Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Incinération

La bibliothèque libre.
Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 320-329).

INCINÉRATION. — I. la propagande en faveur de l’incinération. — IL Altitude de l’Eglise, — III. Justification de cette attitude.

1. La propagande en faveur de l’incinération.

— L’incinération ou crémution est un rite funéraire qui consiste à réduire le cadavre en cendres au moyen du feu. On l’oppose à Vinhnmation, qui conlîela dépouille humaine à la terre ou à une chambre sépulcrale pour l’y abandonner à l’action des causes naturelles.

L’inhumation apparaît dès l’âge de la pierre taillée, comme en témoignent les sépultures préhistoriques de Spy, de Predmost (Moravie), de Cro-Magnon, de Laugerie-Basse. d’Aurignac, de Mentlion, de la Chapelleaux-Saints, etc. La crémation s’atteste, à son tour, à l’âge néolithique, par exemple dans les dolmens du Finistère, et plus encore durant l’âge du bronze, sans se généraliser cependant, sinon dans la dernière période de cet âge (cf. DiU : hblette, jVnni/e/, v. ci-dessous, à la bibliographie). Avec des vicissitudes multiples, où la prédominance semble demeurer à l’inhumation, les deux rites persistèrent au cours des siècles, tantôt isolés, tantôt ju.xtaposés, tantôt même combinés. Il est dilllcile d’assigner une cause unique à cette diversité d’usages. Des circonstances d’ordre pratique ont sans doute exercé leur part d’influence ; mais l’un des facteurs principaux de ces coutumes fut assurément les idées religieuses des différents peuples et leurs croyances sur la vie future. Cette dépendance est indéniable en ce qui concerne l’ensemble des rites funéraires ; il y a partout dans le fond de l’àme humaine une conception symbolique des honneurs rendus aux morts. Il serait 629

INCINERATION

630

étrange que le choix de l’inhumation ou de la crémation eût seul échappé à cette loi. Et de fait, l’in(Uience est manil’este chez nombre de peuples : par exemple les Sémites, les Egyptiens, les disciples de Zoroaslre, les Grecs, les Romains, les Gaulois, les Germains… ; ces exemples autorisent l’induction dans beaucoup d’autres cas.

Au milieu de cette multiplicité d’usages, l’Eglise catholique adopta, dés son origine, l’inhumation comme mode unique de sépulture. Elle trouvait ce rite implanté depuis les patriarches dans le milieu juif où elle naissait ; cependant, comme il sera dit plus bas, elle le reçut, non à titre de simple tradition nationale, mais sous l’influence de sa propre doctrine religieuse ; ce fut l’inhumation qu’elle propagea exclusivement avec sa foi ; et en proportion des progrès du christianisme, les coutumes païennes de la crémation disparurent peu à peu. Quoi<|ue des cas d’incinération se soient produits dans la Prusse occidentale jusqu’après 1300, depuis longtemps l’usage était aboli dans toute l’Europe baptisée ; et, hors de l’Europe, l’inhumation devint, chez tous les peuples ou toutes les fractions de peuples pénétrés par la civilisation chrétienne, le rite unique des funérailles. Seules une partie des sectes religieuses des états asiatiques et des peuplades sauvages de r.frique, derOcéanie et de l’Amérique conservèrent la crémation, mêlée souvent aux praticiues les plus barbares.

Pendant des siècles l’inhumation demeura partout ailleurs en pacifique possession. On ne saurait voir une tentative pour ramener la crémation dans la pratique dont fait mention vers la lin du xiii » siècle (1299), la décritale de Bonifacb Ul, Detestandae feritutis (e. i, I. III, lit. 6 de Sepultiiris, dans les Exlrav. Comni. ; voir l’otthasl, n. 24881) : pour transporter plus aisément la dépouille mortelle des personnes de haut rang, quelques lidèles (nonnuUi fidèles) vidaient leur cadavre, le coupaient en morceaux et décharnaient ces fragments dans l’eau bouillante. Le pape réprouve énergiquement ce procédé abominable aux yeux de Dieu et des hommes ; il frappe d’excommunication, réservée au Saint-Siège, ceux qui s’en rendent coupables et défend d’accorder la sépulture religieuse aux restes ainsi maltraités.

Il faut attendre la Révolution française et les rêveries néo-païennes du Directoire pour voir renaître l’idée de la crémation. Un rapport aux Cinq-Cents, du 21 brumaire an V(12 novembre 1796), demanda pour tout citoyen le droit de l’aire brûler son cadavre ; le projet fut renvoyé à une commission et ne vint pas au vote. Deux ans plus tard, on proposa à l’adminislralion centrale du déparlement de la Seine la création à Montmartre d’un Columbarium destiné à recevoir les urnes funéraires. Quatre grandes portes dédiées à l’Enfance, à la Jeunesse, à la Virilité et à la Vieillesse y donneraient accès, et quatre roules sinueuses, images de la vie, conduiraient au monument central, sj-mbole du terme, une pj’ramide couronnée d’un trépied 1 Ces idées n’eurent à peu près pas de suite. Un corps seul fut brûlé, celui d’un enfant de quelques mois.

Ce n’est que vers la seconde moitié du xix’siècle que le projet entra dans une phase pratique, simultanément à l’épanouissemenl des doctrines athées et matérialistes. En 18^9 Jacob GniMji reprenait l’idée de l’incinération dans une communication à l’Académie de Berlin. Elle était soulevée de nouveau, en 1857, par Coi.ETTi à Padoue, en 1869, au congrès médical international de Florence, aux congrès de Milan, Naples, Venise, puis en 1871 à celui de Rome. En 1872, des expériences étaient faites à Padoue par BnuNETTi. En 18^3, le Sénat italien autorisait la cré mation et en 187/1 un four était construit à Milan. D’autres suivirent dans diverses villes de la péninsule. La première crémation y eut lieu à Milan en 1876. Déjà en 1874 une Anglaise avait été incinérée à Dresde. Un congrès fut tenu dans cette dernière ville en 1876 ; puis la crémation fut autorisée sur le territoire de Gotha. Hambourg, centre très irréligieux, la réclamait en 1884. Entre temps, des sociétés s’étaient formées pour la propagation de ce mode funéraire à Dresde, Gotha, Zurich, Londres, etc.

En France, l’idée s’était fait jour vers 1867, à l’occasion d’un projet de cimetière à Méry-sur-Oise ; le préfet de la Seine, baron Haussmann, l’écarla d’un mot dédaigneux : <r On nous a parlé de brûler les morts ; nous n’avons rien réjiondu. (Suuiires.) « (Sénat, séance du 2 avril 1867.) Mais, le 7 août 1879, le Conseil municipal acceptait le principe, en ouvrant un concours sur le meilleur mode de crémation. Bientôt (novembre 1883) M. CASiMiR-PÉniKR présentait à l’appui un projet de loi, qui ne put cependant pas aboutir durant la législature. Le 28 juillet 1885, le Conseil municipal, avec l’approbation du préfet de la Seine, votait la création d’un four au cimetière de l’Est. EnOn, le 30 mars 1886, le docteur Blatin, francmaçon notoire, fit adopter, au cours de la discussion de la loi sur la liberté des funérailles, un amendement, aux termes duquel tout citoyen, majeur ou mineur émancipé, peut adopter l’inhumation ou l’incinération pour son mode de sépulture. La loi fut promulguée le 15 novembre 1887 et rendue exécutoire par décret du président Carnot, du 27 avril 1889. (On trouvera le texte de ce décret dans les Questions actuelles, t. I-V, p. 216.)

Ces résultais sont dus en partie à l’activité d’une société fondée à Paris en 1880, sous le nom de Société pour la propagation de la crémation, nom qu’elle échangea, en 189^, contre celui de Société pour la propagation de l’incinération. Celle association a été reconnue d’utilité publique le 12 octobre 1897, parle président Fai : uk(M. Jules Méline, président du conseil, et M. Louis Barthou, ministre de l’intérieur). En 1905, elle comptait 643 membres, et 671 en 1910. Elle a tenu sa vingt-quatrième assemblée générale, le 21 mai 1905. Des rapports lus dans cette réunion il résulte qu’en 1906 l’Europe et l’Amérique possédaient 90 monuments crématoires (dont 29 pour les Etats-Unis, 1 2 pour la Grande-Bretagne, 30 pour l’Italie, 9 pour l’Allemagne…), et que jusqu’à cette date un peu plus de 1 26.000 incinérations y avaient élé pratiquées. Sur ce chiffre, le plus grand nondjre appartenait à la France, 73. 330 effectuées d’août 1889 à décembre 1904. Mais il faut ajouter que sur ces 73.330 cas, 3.484 incinérations seulement avaient été demandées par les familles ; le reste, près de 70.000, étaient des embryons (33.767) ou des débris d’hôpitaux (37.082), « cadavres déchiquetés dans les amphithéâtres ».

En 1907, le four de Paris incinéra 451 cadavres sur la demande des familles, et 403 en 1908. Le secrétaire général de la société, M. Georges Salomon, avouait que, depuis vingt ans, 4.690 corps seulement y avaient été brûlés par la volonté du défunt ou de la famille ; tout le reste avait élé apporté à l’appareil crématoire par mesure administrative.

En 1909 on comptait eu Europe 72 fours crématoires, dont 28 en Italie, 17 en Allemagne. 13 en Angleterre, 6 en Suisse, 4 en France, a en Suède, 1 en Norvège, i en Danemark ; — et en Amérique 87 fours dont 34 aux Etats-Unis, i au Canada, 1 dans l’Argentine, I dans le Guatemala. L’incinération fait de grands [irogrès aux Elats-Unis et en Allemagne. Dans ce dernier pays, de 1878 à 1903, on n’avait construit que 8 crématorium ; en 1908, leur nombre 631

INCINERATION

632

s’élevait à 16. En ce moment (1912) une active campagne est faite en Belgique.

II. Attitude de l’Eglise â l’égard de l’incinération. — Loin de favoriser cette campagne, l’Eglise catholique s’y est opposée formellement. Le mercredi 19 mai 1886, le Saint-Office ou Inquisition condamnait la pratiquej de la crémation par le décret suivant : j

De nombreux Evêques et des fidèles éclairés’ont constaté que des hommes de foi douteuse ou liés à la secte maij-onniquc travaillent aujourd’hui activement à rétablir l’usage païen debrùlei-les cadavres humains et que même des sociétés sont spécialement instituées dans ce but. Ils craignent que leurs artifices et leurs sophismes ne trompent les fidèles, et que insensiblement ne diminuent l’estime et le respect de la coutume chrétienne d’inhumer les corps des fidèles, coutume constante et consacrée par les rites solennels de l’Eglise. Pour donner aux fidèles une règle certaine qui les gai-de de ces pièges, ils ont demandé à la Suprême Congrégation de l’Inquisition romaine universelle de déclarer :

1° S’il est licite de donner son nom aux sociétés qui ont pour but de promouvoir l’usage d’incinérer les cadavres humains -’2" S’il est licite d’ordonner la crémation de son cadavre ou du cadavre d’autrui ?

Et les Emineiitissimes et Révérendissimcs Cardinaux Inquisiteurs généraux en matière de foi, après avoir sérieusement et mûrement pesé les doutes ci-dessus et après avoir pris l’avis des consulteurs, ont jugé devoir répondre :

Au premier doute, Nt^allvement^ et, s’il s’agit des sociétés alliées à la secte mai’onniqne^ on encourt les peines portées contre elle.

Au second doute, Négativement.

Relation a élé faite h N.T.S.P. le Pape Léon XIII ; et Sa Sainteté a approuvé et confirmé les décisions des EE. Pères et Elle a ordonné de les communiquer aux Ordinaires des lieux, pour que ceux-ci instruisent en fa( ; on opportune les fidèles au sujet du détestable usage de briller les cadavres humains et qu’ils en détournent de toutes leurs forces le troupeau à eux confié.

Jos. Mancini, Notaire delà S. R. U. Inquis.

Sept mois après, le 15 décembre 1886, un nouveau décret du Saint-Ollice ordonnait de priver de la sépulture ecclésiastique, selon les règles du Rituel romain relatives aux pécheurs publics, le cadavre des lidèles qui par leur propre volonté auraient fait choix (ie la crémation et, de notoriété certaine, auraient persévéré jusqu’à la mort danscette résolution. Enlin un troisième décret, en date du 27 juillet 18y2, appliquant à cette matière une règle déjà prescrite pour (les cas analogues, interdisait la célébration publique île la messe pour le repos de leur àme, tout en la permettant en forme privée. Il déclarait en outre indignes des derniers sacrements, non seulement lespersonnesqui ordonneraient la crémation de leur cadavre par motif d’irréligion, mais celles aussi qui le feraient pour des raisons d’un autre ordre, à moins que la bonne foi ne les ait excusées : «.S ; moniti renuant. Ut vero fiât aut omittatur moxilio, serventur regulæ a prubatis auctorihus traditae, habita præsertiin ralione scandali vitandi. »

Les termes de ces décrets et les pénalités qu’ils énoncent, indiquent assez qu’il s’agit ici d’un précepte grave, obligeant, en règle générale, la conscience des lidèles sous peine de péché mortel. Toutefois, pour préciser le caractère exact cl la portée de ces prohibitions, il y a lieu de retenir les observations suivantes :

i* Le décret du 19 mai 1886 ne fait allusion ni au droit iialurel ni au droit divin positif. En effet, le rite de rinhumntioii n’est pas imposé par un de ces commandements que l’Eglise a reçus de Dieu et qu’elle est inhabile à abréger ou à modilier. U rentre dans

le cadre du droit ecclésiastique proprement dit, et, comme tel, dépend du Pape et du Concile général.

Ce n’est cependant pas une mesure de simple administration, dont l’opportunité varie aisément avec les circonstances passagères qui l’ont motivée : c’est un rite liturgique traditionnel, qui a ses raisons intimes — nous aurons tout à l’heure à l’expliquer — dans des convenances dogmatiques, et à ce titre met la vie religieuse des chrétiens en communication avec les sources de leur foi. Sans doute le but antireligieux des propagandistes de l’incinération justilie en ce moment, d’une façon spéciale, l’opposition de l’Eglise ; mais, dans cette attitude ecclésiastique, il y a plus qu’une raison d’actualité : la stabilité du rite catholique tient à sa connexion avec la croyance, le culte et les habitudes morales des lidèles.

2° Ce que défend le législateur canonique, c’est l’incinération proposée et pratiquée comme rite normal des funérailles. L’Eglise ne refuse pas de tenir compte des exigences créées par des circonstances e.rceptionnelles, par exemple, après une bataille ou une catastrophe, en temps d’épidémie, etc. Ces cas de force majeure échappent au.t lois ordinaires.

3° Même en dehors des cas exceptionnels de force majeure, l’Eglise, tout en réprouvant l’incinération, ne frappe que ceux qui s’en rendent volontairement coupables ; elle excuse les lidèles qid la subissent involontairement par contrainte physique ou morale. Le décret du 15 décembre 1886 traçait cette ligne de conduite pour le cas d’incinération subie par le fait d’autrui : on pourra remplir les rites et sulfrages ecclésiastiques, soit à la maison mortuaire, soit à l’église, mais on n’accompagnera pas le corps au lieu de la crémation, et l’on prendra soin de prévenir le scandale, en faisant savoir que l’incinération n’a pas été imputable au défunt. Cette jurisprudence a été confirmée plus récemment, le 26 janvier 191 1, par une réponse de la S. Congrégation de la Propagande au vicaire apostolique des iles Sandwich. Dans ce pays, des crémations se pratiquèrent d’autorité publique, même en dehors de tout consentement du <léfunt ou de sa famille ; et le prélat avait demandé si, dans ces conditions, il était permis après l’incinération de procéder, au cimetière, avec les rites accoutumés, à l’inhumation des cendres. La S. Congrégation répondit, que, étant données les circonstances du cas, la chose ne souffrait i)as de difficultés (A’ouvelle Hevæ théologique, 1911, p. 270).

Quant aux médecins, employés, ouvriers et autres personnes auxquelles des exigences d’étal imposeraient de coopérer à la crémation, le décret du Saint-Ollicc du !) juillet 1892 prévoyait des cas où ce concours pourrait être toléré et en précisait les conditions.

C’est de cette législation moyenne, à la fois ferme et discrète, respectueuse des idées morales les plus élevées et condescendante aux nécessités d’ordre pratique et matériel, qu’il reste à montrer le bien-fondé.

III. Justiâcation de l’attitude de l’Eglise. — Pour comprendre pleinement l’attitude de l’Eglise, il est bon de ne pas séparer les diverses raisons qui l’inspirent : leur enchaînement donne toute sa force à une preuve complexe. La voici : il est sage, de la part de l’Eglise, de retenir un rite traditionnel d’une très haute antiquité, lié au synd>olisme dogmatique et moral et conforme aux inclinations les pluséli’vées de l’ànie humaine, nu moment surtout où l’on poursuit son abolition dans une pensée antireligieuse, — et sans a[q>orter aucune raison convaincante.

I" Ancionneté de l’inlnimation dans le christiani^^nie.

— Dès l’origine l’Eglise a pratiqué l’inhumation 633

INCIXERATION

634

(Actes des Apôtres, v, g, lo. Cf. I Cor., xvi ; I Thess., iv) ; et elle l’a praliciuée à l’exclusion de tout autre rite. Le fait n’est pas contesté. Nulle part dans les catacombes romaines et dans les hypogées ou les aires funéraires des chrétientés primitives on ne trouve la coutume de l’incinération. Celle-ci est réprouvée par les apologistes, qui désignent l’inhumation comme propre à notre religion. Une telle considération s’attachait à l’office des fossores, que des textes sembleraient, à première lecture, le mettre sur le même pied que les saints ordres ; et l’on sait le culte pieux dont les lidèles entouraient la dormitioii de leurs frères décédés (cf. Hornstein, Les sépultures, ce. VI-XIl).

Ce qu’il y a de significatif, c’est le fait déjà signalé, à savoir que l’inliumalion s’implante partout avec la religion nouvelle, même dans des milieux encore païens, mais déjà atteints par les influences chrétiennes. L’on ne s’expliquerait pas l’unité de cette discipline dans des nations si diverses et l’attachement des pasteurs et des fidèles à un rite opposé, en bien des endroits, aux vieilles coutumes populaires, s’il n’y avait là une loi formelle reçue de l’Eglise naissante. Comment, si l’inhumation n’avait été qu’un usage libre, emprunté par les premiers chrétiens au milieu juif, les néophytes, dans les contrées grecques cl romaines, se seraient-ils à un tel point attachés à une singularité qui plus d’une fois attira l’attention des persécuteurs et provoqua les émeutes de la populace et la profanation des tombes chrétiennes ? (Tiin-TULLiEN, Ad Scapulani, ni. et. MgrCiioLLET, f.acrémation, p. 490-493, voir à la bibliographie.) On est donc porté à appliquer à cette pratique universelle une rOgle bien connue de saint Augustin et à y voir un de ces préceptes que les Apùtres eux-mêmes donnèrent à l’Eglise, dès son berceau. Cette règle apostolique a été respectée pendant dix-neuf siècles. Sans doute, puisque les Apôtres l’ont établie non comme organes inspirés de la Révélation mais comme simples législateurs ecclésiastiques, le Saint-Siège ou le Concile général aurait le droit absolu de la modifier. Mais, on le comprend, pour abolir une tradition si vénérable, l’autorité suprême est en droit d’attendre des raisons d’une urgence et d’une gravité exceptionnelles.

2" SymI/olisme dogmatique et moral de l’inhumation. — La mort, aux yeux du chrétien, est marquée d’un double caractère : caractère d’humilité et d’anéantissement ; caractère de grandeur et d’immortalité. On sait avec quelle éloquence Bossuet a exposé ce contraste dans l’Oraison funèbre de Henriette d’Orléans. L’inhumation sjmbolise ces deux aspects d’une manière frappante. On retrouvera les pensées d où procède notre rite funéraire dans toute la liturgie (Ililuale romanum, De exequiis ; Breiiarium, Offieium defunctorum ; Missale, Missae pro defunctis ; Pontificale, De coenieterii benedictione et De coenieterii reconciliatione).

a) Dissolution et résurrection. — La mort, dans la doctrine chrétienne, est un châtiment où sombre toute vanité terrestre et où la chair, souillée par le péché, revient à la poussière d’où elle a été tirée. Cependant elle n’est pas une destruction absolue et définitive : l’àme immortelle est inaccessible aux atteintes du trépas, et le cadavre lui-même est réservé à la résurrection future. Or, si l’incinération exprime l’idée d’anéantissement, elle l’exagère jusqu’à la fausser, en excluant celle d’un retour à la vie. D’une part, au contraire, quelle expressive image d’une catastrophe où tout s’abîme, que ce corps de l’homme caché sous terre pour devenir la proie des vers, et se confondre bientôt avec la poussière qui l’entoure, ce sépulcre solitaire et scellé, où l’homme, arraché

à tout ce qui le retenait, est retranché du nombre des vivants ; — et, d’autre part, quelle signification mystérieuse de nos espérances que ce dortoir selon l’expression si douce créée par le christianisme {r.oiti.rx’.pm, cimetière), où le lidèle sommeille, se reposant (le sa journée, clans l’attente du réveil, Eos qui dorniierunt. liequiescant a laborilius (I Thess., IV, 1 1 ; et Apocalypse, xiv, 13) ; ce champ bénit auquel l’Eglise a confié une semence mortelle qui doit germer à l’immortalité, Semmatur in corruptione, surget in incorruptione (I Cor., xv, 42).

h) Unité mystique du chrétien et du Christ. — D’après la doctrine de saint Paul, la mort est une honte, car elle est entrée par le péché ; mais elle est devenue désirable, depuis que par sa mort le nouvel Adam nous a rendu la vie. Incorporés mystérieusement à celui qui « a goûté la mort » pour nous, il convient que nous lui soyons assimilés. Nous connaîtrons les gloires de sa résurrection ; il est juste que nous partagions son tombeau. En lui ont été les prémices des dormants : ensevelis avec lui, nous nous lèverons à notre tour ; il sera « le premier-né d’entre les morts », même en cela la « primauté » lui est due (Boni., v et vi ; 1 Cor., xv ; Coloss., i ; 1 Thess., 11).

L’inhumation sjmbolise au vif cette identification morale du Christ et des fidèles. Si l’Eglise ne peut écarter de nos restes mortels la corruption, stigmate du péché, du moins c’est à une terre que l’Evèque

« a bénie, a sanctifiée, a consacrée », selon les termes

du /’on<(7 ?c((/ romaiH, que ce dépôt est confié ; tourné vers l’Orient (dans l’ancienne liturgie), le chrétien attend à l’ombre de la Croix, comme autrefois le Christ aux flancs du Calvaire, l’aurore du jour du Seigneur.

c) Respect dû à la dépouille humaine et sentiments éleyés qu’il inspire. — Le cadavre de l’homme est digne de respect non seulement pour ce qu’il sera, mais aussi pour ce qu’il a été. Les sentiments naturels les plus délicats et les plus profonds nous attachent à ces restes qui furent unis, dans l’unité d’une même personnalité, à un être vénéré ; c’est à travers ce visage que nous avons contemplé, possédé son âme ; sur ce front que nous avons déposé la dernière marque de notre amour. Cette dépouille, la religion a singulièrement grandi sa noblesse naturelle : sanctifié par le baptême et l’eucharistie, vivifié par une àme que la grâce avait élevée à la vie divine, le corps a été le temple du Saint-Esprit. Des mains pieuses lui ont rendu les derniers devoirs ; l’Eglise, avec l’eau sainte et l’encens, un suprême honneur. Il faut bien laisser la nature consommer son œuvre de destruction ; mais il ne convient pas d’y aider et de la hâter nous-mêmes.

« Le corps, il est vrai, écrit Mgr Chollet, est

bientôt livréà ladécomposition… ; mais ce travail est latent, il se fait insensiblement dans les entrailles de la terre et non sous les yeux des parents éplorés ; il se fait par l’action lente et cachée de la nature, et non par les mains d’amis ou de mercenaires indifférents à la douleur des parents autant qu’à l’horreur de ce spectacle. » (lievue des sciences ecclésiastiques, 1886, t. LIV, p. 500.)’( Se livrer soi-même ou permettre aux autres de se livrer à une opération qui a pour but de faire disparaître le plus vite et le jdus complètement possible la dépouille mortelle de ceux qui nous sont le plus chers, et cela le jour des obsèques, au milieu des larmes de toute la famille, c’est là un acte de sauvagerie. » (Mgr Freppbl, Discours prononcé à la Chambre des députés, le 30 mars 1H86.)

M. Henri Lavedan assista, au crématorium de Milan, à l’une de ces destructions rapides ; on trouvera reproduite dansles Çnei/io/is actuelles (l. LXXII, G35

INCINERATION

636

p. 290) la description d’un saisissant réalisme que lui a inspirée ce spectacle. Citons seulement ces lignes :

« Certainement, c’est la plus poignante impression

d’horreur que j’aie jamais éprouvée, telle que je ne tenterai même pas de vouloir la rendre. Au seul souvenir de ce corps se tordant, de ces bras battant l’air, demandant grâce, de ces doigts crispés et s’enroulant comme des copeaux, de ces jambes noires qui donnaient de grands coups de pied, ayant pris l’eu ainsi que des torches (un instant je crus l’entendre hurler), il me court des frissons, j’ai la sueur froide au fronl et rétrospectivement je compatis au supplice de ce mort inconnu dont j’ai entendu la chair crier et protester. »

Le 9 février 1890, des jeunes filles furent prises de crises de nerfs à l’incinération d’une de leurs maitresses ; et, dans une autre occasion, un homme fut frappé de folie furieuse(MgrCnoLLKT, /^ des Se. Eccl., 03, p. 370). « Lorsque j’entends une jeune femme manifester l’intention de se faire incinérer, écrit de son côté M. IlocHARD, je ne lui demande qu’une chose, c’est d’aller voir une crémation avant de prendre ses dispositions testamentaires. » (La Crémation, p. 936. Voir bibliogra|)liie.) A plus forte raison on pourrait donner ce conseil à un père, à un lils qui vont livrer au four la dépouille d’un être aimé. Les partisans de la crémation ont si bien compris l’horreur du spectacle, qu’ils reoomuiandent un « cérémonial spécial, complètement superflu pour l’inhumation » ; des gardes en tenue maintiendront dans la salle « le silence et l’ordre le plus [larfait » et « l’approche des appareils doit être absidument inlerilite ». Ilsullit en ell’et de laisser voir la réalité, pour que « des articles grotesques ( ?) sur les liorreurs de l’incinération «  paraissent ! < lendemain dans les journaux (cf. discours du secrétaire général à l’assemblée de la A’. J’. L. P. de Vlnc, dans Questions actuelles, 1. c., p. 290).

Ces considérations expliquent la répugnance générale que notre atavisme chrétien nous inspire pour ce mode funéraire. Les propagandistes de la crémation en conviennent ; ils ont à lutter contre l’opposition nonseulemcnt des prêtres, des mèdecinslégislcs, des gouvernants, mais aussi des populations (ibid., p. 289). Et, nous l’avons déjà dit, sur plus de’ ; 3.ooo incinérations pratiquéesen France, il n’y en a pas eu 3.500 elTectuées par la volonté des défunts et des parents ; les 90.000 autres ont été imposéi-s d’ollice.

Quoi qu’en disent les |)artisans de la crémation, écrivait justement M. Jules Hocuauh, elle répugne à nos mœurs… Lors » qu’après avoir eonleni|ilé leurs traits (de nos proche ! ^) dans la beauté sereine dont la mort les illumine pour quelipies instants, nous les avons pieusement déposés dans leurs bières et conduits au champ durejjos, nous savons qu’ils sont là, ([u’ils y resteront à tout jamais trancpiilles et que lentement à travers les années, ils y subiront leur dernière métamorphose, sans que rien vienne les troubler. Avec lacrémation, tout sefaiten une heure… Hier c’était une personnevivantcet on a la conscience qu’elle est encore intacte dans ce cercueil… On la voit disparaître dans la fournaise… et l’on vous rend un kilogramme d’os calcinés ! Voilà tout ce qui vous reste et l’illusion n’est plus |)ermise… Lorsque nous nous trouvons en face de ces tombes ipii recouvrent nos cliers morts, où leurs noms sont inscrits, c’est tout leur p.issé, c’est le souvenir du bonheur qu’ils nous ont donné qui nous revient en mémoire ; et nous nous faisons celle illusion qu’ils [jcuvent nous entendre encore… LacrénuUion supprime tout cela. L’urne funéraire inipliipie l’idée d’un anéantissenu^nt absolu. Je ne me figure pas un ])cre ou un époux en pleurs ou en prière devant un récipient dans lequel il a vu mettre quelques ilébrisd’os calcinés. Je me le

figure encore moins cherchant au milieu de la foule, dans l’enceinte encombrée d’un Columbarium, le numéro de la case qui renferme les restes de son enfant.

« (f.a Crémation, dans liaue des Deux Mondes, 

15 avril 1890, pp. gSS, 987.)

On aurait tort de passer légèrement sur ces considérations et de n’y voir qu’un sentimentalisme mystique. Les inclinations du cœur humain s’imposent au respect quand elles sont conformes à ce qu’il y a de plus certain et déplus élevé dans la raison et dans la foi. Les idées morales sont puissamment soutenues par les institutions où elles s’incarnent. L’Eglise, moins encore que l’EtatVa le droit d’oublier cette loi sociale. Non seulement elle a une mission toute moralisatrice ; mais de plus elle est fondée sur une doctrine. Le dogme, chez elle, est comme l’armature qui retient le reste. Or la manière la plus efKcæe d’inculquer les croyances dans l’esprit et le cœur des fidèles, c’est de les concréter etdeles rendre visibles et attirantes dans les mœurs et les usages. Et c’est là le vrai motif des adversaires du catholicisme dans leurs efforts contre l’inhumation.

Par suite de cette connexion entre nos rites et les idées morales, il est à prévoir que la crémation, si elle se généralisait, marquerait une dépression religieuse, émousserait le sens moral afiiné par de longs siècles de christianisme.

Le point de vue utilitaire et pratique primerait bientôt ce qu’on appellerait dédaigneusement les aperçus métaphysiques et mystiques. Ce ne sont pas des prêtres et des philosophes, ce sont des praticiens i|ui ont noté, à cet égard, des indices significatifs. Les Dfs Lacassagnk et DunuissoN font cette observation en relevant les deux faits suivants : M. Xavier Rudler, dans une lettre au docteur CafTe écrivait ceci : « Je n’ai rien trouvé de plus sinq)le que de placer les corps dans une cornue à gaz et de les distiller jusqu’à réduction en cendres, et j’ai ajouté que /< ^az provenant de cette distillation pouvait servir à l’éclairage, sauf à avoir des appareils à lavage très puissants… » Dans une courte brochure (B/ » /ohs nos morts.’), qui, bien qu’anonyme, n’est peut-être pas la moins liabilenicnt faite en faveur de la crémation, nous lisons la phrase suivante « Cette combustion dégagedesvai>eursqu’il s’agit de rendreaussi peunuisibles qviepossible, tn attendant qu’on les utilise, comme la science ne manquera sans doute pas de le faire un jour. » Un Anglais, Henry Tuomi’son, n’a pashésitéà établir cetteétrangesupputalion : « Vu le nondire des décès dans la ville de Londres, on pourrait y recueillir, à la fin de chaque année, au moyen di’S appareils crématoires, 200.000 livres d’ossements humains destinés à engraisser le sol. Ce serait une diminution considérable sur le capital exporté. » (Cf. Questions actuelles, t. LXXXII, p. 284.) Une célébrité académique, le professeur Molescuott, partisan de l’incinération, écrivait de son eôlé ces incroyables paroles : « Quel n’était pas le prix de cette poussière, que les anciens dé|)osaient dans les urnes cinéraires au fond des tondieaux… // suffirait d’échanger un lieu de sépulture contre un autre, après qu’il aurait servi un an, on aurait ainsi au bout de six ou dix ans un champ des plus fertiles… qui créerait des hommes eu même tenq)s qu’il augmenterait la quantité des céréales. » (Cf. Ilornstein, Les Sépultures, p. i/|8.) (^est avec raison que les docteurs l.acassagne et Dubuisson prévoient cjue l’on ci se précipitera dans l’industrie » et que » ce jour-là, le culte des morts aura vécu ».

Une communication faite récemment à la Société pour la propagation de l’incinération i)ar son secrétaire général, montre quc ces prévisions eoninu-nccnl déjà à se réaliser en partie. Dans son rapport annuel 637

INCINERATION

638

à l’assemblée de igoy, M. Georges Salomon donna ce renseignement : « D’après l’enquête faite dans plusieurs Etats par les soins de la Société anversoise de crémation, les cendres contenues dans une urne, enfermée elle-même dans une caisse de bois (lu de métal, sont expédiées par simple colis de messagerie et même par colis postal. » Tout de même, M. Salomon trouve que le respect dfi aux morts nous interdit « d’aller si avant » ; mais tel n’est pas l’avis de tous, en Angleterre, en Suéde, en Norvège, en Danemark, dans tout l’empire allemand, puisque, dans ces contrées, les nueurs publiques supportent déjà cette façon expéditive de mettre aux bagages des restes vénérés, pêle-mêle avec tous les produits du commerce et de l’industrie. Avec la mobilité de nos habitudes de vie contemporaine et l’entassement des logis urbains, il est facile, hélas 1 de prévoir ce que deviendraient, dans nombre de ménages, des urnes funéraires (cf. Rochakd, 1. c, p. g3a).

3° Caractère antireligieux de la propagande pour la crémation. — Les ennemis de l’Eglise ont très bien saisi l’influence religieuse du rite de l’inhumation. C’est, pour beaucoup des adeptes de l’incinération, le TM motif de leur propagande : à un symbolisme ils veulent substituer un aulre^ymbolisme ; au symbolisme spiritualiste et chrétien, le symbolisme matérialiste et païen. Le décret du Saint-Ollice de 1886 constatait que lespromoteurs de lacrémation étaient des hommes de foi douteuse ou aflîliés aux sociétés secrètes. Et de son côté l’archevêque de Paris, le cardinal Richard disait dans une lettre à son clergé le ai février 18yo : « Les doctrines professées par les hommes qui cherchent à mettre cet usage en honneur étaient un motif pour rendre une pareille tentative suspecte aux lidèles. Ce sont, en effet, le plus souvent des hommes ouvertement afliliés à la franc-maçonnerie, ou du moins qui ne se tiennent pas suflisamment en garde contre l’influence des sectes condamnées par l’Eglise, ou contre la séduction des erreurs répandues danslasocicté contemporaine par le naturalisme, sous le prétexte de progrès scientilique. D’ailleurs, à plus d’une reprise, les ennemis de la religion ont hautement déclare que le grand avantage de l’incinération serait d’éloigner le prêtre des funérailles et de remplacer la sépulture chrétienne par les obsèques civiles, n

Ces constatations de l’autorité ecclésiastique sont confirmées par les francs-maçons eux-mêmes. Nous lisons dans une circulaire de la secte, que reproduit MgrCholIet : « L’Egliseromainenous a porté undéfîen condamnant la crémation des corps f/ »e noire Société avait JHsqu ici propagée avecles plus beauxrésultats. Les FF.’, devraient employer tous les moyens pour répandre l’usage de la crémation. L’Eglise, en défendant de brûler les corps, allirme ses droits sur les 1 vivants et sur les morts, sur les consciences et sur .es corps, et cherche à conserver dans le vulgaire les vieilles croyances, aujourd’hui dissipées à la lumière I de la science, touchant l’àme spirituelle et la vie’future. » (H. dés Se. Ecc, t. LIV, p. 508.)

Même quand on alTecte de donner à la propagande un caractère respectueux des convictions religieuses, l’esprit véritable qui inspire les propagandistes n’arrive pas à ne pas se trahir. Ainsi, dans le rapport du 22 mai igo5, à l’Assemblée générale de la Société pour la propagation de l’incinérât ion, le rapporteur faisait observer qu’en bas de l’annonce du crématoire d’Hambourg on lit : « Toutes facilites sont fournies au clergé pour l’accomplissement des cérémonies religieuses à l’intérieur du monument. » Mais dans la même séance, le rapporteur signalait comme un succès de la cause le vote de la loi de 1904, qui retirait aux fabriques et consistoires le monopole des

pompes funèbres ; et il revendiquait pour le viceprésident de la Société l’honneur d’avoir le premier présenté le projet qui venait d’aboutir à cette loi.

4° Insuljisance des raisons alléguées pour l’incinération. — A). La principale, presque l’unique raison queronallêgueen faveur de l’incinération, est d’ordre lirgiénitjue : par leurs (iltrations, assure-t-on, et leurs émanations, les matières en putréfaction seraient un danger pour la santé publique.

Notons-le tout d’abord, il existe, dans les usages séculaires de tout le monde civilisé, une présomption des plus graves contre la réalité de ce péril. Comment la partie la plus instruite de l’humanité se serait-elle exposée si longtemps à des risques obvies et faciles à constater, alors que des peuples moins cultivés, voire des peuplades sauvages coutumières de la crémation s’en gardaient soigneusement ? Nos adversaires conviennent assez aisément que le danger est négligeable dans les cimetières de campagne, exposés le idus souvent au grand air et éloignés des habitations. Ce qu’ils prétendent dangereux, c’est la proximité des tombesagglomérées dans nos grandes villes. Mais a-t-il été prouvé que, même là, les quartiers qui avoisinent les cimetières sont régulièrement plus insalubres que les autres quartiers ? Quelles sont, en fait, les maladies, les épidémies qu’on y a constatées comme produites normalement par ce voisinage ? Si des cas isolés ont pu paraître suspects, qui justifient une sage réglementation, a-t-on vérifié, près des millions de tombes qui couvrent la face du globe, une loi, je ne dis pas constante et universelle, mais au moins fréquente, de mortalité ? Si ces constatations expérimentales font défaut, il est nécessaire, pour incriminer une pratique partout reçue, d’en démontrer la nocuité par des raisons scientifiques pcremptoires. Or cette charge de la preuve, nos adversaires ne l’ont pas remplie. Nous examinerons brièvement leurs preuves et mettrons en regard la réponse de spécialistes qualifiés.

a) Les eaujc de pluie, dit-on, en traversant les tombes, s’imprègnent de germes de corruption, et, ([uand elles arrivent aux couches imperméables, vont empoisonner les rivières et les puits. Voici la réponse des D" Lacassagne et Dubuisson, dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales de DiîCiiAMBRE : u Il n’j- a pas une (de ces assertions)… qui n’ait trouvé des contradicteurs dans les hommes les plus compétents ; et, en opposant les faits aux faits et les théories aux théories, on s’aperçoit que tout ce que l’on peut conclure pour le moment est que la science est encore peu avancée sur ces questions et qu’il serait au moins téméraire de baser sur dcsaflîrmations aussi peu prouvées des modifications sociales de l’importance de celles que l’on propose. » Il n’est démontré, ajoutent les deux praticiens, ni que les eaux pénètrent jusqu’aux couches imperméables, ni, si elles y arrivent, que les principes délétères dont on les suppose imprégnées, les accompagnent jusqu’au bout, à travers le sol, « le plus parfait épurateur des eaux chargées de matières organiques », ni que les sels azotés, l’ammoniaque et autres impuretés analogues trouvées dans les puits et les rivières, proviennent des cimetières, ni enfin qu’ils y soient en assez grande quantité pour créer un véritable danger. Et à l’appui de leurs assertions, nos auteurs citent le rapport des D"^’ScuLŒsiNO. A. Durand-Claye et Prolst au II* Congrès international d’hygiène de Paris. Le 1)"^ G. HouiNKT formule des conclusions analogues et il rappelle l’observation faite par Pasteur au sujet des sources, même peu profondes, placées en contrebas des eaux fluviales et, malgré ce voisinage séculaire, protégées par le sol contre les infiltrations de particules solides les plus ténues (Revue scientifique, 639

INCliNERATIOX

640

1880, I, p. 779)- Les calculs de Petteskofeb, qui fait autorité en matière d’hygiène urbaine, ont établi que les inlillrations susceptibles d’atteindre la nappe souterraine sont insigniliantes par rapport à celles qu’y déversent les habitations et la voie publique : à Munich, ville de 200.000 âmes, pour égaler la quantité d’éléments putrescibles provenant de ces deux sources et pénétrant le sol, il faudrait en un an inhumer 50.ooo personnes (RocHARD, Replie des Deux Mondes, XCVIII, p. 92 ;). De son côté, le D’Le Maout écrit dans son Essai sur l’hygiène des cimetières, p. 95 : Cl Les eaux provenant des terrains d’inhumation ne peuvent, grâce au pouvoir naturel d’épuration du sol, qui s’exerce durant la durée de leur liltration à travers les couches géologiques.être contaminées par les produits chimiques delà décomposition des cadavres ou par la présence d’êtres organisés inférieurs. » Et, le 7 mars 1881, dans un mémoire au Préfet de la Seine, le rapporteur de la Commission médicale chargée d’étudier la question de la nocuité des cimetières (cette Commission était composée de MM. de Hcredia, G. Martin, Bouchardat, Bourgoin, A. Carnot, Feydeau, Huet. Le Roux, O. du Mesnil, Pasquier, Schutzenberger et Catïort), concluait ainsi : >' Dans l’état présent de nos cimetières, il n’y a pas lieu de craindre l’infection des puits du voisinage, alors que ces lieux d’inhumation sont à la distance réglementaire des habitations. » Bouchardat, tout en préconisant les mesures de prudence, déclarait en 1874 que « les exemples d’infection des nappes souterraines par cette cause manquent encore » (Re^ne scienli/iijtie, 188^, II, p. I23). Même pour le cas spécial des épidémies, le D’Broh-vrhel n’hésitait pas à écrire : « Il n’est » pas démontré qu’une fois inhumés, les cadavres des cliolcriques puissent être un agent de propagation de la maladie ; nous n’en « iohs pas jusqu’ici rencontré une seule observation probante. »

b) L’nir, ajoute-t-on, est vicié par les exhalaisons des tombes. — « Les faits recueillis, répondent les D"’* Lacassagne et Dubuisson, 1. c, loin dedémontrer la libre expansion au dehors des produits gazeux, semblent prouver, au contraire, que la plupart ne parviennent pas à la surface, soit par suite de combinaisons avec les matériaux du sol, soit en vertu de la compression qu’ils subissent. La faible quantité de gaz délétères qui se répand dans l’air… semble impuissante à provoquer chez les individus les plus exposés à son atteinte aucune maladie caractérisée, non plus qu’aucune susceptiliililé spéciale. A plus forte raison ne saurait-elle être la source de toutes sortes de maladies endémiques etépidémiques. » Ici encore, la Commission médicale que nous citions tout à l’Iieure, dans son rapport au Préfet de la Seine, confirme le sentiment desD’^" Lacassagne et Dubuisson ; voici sa deuxième conclusion : « Les gaz délétères ou gênants, produits par la décomposition des cadavres inhumés à 1 m. 50, n’arrivent pas à la surface du sol. >i Le danger, du reste, tiendrait en grande partie à la saturation du sol par les éléments délétères ; or la Commission ajoute cette troisième conclusion :

« Dans l’espace de cinq ans. la presque totalité

des matières organiques a disparu ou a été brûlée ; par conséquent dans les conditions actuelles des inhumations parisiennes, la terre ne se sature pas. pourvu que le sol soit sufBsamment perméable. »

En 1881, M. Robinet faisait remarquer que, si tout I le carbone des cimetières parisiens était dégagé à Xl’état d’acide carbonique (ce qui n’est pas), ce dernier gaz n’atteindrait pas en cinq ans i.300.ooo kilogrammes, alors que la quantité produite en un jour par la respiration animale et les diverses combustions atteint 18 millions. La seule comljustion du gaz d’éclairage donnait alors en un an une quantité

3.500 fois plus considérable que celui qu’aurait pu fournir les cimetières en cinq ans ; et le seul Opéra dégage)3 fois plus d’acide carbonique que tous les cimetières’réunis (flei »e scientifique, 1881, p. 780).’A. Bouchardat, le chimiste bien connu, qui occupa la chaire d’hygiène à la Faculté de Paris et qui, en qualité de délégué du Conseil d’hygiène, eut souvent à diriger des enquêtes, fait observer qu’il ne faut pas confondre le danger des gaz confinés avec les dégagements à air libre. Quant à ceux-ci, après avoir discuté les faits et constaté notamment durant la guerre de 1870 la complète innocuité des cimetières de Paris 1 et de la banlieue, encombrés alors par suite des com-’bats du siège, de la tjplioïde et de la variole, conclut : Ce que l’observation attentive des faits démontre c’est l’exagération de l’opinion commune qui attribue une nocuité certaine aux émanations des cimetières. t> (Revue scientifique, 1874, 11, p. 121.) Le D’Le Maout dit aussi : 1. La composition de l’atmosphère des nécropoles est identique à celle des villes dont elles dépendent, et aucun méphitisme ne peut exister dans celle des cimetières exploités suivant les principes de l’hygiène, pas plus que la couche aérienne qui les enveloppe n’est le réceptacle de germes pathogènes, plus’nombreux et plus virulents qu’ailleurs. »

a Qu’on cesse d’avancer, écrit le D’Martin, après M. Robinet, que les cimetières sont de véritables foyers d’infection, qu’ils sont susceptibles de développer le germe des maladies les plus graves ; qu’on cesse d’effrayer le public ignorant par des phrases et des mots sonores… L’enceinte des vivants, avec ses 1 hôpitaux intérieurs et ses cloaques, avec ses entas-’serænts, ses lèpres, ses misères, ses excès et ses vices, est, sans contredit incomparablement plus repoussante, plus pernicieuse et plus meurtrière que la cité des morts. » (Les cimetières et ta crémation.) « On peut aflirmer que, jusqu’à ce jour, pas un seul fait positif de nocuité n’a été mis à la charge des cimetières de Paris, n (Robinet, 1. c., 782.)

B) On objecteencore l’encombrement progressif des cimetières, les morts finiront par disputer la place aux A’ivants ! — <i Un champ d’un hectare qui ne produit pas assez de blé pour nourrir cinq personnes, répond M. Rochard, sullit à la sépulture dune ville de 10.000 habitants. Quand il faut à l’homme tant de terre pour vivre, on peut bien lui en accorder un peu pour reposer en paix après sa mort. » (Revue des D. M., 1. c, p. 928.) L’objection ne porte pas, du reste, pour les campagnes et les villes de moyenne grandeur ; tout au plus elle ferait impression en ce qui concerne les cités populeuses et surtout ces immenses agglomérations des grandes capitales, comme Paris et Londres. Mais, même là, la ditlicullé n’est pas insoluble, puisque, en fait, elle est résolue chaque jour. Du reste, serait-il démontré que l’inhumation exige plus de place et de dépenses que l’incinération et que, de ce chef, elle est particulièrement onéreuse aux grands centres urbains, ce ne serait pas une raison pour la sacrifier. Quand une population crée ces vastes métropoles, il est de son devoir d’accepter toutes les charges et les responsabilités de pareilles créations. Elle ne marchande pas l’espace et l’argent aux larges artères, aux squares, aux services de tous genres nécessités par les proportions et la complexité de son organisme, voire aux lieux de divertissements ; elle n’est pas en droit de se soustraire davantage aux obligations que lui imposent ses besoins moraux. Ceci vaut bien cela. « Le cimetière doit être, dans clwKiue cité, conservé et perfectionné, comme étant indispensable à l’amélioration intellectuelle et morale des membres de la cité. C’est là un intérêt de premier ordre, qui prime tous les autres, et ce sont 641

,.4

INCINÉRATION

642

les autres qu’il faut subordonner à ceux-ci. » (Robinet, 1. c, 1). 77<j.)

Le meilleur juge en la matière est encore l’intéressé. Or, i)Our citer un des exemples Us plus caractéristiques, on sait à quel point la population d’une de CCS cités-reines, la population parisienne, aime ses cimetières. Il fut question en 1867 de les éloigner ; ce projet seul inspira ces belles paroles à Jules Simon : « Nous avons à Paris, dans cette ville qu’on accuse parfois d’être sceptique, deux jours, le jour de la Toussaint et le jour des Morts, qui voient le peuple de Paris, lidcle à des habitudes qui l’honorent, se porter en foule dans les cimetières. On n’estime ])as à moins de 800.000 le nombre de ces pieux pèlerinages. Croyez-vous que, par l’établissement d’un cimetière unique et éloigné, vous ne diminuerez pas ce nombre ?… Vous aurez amoindri le sentiment le idiis pieux qui existe dans les âmes. Voilà ce qui m’inquiète, et j’ai besoin d’être rassuré ; j’ai besoin qu’on me dise qu’il n’y aura pas d’amoindrissement dans la morale. « (Très Inen.’très liien !) (Officiel, séa.nce du Sénat du 27 janvier 1867.)

C) L’incinération, dit-on encore, préviendrait les risques elTrayants des enterrements prématurés. Cette objection soulève une question préalable de droit nalurel : « Est-il permis, sans se rendre coupable d’homicide intentionnel, et, parfois, d’homicide effectif, de brûler une personne apparemment morte, ifans le but de la tuer, si elle était encore vivante ? » Nous ne trancherons pas ici cette question délicate. Mais de deux choses l’une : ou l’on jugel’acte permis, et alors n’y a-t-il pas desmoyens moins rebutants que l’incinération (ponctions, injections) d’assurer le décès ? Ou bien l’on juge l’acte défendu, et alors on ne peut l’accomplir même dansune intention d’humanité ; la lin ne justitie pas le moyen.

En réalité il faut se rappeler que la prévoyance liumaine a ses limites. Il y a des dangers qu elle est incaiiable de prévenir entièrement. Tout ce qu’on est en droit d’exiger d’elle, c’est qu’elle assure le bien dans la grande, la très grande généralité des cas, et, (piant aux risques exceptionnels, qu’elle les atténue dans la mesure que permettent les forces physiques et les convenances morales. Là s’arrête sa puissance.

Tout ce qu’on peut conclure des dangers des inhumations hâtives, c’est qu’il appartient au législateur d’assujettir les obsèques à de sages formalités, et à l’administration de veiller à l’exécution des rcglemenls. Les gouvernants doivent aussi populariser la connaissance des procédés de constatation qui diminuent les chances d’erreur, encourager les inventions et aider leur réalisation. Munich, on le sait, et d’autres villes d’Allemagne, possèdent un obitoire oii les cadavres demeurent quelque temps en observation. L’on a préconisé aussi les appareils Karnice dont l’emploi dans les plus humbles villages coûterait beaucoup moins que l’établissement des fours crématoires (GBXiEssK-FEnnEREs, La mort apparente et la mort réelle, Paris, Beauchesne, igo6, pp. 363 et sqq.). Nous n’avons pas à nous prononcer sur la valeur de ces procédés. On peut du moins espérer que les recherches, orientées et activées dans cette direction, aboutiraient à des résultats pratiques, qui concilieraient les garanties assurées aux vivants avec le respect dû aux morts.

Du reste, si dans le four crématoire on n’a [>as à craindre d’être enterré vivant, on court le risque d’être brûlé vif, ce qui est cent fois pis : « S’il arrivait d’aventure, dit M. Rochard (I. c, p. gSG). qu’on portât au four à crémation un malheureux en état de léthargie, on ne peut pas songer sans frémir à l’horribh’torture qui l’y attendrait. « Quel réveil dans une vision infernale I « Cela ne durerait quc

quelques secondes, je le sais, mais quel épouvantable supplice, à côté de l’asphyxie lente et à peine sentie dans laquelle doit s’éteindre celui <jui revient à la vie dans la nuit du tombeau. »

Tout pesé, convenances morales et considérations d’ordre pratique, il n’existe donc aucune raison vraiment convaincante en faveur de l’incinération. Pour corroborer cette preuve négative, on pourrait ajouter que ce procédé a contre lui, même sur le terrain utilitaire où ses partisans aiment à se placer, des inconvénients positifs.

A) Au point de vue juridique, l’intérêt de l’instruction criminelledoit faire repousser la crémation, au moins dans l’état actuel des choses. C’est la conclusion de M. DK Ryckeri- ; , juge au tribunal de 1" instance de Bruxelles, à l’occasion d’une consultation de la Société de médecine légale de Belgique. Ce magistrat constate, avec Laccassagne, Albert Bournet et de Tarde, que le progrès des sciences chimiques, en permettant de constater dans l’organisme les moindres traces de substances toxiques, a eu pour résultat de diminuer d’une façon considérable l’empoisonnement, surtout parmi les classes instruites ; la crémation, si elle se généralisait, ramènerait la fréquence de ces pratiques criminelles, en leur assurant dans beaucoup de cas l’imiuinitc ; le feu détruit tous les poisons organiques et la plupart des poisons minéraux le plus souvent employés ; les constatations médicales faites au moment du décès ne donnent pas de garanties sullisanles, par suite de l’inattention, des erreurs, parfois de la complicité du médecin vérilicateur, étant donné surtout que les soupçons et indices de crime ne prennent souvent corps que quelque temps aprèsles obsèques ; l’incinération rendrait impossibles ces constatations rétrospectives qu’a si souvent permises avec succès l’exhumation. Et M. de Ryckere apporte des faits à l’appui (La crémation au point de vue criminel, dans lievue de droit pénal et de criminologie, juillet 1910, pp. ogg-C 12). Il cite aussi deux témoignages, celui de M. Gustave Le Poittevin", directeur du Journal des Parquets et pendant de longues années juge d’instruction au tribunal de la Seine : « Je crains qu’en France, dit ce praticien des enquêtes criminelles, l’on n’ait pas sullisamment réfléchi aux inconvénients de l’incinération, quand il y a possibilité de crime. J’ai vu de nombreux exemples d’individus dont la mort m’avait paru naturelle ou purement accidentelle, et qui, cependant, auraient été victimes de crimes et pour lesquels une exhumation avait été indispensable. .. » ; et celui de M. Balthazard, professeur agrégé à la Faculté de médecine et médecin légiste à Paris : « En réalité, ces mesures sont illusoires : on ne découvre pas un empoisonnement par le simple examen d’un cadavre ni même par l’autopsie, mais seulement par l’analyse toxicologiciue, qui demande plus d’un mois. Or les soupçons en matière d’empoisonnement, ne prennent habituellement corps fine cinq ou six jours après le décès, c’est-à-dire à un moment où la crémation serait accomplie. D’où impossibilité de prouver le crime, ou, ce qui serait encore plus grave, de détruire des accusations injustiliées, portées contre un individu. »

Un autre praticien des expertises judiciaires, le D’BnouARDEL, écrivait de son côté : « Les intérêts de la justice et ceux, tout aussi graves, des personnes injustement inculpées d’avoir commis une intoxication, seraient sérieusement compromis par l’adoption de la crémation, surtout en temps d’épidémie cholérique.’{.4nnales d’hygii’ne publique, l883, II, p. 326.) Et cf. M. RocUARD dans lievue des Deux .tfondes (1. c, pp. g30, 9^1). Même conclusion de

M.M. B.VUDE, BoCSSINGAfLT, B0UCI1ARD, A.T cl TrOOST,

Tome II. 643

INCINÉRATION

644

dans leur rapport au préfet de police de Paris, du 4 mars 1886 : < L’inhumation présente pour la société des garanties que l’on ne trouve pas dans la crémation, si l’on considère la question au point de vue de la recherche et de la constatation des poisons, dont l’existence n’est souvent soupçonnée que longtemps après le décès. » Et le rapport en donne la raison : l’incinération fait disparaître les poisons d’origine organique et en outre l’arsenic, le phosphore et le sublimé corrosif, « c’est-à-dire les poisons qui sont le plus fréquemment employés » ; quant aux poisons que le feu ne détruit pas, comme les sels de cuivre et de plomb, les intéressés auraient toute facilité pour disperser les cendres (si on les remet aux familles) ou pour les remplacer par d’autres. Proposera-ton, pour prévenir ces inconvénients, de prescrire avant la crémation l’analyse chimique des organes essentiels ? Ces recherches, extrêmement délicates, sont, en pratique, impossibles, dès que les incinérations se multiplient (cf. Rochard, 1. c, p. gSi).

B) -i" point de tue médical, dans des cas de force majeure, comme ceux de guerre, épidémies, catastrophes, l’incinération peut être justifiée et, nous l’avons dit, l’Eglise ne fait pas obstacle à cette mesure exceptionnelle. Cependant, même alors, les avantages techniques du procédé ne sont pas toujours également indiscutables.

Le D’MonACHE, directeur du ser> ice de santé au XVllI* corps d’armée, après avoir écarté, dans son Traité d’hygiène militaire, l’idée de fours crématoires ambulants, à la suite des armées, comme « une des plus fortes utopies que des hygiénistes plus théoriciens que pratiques aient pu concevoir », ajoutait :

« Il est fort à craindre que l’incinération même

des corps ne soit pas applicable sur les champs de bataille, aussi bien au point de vue de l’effet moral produit qu’à celui des possibilitesmaterielles.il n’en est plus ainsi plusieurs mois après le combat, quand les troupes ont quitté ces régions et qu’il peut être nécessaire de désinfecter les tumuli, mal disposés dans la hâte du premier moment. » C’est aussi l’avis de M. Jules Rochard, inspecteur général du service de santé de la marine, qui montre d’une façon saisissante l’impossibilité matérielle et morale de traîner à la suite des armées la ûle de ces lugubres impedimenta, que seraient les fours ambulants (Revue des Deux Mondes, 15 avril 1890).

Et, quant aux épidémies, le D’Brouakdel, dans un rapport lu et adopté dans la séance du 17 août 1 883 au Conseil d’hygiène publique et de salubrité (Annales d’hygiène publique, 1883, II, p. 826), s’exprimait ainsi : < En admettant qu’on construise sans délai des fours crématoires, la quantité de corps brûlés sera dans une proportion presque négligeable par rapport à ceux que l’on devra inhumer. Les manipulations de cadavres nécessitées par la crémation sont plus nombreuses et exposent, jusqu’au moment où le corps est mis dans le four, à autant, sinon à plus de dangers que lorsque le corps est dans la terre… «  « Au contraire, on ne cite pas une épidémie, dit M. Rochard, qui ait eu un cimetière pour point de départ » (1. c., p. 937). Cet auteur signale au surplus l’impossibilité où l’on serait de construire un nombre de fours sullisant pour incinérer promptemcnt les morts durant les grandes épidémies. L’inhumation seule par tranchées peut suffire alors aux nécessités (1. c, p. 940).

C) Au point de vue économique, l’incinération imposerait des charges excessives à la plupart des communes. Le chiffre prévu pour les dépenses d’établissement du crématoire du Père-Lacliaise fut de 629.274 francs. En 1899, les frais d’entretien et de

fonctionnement furent de 45-260 francs. Si on ajoute à cette somme l’intérêt de la lU’écédente, on a 57.560 francs de dépenses annuelles ; et comme cette année-là il y eut 518 incinérations, chacune revint à 1 13 francs. A Londres, au crématoire de Golders’green, le prix minimum d’une incinération est de 250 francs. Sans doute, si les incinérations se multipliaient, les frais de chacune diminueraient, mais non proportionnellement ; car l’augmentation du nombre d’incinérations nécessiterait l’augmentation du nombre de fours. Un four ne peut brûler qu’une vingtaine de cadavres eu un jour. Sans doute encore il y a des installations crématoires moins coûteuses que celles de Paris et de Londres. Elles sont cependant beaucoup plus onéreuses que la simple inhumation. Quand on songe à la très intime minorité des incinérations voulues par les ayants droit et à l’inanité des motifs allégués en leur faveur, on est forcé de convenir qu’il y a là un vrai gaspillage des deniers publics.

BiBLiOGHAPHiE. — A. Cliollet, La Crémation^ dans Revue des Sciences ecclésiastiques, 1886, t. LIV, pp. 481 sqq. (sous le pseudonyme de A. Faucieux) ; et M. Frédéric Passy et ta Crémation, ibid., 1891, t. LXlll, pp. 453 sqq. — Edouard Hornstein, Les Sépultures devant l’histoire, l’archéologie, la liturgie, le droit ecclésiastique et la législation civile, Paris, 1868 ; et La Crémation devant l’histoire, la science et le christianisme, Vavi^, 1886. — Cardinal Richard, Lettre relative à l’incinération, Paris, 1890 (dans Questions actuelles, VII, p. 13g). — H. Lavrand, La Crémation et l’Incinération, Lille, 1873. — Jules Rochard, La Crémation, dans Revue des Deux Mondes, 15 avril 1890, t. XCVIII, pp. 916 sqq. — E. Valton, Crémation, dans Dictionnaire de la Théologie catholique, t. 111, Paris, 1908. — Dr Martin, Les Cimetières et la Crémation. — D’Rrouardel, Rapport au Conseil d’hygiène publique et de salubrité, dans Annales d’hygiène publique, 188li, l ; Les Dépôts mortuaires, ibid., 1890.

— Rrouardel et du Mesnil, Conditions d’inhumation dans les cimetières, ibid., 1892 ; et Les Sépultures, liiV., 1896, t. XXXVI. — A. Bouchardat, Les Cimetières et l’Hygiène publique, dans Revue scientifique, & août 1874 (2* série, t. XIV de la collection, p. 121). — Robinet, Prétendus dangers des cimetières, dans Revue scientifique, 1881, I, p. 779 sqq.

— D’Le Maout, Essai sur l’hygiène des cimetières, Cherbourg, 1899. — De Ryckere, La Crémation au point de vue criminel, dans Revue de droit pénal et de criminologie, 1910, pp. 699 sqq. (On trouvera des extraits dans Questions actuelles, CL, pp. 54 et sqq.) — J. Déchelette,.Manuel d’archéologie préhistorique, celtique et gallo-romaine, Paris, 1910 (t. I, 1. I, c. xi ; 1. II, c. v ; et t. II, c. v).

— H. Bauwens, Inhumation et crémation, Les Rites funéraires depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, lvad. du flamand par le D’A. de Mets, Bruxelles, 1891.

— Ern. Ronduel, Des « res sairæ » et du « Jus sepulchri i>, Lille. — Bulletin de la Société pour la propagation de la crémation (puis incinération), années 188a et sqq. (On trouvera des extraits dans Questions actuelles, LXXXII. pp. 184 sqq., et CIII, pp. 61 sqq.) — Pietra Santa et Max de Nansouty, La Crémation, sa raison d’être, son historique, les appareils actuellement en usage pour la réaliser, état de la question en Europe, en Amérique et en Asie, Paris, 1881.

J. Bbsson.