Action au procès de ce qu’il appelle les philosophies séparées. Pour lui, le Uieu, qu’elles nous permettent d’atteindre, n’est encore que celui dont Pascal disait qu’il est le Dieu des philosophes et des athées. Indispensable, utile et à notre gré, funeste ou salutaire, l’idée purement métaphysique de Dieu, toute solide qu’elle soit, réclame d’être dépassée : elle est une route… S’y arrêter comme au terme, en repoussant, même implicitement, « le Dieu d’.^brahanijd’Isaac et de Jacob », c’est, selon M. Blonde), déjà mentir à la science et la vider. On avait quelque chose : en s’y tenant, on n’a plus rien.

C’est ainsi, pensons-nous, qu’il faut interpréter certaines pages de L’Action (1. IX, c. iii, p. 4^8 seq.), si l’on tient à ne pas les isoler des pages claires, dans lesquelles l’auteur, moins préoccupé de s’opposer aux exagérations systématiques du séparatisme, montre nettement que, si nous portons en nous les exigences despotiques de la vérité, celle-ci n’en est pas moins tout entière, hors de nous, et que « pour la reconnaître, il faut s’attendre à ce qu’elle soit, non telle qvi’on la voudrait, mais telle qu’elle est ». L’Action, p. 898.

Aussi bien est-ce là le seul moyen de trouver une signification à l’ensemble. Car a Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent, ou il n’a point de sens du tout. « (Cf. Pascal, Pensées, édit. Brunschvicg, p. 609, n. 684.)

Sous le bénéfice de cette dernière observation, nous estimons que l’altitude de pensée ainsi caractérisée parait légitime. Elle permet d’intégrer, en les organisant d’une manière originale, des données salutaires etfécondes. Mais nous estimonsen même tempsqu’elle est susceptible de déformations dangereuses. Préoccupé de se placer dans le concret, de voir l’aspect moral du problème religieux, d’exclure l’orgueilleuse sullisance du philosophisme, on pourra, plus ou moins inconsciemment, en arriver à substituer lefieri à l’esse, à méconnaître la vie de l’esprit et la solidité relative de nos connaissances partielles, à prétendre sauver par je ne sais quel réalisme de la volonté l’illusionnisme propre de la pensée. La littérature apologétique de ces dernières années pourrait nous montrer que ces déformations ne sont point chimériques.

Telle est la fortune des idées. Elles s’altèrent d’ordinaire en se répandant. Et les courants qui les emportent font oublier la source. Mais le spectacle de ces déformations est de peu d’intérêt au point de vue philosophique. Ce qu’il importe de retenir, ici, c’est que la méthode d’immanence, telle que nous la

propose M. Blondel, n’a de sens que si l’on admet la valeur de la raison, la cognoscibilité de Dieu et sa connaissance, la possibilité enfin d’une démonstration de ce fait chrétien, vers quoi la a méthode » s’achemine, qui est sa raison d’être et son secret propulseur. (Exposé, col. 58 1.)

D’autre part, s’il est vrai, comme on le prétend, que le surnaturel doive être proposé à l’acceptation de l’homme non par voie uniquement nolionnelle ou argumentation simplement logique, mais de manière à répondre à un mouvement réel de noire nature concrète, l’attitude de pensée supposée par la méthode d’immanence au point de vue philosophique, formule des exigences, dont il s’agit de voir ce qu’elles valent en face de la théologie.

B. — £n face de la théologie.

C’est par la théorie qu’on en fait et par son application, que la méthode d’immanence entre en relation avec la théologie. Nous aurons donc à l’examiner de ce double point de vue.

i) La « théorie » de la méthode et la théologie.

A) Puisque le problèmeàrésoudre est toutconcret, et qu’il a son point de départ dans la considération de l’homme tel que nous le rencontrons dans le monde actuel, il est tout d’abord manifeste que ce n’est pas entre l’hypothèse théologique d’un état de nature pure et la position doctrinaledes théoriciens de la méthode d’immanence, qu’il nous faudra établir une relation directe. Quand nous nous plaçons dans l’hypothèse de la nature pure, nous faisons une abstraction. De celle nature conçue comme séparée du surnaturel, qui, de fait, s’allie toujours dans une certaine mesure, avec elle, il sera utile, et parfois nécessaire, d’essayer d’entrevoir les inclinations, les instincts, les forces pour le bien et pour le vrai. Mais il ne faut pas s’attendre à la rencontrer dans un homme vivant. Il importe de se le rappeler. Car « c’est une erreur aujourd’hui fort répandue, remarquait déjà ScHEEBEX, que l’ordre de la créature raisonnable, tel qu’il apparaît ou qu’il a été restauré dans le christianisme, n’est pas autre chose au fond que l’ordre naturel, sauf les institutions positives qui y ont été ajoutées pour l’améliorer et pour détruire le désordre introduit par le péché. C’est justement le contraire qui est le vrai. Dieu, dès le principe, a proposé à la créature raisonnable un but surhumain, il l’a placée vis-à-vis de lui dans un ra|)porl surnaturel en lui accordant des dons supérieurs. Et c’est ainsi qu’il a renouvelé un ordre de choses qui, après avoir été bouleversé par le péché, ne pouvait, à cause de son caractère surnaturel, être restauré, affermi et consommé que par le m3’stère, plus grand encore, de l’cxallalion de la nature humaine à l’unité personnelle avec le Fils de Dieu. » La Dogmatique, III, p. 405 (traduction française).

Une distinction s’impose donc : ladistinclion entre l’humanité abstraite, répondant à la définition de l’homme, et l’humanitc concrète, existante. La première est un universel. Elle est indépendante du temps et de l’espace. Elle l’est aussi des individualités qui la réalisent en fait. Elle est indifférente au surnaturel. Elle ne l’inclut, ni ne l’exclut, ni ne le postule, ni ne le repousse. Elle irapliciue à son égard une niera non repugnantia. L’homme purement homme, s’il existait, aurait sans doute besoin de certains secours divins, mais ceux-ci seraient naturels. Il aurait le besoin d’une religion, mais cette religion serait naturelle. Il tendrait vers Dieu, comme vers sa fin suprême, mais vers Dieu connu abstractivement et non dans le face à face de la vision béatifique, pour laquelle il est, de fait, créé. Car l’humanité concrète, celle qui seule 601

IMMANENCE (METHODE D’C02

existe, celle qui est issue d’Adam et que le nouvel Adam, Jésus, est venu restaurer, est, par rapport à riiumanité abstraite, o connue une race particulière constituée, comuie telle, par îles attributs caractéristiques se surajoutant à ceux de l’espèce » (R. P. Mercier, O. P., Le Fait du Suinatuiet, dans lietiie J’Iiomiste, igoS, p. 176 scq.). Le surnaturel est undeces attributs. L’Iiunianilc est une race surnaturelle : a) d’abord en ce sens qu’il n’y a ])as d’autre destinée pour l’homme que celle de la vision intuitive… ou du châtiment, frajipant éternellement les coupables ; h) parce que la jirovidencc surnaturelle de Dieu s’exerce, quoii|ue à des degrés divers, sur tout homme, on sorte que la vie d’aucun adulte n’est entièrement vide de surnaturel ; c) parce que la Rédemption s’étend à tous les hoiumcs ; </) parce que la volonté de Dieu est salvilique (S. Thomas, Contra Gentes,. III, c. 159).

Ces pensées sont familières aux Pères. Elles ont été développées par les théologiens. Le Magistère ecclésiatique les a consacrées. — Voir par exemple les propositions condamnées par Alexandre VIII (Dbnz., n. 1294-1295 I 1261-1262]), par Clément XI (ibid., n. iSgS [1260]), et les déclarations des conciles d’Orange, II, c. 17, 20, 22, et la conclusion ((fciV., 190, 193, 195, 200 [160, iG3, 165, 169]), de Sens (3^1 |313j).

C’est donc là, d<ins la conception ortlwdoxe de l’état de Vhnmaniié piéaente vis-ii-t’is du surnaturel, don gratuit de Dieu, qu’il faudra chercher et trouver,

— s’il existe, — le point de contact entre la théorie de la méthode d immanence et la théologie. Le chercher ailleurs serait se mettre en dehors des données du problème tel qu’il a été posé.

B) Cet état de l’humanité présente, quand il ne s’agit ni de l’homme qui vil surnaturellement, parce qu’il possède la grâce saneliliantc, ni de celui qui estraort spirituellement, parcequ’ilacommis le péché mortel, encore qu’il garde la foi ou tout au moins le caraclère baptismal, on nous propose de l’aïqieler, un état transnuturel’. Et l’on veut signilier par là le caractère instable d’une nature qui n’est plus ici-bas pour elle-même, mais blessée par la déchéance, et traversée par les appels d’une grâce prévenante, dont le résultat est, en suscitant l’aspiration vers l’au delà, de faire sentir le vide qui est dans la nature réelle. Le surnaturel chrétien, qui apparaît dans l’ordre historique, révèle la raison de cette insullisance de la nature, il y répond. Il comble un besoin. Et quand on parle de lui, et qu’on le considère dans le concret, « on ne peut pas dire qu’il y a continuité réelle entre le monde de la raison et celui de la foi, pas plus qu’on ne peut dire que l’ordre surnaturel rentre dans le déterminisme de l’action humaine ».

1. On ppiit donc, selon les points de vue, dire de la Méthode d’imnmnence, 1° qu’elle part de Vhypoihcse du surnaturel absent de l’Ame, c’est-à-dire qn’elle part non de 1 état surnaturel, iiinis de l’état transnaturel, celui du mécréant ; 2° qu’elle pnrl de V/iypnth<-se du surnaturel présent dans rÂnie, c’est-à-dire de l’état transnuturel et non pas d’un liyp<4hélique étal d-’nature pure, dont nulle grâce prévenatite ne détruirait l’équilibi-e ; 3" qu’elle ne part d’aucune hypnlhèse, c’est-à-dire qu’elle part de l’élut où toute ftnie se trouve en fait, et dont il n’est pas nécessaire de connaîti-e explicitement et analvtlqnement les ressources pour que celles-ci restent agissantes et anonymement utilisables. Ces distinctions donnent la clef de bien des textes qui ont paru à plusieurs interprètes, d’ailleurs fort pénétrants, devoir suggérei" une double manière d’entendre lu Méthode d’immanence..K Trai dire, il n’y a qu’une manière de l’entendi-e ; et il faut pour cela se placer dans l’or-dre conci-et où de fait l’iiomme est destiné à une fin surnaturelle, ^’oir ce qui a élé dit plus haut de l’attitude de pensée que supjtose la.Méthode d’immanence au point de vue philosophique.

Mais on peut et doit dire, « que le progrès de notre volonté nous contraint à l’aveu de notre insulhsance, nous conduit au besoin senti d’un surcroît, nous donne l’ajititude, non à le produire ou à le délinir, mais à le reconnaître et à le recevoir, nous ouvre en un mot comme par une grâce prévenante, ce baptême de désir, qui, supposant déjà une touche secrète de Uicu, demeure partout accessible cl nécessaire en dehors même de toute révélation explicite et qui, dans la révélation même, est comme le sacrement humain immanent à l’opération divine. » M. Blondel, Lettre, Annales, p. 611 (à rapprocher de l’exposé col. 587-89).

De ces déclarations, rapprochées de l’Exposé précédent, il ressort que la théorie de la méthode d’immanence entre en contact avec la théologie au point où celle-ci étudie la nécessité du surnaturel, dans l’état actuel de l’humanité déchue en Adam et rachetée par le Christ.

Orl’ctude théologique de cettenécessité, étndecomplexe et délicate, exige, pour être exacte, que l’esprit soit attentif à formuler dès le début une précision et à se mettre en garde contre un danger. A cette condition sera donc conlirmée la légitimité théorique de la méthode d’immanence.

« ) La précision à formuler est celle-ci : comment

entendre cette nécessité du surnaturel.

On répond : « ) s’agit-il de la nécessité de la Révélation, i)our que l’homme connaisse, aisément et avec certitude, certaines vérités religieuses, que, par les seules forces de sa raison naturelle, il pourrait cependant atteindre, mais que, de fait, par suite de la déchéance originelle, il n’atteint qtie rarement et dune manière imparfaite, en u : ie connaissance mêlée d’erreurs’.' on dira que la Révélation était non seulement utile et convenable mais moralement nécessaire (S. Thomas, I, q. 1, a. 2 ; q. 2, a. 4 ; Contra Cent., 1. I, c. 4 ; J’e Vent., q. 14, a. 10.) /3) S’agit-il de la nécessité de secours surnaturels, qui, étant donné le fait de la Révélation, doivent répondre à l’indigence foncière de la nature ? on dira que le surnaturel est ici absolument nécessaire, mais d’une nécessité hypothétique et de conséquence.

Parce que l’homme est actuellement créé pour la vision béatilique et qu’il n’a pas d’autre destinée, sou désir de la béatitude, qui, dans l’hypothèse non vériliée de la nature pure, aurait été limité au bien naturellement connu comme possible, se trouve, dans l’hypothèse vérihéo de notre vocation surnaturelle, désir de béatitude parfaite, encore que son ellicacité ne corresponde qu’à la pression refoulante d’une gràcequi, opérant innatura, Ti’e’iliasexnatura. Mais que cette grâce soit donnée, motion passagère et élevante, suscitant la bonne volonté et la prévenant (II’Concile d’Orange, c. 6, 7, 20, Denz., 179, 180, 193 |149. 150, 163|), c’est ce qu’il faudra conclure de la volonté salvilique de Dieu et de l’universalité de la Rédemption. Et à ceux qui feront ce qui est en leur pouvoir avec le secours surnaturel de cette grâce actuelle. Dieu ne refusera pas la grâce saneMianXc : Facienti quod in se est, Deus non denegat gratiam *.

/) S’agit-il de la nécessité de secours surnaturels, qui, dans l’économie actuelle de la proi’idence surnaturelle (donc non pas en droit mais en fait), seraient

1. Nous interprétons l’axiome dans le sens qui nous parait être celui tin Docteur Angélique (la Ilae^ q. 1(19, a. fi, ad 2 ; Contra Crûtes, III, c. 14’.)). île saint Jionai’enfitre, in Sent, U dist.’J8, a. 2 ; Breiil.. p.."i c.ï, n.."> ; ainsi l’entendent beaucoup de théologiens aujourd’hui. D’autres l’interprètent autrement, mais peut-être parce qu’ils se placent à un point de vue dilTérent (Ripalda, De Ente supernaturali, 1. 1, Disp. xx, scct. 1, n. 1).

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IMMANENCE (MÉTHODE D’j

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donnés à l’homme, même pour l’aider à observer certains commandements de la loi naturelle, en particulier le premier de ces commandements, qui est celui de l’amour de Dieu par-dessus toutes choses, la réponse devient plus difficile et n’est pas identique chez tous les théologiens.

Des distinctions s’imposent, qu’il faut rappeler brièvement, dans la mesure où elles nous permettront d’apprécier la théorie de la méthode d’immanence.

a’— S’il est question de l’homme en état de grâce, de celui donc dont l’àme est vivante (voir Exposé, col. 587), elle est bien près, croyons-nous, de rallier tous les suffrages, l’opinion de S. Thomas, qui, n’admettant pas d’actes indifférents, suppose que c’est la grâce surnaturelle qui, de fait, apporte alors tous les secours qu’aurait dans une autre économie donnés une grâce natm-elle. (De Malo, q. 2, a. 5, ad 7 ; in Il Sent., Dist. 40, q. 1, a. 5. ad 6 ; S. François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, 1. XII, ch. viii.)

b’— Ilpeutétre question de l’homme qui n’a jamais été en état de grâce, de celui qui est seulement en chemin et qui, quoique appelé à se prononcer sur sa destinée surnaturelle, de manière à engager par sa décision une responsabilité éternelle, n’a pas encore repoussé le surnaturel d’une manière délinitive. Il est, nous le supposons, dans ce que l’on appelait plus haut l’état transnaturel. Pour accomplir la loi naturelle dans son intégrité, et à plus forte raison pour aimer Dieu par-dessus toutes choses (d’un amour affectif) il a besoin d’un secours divin ; beaucoup de théologiens pensent que ce secours sera d’ordre naturel. Et en se plaçant au point de vue abstrait, celui des exigences de la nature considérée en elle-même, tout le monde reconnaîtra qu’on ne peut pas parler d’une nécessité du surnaturel. —’Voir la 34’proposition de Baïus, condamnée par Pis V (Denz., io34 [g14]).

Mais un plus grand nombre de théologiens, se plaçant au point de vue concret, celui de l’économie présente, estiment que ce sont des grâces surnaturelles, que Dieu donne alors à l’homme. Ces grâces répondent moins à une indigence qu’à une plénitude. Expliquant par exemple le sens de l’axiome que nous avons cité, Ripalda écrit : a’Verus igitur… sensus est : Quotiescumque homo agit quod sibi datum est, ut actum virtutis naturalem elliciat, jam adesse antecedenter Deum auxilio intrinseee supernaturali gratiae, atque ita nuUus sit conatus moralitcr bonus naturæ quem aliqua gratia supernaturalis non præveniat. » (Disp. xx, sect. 2, n. 6).

Au sujet de l’observation de la loi naturelle concernant l’amour de Dieu par-dessus toutes choses, S. Thomas formule ainsi sa pensée : « Dans l’état de nature intègre, dil-il, l’homme n’avait pas besoin du don de la grâce pour aimer Dieu naturellement par-dessus tout ; il lui fallait cependant la motion divine pour passer en acte. Dans l’état de déchéance l’homme, pour aimer Dieu, a besoin de la grâce réparatrice qui guérit la nature. « (I » Ilao^ q. log, a. 3.) Cette grâce qui guérit est, d’après le Docteur Angélique, la grâce sanctiliante et l’amour dont il s’agit, l’amour affectif. Sur la question cependant, les théologiens sont divisés ; et tandis que les uns affirment la nécessité d’une grâce surnaturelle pour produire cet acte d’amour, les autres la nient.’Voir p. ex. parmi les premiers Cajetan, in II, q. 171, a. 2 ; Domi. SoTo : Aat. et grat., 1. I, c. xxi ; Molina, Concord., q. 14, a. 13, disp. 14 ; et parmi les seconds, Bellarmin. De gratia et lib. arbitrio, 1.’VI, c. vu ; Suauez, De gratia, 1. I, c. xxxiir.

Quoi qu’il en soit, et alin de situer seulement en son milieu théologique la théorie de la méthode d’immanence, nous constaterons, que, sans être absolument

solidaire de telle ou telle des explications mentionnées ci-dessus, elle nous semble être en plus parfaite cohérence aveo celle qui tient que, dans l’économie actuelle, les grâces intérieures données par Dieu, le sont au nom des mérites du Christ, en une intention de salut, et donc d’ordre surnaturel’. (Billot, De gratia, Komve, 1907, p. 67.) Parmi les théoriciens de la méthode, plusieurs, tel le P. L.iBEnTHONXiÈRE, ont une tendance augustinienne plus accentuée. Nous n’avons pas à l’apprécier, ici. Nous n’examinons que la méthode d’immanence. Celle-ci, telle que M. Maurice Bloxdel l’a proposée dans /.’Action, nous parait simplement en contact avec l’affirmation théologique de la nécessité du surnaturel sous forme de grâces actuelles absolument nécessaires pour justilier les responsabilités de la décision volontaire qui fixera le sort de l’éternité Et de même qu’il est philosophique d’étudier <. toutes les formes superstitieuses et toutes les fictions qu’invente l’action humaine pour se donner l’illusion d’être achevée » ; ainsi n’est-ce pas, nous assure-t-on, outrepasser les droits de la philosophie, de considérer cette affirmation théologique, non point sans doute comme capable d’être découverte par la raison seule, mais comme révélatrice, en ce sens que, confrontée avec les profondes exigences de la volonté de l’homme vivant, elle nous permet de découvrir, si elle s’j- trouve, dans le dogme chrétien, l’image de nos besoins réels et la réponse attendue. On acceptera donc l’affirmation théologique a comme font les géomètres en supposant le problème résolu et en vérifiant la solution fictive par voie d’analyse ». (L’Action, p. 391.)Et cela manifestement est légitime. A condition toutefois que l’esprit se mette en garde contre un danger.

b) Le danger, contre lequel il faut se mettre en garde, est celui d’un double exagération.

a — En considérant l’homme tel qu’il est, in concreto, et non pas dans l’hjpothèse possible sans doute, quoique non réalisée, de sa nature pure, on peut, glissant inconsciemment vers une vue systématique des choses, arriver à nier la solidité relative de nos actes et la vérité certaine de nos sciences. Par là on inclinerait fatalement vers le fidéisme. On évitera le danger, en restant dans l’attitude de pensée que suppose la méthode d’immanence (col. 697). On se rappellera que ces actes et ces sciences ont leur consistance, nonobstant leurs lacunes, et qu’un coup d’état de la volonté ne saurait combler le vide que creuse en nous leur insuffisance. On s’appliquera aussi à mettre en lumière « la plénitude relative de la vie subjective, condition du sentiment que nous en acquérons ». C’est en oubliant ces exigences de l’orthodoxie qu’on se rapprocherait des positions hermésiennes (D., n. 1634 [1496]). Aussi essayerat-on en vain de donner au fidéisme un sens acceptable. Car le Udéisme, ainsi que l’a particulièrement remarqué M. Blondel, a consiste ou à séparer par une cloison étanche le domaine de la science et le domaine de la croyance, ou à subordonner d’une manière plus ou moins oppressive et même éliminatoire l’activité proprement rationnelle aux besoins pratiques, aux raisons de sentiment, aux exigences morales et religieuses. Dès lors le fidéisme, impliquant un abus ou une exagération du rôle de la foi, a un sens toujours péjoratif ». (Vocabulaire philosophique, publié par la Société française de Philosophie, fasc. 9 (1906), p. 303.)

Une autre forme de cette même exagération consistera à ouljlier que si les deux ordres, celui de la

1. Quelle que soit d’ailleurs l’explicatiou que l’on propose. Cette explication varie, comme on le sait, dans les jilTérentes écoles thcologiques. 605

IMMANENCE (MÉTHODE D’606

nature et du surnaturel, ne sont, dans l’état actuel de l’humanité, ni séparés ni simplement juxtaposés, ils n’en doivent pas moins rester léellerænldistincts. Et l’on eu arrivera alors à parler de l’homme créé pour le surnaturel, comme si so/iesse/ice portait l’empreinte de sa surnaturelle destinée. Il s’ensuivrait que l’homme serait « une substance surnaturelle », ce qui est erroné.

, 5 — Dans le but d’éviter cette exagération du faux siinuilnralisme, on peut aisément tomber dans celle du naturalisme, a Est naturaliste toute doctrine qui ne voit dans le surnaturel que l’épanouissement et le terme suprêmes des facultés et de l’activité naturelles. Est encore naturaliste toute doctrine qui croit apercevoir dans la nature en tant que telle une cxifçence proprement dite du don de la grâce, n W’RHRijé, La Méthode d’immanence, p. 28. Du naturalisme ainsi entendu, il faut dire manifestement qu’il est en opposition formelle avec les principes catholiques. En parlant par conséquent du surnaturel qui apparaîtrait au philosophe comme nécessaire, il faut qu’on fasse entendre qu’il ne s’agit pas d’une exigence delà nature eu tant que telle. On fait mieux que de le laisser entendre. On le dit expressément en posant le problème dans le concret et en faisant sortir d’une nature traversée par la grâce cet aveu d’insuffisance qui conduit au besoin d’un surcroît et qui, sans donner l’aptitude à le produire ou à ledélinir, donne du moins celle de le reconnaître et de le recevoir. (Ex/ ; o5é, col.593).Si elle demeure donc fidèle à son point de vue initial, la méthode d’immanence évitera tout danger île naturalisme.

Cependant si le principe d’immanence, entendu au sens relatif qui a été défini plus haut, est vrai, s’il faut dire que « ce qui ne correspond pas à un appel, à un besoin, que ce qui n’a pas dans l’homme son point d’attache intérieur, sa préfiguration et sa pierre d’attente, que ce qui est purement et simplement du dehors, ne peut ni pénétrer sa vie ni informer sa pensée, mais est radicalement inellicace en même temps qu’inassimilable », comment doit-on concevoir le rapport de ces deux ordres, naturel et surnaturel, qui, bien que non séparés en nous, restent cependant, la théologie le requiert, des ordres distincts ? Il semble qu’on ne le puisse sans revenir à la considération de la nature en soi, et par suite à l’hypothèse de la nature pure, avec laquelle nous constations cependant, au début de notre examen de la méthode d’immanence en face de la théologie, que la théorie de cette méthode n’avait point de relation directe, puisqu’il s’agissait de l’honmie teltjue nousle rencontrons dans le monde actuel. Une antinomie secrète se révélerait-elle ici entre la théorie de la méthode d’immanence et la théologie ? C’est ce qui nous reste à examiner.

c) La question des rapports de la nature et du surnaturel a occupé de tout temps la théologie. Les solutions qui lui ont été données se concentrent autour de l’idée de puissance ohédientielle. (S. Augustin, De Gen. ad Utt., 1. IX, cap. xvii, n. 82 ; — S.Thomas, Quæsl. disput.de virt., art. x, ad13 ; — Suxrez, Métaph. disp. xLiii, sect. l.) Cette dernière, considérée dans l’houxuie, n’est pas une puissance purement passive. Elle est aussi une puissance active, non pas en ce sens, justement répréhensible, qu’elle est efficace par elle seule, ou à coté de la grâce, mais en ce sens qu’elle le devient par la grâce qui, travaillant la nature et la transfigurant, se trouve constituer avec elle un seul principe d’opération, développer la vitalité active et la liberté des facultés de l’âme, soulever ces dernières en leur fond le plus intime et produire des actes qui relèvent indivisible ment de la nature et de la grâce. « Pion partim ^ralia partim liberuni arbitrium, sed totum singula opère individuo peragunt. » S. Bernard, De Gratia et libero Arbitrio, c. xiv. Tel l’olivier franc enté sur l’olivier sauvage.

Or le fondement de cette puissance obédientielle est à chercher, d’après S. Thomas, dans notre nature intellectuelle prise comme telle. Car, pour le Docteur Angélique, l’ordre intellectuel en son absolu et l’ordre divin coïncident. (Sertillanges, Saint Thomas, I, 1. I, ch. II, B ; RoussELOT, L’intellectualisme de S. Thomas, p. 2 ;  ; , seq.) Ainsi se manifestera la justification du principe thomiste : nihil potest ordiiiari in aliquem finem nisi præexistat in ipso quædam proportio ad finem c’est-à-dire du principe d immænce. Entre la nature humaine et le surnaturel, il y aura une relation indirecte etlointaine, une aptitude, un appétit indéfini, un désir inefficace et en quelque sorte négatif à combler.

Autant il serait donc illusoire de vouloir, par une analyse psychologique de nos tendances, prouver le fait du surnaturel, autant il est légitime, ex suppositione, d’établir une démonstration parfaitement rigoureuse en son genre. Car « s’il est une fois accordé que riiomnie doit aboutir au parfait achèvement de son être intellectuel en tant que tel, on n’aura pas de peine à faire voir que cet achèvement ou béatitude parfaite n’est réalisable que par l’intuition intellectuelle du divin ». Sertillanges, 1. c, c. ii, p. 305. A plus forte raison, sera-t-il légitime de partir de la nature concrète, afin de mettre en relief le point où le surnaturel pourra s’insérer, sans se préoccuper de savoir comment se trouve cette nature, mais en bénéûciant de toutes les ressources qu’elle présente de fait. Or tel est le cas de la méthode d’immanence. (Cf. Exposé, col. 5g2.) Au point de vue théologique, il n’y a plus dès lors qu’à voir comment elle peut être légitimement appliquée.

2) L’application de la méthode et ta théologie.

Il ne saurait être question ici d’une application toute spontanée et en quelque sorte empirique de la méthode d’immanence. Ses dillicultés n’auraient de consistance que dans la mesure où elles porteraient sur les idées, dont s’inspire explicitement l’application scientifique.

Ne parlons directement que de celle-ci. Or l’application scientifique de la méthode d’immanence rencontre la théologie sur deux points.

A) Ce qui l’inspire en efi’et, c’est la thèse de l’i’nsufflsance d’un ordre naturel dans lequel le surnaturel ne s’introduirait que par un coup de force et resterait toujours un objet de luxe. Mais la théologie maintient une certaine suffisance de cet ordre naturel. C’est une conséquence de l’enseignement ecclésiastique sur les effets du péché originel, qui n’a pas (létruit toutes les forces de la raison et de la liberté. (Voir les déclarations du Magistère concernant Baïus et QuBSNBL, p. ex. Denz., iSgi |1266].)Le Concile du Vatican le rappelle donc : « Ecclesia lenet ac oocet, Deum rerum omnium principium et finem naturali rationis luminee rébus creatis cerlo cognosci passe n (Denz., 1785 [1634]). Cependant il y a un abîme entre ces déclarations et celles des déistes du xviu’siècle, tenant pour une connaissance naturelle de Dieu sullisanle, fondement d’une religion naturelle, qui existerait dans l’humanité et se suffirait objectivement comme telle. Ce déisme n’a jamais été la religion de l’humanité. L’étude comparée des religions met tous les jours ce point en plus vive lumière. (Albert Valensin, Jésus-Christ et l’étude 607

IMMANENCE (MÉTHODE D’)

608

comparée des religions, Gabalda, 1912, p. 172.) Or l’application scientiQque de la méthode d’immanence est précisément en opposition avec les idées du déisme. Mais elle suppose les déclarations du Vatican’. Nous en avons dit la raison en déQnissant plus haut l’attitude de pensée que suppose la métliode d’immanence, avi point de vue philosophique. Dans une lettre qu’ils écrivaient, il y a quelques années, sur les Eludes du clergé, les évêques lombards s’exprimaient ainsi :

« Dieu, en créant l’homme dans sa nature et avec

ses facultés naturelles, l’a destiné en même temps à une vie et à une lin surnaturelle. Cet ordre de la grâce, surajouté à la nature, est, de par la volonté positive de Dieu, obligatoire ; l’ordre de la nature est inséparablement subordonné à celui de la grâce. Donc c’est dans cet ordre surnaturel que l’homme doit puiser tout ce qui lui manque dans l’ordre naturel ; il ne peut se confiner dans l’ordre naturel, sans rester incomplet et indigent. L’ordre de la grâce est le complément nécessaire de l’ordre qui lui est subordonné ; la nature ne peut se séparer de cet ordre de la grâce ni s’y dérober sans perdre de ses forces et de ces moyens qui, nécessaires à sa perfection, ne peuvent, dans la disposition présente de la Providence, lui venir d’ailleurs, n (L’Uniicrs, 4 mars 190^.) Voilà bien la définition théologique des rapports concrets de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel. Et par conséquent elle sera légitime, l’application d’une méthode ayant pour effet de donner comme le sentiment du vide creusé par l’insutlisance des solutions naturelles, et d’en arracher l’aveu à la sincérité d’une âme « qui, loin de douter du divin objet de son aspiration, doute de soi liumblement en reconnaissant son incapacité à l’allcindre tel qu’il est ».

B) Un second point sur lequel la méthode d’immanence se rencontre en son application avec la théologie, c’est celui de l’utilisation pratique de l’expérience que l’on peut avoir du surnaturel immanent, alin de connaître le surnaturel transcendant. Excluant les cas extraordinaires, qui ne relèvent manifestement pas de l’apologétique, il ne s’agit pas sans doute d’extraire de l’un le contenu de l’autre, ni même simplement de conclure de l’un à l’autre ou de confirmer l’un par l’autre.

Si la présence du surnaturel est ici utilisée, ce n’est pas par manière d’argument et d’une façon explicite, c’est comme un fait, d’ailleurs anonyme : el la conclusion à laquelle on doit directement aboutir étant toute négative, l’application normale de la méthode d’immanence ne violera poinU’immunité théologique du surnaturel.

III. — Portée de la méthode d’immanence

On a vu plus haut que la méthode d’immanence devail avoir pour effet d’abord et directement de mener l’àme sincère jusqu’à l’aveu d’une abnégation nécessaire et d’ime humble attente, ensuite et indirectement de déterminer, encore que d’une manière négative, ce qu’il faudra que soit une révélation pour être écoutée (col. 698) Ainsi définie, la portée de la méthode d’immanence soulève une double question : l’une dogmatique, l’autre critique.

a) La méthode d’immanence a-t-elle, légitimement, cette portée ? C’est la question dogmatique. Nous n’hcsilons pas à lui donner une réponse aflirnialive. Car tant qu’elle reste fidèle à elle-même, la méthode

1. Sur le sens de ces dernières, cf. Collkct. Lac. Acla et Décréta Sacras, occtini. concti. Vatican., col. 520 ; et aussi Ghanokrath, Constitutioites Dogmaticæ Sucrosancti oec. concltii Vaticani ex ipais dus actis explicatae atque illusiratæ (Herder., 18^2, p. 33).

d’immanence satisfait des exigences de pensée légitimes au point de vue philosophique et en face de la théologie. De plus, elle entre eflicacement dans le dessein de l’apologétique, non seulement en préparant dans les âmes une audience au message divin, mais encore en soutenant et en stimulant leur ascension vers la vérité.

Elle a donc une portée salutaire,

1. Parce que pour arriver à la foi, il faut normalement en avoir le désir. i< Cum alicui proponunlur aeterna bona, primo vult ea, secundo vult eis inhærere per amoren, et tertio vult sperare ea et quarto vult credere ea ut credens pnssit jam sperare et amare et habere. n S. Thomas. 1Il Sent., dist. 28, q. 2, a. 5, ad. 4. — On peut suivre avec intérêt dans S. Augustin le développement de cette théorie du désir : De quantitate aniniae, écrit comme sous l’impression de sa conversion — l’ouvrage est de 891 (date du baptême d’Augustin), c. xix, n. 24 ; — ^e vera religione, c. X, n. 30 ; — De utilitate credendi, c. xvi, n. 34 ;

— De ordinc, 1. ii, c. xix, n. 51. « Une des raisons de cette loi, dit à ce propos Portalié, S. J., dans son article sur Augustin (Dicl. Théol. catli., col. 2333), c’est que la vérité religieuse se présente à l’homme non comme un froid théorème à contempler, mats comme un bien qu’il fnut embrasser de toute son âme pour en faire la règle de sa vie. Le grand docteur ne dit pas, comme certains aujourd’hui : la religion n’est point une doctrine, elle est une vie, mais il dit fort bien : la religion n’est pas seulement une doctrine, elle est une vie de notre âme. » Aussi, très justement, M. Blondel en fait-il la remarcjuc : C’est seulement dans le vide du cœur, c’est dans les âmes de silence et de bonne volonté, qu’une révélation se fait utilement écouter du dehors… Le sens des paroles et l’éclat des signes ne seraient rien sans doute, s’il n’y avait intérieurement un dessein d’accepter la clarté désirée, un sens préparé pour juger la divinité du verbe entendu. Toujours les hommes ont tendu l’oreille et le regard pour recevoirce que les hommes ne peuvent voir et entendre sans mourir. Et s’ils ont cru démêler cette parole meurtrière et vivifiante, où elle ne retentissait pas encore, s’ils lui ont fermé l’accès quand elle a prétendu résonner, c’est peut-être parce qu’ils ne portaient pas épuré en eux le sens d’une vie plus haute. L’homme de désir est rare ; et c’est le seul qui soit la mesure de la vérité donnée, le seul qui ait la compétence et le discernement de son origine. Pour la reconnaître, il faut s’attendre à ce qu’elle soit, non telle qu’on la voudrait, mais telle qu elle est. » L’Action, p. 898.

Puisque la méthode d’immanence stimule le désir, non certes du surnaturel en tant que tel, mais d’un surcroît, elle dispose au moins négativement l’âme de bonne volonté à recevoir ce qui comblera, en les dépassant, toutes ses exigences.

2. Elle a encore une portée salutaire parce que, pour justifier devant la pensée philosophique l adhésion de la foi an surnaturel, il faut montrer que, don de Dieu, ce surnaturel n’est ni une tyrannie, ni l’apport tout étranger d’une pensée incapable de devenir nôtre. Or c’est précisément ce que montre la méthode d’immanence (col. 584). On ne pourra donc pas dire que le problème du surnaturel est inconcevable et inadmissible. Il faudra plutôt reconnaître qu’il est la condition même de la philosophie, telle qu’elle se pose à présent dans son intransigeante indépendance, c’est-à-dire que, puisque la philosophie n’a jamais, dans le monde où nous sommes, en face du problème de la destinée, vraie raison de philosopher, un équilibre stable, c’est en quchpie sorte la constituer elle-même, que de lui donner conscience de son insuffisance. 609

IMMANENCE (MÉTHODE D)

610

— Cependant pour salutaire qu’elle soit, la perlée de la méthode d’immanence twt limitée.

1. Elle l’est d’aliord par les e.rii ; ences mêmes qu’elle formule, et qui sont celles des « philosophes », d’une élite, au moins sous la forme rigoureuse que revêt l’application scientifique de sa théorie. Le livre de l’Aclion ne se donne pas certes comme un livre d’apologétique populaire. Les raisonnements métaphysiques qu’il développe ont une délicatesse toute particulière, à cause de leur complexité. Limite de fait plutôt que de droit, car nous avons constaté que les exigences que prétend satisfaire la méthode d’immanence sont légitimes.

2. La méthode d’immanence est encore limitée en ce sens qu’elle n’est pas destinée à proui’er par elle seule le fait du surnaturel. L’exposé a mis ce point en bonne lumière. Que si, non content de faire reconnaître à l’homme la nécessité d’un surcroît, l’apologiste cherche, par une analyse psychologique de ses besoins et de ses aspirations, à lui faire percevoir, à travers les grâces de Dieu, le signe de la vérité, sa méthode n’est plus la méthode d’immanence. C’est une méthode psychologique, dont nous n’avons pas à apprécier ici la valeur, mais qui, en toute hypothèse, ne saurait être unique. (Voir à ce sujet les discussions élevées entre M. Thamiry et M. Ligbard, /.’Apologétique et la Transcendance du surnaturel, extrait de la Beiue de Lille, janvier 1910.)

La méthode d’immanence n’est donc pas une méthode rivale des méthodes de démonstration historique. On doit dire d’elle, proportion gardée, ce que le P. Labkhthonnière dit fort justement de la méthode de Pascal. Quand, après avoir fait remarquer que la chute originelle explique notre misère présente, ce que nous sommes, et la rédemption notre idéal de grandeur, ce que nous devons être, il ajoute : a Mais la chute originelle et la rédemption ne se présentent ainsi tout d’abord que comme des hypothèses. De ce que ces hypothèses semblent rendre raison de ce que nous sommes, il ne serait pas légitime d’en conclure qu’elles sont vraies. Il faut donc les vérifier ; il faut voir si réellement il y a eu une chute et si réellement il y a une rédemption. Et la critique historique reprend son rôle. Seulement qu’on le remarque bien, elle est maintenant dirigée dans son enquête, elle ne va plus à l’aventure. Et les faits dont elle établit la réalité ne sont plus seulement quelque chose de matériel et de eonstatable empiriquement ; ils ont un sens par rapport à nous. i> Essais, p. 207.

h) La méthode d’immanence a-t-elle de fait, dans l’intention de son promoteur, cette portée ? C’est la question critique.

Plusieurs déclarations de M. Blondel paraissent ne laisser aucun doute à ce sujet. « On me prêle le dessein de montrer comment les dogmes sont appelés ou postulés par l’àme humaine, qui si elle sait voir en elle-même, peut les découvrir d’avance. Or je n’ai pas cessé un instant d’atlirmer que, sans l’enseignement objectif et une révélation positive, nous ne pouvons par nous-mêmes découvrir aucun dogme, obtenir aucune connaissance de la véritable réalité surnaturelle, dégager aucune notion de la grâce, même quand les touches secrètes de Dieu se traduisent déjà par des faits de conscience anonymes. <> (Lettre à l’Cniyers, la mars 1907, citée par Thamiry, Les deux aspects de l’Immanence, p. 271.) Cependant la Lettre sur les exigences, datée de 1896, laissait peut-être quelque équivoque. Ce n’est pas un résultat peu appréciable des controverses qu’elle a suscitées que d’avoir permis de préciser ce point. Oui, la méthode d’immanence finit là où l’a montré l’exposé. Mais là ne se limitent ni les utilisations légitimes de la méthode ou des idées dont elle procède ni les efforts

Tome II.

apologétiques de M. Illondel et de ceux qui, à des degrés divers, relèventde son initiative. L’exposé n’en a pas été fait. Il nous suffira donc d’indiquer en terminant ici notre examen, comment au point de vue de la méthode d’immanence, prise en son sens original et premier, peut ou doit se constituer l’Apologétique intégrale.

Conclusion. — Méthode d’immanence et Apologétique intégrale. — L’apologétique, comme la théologie d’ailleurs, a une histoire qui, on l’a expliqué ici même, est celle d’un progrès (Apologétique, col. 240, seq.). Dès le xvi’siècle et sous la forme de ces traités nouveaux, qu’on appelle De Vera lieligione et De Ecclesia, elle se détache peu à peu des traités de la Foi et tente lentement de s’organiser. Mais, née au milieu des luttes doctrinales, elle en garde souvent l’empreinte. Les circonstances appelaient des polémiques. Elles dictèrent une méthode.

De là le caractère de bien des travaux apologétiques du XVIII’et du xix’siècle : agglomérat de questions hétérogènes et de solutions occasionnelles. L’apologétique n’était alors qu’une tactique. Ne devait-elle pas devenir une science ? Elle avait dès lors à organiser ses preuves et à mettre en lumière le principe qui les organisait. Une y » x( « ^os(7 ; on d’arguments ne suffit pas, en effet, pour constituer une science. Il faut une coordination, owmiexxTi encore une implication. A ce compte, rai)ologétique aura son homogénéité spécifique et son unité formelle. Car elle aura constitué en un tout étroitement lié, les arguments multiples, internes et externes, qui doivent se combiner pour réaliser intégralement la démonstration chrétienne.

De ce programme, le cardinal Deghamps semble avoir donné la formule : « Ecoute et regarde, dit-il : Il n’j' a que deux faits à vérifier, l’un en vous, l’autre hors de vous ; ils se recherchent pour s’embrasser, et, de tous les deux, le témoin c’est vous-même. > (Démonstrations de la Foi, i’^ Entretien, p. i. — Dessain.) Au point de départ de la démonstralion, il s’agirait donc d’observer le fait intérieur. Cette étude du sujet est objective. Elle met en lumière des besoins et des exigences. Si de plus elle est dynamique et concrète, elle explorera, au-dessous de la zone des idées réfléchies, les états de conscience spontanés et les dispositions intimes, elle aidera le mouvement secret de l’ànie vers la vérité. Et quand l’homme qui cherche la religion portant en elle seule les signes de la vérité divine sur la terre, aura, avec le désir de voir, demandé où elle est, ce sera la tâche de l’apologiste de fixer intellectuellement cette conscience déjà éveillée sur l’obligation de croire (au moins hypothétiquement) à la Révélation’.

Cette tâche, l’apologiste l’accomplirait, sans doute, en montrant d’abord dans l’Eglise catholique, miracle toujours subsistant, l’autorité d’une parole, qui, aujourd’hui encore, témoigne en faveur du caractère divin de la Révélation dont elle porte d’âge en âge la tradition de vie et de vérité. Il reconnaî 1. L’apologétique aura donc tout d’abord, pour but d’établir la crédibililé du do^ime catholique (Gardeil., O. P., La Crédibililé et V Apologétique. Gabalda, 1908, p. 140). Ce qui n’exclut pas cnez l’apologiste l’effort louable de jusliBer devant la raison les voies multiples selon lesquelles se réalise le Mystère Rédempteur (M.i.let, l^Œuvre du cardinal Dcchamps, Annales^ 1907, p. 575 sq. Weurlé, La Méthode d’immanence, p. 48 sq.}. II nous semble cependant qu’il conviendrait de dire de cette justification, qu’elle n’entre qu’indirectement dans l’apologétique, et relève plutôt de la théologie.

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611

IMMUNITÉS ECCLÉSIASTIQUES

612

Irait bientôt, cependant, qu’il ne peut par celle voie rendre pleinement compte du passé chrétien, et il ouvrirait les évangiles. En les étudiant selon la méthode historique, puis en suivant à travers les textes les vestiges de la première pensée de l’Eglise, il conlirmerait la transcendance du christianisme et établirait son titre catholique. La force de celle dénionslralion est aux sources. Mais son efficacité pratique, son aptitude à avoir prise sur les hommes n’apparaîtrait point indépendante des conditions réelles de la recherche. Le fait intérieur ne se dissocierait donc point du fait extérieur. Et l’apologiste aurait à montrer comment la parole lointaine de Jésus-Clirisl et celle de l’Eglise contemporaine exigent, pour cire comprises comme il convient, que du dedans procède le désir qui appelle, la lumière qui discerne, l’amour qui embrasse. Il susciterait dans l’homme qui cherche la vérité religieuse, une conscience plus nette de sa subordination totale vis-à-vis de Dieu, un sentiment plus vif du besoin de Dieu. Il essayerait de lui donner une intuition plus profonde des garanties delà révélation qui vient de Dieu.

Les différents itinéraires de sa démonstration constilueraienl ainsi aux yeux de rai)ologisle, non des voies théoriquement équivalentes et isolément capables d’aboulir à des conclusions décisives, mais des preuves solidaires et intégrantes, toutes diversement indispensables à la démonstration chrétienne. El leur synthèse se ferait dans l’homme vivant. Car l’acte par lequel celui-ci adlière à la foi n’est pas la simple résultante d’une enquête historique, menée uniquement d’après les méthodes positives. Il est prévenu par le don de Dieu. Orientation de l’àme vers sa lin béatiliante, il est, d’abord et avant tout, une démarche intérieure.

L’apologétique intégrale, devant donc comme toute discipline intellectuelle être spéciliée par son objet formel, le serait par la rencontre du fait intérieur et du fait extérieur. Et l’on ne dirait point d’elle qu’elle unit l’apologétique interne à l’apologétique externe, mais bien qu’elle est tout entière l’une et l’autre, l’élément interne et l’élément externe constituant, pour ainsi dire, les deux faces d’une réalité sans épaisseur.

Or, la mise en œuvre de ce programme dépend de la question de savoir, d’une part, si vraiment un vide est creusé dans l’àine de l’homme historique par le Dieu même qui lui présente la révélation de son amour prévenant cl im])érieux, et, d’autre part, s’il y a un moyen d’étudier non seulement le champ restreint de la réllexion et de l’elVorl dialectique, mais encore celui, bien autrement étendu, de toutes les causes réelles de notre accès à la foi. Elle suppose donc la théorie et l’application de la méthode d’immanence. En ce sens, au moins, il est par conséquent exact de dire que, du point de vue où nous place cette méthode, on pourra constituer l’apologétique intégrale.

BiBLioGRAi’uiH. — i"SouRCBS : Oulrc L’Action, Paris, Alcan, 18(j3, et la lettre. Annules de Phitt>si)j)hie chrétienne, 181j6, qui ont déjà été signalées, on peut utilement consulter pour saisir le sens de la méthode d’immanence d’après M. Maurice Hlondel, les écrits suivants : Blondel, Principe élémentaire d’une loi^ique de la vie murale, i""’Congrès international de phiIosoi)hie, ii)o6 ; — F. Mallet, Un entretien avec M. Hlondel, llevue du Clergé français, i.’J aofil igoi ; — Blondel, A propos de certitude religieuse, ibid., 15 février igoa ; — Mallet, D’où naissent quelques malentendus persistants en apologétique ? ibid., i"’septembre lyoa ; — du même. Un dernier mot sur la paix de l’apologéti que, ibid., 15décerabre 1902 ; — Blondel, Histoire et Dogme, La Quinzaine, ibtévTier 1904 ; — Un nouvel entretien avec M. Jilondel, ibid., 1 5 avril igo/i ; — Une simple explication, ibid., 1 5 juin 1904 ; — La philosophie de l’Action, Itevue de Philosophie, i" septembre 1906 ; — Blondel, Le Point de départ delà recherche philosophique, Annales de IViilosophie chrétienne, janvier et juin 1906 ; — Wehrié, Une soutenance de thèse, Annales, mai 1907 ; — Blondel, L’Apologétique et la Philosophie, lievue du Clergé français, 15 mai 1907 ; — extraits de lettres adressées par M. Blondel à M. Thaniiry et publiées par ce dernier dans son ouvrage. Les Deux Aspects de l’Immanence, Bloud, 1908 (voir par exemple, p. 286, 2y3).

2° Etudes d’intehprktation. — Nous signalons sous cette rubrique quelques travaux qui, à des degrés divers, peuvent servir à éclaircir soit la nature de la méthode d’immanence, soit l’attitude de pensée qu’elle suppose. Le Bachelet, S. J., De l’apologétique traditionnelle et de l’apologétique moderne, Paris, Lethielleui, 1897, in-16, 154 p. ; — B. de Saill}’, Les ingrédients de la philosophie de l’Action, Annales, novembre igoS ; — E. Thamiry, /.es Deu.r Aspects de l’Immanence et le Problème religieux, Paris, Bloud, 1908, in-16, xx-303 p. ; — IL Ligeard, La théologie scolastique et la transcendance du surnaturel, Paris, Bcauchesne, igo8, in-16, viii 138p. ; — Boutroux, Science et religion, Paris, Flammarion, 1908, in-16 ; — Michelet, Dieu et l’Agnosticisme contemporain, Gabalda, 1909 ; — Wehrié, La Méthode d’immanence, Paris, Bloud, igii, in-16, 61 p. ; — Cremer, Le Problème religieux dans la philosophie de l’Action, préface de Victor Delbos, Paris, Alcan, 1912, in-8, xiii-102. Sur l’apport original du P. Laberthonnière à la méthode d’immanence il convient de consulter : Le Problème religieux, Annales, février-mars, 1897 ;

— Le Dogmatisme moral, ibid., nov. 1898 ; — Eclaircissements sur le dogmatisme moral, La Quinzaine, ibid., janvier 1900 ; — L’apologétique et la méthode de Pascal, lievue du Clergé français, février 1901 ? — Notre programme. Annales, I go5.

3" Sun LA MKTUODB d’iMMANENCE ET l’aPOLOQKTI ouKiNTiicnALR, Blondcl, //15<o(>e et Dogme, La Quinzaine, lô février igo^ ; — MuMpI, L’œuvre du cardinal Decliumps et la Méthode de l’apologétique. Annales, octobre igoS, février-mars 1906, mars 1907 ;

— Bainvel, Le Problème apologétique (extrait de la Itevue apologétique, 16 septembre igoS) ; — Wehrié, op. c., ch. v. Conditions et bienfaits d’une a pologétiq lie intégrale, {>. ! iS ; — ile ?oiY>iiquel. O.P., /.’Objet intégral de l’apologétique, Paris, Bloud, in-16, 565 p., 1912 ; — Blondel et Laberthonnière, .Subjectivisme et apologétique intégrale, dans lievue pratique d’Apologétique, 15 février 1912.

Albert’ValkiNsin.