Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Jésus (II. Le témoignage du Fils)

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 675-708).

Ghapitrr II

LE TÉMOIGNAGE DU FILS

93. — Dans l'étude du témoignage que Jésus s’est rendu à lui-même, force nous est de distinguer, des preuves qui l’appuient, la teneur et le contenu du témoignage. Cette nécessité d’exposition n’est pas sans danger. En réalité, la perspective historique est indispensable à l’intelligence de l’Evangile : comme les déclarations du Seigneur portent déjà en elles un élément de persuasion, les preuves alléguées à l’appui ajoutent aiK paroles un élément d’assertion et de révélation. Certaines alTirmalions s’im[)osent à la façon (ou de peu s’en faut) d’un miracle ; certains miracles, et tous en un sens, parlent, commentent et achèvent les adlrniations. Traiter successivement <le celles-ci, puis de ceux-là, c’est appauvrir une matière vivante et la roidir en y pratitpiant des coupes artificielles. L’indispensable obligation d'être clair nous imposjdt cependant un parti auquel, aussi bien, nul historien de, Iésus, soucieux de dépasser une sinqile narration et prétendant à conclure, ne saurait tout à fait se soustraire. Du moins le plan adopté nous a semblé atténuer cet inconvénient dans la mesure du possible.

V'

Section. — Lrs dkbuts de la Prédication

ET l'ÛCONOMIB du tVBUOIGNAG-E

94. — En ce ten^ps-là, lu quinzième année du règne j de Tibère César(disons, en adoptant la chronologie } établie par M. Ferdinand I’rat' : la vingt-sixième ] année de notre ère). Ponce Pilate étant procurateur de la.hulée, les tils d’Hérode le Grand, Hérode. tipas et l’Inlippe gouvernant leurs principautés du Nord et de lEst de la Terre sainte, Joseph Caïphe étant grand pn-tre (sous les yeux et la haute main de son beau-père. ne) — Jean, fils deZacharie, commença de prêcher sur les bords du Jourdain. Renouant la tradition antique avec les liabitudes austères des grands inspirés d’Israël, le nouveau prêcheur symbolisait la pénitence qu’il annonçait par un baptême, un rite d’inmiersion totale dans les eaux du fleuve. Figuratif et donné pour tel par son initiateur, ce baptême annonçait une plus large elfusion des dons divins qiu- Jean attendait d’un autre : pour cet autre il allait, préparant les voies, à la façon des coureurs <{ui prenaient les devants sur le cortège du prince, pour faire mettre en état les chemins, élargir les pistes, adoucir les eûtes. Les antithèses tradition elh’s aidaient le prophète à manquer la portée véritable de son rùle ; il ramassait les gerbes pour le triage délinitif : un autre tiendrait le van et séparerait 1.1 paille du bon grain ; il baptisait dans l’eau qui lave le corps : le baptême de l’Esprit qui sanctitie l’intime et dé'vore les fautes à la manière d’un feu, était réserve à Celui qui viendrait… Jean émut

1. f, a dal^- de la Passion et la durée de la vie publique de L’Aus Christ, dans Recherches de Science religieuse, anvier 1912, p. 82-104.

les foules : son régime sévère, sa hardiesse à flétrir le mal moral sans acception de personnes, son désintéressement palpable lui concilièrent une autorité qui se fit sentir jusque dans les cercles éclairés de Jérusalem. Les païens n'étaient pas à l'épreuve de sa rude éloquence : on nous montre dans son anditoire des scribes et des pharisiens, des soldats romains, des gens de toute sorte. Hérode Antipas lui-même est justiciable du propliète : le régime delà prison ne parvient pas à clore cette bouciie importune, dont le prince continue d’apprécier la sagesse. C’est avec peine, et par un point d’honneur que les mœurs de ce temps nous font comprendre sans assurément re : srcuser, qu'. tipas abandonna enfin le Baptiste à la haineuse rancune d’IIérodiade '.

Mais auparavant, et tandis qu’il prêchait lilîTement, Jean avait su discerner parmi ceux qui l'écoutaient et attacher à sa personne un certain nombre de disciples proprement dits. Plusieurs des apôtres de Jésus, et les plus grands, furent d’abord auditeurs de Jean et subirent sa maîtrise. D’autres, probablement éloignés de la Judée avant la prédication du Christ, perpétuèrent ailleurs les enseignements et les rites du Baptiste. Vingt ans après, nous trouvons à Ephèse un petit groupe de Johannites apportant au Maître de Nazareth le tardif hommage de leur foi'-. 95. — Cette imposante figure de Jean Baptiste ouvre l’histoire évangélique, et permet seule d’en comprendre la genèse. Jésus n’eut pas à inaugurer le mouvement religieux qu’il domina : des âmes (Idèles, en grand nombre, étaient déjà touchées quand ii entra dans sa carrière publique. L’insistance avec laquelle on nous dit qu’apprenant l’arrestat’on dp Jean, Jésus commença son ministère en Galilée (.V ;., n-, 12-18 ; Mc, i, 14-16), montre à l'évidence que, si le Maître n’attendit pas cet événement pour annoncer la Bonne Nouvelle (/o., iii, 2 4), il approuva en s’y engageant la route ouverte par le Baptiste, et se substitua à ce dernier dans un champ où lui-même n’avait pas, d’abord et personnellement, semé. Aussi, le trait sur lequel appuient à l’envi nos évangélistes dans le portrait qu’ils tracent du Précurseur, c’est le désintéressement. Jean fils de Zéliédée a, le mieux de tous, compris la portée et fait ressortir la beauté singulière de cette coûteuse probité. Mais, d’après les Sjnoptiques également, loin d’arrêter sur soi le prestige du renom messianique qui commençait de l’investir, Jean iîapliste déclina nettement, dès le début, un rôle qui n'était pas le sien Il refusa un titre auquel un autre, et un seul, avait droit. Lui se confina dans la tâche d’avant-coureur, de témoin, d’ami de l'Époux. Quand, pour « accomplir toute justice », rendant ainsi témoignage à l’inspiration qui guidait le fils de Zacharie-', Jésus vint se présenter à Jean pour être baptisé, celui-ci, loin de s’en prévaloir ou de chercher à s’attacher comme disciple le Nazaréen, ne céda qu'à

1. Sur Jean Baptiste, monographies de A. Konrad, Jo/iannes der Tailfrr, Cra ?, 1911 (groTes réserves tbéologiques ;  ; de A. PoTTGiESstR, Johaiines dt-r Taiif’er und Jésus Chri.'tus. Colnjrne. 1911 ; — de M. Dibfmis (prolestant), Die urchrisiliche l’ebei lirferung fon J’diannrs den Tuiifer utilersuchl, Goeltiiigc-n, 1911 ; d’AIbnn Bi.akiston (anglican), John the Baptist and his relation to Jésus, London, 1912.

2..-(c(ej, XIX, 1-8. Bien qne la chose soit disculée, il semble bien que c’est de ce groupe qu'.ApolIo avnit appris, d’une fiiçon imparf ite, mois suffisamment ex ; irtp, c^' qu’il enseignait touchant le Seigneur, nvant que Priscil.'e et Aquila instruisissent plus à fond l'éloquent et subtil Alexandrin : Actes, xviii, 23-28.

.3. /. « f, Tii, 2.'î-.' ! 0. fait remarquer en effet (et c’est Jésus qui parle) que les Pharisiens et les Docteurs contestaient le baptcnie de Jean et s’y soustrayaient. Il importait donc d’autoriser sa mission, et cela était juste.

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regret à l’insistance de celui dont la grandeur unique ne lui échappait pas. C’est à Jean encore que nous lierons de connaître l’intervention miraculeuse de Dieu désignant le nouveau baptisé comme son Fils bienaimé. Dès lors, le prophète ne cessa plus de rendre témoignage à 1’  « Agneau de Dieu ». Il suggéra, ou Ut converger sur lui les titres les plus magnifiques. De sa prison même, il dépêchera au Maître, pour obtenir de lui une déclaration explicite, plusieurs de ses disciples restés fidèles.

96. — Cependant, après son baptême, et tandis que Jean achevait une carrière dont il est impossible de fixer la durée exacte, mais qui fut moins courte qu’on ne l’imaginerait sous l’impression d’une lecture superficielle des évangiles, Jésus ne regagna |)as immédiatement Nazareth. Suivant une inspiration d’en haut, il alla se préparer, dans l’une des régions désertes qui avoisinent le Jourdain, à renil )lir la place que Jean refusait d’usurper. Ce que fut cftle longue retraite de quarante jours, les évangélistes nous le laissent entendre plus qu’il ne nous le disent. Jésus pria, jeûna, suivant à son tour la grande tradition des prophètes d’Israël. Un fait ressort à l’évidence du récit des Synoptiques : c’est que l’Esprit malin tenta de faire dévier, vers un messianisme cliarnel et voyant, la volonté de celui dans lequel il pressentait un redoutable adversaire. Mais le tentateur redoubla en vain ses prestiges. En vain voulut-il profiter de la faiblesse d’un pénitent exténué par le jeune ; en vain fit-il passer devant l’imagination de Jésus les images les plus troublantes pour une grande àme. Les sentences scripturaires qui rappelaient à tout Israélite fidèle la primauté de la vie de l’esprit et le souverain domaine de lahvé, suffirent à déjouer ces attaques, et le Fort armé s’éloigna ])our un temps. Ce qu’il faut retenir ici de cet épisode, dont tel ou tel détail demeure mystérieux, c’est que dès cette époque la question messianique fut posée devant Jésus.

97. — L’emprisonnement de Jean Baptiste laissa peu après tout le champ libre au Maître Nazaréen. Venant donc en Galilée, il se mit à y prêcher la pénitence et l’approche du Règne de Dieu.

Jésus avait alors trente ans, à peu près. On le croyait fils de Joseph, un charpentier de Nazareth. .Sa mère Marie, ses « frères et sœurs > — cousins et parents proches, que l’usage du paj’S permettait, et que la langue araniéenne alors parlée en Judée força il souvent d’englober sous ce titre’— étaient connus

t. Dans son excellente dissert.-ition sur « les Frères du Seigneur » [Etnin^iU selon saint Marc^ Paris, 1911, p. 72-90), le P. La( ; rangk fait observer que l’expression reçue dans la chrélienté primilive, et désignant un ^^roupe particuculier, de « Frt’res du Seigneur, r^i vZù.yÀ r^O Ivjct’su », est la traduction grecque d’une expression araméenne. Or, en araméen comme en liébreu, le mot fi-ère : ni » (aram., alla) signifie certainrmenl, non seulement frère au sens propre, de père et de mère, mais demi-fi-èro, de père oit de mère, et encore proche pai-ent : cousin germain, neveu. (( Abraham di Là Lot : << Puisque nous sommes frères >. |GeH., xiii, 8.) Or’Lot était son neveu. Labaii dit à Jacob : c Puisque nous sommes frères » (Gen, , xiv, 14, IG). Or Jacob était son lïcveu. Eléazar et Keis sont frères : Elèazar ne laisse que <Ies filles : elles sont épousées pai’les fils de Keis. « leurs frères » (I /’aral.^ xxiii, 21, 22) ; ici les frères son Ides cousins germains. Aj>rès la mort de Nadal) et d’Abiu, Moïse… dit aux fils d’Oziel : « Eidevez le corps de vos frères n (/.fc., X, 4), c’est-à-dire de vos cousins… [nombreux autres exemples]. I ! faut noter que, ni l’hébreu, ni l’ararnéen ne possédant de mot pour dire « cousin », le terme de fr-èi-e s’imposait dans fiien des cas… Le mot de frère était tout à fait indispensable pour indiquer un groupe de cousins d’origine difTérenle. Il est donc certain que si Jésus avait des cousins, et surtout s’ils n’étaient pas nés de la même mère, on ne pouvait, en arainéen, les appeler autrement que

des gens de Galilée, et nous savons les noms de plusieurs. A cette époque, les épisodes de l’enfance’du nouveau prophète étaient ignorés du public : sa mère conservait dans son cœur le souvenir de ces choses admirables. Joseph avait disparu. C’est donc avec la seule autorité que lui conféraient l’appel divin et le témoignage du Baptiste, que le jeune Maître galiléen commenta d’annoncer la Bonne Nouvelle. Il le fit dans le milieu déjà ébranlé par la prédication de Jean et en adoptant les formules de ce dernier (aussi bien, elles étaient traditionnelles). Mais il ne se donna pas pour le continuateur du prophète qui lui avait préparé les voies, et en particulier il semble qu’il laissa bientôt tomber, dans la pratique de son ministère personnel, le baptême figuratif auquel il s’était lui-même soumis^.

98. — Dès le début, en effet, Jésus mêla sa personne à son œuvre. Le témoignage qu’il se rendit, et que nous allons tenter d’exposer, date des premiers jours du ministère galiléen. A s’en tenir à l’histoire, on peut dire qu’il est impossible de précisercomment, j et à quelle époque, la conviction qu’il était le Messie s’imposa à la pensée de Jésus. Mais il est certain, par la seule histoire, que cette pensée était mfire quand le Maître commença de prêcher l’Evangile.

99. — La forme sous laquelle se présente le témoignage messianique resterait énigmalique, voire incompréliensible.à qui ne se rappellerait pas les divergences, les incertitu(jes, le caractère inquiet, étroitement charnel et national, ou chimérique, infligé alors à l’espérance d’Israël. Hors de cette perspective, comment s’expliquerles précautions, lesatténuations. les réticences, d’un mot (employé à ce propos par les Pères anciens) l’économie adoptée par Jésus dans l’allirmation de sa mission ? Tout le monde juif, alors, attendait le Messie, et cette attente, ivait, au témoignage d’auteurs païens, débordé les frontières de la Terre sainte. Qu’il eût été simple de dire : (( Je le suis ! »

.u lieu de cetteassertion catégorique, nous voyons le Maître fermer la bouche aux possédés, défendre à ses disciples de le faire connaître C(uume le Messie et, tout en proclamant l’avènement du Règne de Dieu, éluder les questions directes sur ce sujet brûlant. X i ce point que le lecteur des évangiles est parfois tenté ;

SOS frères. Naturellement, r les frères » pourraient désigiieià la f’» is des frères et des cousins, mais cette liypotbèse n’a pas grand intérêt dans la question, parce que si le mot « frères)) peut comprendre les cousins, on n’a plus aucun argument j>our soutenir que les frères de Jésus étaient vr.’dnient ses fr(-res.)> Lagrange, loc. iand., p. 73. Kn ellot, t(uis les textes suggèrent impérieusement ([ue Marie n’eut pas d’autre enfant. M. LoisY lui-même reconnaît que (( le sentiment commun des éxégètes catholiques [voyant dans les paroles de Mai’ie /-((c, i, It’i, l’intention de garder une virginité perpétuelle] ne [ » eut être (pudifié d’arbitraii’e. Aucun passage de l’Evangile et des Artes n’y contredit : car s’il y est question des frères de Jêsns. on ne les prt’sente jamais comme fils de Marie, et il est à noter qu’on n’eiï cite jamais un en pai-ticiilicr, pas même Jacques, comme frère du Seigneur. » I.es Kran^ites synopli<iues, Ceffonds, 1907, 1, p. 290, 291. Pour plus de détail, voir Alfred Durand. Art. Fnf ; RES du Seigneib, dans ce Diciionnalre, vol. II, (^ol. l.’îl-148.

1. Sur « l’Evangile de l’enfance » voir l’ouvrage du P..lfred Durand, L’Enfance de Jésus Chriit d’après les Evangiles canonù/ues^ Paris. 1908.

2. Nous voyons par/o., iv, 2, que les apfttres continuèrent, un temps, de baptiser, même après avoir passé sous l’obédience de Jésus. Etait-ce une continuation autorisée par le Maître (qui pourtant ne baptisait pas en pei soiine.i du baptême de Jean ? Sur cette ipiestion, voir dans ce Dictionnaire l’article initiation ciiRr.TiENNE, vol. II, col. 799 : A. o’Ai.iiS.

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de partager l’impression formulée par un groupe de Juifs impatients : <i Jusques à quand licndras-tu notre esprit en suspens ? Si tu es le Clirist, dis-nousle franchement 1 » (/o., x, a^).

100. — Deux raisons d’importance inégale(et dont la première n’est pas d’ailleurs indépendante de l’autre) s’opposaient à cette manifestation ouverte. <^)u’on se souvienne des traits par lesquels ont été caractérisés plus haut les Hérodiens d’une part, d’autre part les Zélotes. Qu’on se rende présente la situation politi()ue de la Palestine. Dans ce milieu divisé, où le mot d’ordre des uns, opportunistes et timorés, était « Pas d’all’aire avec Rome ! » — où l’attente liévreuse des autres escomptait la venue du Uoi guerrier qui devait a bouter » les Gentils hors de la Terre sainte, une revendication messianique éclatante eût suscité des craintes et surexcité des espoirs, amené des oppositions et répressions violentes que Jésus ne voulait pas déchaîner avant l’heure providentielle, et qu’il n’entrait pas dans sa mission de briser à coup de miracles. Même avec les tempéraments qu’il adopta, le Maître dut se soustraire plus d’une fois à l’enthousiasme indiscret des foules. Ne parlait-on pas de le prendre et de le proclamer roi ? (/o., VI, 15 ; cf. Mc, vii, 24 i ix, 30 >’-c., XIII, 31 sqq ; Jo., vii, 6 ; x, 28, a/).)

loi. — Moins encore Jésus voulait-il et pouvait-il accepter d’incarner en sa personne une idée du Royaume de Dieu et du Messie, son instrument élu, à ce point faussée et déformée que les traits prophétiques y devenaient méconnaissables. Loin d’amender une conception pareille, la présence de traits authentiques la rendaient en un sens plus nocive. AlTermie, illuminée par cette âme de vérité, la nuée du messianisme apocalyptique et guerrier prenait ainsi une consistance et un air de grandeur épique.

IjB Messie ! — Il serait le Roi, (ils de David, lieutenant de lahvé dans la lutte finale contre les Nations. Nouveau Macchabée, nouvel Hyrcan, le Héros délivrerait Jérusalem, et ferait de la Ville sainte la capitale d’un monde régénéré, plantureux à merveille, où les Juifs (idèles seraient servis à genoux par ces Gentils arrogants ! Figure populaire, dont la seule pensée mettait en branle, avec tout ce qu’un Israélite considérait comme sacré : la Loi, le Temple, la Cité sainte, — l’orgueil deraceetl’esprit de lucre, l’instinct de la justice et le ressentiment du joug étranger.

Le Messie ! — D’autres enthousiastes, dont les descriptions trouvaient également créance, se le représentaient comme un Etre mystérieux, surhumain, apparaissant soudain — venu on ne sait d’où — sur les nuées du ciel, annoncé par des signes inouïs, lieutenant delalivé pour le grand Jugement, inaugurant le Royaume à force de prodiges. Par lui s’exercerait toute justice : sur Israël, réuni, privilégié, comblé ; sur les Gentils, soumis, convertis ou anéantis. Noble effigie assurément, mais vague, indéterminée, fantastique, sur laquelle l’esprit qui crée les mythes avait projeté ses lueurs bizarres.

102. — Les deux conceptions, qu’on vient de présenter diirérenciées, s’amalgamaient en proportions fort diverses et formaient, dans l’imagination et l’intelligence des auditeurs de Jésus, une l>arre opaque contre laquelle risquait de se briser, ou de se fausser, son enseignement. Ces traits ne s’effacèrent que très lentement, nous le savons, de la mémoire des plus fidèles disciples, dont l’inintelligence constatée résonne, comme un refrain triste, à travers les évangiles. Les apôtres eux-mêmes se ressentaient de cet état général des esprits, et l’espérance messianifiue (pi’ils nourrissaient comportait, avec d’étranges lacunes sur le rôle du Messie souffrant et rédempteur, bien des parties démesurées, trop humaines, bien

des illusions dontils eurent grand’peine à se détacher (J/ ;., xii, 46 sqq. ; XVI, 22 ; xx, 20-29 ; Âct., l, Ci ; etc.). Le récit des tentations du Maître fournit un éloquent témoignage des attraits que l’éclat <lu messianisme charnel exerçait alors, au jugement du tentateur, sur les meilleurs des fils d’Israël.

103. — Dans ces conditions, une revendication injmédiate et publique du titre de Messie (en plus des dangers qu’elle eût fait courir avant l’heure à la personne du Maître) aurait eu pour effet d’autoriser, et de rendre indéracinable l’erreur commune sur la nature et les destinées du Règne de Dieu. Chacun eût reporté sur ce Messie l’image qu’il s’en était forgée, et l’eût contemplé à travers le prisme de ses espérances vaines.

C’est pourquoi, fidèle en cela même à la conception du Royaume qu’il devait décrire dans les paraboles (lu levain et du grain de sénevé, Jésus adopte, dans l’exposition de son message, une sévère économie et une prudente lenteur. Il commence par inspirer aux hommes de bonne volonté, touchés déjà par la prédication du Baptiste, cette inquiétude, ce trouble fécond, cette componction, cette faim et cette soif de la justice qui devaient, selon les Ecritures, marquer l’aurore et commencer les conquêtes du Règne de Dieu. C’étaient là des conditions indispensables à l’intelligence, au goût, à l’acceptation de l’Evangile. Cependant, et dès le début de son ministère, le Maître pratique les œuvres de bonté, de délivrance et de puissance prédites par les grands prophètes. En face de ces œuvres, les mots d’André à Pierre devaient spontanément monter aux lèvres de ceux qui attendaient, en droiture etsimplicité, l’espérance d’Israël :

« Nous avons trouvé le Messie ! » (Jo., i, 41.) Respectueux

de la Loi qu’il pousse à son terme en l’accomplissant, mettant l’esprit en liberté par la ruine des surcharges littérales, d’origine humaine, qui rendaient insupportable le joug des scribes, Jésus laisse les faits parler pour lui ; il évite les promulgations prématurées, repousse l’hommage indigne des mauvais esprits, éprouve la foi naissante’, et mêlée de scories trop humaines, des disciples.

104. — Le Maître avait besoin, pour cette reuvre, d’un nom qui le désignât sans le compromettre, qui aiguisât les esprits sans les fourvoyer, et dont le caractère messianique fût réel sans être [irovocant. Nous savons par les évangiles qu’il adopta le nom de « Fils de l’homme » (i u>i ; ’^oJxyOpùT : ’-yu ; aTani., Bariiacha ) 2.

1. II Taut notci’à ce propos que les protestations les plus sincères, telles que le cri de joie d’André : « N’ons iivons trouvé le Messie !)) (Jo., 1, 41) ou la protestation des disciples voyant Jésus niaiclier sur les eaux : (’Vraiment vous êtes le’Fils de Dieu ! » (Ml., xiv, SS), ne sont pas incompatibles a^ec des reprises, des incertitudes, des doutes postérieurs. Il est d’une psychologie puérile d’opposer ceux-ci à celles-là. Ces alternativps sont au contraire hautement vraisemblables et saint Thomas note fort bien à ce propos : (i Dicendum quod in discipulis Christ ! nolatur quidam lidei profectns, ut primo eum venerorenliirquesi hominera sapientem et magistrum [un prophète ? ([ui sait, le Messie en personne ?…] et postea ei intenderent ipiasi Dco doconli. i) De Veriiate, q. xi, art. 3, ad 8’"".’2. Ce titre pose le problème ppul-èire le plus complexe de l’étude du Nouveau Testiimonl. I.a question a été traitée récemment, du point de vue philolo} ; ique, par Libtzmann, Der Menschensnhn. Freiburg i. B.. IS’.'fi, à la concluiiion radicale duquel a fini par se rallier J. Wei.i.hmskn (depuis 18’.in : Shi :-ev und Vorarheiieii, III, lîerlin, et dan » ses brefs Commentaires sur les Synoptiques, Berlin, V.W.11 !)(i, -, ). _et beaocoup plu » judicieusement par G. Dai-MAX, nie Wvrte Jrsu. Leipzig, 1908, p. 191-220, et Paul Fiebig, Drr Mensr/ienso/in, Tiibingpn. 1901.

Parmi les travaux catholiques, je signa’erai d abord le 13’» 3

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Dans les chapitres de la prophétie de Daniel où le Royaume de Dieu est montré en conflit avec les royaumes de la terre, symbolisés par des animaux, un passage capital nous met aux yeux le jugement déflnitir, porté sur les « bêtes n par le Juge, l’Ancien des jours, c’est-à-dire par Dieu même. Or, écrit le voyant,

Tandis que je regardais dans les visions de la nuit, sur les nuées vint comme un Fils d’homme ; il s’avança jusqn’an Tieillnrd et on l’amena devant lui. Et il lui fut donné domination, gloire et règne, et tous les peuples, nations et langiie> le servirent. Sa domination est une domination éternelle qui ne passera point, et son règne ne sera jamais défruit. Dan. vii, l ; S-14.

Si l’on rapproche ce texte des déclarations linales de Jésus devant le Sanhédrin, l’allusion de celles-ci à celui-là emportera l’évidence et nous forcera devoir dans le nom de.< Fils de l’homme » un titre messianique, puisqu’il ne saurait y avoir de doute sur le caractère messianique, de Roi et de Juge, du « Fils d’homme », décrit dans cette prophétie de Daniel.

105. — Le livre dit des Paraboles d’llénoch (Litre d’IIéiwch, ch. xxxvii-LXi) et en particulier les chapitres xLvi à LUI, qui s’inspirent manifestement du passage précité de Daniel, et décrivent le jugement final, font au « Fils de l’homme »’une place plus considérable encore :

J’interrogeoi l’ange qui marchait avec moi, et qui me faisait connaître tous les secrets au sujet de ce Fils de l’homme ; « Qui est-il, et d’où vient-il ; pourquoi marcliet-il avec la Tète [l’Ancien] des jours ? n

Il me répondit et me dit : « C’est le Fils de l’homme, qui possède la justice et avec lequel la justice hahite, qui révélera tous les trésors des secrets… Le Fils de l’homme que tu as vu fera lever les rois et les puissants de leurs couches, et les forts de leurs sièges ; et il rompra les reins des forts et il brisera les dents des pécheurs, et il renversera les rois de leurs trftnes et de leur pouvoir, parcequ’ils ne l’ont pns exalté et qu’ils ne l’ont pas glorifié et

« lu’ils n’ont pas confessé humblement d’où leur avait été

tlonnée la royauté…

Le Fils de l’homme fut nommé auprès ilu Seigneur des esprits et son nom fui nommé devant la « ’féto des jours ». Et avant que le soleil et les signes fussent créés, avant que les étoiles du ciel fussent faites, son nom fut nommé devant le Seigneur des esprits. II sera un bâton pour les justes, afin qu’ils puissent s’appuyer sur lui et ne pas tomber ; il sera le lumière des peuples et il sera l’espérance

mémoire érudit et vigoureux, mais un peu rigide et manquant parfois de nuances,.le Fritz Tii.i man.n, Œr Menscheruoltn Jesu Selbtizeusnis /iirseine messianiache Wiirdc, l’reiburg i. H., 1<.I07 (liiblische Sludien, xii, 1 et 2). Le P. Lagkange est revenu à mainte reprise sur la question, en particulier dans la / ?< « < Biblique, octobre lyO’i : Le Fds de V homme dans la prophétie de Daniel, vX avril 1908, Recension), p. 2sn.2 ! l3. — Parmi les Irnvaux anglicans, l’article Son of Man de S. R. Driver, Dictinnary oftlie Bible, éd. J. Hastings, IV. Edinburgh, 19(12, p. âT’J-âSl), et les notes de.M. R II. ChiRi.ES dans son édition anglaise du Livre d’Hénoch, Oxford. lS9 : i, appendice B, semblent dignes de particulière mention. — Personne ne peut écrire sur l’Evangile ou l’enseignement de Jésus snns prendre parti sur cette.piestion. Et comme elle est très obscure et délicate, elle est une de celles où les tendances et idées préconçues de chaque auteur se donnent la plus libre carrière. De là, dans l’école piotest intc libérale, une floraison d’hyjiotbèses et un éniieltement d’o|iinions vraiment iricui’s. Un peut en voir le relové, par le chef même de l’école libérale. II. J. Hoi.T/.MASN, Oa » measlaninehe Betvu^istsem Jeiii. Fin Beitrag zur l.eben-Jesu-Forschuns. Tilbingen, lïlOT.

Depuis les travaux cités ici, les articles ne ces « ent de se multiplier, muis il ne semble pas que des points Je vue vraiment nouvcaui, ou décisifs, aient été ouverts.

1. Le Livre d’Hcnnch, ch. xi.vi. iiviii, xi.ix, passim. Trnd. Fr. M.iRTiri. Paris, 1906, p. 95, 96, 99, 101, 102.

de ceux qui souffrent dans leur cœur. Tous ceux qui habitent sur l’aride se prosterneront et l’adoreront ; et ils béniront et ils gloritieront et ils chanteront le Seigneur des esprits…

En lui habite l’esprit de sagesse, et l’esprit qui éclaire et l’esprit de science et de force, et l’esprit de ceux qui se sont endormis dans la justice. C’est lui qui juge les choses secrètes, et personne ne peut prononcer de paroles vaines devant lui, car il est l’Elu en présence du Seigneur des esprits, selon son bon plaisir.

106- — L’ap[)lication au « Fils de l’homme » des prophéties messianiques les plus claires, en particulier de celles du Livre d’Isaie. est ici manifeste.

Si donc l’on admet que les Paraholes d’Hénoch sont, dans leur substance, antérieuresde troisrpiarts de siècle à la venue du Christ (et il semble bien que M. Léon Gry a rendu, après d’autres, cette thèse an moins probable), on est amené derechef à voir dans le titre de « Fils de l’homme » une désignation messianique.

107. — La seule diflieulté réelle opposée à cette constatation proviendrait de l’usage même qu’en fit Jésus. Après ce que nous avons dit, on s’étonnera peut-être que le Maître ait adopté un nom qui le désignait comme Messie ; on s’étonnera plus encore de l’impuissance de ses auditeurs à pénétrer la réelle signiflcation de ce titre. Mais cette dithculté n’est qu’apparente. Dans l’henreux rapprochement des prophéties messianiques anciennes qui aurait fait attribuer par l’auteur des Parahvles, au’< Fils de l’homme » de Daniel, (^/ze/i/Hes-H/^e^ des prérogatives authentiques de celui qu’on attendait, il faut voir surtout la réussite d’un autenr particulier. Rien de semblable dans les autres écrits apocaljptiques du même temps. Peu des contemporainsde Jésus avaient lu ces fragments que l’histoire postérieure rend pour nous si intéressants. Ceux-là même chez lesquels nous avons lieu, avec quelque vraisemblance, de supposer une connaissance présente des Paraholes, pouvaient-ils idenlilier, avec l’Etre surhumain, préexistant au ciel et à la terre, et apparaissant sondain près du trône de l’.Vncien des jours, un homme réel, vivant, parlant, soulTrant, mangeant, dont on savait, ou dont on croyait savoir les origines précises ? Quelle apparence de reconnaître le Héros céleste dans le charpentier Jésus, lils du charpentier Joseph, de Nazareth’.'

108. — Capable d’unsens niessianique.de par son origine scripturaire, et peut-être une partie de l’interprétation liHéraire postérieure, le nom <le a Fils de l’hominc » ne l’était d’ailleurs aucunement par sa formule. Il s’apparentait étroitement à l’appellation commune des ])rophétes : « Fils d’Iioinme ! » autant dire : « Homme ! » — Par là, il était à lui seul une sorte de jiarabole, une énigme, un mâchai du genre de ceux dont la tradition hébraïque nous offre tant d’exemples. De lui aussi on peut dire « qn’il posait plus de problèmes f(iril n’en rcsol*ait >, qn’il était plus fait pour [liquer l’allenlion que pour contenter la curiosité. Tout en reliant elTectivement la personne et la mission de Jésus aux plus hantes prérogatives messianiques, celles de Juge universel, il mettait en relief les caractères de faiblesse apparente, de condescendante fraternité. de soutt’rance rédeniptriee et, pour tout ilire, tVliiimiriité. qui devaient marquer la carrière du ÎMaitre, C’est en ce sens que l’ont surtout compris les anciens Pères : ils ont très bien vu que le nom de « Fils de l’homme » rejoignait celui du

« Servilcur de lahvé ii, l’évangile douloureux, le

it cinquième évangile u du Livre d’Isaie. Celte connexion, qui avait échappé à l’auteur des Purnlintes d’Hénoch, est visible dans l’usage fait par Jésus du titre qu’il s’est choisi. 1345

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109. — On comprend maintenant peut-être les raisons de ce choix. Sur le fait même, il n’y a pas de contestation possilile. Tous nos évangiles, dans toutes leurs parties, Icmoignenl que Jésus se désignait haMliuUenient par ce nom : on le lit 30 fois dans saint Matthieu, lïfoisdans saint Marc, 15 fois dans s.iinlLuc, Il (ou 12) fois dans saint Jean. Chose plus élrange, et quimonlreavec quelsoin les évangcïistes nous ont conservé le langage véritable employé par le Maître, sans le traduire en celui de leur temps, ce titre ne se trouve plus dansles écrits apostoliques (sauf en deux passages de l’Apocalypse : i, 13 ; xiv, 14, et dans une parole du martyr Etienne, rapportée par les.<c/es, vii, 56).Susccplil)le d’être mal interprété dans les milieux helléniques’, ou trop dillicile à expliquer aux fidèles venus de la gentilité, le nom tomba de lui-même, laissant place à une désignation plusclaire de la dignité qu’il était destiné à couvrir — comme ces gaines subtiles qui protègent en hiver les bourgeons des arbres et tombent, leur rôle accompli.

110. — Lesprécautionsauxquellesrépond, pourune part, l’emploi du nom de « Fils de l’homme », semblent tovitefois avoir été moins rigoureuses au début de la prédication. Devant un auditoire simple et religieux, parfois jusqu’à l’enthousiasme, et dont la grande majorité cherchait vraiment la lumière et désirait d’entrer dans le Royaume de Dieu, le Mai-Ire parlait et s’affirmait plus librement. Il importait d’ailleurs de fixer, en leur donnant des assurances, les hommes de bonne volonté. Peu à peu cependant, l’obstination des masses dans leur rêve de messianisme grossier devint manifeste ; il se forma, d’autre part, un groupe de pharisiens jaloux et fanatiques, foyer d’une opposition irréductible et systématique. Les paroles de Jésus étaient faussées, ses œuvres divines attribuées au malin : à cette inexpiable haine répondit une retenue plus grande. L’économie de la manifestation messianique s’accentua : les recommandations de juste prudence : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, ne jetez pas vos perles devant les pourceaux » (Mat., vii, 6), s’appliquèrent de plein droit. De là, dans la conduite de l’œuvre du salut, une attitude de réserve beaucoup plus nette, et qui parut nouvelle.

Touslosévangélistes ont enregistré ce changement, étrange au premier abord, et l’ont justifié par les prophéties anciennes. La substitution, à l’enseignement plus clair et plus accessible, dont une partie imposante est groupée dans le Discours sur la montagne ^, de l’enseignement <( en paraboles », enveloppé, relativement énigmatique, donne en elfet aux.Synoptiques occasion de rappeler les paroles redoutables d’Isaïe- :

Va, et tu diras à ce peuple :

Ecoutez, et ne comprenez pas !

Voyez et ne connaissez pas ;

Endurcis le ca-ur cîe ce peuple.

bouche ses oreilles,

ferme ses veux.

Que de ses yeux il ne voie ni n’entende de ses oreilles,

que son cn-ur ne comprenne pas ;

qu’il ne soit pas guéri une nouvelle fois !

111. — Il serait contraire au caractère de la mission du Christ, tel qu’il ressort à l’évidence de la lecture des évangiles, contraire aux exemples et aux

1. Fr. Tll.LMANN, Ofr Menschensohn, p. 169 sn.

2. On sait que nombre des paroles réunies là pur saint Multhieu sont distribucespar les deux autres Synoptiques dans des contexte » diiîérents qui font plus d’état, semblct-il, de l’ordre chronologique.

3. Isaïe.w, 9-11 ; Trad. Kh. CosVkyuti.U Livre d’isaie. p. 4 ; i.’Tome II.

leçons du Maître, contraire au génie même de la langue hébraïque et surtout prophétique, de presser ces menaces au point d’y voir une annonce exclusive de châtiment, et un décret formel d’aveuglement. Pour bien les entendre, il faut se rappeler comme elles sont amenées, et examiner les applications qu’en fit Jésus à son enseignement* :

Et quand il unira qu’il fut seul, ceux qui l’cnlunraienl avec les Douze, l’interrogeaient louchant la parabole [du semeur]. Et il leur dit : « A vous il est donné de connaître le mystère du Royaume de Dieu ; mais pour ceux-ci, ceux du dehors, tout advient en paraboles, de façon que’- :

regardant ils regardent et ne voient pas, et écoutant ils écoutent et n’entendent pas, de crainte qu’ils se convertissent et que leur soit

[remis leur péché].

lis — Le terme flnal : aveuglement et perte, est ici énoncé à la manière hébraïque, comme l’objet d’une intention positive de Dieu. Les distinctions délicates auxquelles nous habitua une analyse plus profonde de la causalité divine, entre ce que Dieu veut positivement, et ce qu’il permet, n’avaient pas alors d’expression dans les langues sémitiques. Tout ce qui arrivait, arrivait parce que Dieu l’avait ainsi décidé et décrété. Mais l’histoire nous donne le moyen d’interpréter ici avec certitude renonciation prophétique. Après comme avant cette déclaration, Jésus se défendit constamment d’avoir une doctrine ésotérique (Jo., xviii, 19-22). La différence soulignée ici entre le cercle privilégié et ceux « du dehors » porte moins sur la matière ou sur l’accessibilité générale, que sur l’intelligence exacte et détaillée de l’Evangile. Bon nombre de paraboles oflrenl, au-dessus du sens profond, encore enveloppé pour la foule, une signification fort claire, très utile à tous les écoutants. De même qu’en refusant aux exaltés et aux fourbes les prodiges cosmiques, les « signes dans le ciel » qu’ils réclamaient, le Maître ne laissa pas de multiplier les signes de sa toute-puissante bénignité, ainsi la prédication du Royaume de Dieu, dont la simplicité déroutait la sagesse toute humaine des scribes, dont la sévérité déconcertait les ambitions du vulgaire, n’en continua pas moins, par sa

1. Je cite saint Marc, iv, 10. Sur les divergences modales du texte des divers évangélistes (Mt., xiii, 10 sqq. ; £, f., Ti II, 9 sqq.l et le contexte historique, voir D. BizT./nirodiiclion aux Paraboles évangc’.iques, Paris, 1<.I12. p. 233-S6. — Saint Je, -m, xii, , ’î7-40 rappelle à son compte les paroles d’Isaïe et les applique aux miracles de Jésus. On sait que saint Paul appliqua les n^èmes prophéties à l’endurcissement d’une partie des Juifs de Rome, Act.. xxTiii, 24-27.

2. Sur le sens de’^o. (hebr. pen ou le m a’an) voir CoN-DAMI. N, le Lifre d’/saïe. p. 45, 46, et D. Blzy, lib. laud., p. 286 sqq. On trouvera dans cette exrellente monographie une étude complète des textes et de leur inlerprctalion patristique. Sur le but des paraboles, on a beaucoup discuté naguère, non seulement entre exégètes cnlho’iques et libéraux, à la suite des ouvrages d’Ad. Juliciieb. Die Gleichnisredrn Jtsu. Tiibingen, i-, 1899, H, 1899, que M. Alfred LoisY a popularisés en France, Etudes rvaiigéliques. Pari », 1902 (contre, C. A. Bigce, Die Haupl-Parabeln Jesii, Giessen, 190, 1 : adaptation d’un ouragc danois antérieur) ; — mais aussi entre savants catholiques. On peut voir les nuances de leurs opinions dans Die Parabeln des Herrn =, du P. Léopold Fonck, Innsbruck, 1909, p. 19-.’Î6 (accentue le but de punition et de réprobation, après Maldonat et Knahe.nbauir ; M. J. Laoramie. /.c Ai/< des Paraboles dans saint Marc, Hefue Biblique, janvier 1910, résumé et complété dans Evangile selon saint Marc, Pari », 1911. p. 96-103 (accentue d’après les anciens Pères et surtout S. Jean Chrysostome, le but. au moin.s partiel, d’instruction « t de miséricorde) ; Alfred Duram). Pourquoi le Christ a-t-il parle en paraboles ? Dans Etudes, 1906, II, p. 756 sqq., et D. BuzT, tib. laud. (plus éclectiques).

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lumière voilée, mystérieuse mais attirante, d’éclairer les cœurs droits. La lumière brillait dans les ténèbres, et celles-ci ne l’étouffaient pas’. Mais « odeur de vie » pour les uns, TEvangrile était aux autres

« odeur de mort ». Et il faut probablement reconnaître

une dernière intention de miséricorde dans cette dispensation, mesurant à des yeux malades une lumière trop crue, qui eût précipité leiir aveuglement.

113. — Quoi qu’il en soit, nous voyons se dessiner dè^ lors dans l’enseignement de Jésus et se maintenir jusqu’à la deruière semaine de sa vie, comiue un double courant. L’un plus superficiel, mêlé de rayons et d ombres, proposait les vérités célestes de telle sorte que les esprits mal disposés (par leur faute) fussent plus intrigués qu’éclairés, étonnés plutôt que touchés. Cependant les bons Israélites, les « cUerclieurs de Dieu » sincères étaient animés par ces lueurs à pousser plus avant, excités par ces déclarations, ces paraboles et ces signes, à demander, à frapper, à prier, — finalement orientés dans la voie du salut et acheminés vers le Royaume.

114. — Parallèlement, dans le cercle intime des disciples, et surtout des Douze, le Maître répandait (telle la lampe de la parabole, luisant pour ceux qui sont de la maison) une lumière plus abondante. Les comparaisons, les symboles leur étaient expliqués, les fausses interprétations prévenues, les invitations à croire pressantes. Une pédagogie divine élevait peu à peu leui-s pauvres vues d’horamesàla hauteur des desseins providentiels. Et ce ne fut qu’après avoir substitué, ou commencé de substituer, à leurs rêves ambitieux, à leurs désirs étroits, des pen’iées plus justes et plus épurées, que Jésus insista sur le mystère de sa personne. Bien des leçons difficiles sur le caractère laborieux du Royaume, sur les dispositions exigées de ceux qui aspiraient à le conquérir, sur l’accession lente des àræs à ce bien, sur les destinées combattues de l’Evangile, précédèrent le jour où, non pas même en public, mais dans l’intimité des Douze, entraînés aux contins des limites traditionnelles de la Terre sainte, le Maître provoqua la profession de foi de Simon Pierre. Encore, à cette heure même, cette profession de foi impliquait-elle une révélation du Père’. C’est au dernier jour seulement, en réponse à la mise en demeure solennelle du grand prêtre, que Jésus proclamera devant tous, sans restriction et sans voile, sa mission et son titre de Messie.

lig. — Telle fut, pour autant qu’on peut la restituer d’après les indications évangéliques (plusieurs sont décisives), l’économie de la manifestation messianique et divine de Jésus. Le quatrième évangile, loin d’y contredire, ajoute des raisons de croire exacte l’interprétation des Synoptiques proposée ici. L’aban Ion de plusieurs disciples (vi, 66) ; l’incrédulité des Frères du Seigneur », ou de certains d’entre eux, et leur impatience en face des réticences et lenteurs du Sauveur (vu, 3 sqq) ; les incertitudes prolongées de la foule (x, 24) ; ’es refus opposés aux interrogationsdirectes des Pharisiens(^nii, 53sqq., x, 24-40, etc.), autant de traits marqués et soulignés par saint Jean. Le progrès des apôtres dans leur foi en la mission du Maître n’est pas moins bien mis en relief : on note explicitement que les principaux étaient disciples de Jean Baptiste, et qu’npri’s s’être attachés à Jésus, la vue des miracles les amena à « croire » (entendez : plus fermement et avec plus de discernement) ii, 11 ; xi, 14 et passim : Jusqu’au

1. /o., I, 5. Sur le sens donné ic’. à xîtTS/aJev, voir J. Lebreton, Origines, p. 39I, no’.e3.

2. Ml., XYi, 17.

cours du dernier entretien (xiv, 10 ; x^^, 30).jusqu’apiès la résurrection du Christ (11, 22), des progrès dans cette foi sont mentionnés expressément’. C’est donc en vain qu’on opposerait en ce point la tradition johannique à la synoptique. Si 1’n économie » est plus visible en celle-ci, elle est très aisément reconnaissable en celle-là. Dans toutes deux on voit qu’elle fut surtout un effort pour ajourner, et différer

— tout en la préparant, en l’orientant, en la rendant inévitable, après lui avoir restitué son sens véritable — la grande et ultime revendication. Elle fut une sage précaution contre une appréciation prématurée, qui eût attribué au Maître, avec les qualités très méritées de prophète, de juge, d’envoyé divin, des titres mal compris ou tout à fait erronés. Elle répondit à la nécessité de compléter, par la notion de Messie souffrant et rédempteur, par la mise en lumière des caractères laborieux et lentement progressifs du Royaume, l’idée et l’idéal qu’on s’en faisait alors.

Cette « économie » est la clef qui permet de pénétrer dans l’intelligence de l’Evangile : sans elle, un grand nombre des démarches et des paroles du Seigneur, surtout dans la période qui stiivit la première prédication galiléenne et la formation d’une opposition concertée parmi les auditeurs, restent inexplicables. Avec elle, nous pouvons aborder l’étude du témoignage que se rendit.lésns : les traits déconcertants en apparence se fondront d’eux-mêmes dans une image harmonieuse.

Ile Section. — Lr Tkmoignagb du Fils

CONSIDÉRÉ BN Lin-MÊME

116. — On pourrai (classer les déclarations de Jésus sous les titres qui lui sont donnés, et qu’il s’est luiinèrae donnés dans les documents évangéliques : Roi des Juifs, Prophète. Messie. Fils de David, Fils de l’homme. Fils de Dieu..vec des avantages de clarté, ce procédé présente le grand inconvénient débrouiller les plans, et de réunir, sans souci du contexte ni de la chronologie, des indications fort différentes d’origine et de portée. Nous n’essaierons même pas de grouper, comme d’autres l’ont fait excellemment, dans un ensemble ordonné, encore un peu artificiel, les effusions, les déclarations, les suggestions, les révélations au moyen desquelles le Maître a donné de sa personne l’impression que toute l’antiquité chrétienne a traduite en ces mots : Jésus est le Seigneur.

Diminuant dans toute la mesure du possible la I>art d’arrangement et de présentation personnelle, nous viserons à donner, des dociinients, le sentiment le plus immédiat et le plus direct. Selon le mot expressif de Savonarole dans son Ti iiim/thiis Criicis, nous « mettrons en tas », nous passerons en revue les confidences et les aveux de Jésus. Encore nous bornerons-nous habitnelleuient. parmi les évangiles synoptiques, au |)reniier-. en y relevant, avec un minimum d’interprétation destiné surtout à les situer, les éléments constituant le témoignage rendu par le Christ à sa mission.V notre tour, nous lui posons la question qui tient en suspens, depuis près de deux raille ans, toute àme religieuse et non encore initiée, abordant pour la première fois la lecture des évangiles : a Que dites-vous de vous-même ? »

1. On peut lire t* ce sujet les réflexions de W. Sanday, The Crilicism of ihe Fourtli Gospel. Oxford, 1905, p. ISS-ISS.

2. On n’a pas cru devoir surcharger les indications de textes de celles des endroits parallMf*s chez les autres évangélistes. Toutes les synopses. toutes loi éditions soignées fournissent ces indications.

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117. — « Ils étaient stupéfaits de son enseignement, car il les enseignait comme un qui a puissance, et non comme les scribes », purs commentateurs de la Loi. Ces paroles de saint.Marc, I, 22, nous introduisent as.sez naturellement dans notre étude.

Il y avait bien lieu de s’étonner. Car à une époque où, en Judée surtout, et de plus en plus, la Thora, la Loi était l’objet d’une vénération qui allait jusqu’au culte, jusqu’à la superstition, jusqu’à une sorte d’apoiliéiise (on en venait à se représenter Dieu comme assujetti lui-même à la Loi, récitant sa prière quotidienne, se puriliant après avoir enseveli Moïse, etc.’) ; alors que les plus exemplaires docteurs se faisaient gloire de n’être que les interprètes et les champions de la Thora, tandis que les plus relâchés des Sadducéens ne voulaient pas d’autre f règle de leur croyance, Jésus s’établissait en maître sur leteirain légal. Non seulement il abrogeait les dispositions secondaires ajoutées de main d’homme, mais il reprenait, corrigeait, transformait des dispositions majeures, établies par Moise en personne, celles par exem|)le qui concernaient le divorce. Il parlait avec une liberté souveraine, non comme les anciens prophètes, au nom de Dieu, mais au sien propre :

<i Voiis avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne tueru » pas ; quiconque tuera sera passible de jugement. Moi, je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère sera passible de jugetænt. et quiconque lui dira ; Haca, sera passible de comparution devant le conseil et quiconque lui dira : Fou, sera passible de la gébenrie de feu…

« Vous avez appris qu’il a été dit ; Tu ne commettras pas

l’adultère..Moi. je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjA commis l’adultère arec elle dans son co’ur… il a été dit ; Quiconque renvoie sa femnïe, qu’il lui donne un livret de répudiation. Moi, je vous dis que quiconque renvoie sa femme, hors le cas d’intidélité, la met dans le cas d’être adultère, et quiconque épouse la répudiée commet l’adultère.

« Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pouroeil et dent

pourd nt ! Moi, je vous dis de ne pas résister au méchant… » Ml., v, 21, 27, 31, 38,

118. — Jésus lit dans les cœurs, et remet les fautes. En vain lui objecle-t-on que ce sont là prérogatives divines ; que lahvé seul sonde les reins et les cœurs, que seul il peut pardonner les péchés, puisque c’est à lui seul que les hommes sont comptables : le Maître passe outre, en faisant appel au miracle.

Et voici, ils lui présentaient un paralytique gisant sur sa couche. Et voyant leur foi, Jésus dit an paralytique : « CourajJTc, enfant, les péchés te sont remis ». Or quelques-uns des scrit>es se disaient en eux-mêmes : « Il blasptiéme ! » Jésus, voyant leurs pensées secrètes, leur dit : h Pourquoi i-oulez-voMS ces pensées mauvaises dans votre cœur.’Quel est le plus aisé de dire : o Tes péchés te sont remis ». ou dédire : a Lève-toi et marche » ? Or, pour que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur terre le pouvoir de remettre les péchés.,. » — lors, il dil au paralytîrpie : « Lève-toi prends ta coucbettc et va dans ta maison. » Et s’étant levé, [le paralytique] s’en alla chez lui. Les foides. voyant ceci, furent saisies de crainte et gflorifièrent Dieu qui donne « ne pareille puissance aux hommes. Mt., ix, 2-9,

119 — Jésus est le Maître de tous ceux qui veulent entrer dans le Royaume de Dieu ; bien plus, il est

1. Lii-dessus, J. Leurkto.n, 0/i ; » ines, p. 130 et notes. Les paroles du fameux rabbi Hili.rl sont connues : « Beaucoup de chair, beaucoup de vers ; beaucoup de richesses, beanconp de sollicitudes ; beaucoup de femmes, beaucoup de superslilion ! — mais beaucoup de Loi, beaucoup de vie ; beaucoup d’école, beaucoup de sagesse ; beaucoup de justice légale, beaucoup de paix ! … As-tu hérité les paroles de la Loi, tu possèdes la vie du monde à venir. » l’irké Aboth, II, 7. Voir V. Bousset, Die Religion des Judentumt im S. T. T.eitatier-, Berlin, 190C, p.’l36-141,

l’objet de leur confession de foi. Etre persécuté à cause de lui, c’est être persécuté pour la justice ; lui rendre témoignage, c’est rendre témoignage à la vérité. Il faut donc lui être lidèle à tout prix, sans illusion sur le résultat en ce monde, mais sans crainte et jusqu’à la mort inclusivement. Heureux qui souffrira comme lui, pour lui, à son service ! Malheur à qui le reniera ! Ce lâche, désavoué par Jésus, sera rejeté par le Père, par le Juge souverain et incorruptible qui peut perdre l’àme avec le corps.

« Bienheureux les persécutés pour la justice, car à eux

appartient le Royaume des cieux !

« Bienheureux serez-vous quand ils vous chargeront d’injures

et vous persécuteront, disant de vous, en mentant, tout le mal possible — à cause de moi ! Réjouissez-vous et exultez, car votre récompense est grande dans les cieux. » m., v, 11-12.

« Gardez-vous des hommes : car ils vous feront comparaître

devant leurs conseils, et dans leurs synagogues ils vous fouetteront, et vous serez amenés devant les présidents et les rois, à cause de moi, en témoignage pour eux et pour les Nations.. Vous serez en haine à tous, à cause de mon nom…)i.1/^, x, 17-22.

« Le disciple n’est pas au-dessus du maître, ni le serviteur

au-dessus du seigneur. Il satBt au disciple d’être comme son maître ; au serviteur, comme son seigneur. .S’ils ont appelé Beelzeboul le maître de la maison, combien plus ses domestiques ! Ne les craignez donc pas… Ne craig-nez pas ceux qui tuent le corps… Craignez plutôt celui qui peut perdre le corps et 1 âme dansla géhenne… Or, quiconque m’aura confessé en face des hommes, je lui rendrai sa confession en face de mon Père qui est aux cieux ; mais quiconque m’aura renié en face des hommes, je le renierai aussi en face de mon Père qui est aux cieux. » j1/(., X, 25- : î4,

120. — Et, identiûant toujours plus sa personne et son message, le Maître redouble ses exigences. Il ne promet pas le bonheur humain, le repos assuré, la vie large et paisible ; il apporte le glaive, il jette l’appel qui sépare. Il faut pourtant l’aimer — l’aimer plus que père et mère, plus que fils ou tille. Perdre son àme [sa vie] pour lui, c’est la sauver, c’est sauver sa vie meilleure :

« Ne pensez pas que je sois venu jeter [le rameau] de

paix sur terre : je ne suis pas venu jeter la paix, mais le glaive. Je suis venu dresser riionime contre son père et la fille contre sa mère et la bru contre sa belle-mère et [faire, de] ses familiers, les ennemis de l’homme. Quichérit son père et sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi, et qui chérit son fils et sa tille plus que moi, n’est pas dij^ne de moi. Qui trouve son <me [qui se complaît dans sa vie temporellel la perdra, et qui perdra son àme [sa vie] à cause de moi, la trouvera, » Mt., i, 34-40.

ISl. — Exigences et promesses qui passent de haut une maîtrise humaine et la simple mission prophétique ! Mais aussi bien les œuvres parlent et, par l’irrésistible voix des oracles accomplis, désignent Jésus comme celui qui doit venir. Jean renvoyait à un plus grand que lui ; tous les voyants anciens se donnaient pour un anneau de la chaîne sacrée, et annonçaient d’autres envoyés divins. Jamais Jésus ne renvoie à un autre, à plus grand que lui : jamais il ne s’encadre à son rang dans la lignée prophétique. Il y marque la place des autres : la sienne est ailleurs. Avec lui, c’est toute l’économie du salut qui change : le jour succède aux ombres, le réel aux figures..Vussi le moindre de ses disciples dépasset-il. en bonheur de vocation et en dignité d’économie, Jean Baptiste lui-même, pourtant prophète et plus qjie prophète :

Or Jean, ayant ouï parier en prison des œuvres du Christ, envoya quelques-uns de ses disciples lui dire :

« Vous, êtes-vous celui qui doit venir, ou devons-nous en

attendre un autre.’» Répondant, Jésus leur dil : « Allez, 1351

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annoncez it.lean ce que vous entendez et voyez ; les aveugles voient clair et les boiteux marchent droit ; les lépreux sont puriBés et les sourds entendent ; les morts ressuscitent et les pauvres sont évangélisés — et bienheureux qui ne sora pas scandalise à mon propos ! »  » Et comme ils s’en allaient, Jésus commença de parler oe Jean aux foules.

« Qaètes-vous allés contempler dans le désert ?… un prophète ? Oui, je vous le dis Et plus qu’uii prophète ! C’est

cehii-Ià doritil est écrit :

Voici, j’envoie mon messager devant ta face Qui préparera la voie devant toi.

En vérité je vous le dis : il ne s’est pas levé parmi les fils de la fer’me de plus grand que Jean Baptiste ; mais le moindre dans le Royaume des cieuiest plus grand que lui… Qui a des oreilles, entende ! » iît., xi, 2-16.

128. — D’où vient à Jésus cette assurance ? — De ce qu’il est le Fils.

Prenons-y garde. Israël était le ûls de lahvé', et tout homme juste peut se vanter d’avoir Dieu pour père'^. Outre ces privilégiés, il y a les innombrables tils du Père qui est aux eieux, duquel loutepaternité découle. Le titre filial de ceux-ci est la création, de ceux-là, une élection gratuite qui retient sur eux un regard de complaisance. Mais le titre de liliationque va invoquer Jésus est différent et d’un autre ordre : ce titre le rend dépositaire de tous les secrets paternels, maître de toute la puissance du Père ; il en fait l’initiateur indispensable au mystère de la vie divine, l’exemple et le consolateur de tous ceux qui se veulent mettre à son école. Xulle misère humaine qu’il ne puisse secourir, nulle blessure pour laquelle il n’ait un baume, nulle lassitude qu’il ne puisse conforter. Quel il est dans son fonds, ce Fils bien-aimé, le Père le sait bien, et lui seul : il ne faut rien de moins que le perçant du regard divin pour apprécier cette richesse — tout comme le regard de ce Fils est le seul qui puisse scruter et comprendre l’Etre immense de son Père. Transcrivons avec respect ces paroles sacrées, prononcées dans la joie et sous l’action du saint Esprit (Le, x, ai), et dont W. Sanday dit bien que a celui qui les pénètre, a trouvé sa voie pour aller jusqu’au cœur du christianisme^ 1).

1. « Ainsi parle lalivé : Israël est mon fils premier-né i>, Erodf, IV. 22.

2. Sapient. Salom., il, 16.

3. Diitionart/ of the Bible, éd. J. Hastings, vol. ii, Edinburgh, 1899, p. 629. B. Je m’expliquerai brièvement plus bas sur l’authenticité de ces paroles. Il fallait s’attendre à ce qu’elles fussent contestées, et elles l’ont été, dans leur ensemble par M. A. LoiSY, dans un de leurs détails par M. A Harnack, dans Torip"inalité de leur forme par M. Ed. Nohde : *. On peut consulter à ce sujet la note de M. J. LEBKtTON, qui résume au mieux toute la controverse onlérieure à 1910 : Origines, note D. p. 470-'t77. — Depuis, a paru l’important mémoire du D*" H. Schumacher, Die Selbsto/fenbarungJcsu bei M< ! t..xi.'2' (Liic.x, 22), Freibnrgt. B., 1912. et cem deh.KoPLEh, Die u jokan ?teiscbe » Stelle bei den Synoptikern, dans la Thcoi. Prakt. Quartahelirift, d « Linz, 1913-19I’i. l’n eiégète aussi radical que M.W. HEiTMiiLLFR reconnaît que ce passage » appartient i la source des Logia. donc à la plus ancienne. En dépit de beaucoup d’hésitations, ajoute-t-il, nous avons le droit de tenir ferme à son nuthenlicité snbstant’elle », Die Religion in Geachicliie und Gegeniart, IJI, Tiib ngen, 19t2. ». V. Jésus Cliristus, col. 3T’i. — M. Ed. Xorden. Agnostns Theos, L’ntersuchungen zitr Fnrmengcschic/ite religinescr Ifede, Leipzig. 1913, attribue lui aussi le morceau à l’hypothétique source commune de.1//, et de Le., c’est-à-dire BU plus ancien document évangèlique..Mais la (orme littéraire amène le célèbre philologue classique, fourvoyé sur le terrain des évangiles, à conjecturer que l’auteur aurait librement élaboré ce morceau, à l’imitation d’un passage de l’Ecclésiastique. Comme si la pensée de Jésus, qui s’est si souvent roulée dans le moule des prophéties

En cette heure-là, Jésus répliqua et dit ; « Je vous rends grâce. Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché ces [mystères^ aux sages et aux avisés, — et de les avoir révélés aux petits enfants ! Oui. Père, lel a été votre bon plaisir. Toutes choses m’ont été livrées par mon Père, et nul ne connaît bien le Fill, hormis le Père, ni ne connaît bien le Père, hormis le Fils et celui auquel le P’ils veut bien le révéler. Venez à moi, vous tous qui peinez soiisun trop lourd fardeau, et je vous soulagerai. Prenez sur vous mon joug, et apprenez de moi. carje suisdoux et humble de co’ur : et vous trouverez le repos de vos Ames : mon joug est suave, et mon fardeau léger. » M t., xi, 25-30.

153. — Qu’on n’oppose pas à ces prétentions une défaite tirée des coutumes légales, de l’observance du sabbat, du Temple, des exemples du passé ! Il y a ici plus grand que ce Temple — oi’i lahvé se complaisait à l’exclusion de tout autre lieu de culte — de plus grand que la loi du sabbat. Il y a plus que rois et prophètes, plus que Jonas et Salomon. Heureux les disciples qui entendent la leçon d’un tel Maître, et qui le voient de leurs yeux : c’est un bonheur après lequel ont soupiré en vain tous les prophètes et les saints d’Israël :

« Il y a ici plus grand que le Temple… le Fils de l’homm**

est maître aussi du sabbat… » >

« ( Les gens de Ninive se dresseront au jour du jugement

contre cette génération-ci et la condamneront, car ils firent pénitence "en entendant] la prédication de Jonas, et ily a plus que Jouas ici. La Heine du Midi se dressera au jour du jugement contre cette génération-ci et la condamnera, car elle vint du bout du monde écouter la sagesse de Salomon, et voici plus que Salomon ici.

(( Bienheureux sont vos yeux de voir, et vos oreilles d’entendre ! Car je vous le dis en vérité : beaucoup de prophètes et de saints ont désiré de voir ce que tous contemplez, et ne l’ont pas vu ; d’entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu. » Mt., iii, 6, 8 ; un, 16-18.

154. — Mais voici arrivée, pour le cercle intime des Douze, l’heure où leur formation déjà avancée, la lente suggestion des actes et des paroles du Maître, leurs propres expériences, la profession de foi arrachée par le signe de la marche sur les eaux (a Vraiment, vous êtes le Fils de Dieu ! » M t., xiv, 33), la nécessité d’affermir cette foi encore fragile pour qu’elle puisse supporter le poids de la révélation du Messie souffrant — toutes ces causes réunies amènent le Maître à provoquer une explication décisive. Les jours del’enseignement galiléen sont révolus : l’heure approche de la montée douloureuse, orientée, au grand scandale des jugements humains, vers la trahison, la honte et la croix.

Lors Jésus, venant dans la région de Césarée [située dans la tétrarchiel de Philippe, interrogeait ses disciples, disant ; « Qui dit-on qu’est le Fils de l’honinie ? n Eux de répondre : « Les uns : Jean le Baptiste ; d’autres ; Elle ; les autres : Jérémie ou l’un des prophètes. » Il leur dit :

« Mais vous, qui dites-vous que je suis.-' » — Répondant, 

Simon Pierre d-t : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » Mt., xvi, 13-17.

Cette belle confession de foi marque une étape dans le progrès des croj’ances apostoliques,.ussi le Maître ne se borne pas à la ratifier par une promesse qui engage tout l’avenir et embrasse tout l’univers. Il en exalte l’inspiration, rendant du même

anciennes, n’avait pu employer le style des livres sapientiaux, en une matière qui le comportait et, pour ainsi dire, l’imposait ! (Sur la prétendue imitation de l’Ecrlésiastique, je me suis expliqué, il y a longtemps déjà : Fttides, 20 janvier 1903, p. 164-l(ii'.) Et que ces paroles, belles entre les divines, aient été « rédigées i) f>ar un scribe anonyme et inconnu, pastichant un ancien texte, cela jiarait naturel à un érudit, en toute autre matière homme do goût. 1353

JÉSUS CHRIST

1354

coup manifeste le sens profond impliqué dans la formule de son apôtre. Pour le dire Christ, p’ils du Dieu vivant, avec cette plénitude, il n’a fallu rien de moins qu’une révélation du Père :

En réponse, Jésus lui dit : « Bienheureux es-tu, Simon ills de Jean, car la clinir ni le san^ ne t’ont pas révélé [ceci], mais mon Père qui est dans les deux. Et moi, je le dis que tu es Pierre, et sur cette pierre j’édifierai mon Eglise l’t les Portes de IVnfer ne prévaudront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux, et ce que tu lieras sur terre sera lié dans les cieux, et ce que lu délieras sur terre sera délié dans les cieux. » Mt., x » I, 17-20.

133. — Suit une recommandation sévère de discrétion. Les disciples se donneront bien de garde d’annoncer à quiconque que Jésus est le Christ… Cependant le fondement est posé, et le Seigneur, s’appliquant les prophéties anciennes, s’identilie ouvertement avec ce « Serviteur de lahvé » que les grands voyants d’Israël avaient discerné dans le lointain des âges, soulTrant pour réparer les prévarications du peuple de Dieu, caution des pécheurs, allant par la honte et la mort à une gloire immortelle :

Dorénavant Jésus Christ commença de remontrer à ses disciples qu’il lui fallait monter à Jérusalem et beaucoup souffrir de la part des anciens, des princes des prêtres et des scribes, être mis à mort et ressusciter le troisième jour. Mt., XVI, 21.

Pierre veut plaider pour une mission où la souffrance, la dérision et la mort n’auraient pas de place. Mais il est cette fois durement rebuté par le Maître qui, nonobstant le vif chagrin des siens (^xv.i OuTt/, 0y, 7m ^yoSov, >/<., xvii, 23), reprend et accentue sa prédiction :

Sur le point de monter vers Jérusalem. Jésus prit à part les Douze et leur dit, chemin faisant : « Voici, nous mouton !

  • vers Jérusalem et le Fils de l’homme sera livré aux

princes des prêtres et aux scribes, et ils le condamneront à mort et le livreront aux Gentils pour être bafoué, flagellé, crucifié, — et le troisième jour il ressuscitera. ».1/i., XX, 17-20.

186. — Cependant, versla victime désignée, tous les attributs divins convergent. Intercesseur universel, il sera toujours présent au milieu de ceux qui prieront en son nom. Rémunérateur tout-puissant, il assure le centuple des biens spirituels en ce monde, et la vie éternelle en l’autre à tous ceux qui quitteront biens ou affections temporelles pour s’attacher à lui. Médiateur indispensable entre Dieu et les hommes, juge de tous, il prononcera la sentence finale en la fondant sur la nature des rapports que l’homme aura i’olontairement entretenus avec sa personne. f.omme la pécheresse dont saint Luc nous a raconté l’histoire (Le, vii, 36-60), et à qui beaucoup dépêchés ont été pardonnes parce qu’aussi elle aima beaucoup Jésus, chaque homme peut se demander : « Ai-je aimé le Maître ? L’ai-je servi ? » — Tout se résume là. Dans les récits en images du jugement ûnal, le dispositif, la plaidoirie des méchants et la sentence manifestent la même pensée, que M. J. Lebheton formule ainsi :. être attaché à Jésus, c’est le salut ; n’être pas connu de lui, c’est la mort’». Ajoutons : la mort éternelle.

n Là où ils sont deux ou trois réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux. « Ml., xviii, 20.

n Quiconque laissera sa maison, ses frères ou ses sœurs, son père, ou sa mère, ou sa femme, ou se^ biens à cause de mon nom, recevra beaucoup plus et héritera la vie éteroelle. ».Mi., XIX, 29.

1. J. Lebeeton, Origine », p. 238.

« Tous et chacun de ceux qui me disent : « Seigneur, 

Sfigneur ! » n’entrera pas dans le lîoyaumc des cieux, mai » celui qui fait la volonté de mon l’ère des cieux. Beaucoup me diront en ce jour-lù |du jujj ; ement] : « Seiçneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom. et n’avons-nous pas chassé des dénions en votre nom, et n’avoiis-nous pas opéré cent prodiges en votre nom.’» — Alors je nndiai ce témoignage à leur sujet ; « Je ne vous ai jamais connus [comme miens]. Loin de moi, les artisans d’iniquité ! » Mt, , vii, 20-2-’i,

« Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’honinie…

La moisson, c’est la consommation du siècle [présent] ; les moissonneurs sont les anges. Comme donc on ramasse l’ivraie et on la jette au l’eu, ainsi en sera-t-il à la consommation du siècle. Le Fils de l’homme enverra des anges et ils ramasseront [en les triant] dans son Royaume tous les scandales et les artisans d’iniquité, et ils les jetteront dans la fournaise de feu. » Mt., xiii, 37-’12.

Il Lors donc que le Fils de l’homme viendra en sa gloire, et tous les anges avec lui, il s’assiéra sur le trône de sa gloire et toutes les nations seront réunies devant sa face et il les séparera les uns dus autres comme un berger sépare les brebis des boucs. Et il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Alors le Roi dira à ceux de sa droite : « Venez, les bénis de mon Père, entrez en possession du Royaume préparé pour vous depuis la constitution du monde : o : ir j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, … j’étais malade et vous m’avez visité… » Les justes répondi’ont alors : « Seigneui-, tpmnd vous avons-nous vu avant faim et vous avons-nous di>nné à manger, ou ayant soif et vous avons-nous donné à Loire.-’… » — Et répondant le Roi leur dira ; n Je vous le dis en vérité : pour autant que vous l’avez fait à mes frores que voici, les moindres, c’est h moi que vous l’avez fuit ! » Mt., xxv, 31-’il.

187. — Doit-on s’étonner du rôle que s’arroge Jésus de Nazareth ? — Mais David, parlant en prophète, l’a appelé son Seigneur, encore qu’il dût être, d’une certaine façon, son fds I Il est le Maître unique, tout comme Dieu est le Père unique. Ses paroles ne passeront pas : ciel et terre passeraient plutôt. Son sang répandu mettra le sceau ou, pour mieux dire, consommera la nouvelle Alliance de Dieu avec les hommes, non la figurative, mais la définitive, non celle qui unissait à lahvé une famille ou une race, mais celle qui fera, en droit et en puissance, de toute àme humaine, l’épousée du Seigneur tout-puissant.

Car tous ceux qui étaient venus, avant Jésus, parlant au nom du Seigneur, n’étaient que des serviteurs et des porte-parole : lui seul est le Fils bien-aimé.

Jésus leur dit : « Comment donc David, parlant en esprit, appelle-1-il [le Christ] son Seigfieur, disant : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : " Sieds-toi à ma ilroite Jusqu’à ce que je place tes ennemis sous tes pieds".

Si donc David l’appelle Seigneur, comment est-il son fils ? 1) Mt., XXII, 43-46.

« N’appelez personne sui- terre votre père (au sens transcendant

du mot) : un seul est votre père, le [Père] céleste. Et ne vous faites pas ajipeler maîtres, car vous n’avez qu’un maître, le Christ. » Mt., xxiii, 9-11.

Il Le ciel et la terre passei’ont : mes paroles ne passeront pas. » Mt., XXIV, 35.

Prenant le calice et ayant rendu grâces, il le leur donna, disant : « Buvez-en tous. Car ceci est le sang de l’Alliance, qui sera répandu pour beaucoup en rémission des péchés, a Mt., XXVI, 28.

« Ecoutez une autre parabole : Un certain père de

famille planta une vigne. Il l’entoura d’une baie, y creusa un pressoir, y bâtit une tour de garde, loua sa vigne k des cultivateurs et partit en voyage. Quand te temps des fruits approcha, il envoya >es serviteurs aux vignerons pour prendre les fruits. Mais les vignerons, se saisissant de ses serviteurs, battirent I un, tuèrent l’autre, lapidèrent un troisième. Derechef [le maître] leur envoya de nouveaux 1355

JESUS CHRIST

1356

serviteurs, plus nombreux que les premiers el on les traita de même. i-inalemeiU il leur envoya son hls, disant : " Ils resjiecteront mon iils ! " — Or les vignerons, voyant le fils, se dirent les uns aux autres : "Voici l’héritier ! Venez, tuons-le et emparons-nous de son héritage. "Et. se saisissant de lui, ils t’entraînèrent hors de la vi^ne et le tuèrent. Quand donc le maître de la vi^ne arrivera, que fera-t-il ù ces vignerons-là.^ » [Les auditeurs) lui disent ;

« Il perdra cruellement ces cruels, et louera sa vigne à

d’autres… » Jésus leur dit ; a N’avez- vous jamais lu dans les Ecritures ;

La pierre qu’ont dédaignée les constructeurs. Cette même pierre est devenue la maîtresse pierre Chose faite par le Seigneur, [d’angle : ]

La merveille est sous nos veux ?

C’est pourquoije vous dis qu’on vous retirera le Royaume de Dieu, et qu’on le donnera à un peuple qui en fera les fruits. » Mi., XXI, 33-44.

138. — A la lumière de ces paroles : prophéties, suggestions, déclarations, promesses, nous pouvons aborder les témoignages suprêmes. Celui du martyre, au sens justement quel’exemple de.Jésus a donné au mot, celui en marge duquel on pourrait écrire ce que le greffier du procès de Jeanne d’Arc écrivit en marge de la déclaration suprême de la Pucelle : « réponse mortelle ; ’» — et celui du Maître glorieux, inaugurant la phase conquérante du Royaume.

Le grand prêtre, se levant, lui dit : « Tu ne réponds rien.’Qu’est-ce que ces gens-ci témoignent contre toi ? » Mais Jésus se taisait. Le grand prêtre lui dit ; i( Je t’adjure, au nom du Dieu vivant, de nous dire si tu es le Christ, le fils de Dieu ? » — Jésus lui dit : m Tu l’as dit..ussi vous dis-je que dorénavant vous verrez le Fils de l’hommeassis à droite de la Puissance [divine] et venant sur les nuées du ciel. - » Lors lo grand prêtre déchira ses vêtements en disant ; « Il a blasphémé ; qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Voici que présentement vous avez entendu le blasphème. Que vous en semble ? » Eux, répondant, dirent ;

« Il est digne de mort. » Mt., xxv[, 62-66.

Les Onze disciples allèrent en Galilée, sur la montagne que Jésus leur avait marquée, et îi sa vue ils se prosternèrentdevantlui, maisd’aucuns douté ren t. OrJésus, s’avançant, leur parla en ces termes ; « Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur [la] terre. Allez donc, faites de toutes les nations des disci[>les, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint- Esprit, leur enseignante garder tout ce que je vous ai prescrit. Et voici, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle présent-. ».1f<..ixvni, 16-20.

129. ^ Ces paroles nous font passer le seuil du mystère. — Le quatrième évangile mène plus avant. Non que telle des déclarations transcrites ci-dessus soit inférieure en force persuasive ou en portée aux formules johanniques que nous allons citer. Mais celles-ci sont plus nombreuses, plus suivies, plus explicites ; lumière constante, elles découvrent les lignes intérieures du monument que les paroles des

1. liesponsio mnrtîfera. Voir dans le Procès de condamnatii. )u de Jeanne d’Arc, Procès de rechute, la déposition du lundi 28 mai Î431 : J. Quicberat, Le Double Procès^ I, p. 4j7.

2. Ces mots, depuis Vous i/errez^ sont une citation du prophète Daniel. Sur leur sens, voir plus bas, ch. III, sent. 3, n. 289-292.

3. Sur l’authenticité de ce texte, audaciouscment remise en question, en ce qui touche la formule tiinilaire. par F.-C.CoxYBEABE : The Eusebian form itftlie TerlMt., xxviii, 19, dans la Zeitsclirifl fur ST. WUtenschafl, II, l’.lOI, p. 275 9qq., on peut lire la note E des Oriiiines de M. J. Le-BiuîTON, p. 478-489, où il résume et complète les mémoires de E. RiGGENBACH, Der trinilarischr Taufhefehl Ml., xxviii, 19, Ciiltersloli, 1903, et de V. II. Cmase, The Lord’s cornmand to baptize, dans le Journal of iheological Sludies XV, igOl-lOO !), p. 481-521.

I Synoptiques Illuminaient un instant, à la façon d’un éclair.

130. — Ce qui a été dit plus haut du but, de l’origine et du caractère de notre dernier évangile, rend compte de ces dilférences de présentation. Il s’agit moins pour Jean de raconter Jésus que de l’expliquer, et de l’aire resplendir en son activité humaine la dignité de Fils de Dieu. L’auteur n’est pas un catéchiste, ou tin historien mettant par écrit les faits etdires duMaître, à l’usage de communautés ayant encore presque tout à apprendre, et sous le coup duscandale produit par l’endurcissement très général du peuple juif. C’est un témuin qui parle, le plus ancien, le plus autorisé des témoins : ceux qu’il vise sont des hommes qui connaissent en gros les enseignements et la vie di Seigneur, mais que tentent ou troublent les exégèses du philosophisme ambiant, les fausses profondeurs du mysticisme gnostique. A ces théoriciens imprudents, le disciple aimé oppose le fait du Christ. Ce fait, cette réalité humaine à la fois el surhumaine, spirituelle et consistante, historique et éternelle, il l’a vue de ses yeux, ouïe de ses oreilles, touchée de ses mains. Aux déductions, aux gloses, aux hypothèses, Jean oppose son témoignage, et c’est dans ce témoignage que celui de Jésus arrive à nous. Aussi la personnalité de l’évangélisle est-elle beaucoup plus visible ; le style à lui seul en fait foi : il est le même dans les discours du Maître et les réllexions du disciple. « Assurément, observe justement M. J. Lbbrbton, les deux sources sont distinctes, mais elles ont tellement mêlé leurs eaux qu’il faudrait un œil bien exercé pour les discerner ; la révélation vient authentiquement de Jésus, mais ce n’est qu’à travers l’àme de saint Jean qu’on peut aujourd’hui la percevoir’. »

131. — Seulement, cette âme elle-même a été mûrie d’abord, et ce style s’est formé par la méditation persévérante des enseignements, de l’attitude, des exemples de Jésus. Et que l’évangile selon Jean reste bien l’Evangile du Christ, nonobstant les interprétations explicites et très conscientes de l’écrivain, nonobstant même ces inconscients a rudiments d’inter])rétation, de fond et de forme » résultant du choix des matériaux, de leur agencement, de leur rédaction ^, c’est ce que nous garantit l’acceptation unanime et pratiquement incontestée de l’ouvrage par

1. J. Lebreton, Origines, p. 379.

2. J’emprunte ces foi-mules an mémoire de ^I. E, Mangenot sur la composition des Evangiles, résumé dans ses Evangiles synoptiques, Paris, 1911, p. 80-87. Il s’agit du travail rédactionnel qu’un peut, sans détriment delà valeur historique des documents, ou de leur inspiration, attribuer aux çvangélistes. Tout lo monde admettra que ces remarques, s’appliquant à l’évangile « spirituel » de saint Jean, doivent s’entendre avec une certaine largeur. Il ne sera pas sans intérêt de transcrire les paroles de l’exégète catholique qui a le plus consciencieusement étudié, en ces derniers temps, les discours johanniques. Certaines particularités du discours « sont tellement spéciales, .. indiquent un mode de penser et de s’expriuier si personnel, qu’elles ne peuvent vraisemblablement procéder que d’une source unique. Il faut donc penser que les Discours de Jésus et du Précurseur, dans le quatrième évangile, ont quebiue chose de l’évangéliste dans leur forme littéraire, qu’ils portent son cachet individuel dans la construction des phrases, la connexion des propositions, le groupement des pensées l’arrangement général de leurs divers éléments. » M. Lepin, La i-alvur historique du IV’^ Ei’angile. 11^ Les Discours et les Idées, Paris, 1910 p. 9."> sqq. M. Lepin ajoute justement que tout ceci (( net nuit aucunement à l’authenticité véritable du document ». pourvu bien entendu, comme c’est le cas, que les enseignements ainsi présentés remontent à des souvenirs authentiques.

Avant M. Lepin, Paul Schanz, les PP. J. Gorlut et 1357

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1358

les églises chrétiennes, déjà en possession des synoptiques. C’est ce que conlirme, avec l’incomparable originalité du fond, l’existence, sous une forme plus ou moins enveloppée et concrète, dans tous les documents chrétiens antérieurs à notre évangile et en particulier dans tes synoptiques, d’éléments

« johaniiiques ». Il ya plus : ce tableau qui débute

par le prologue solennel où le Verbe est proclamé Dieu, qui se présente, de dessein prémédité, sans perspective en ce qui touche la dignité du Maître, révèle à l’œil attentif les traits les plus caractéristiques de l’histoire évangéliqueil’économie de la manifestation se marque dans la genèse, les reculs, les progrès de la foi îles disciples en Jésus (.S’» / ; r<7, n. I15). Il en va de même des limitations humaines du Seigneur, des oppositions acharnées qu’il rencontra, de la clairvoyance supérieure des haines que sa prédication suscita.

138. — Sans attribuer toujours à Jésus chaque détail de leur teneur intégrale’— encore que nombre de ces maximes brèves et pleines, aiguës et luisantes comme des épées, portent avec elles la preuve de leur authenticité littérale — nous devons donc faire conliance à ces déclarations. Elles représentent sûrement la pensée exprimée du Maître. Ce qu’il importe de préciser, pour les bien entendre, ce sont les « catégories » principales, d’ailleurs traditionnelles, oii l’enseignement de Jésus, dans la partie que nous a rapportée Jean, semble s’être maintenu avec prédilection : la lumière, la vérité, la vie.

La lumière, c’est, dans le domaine spirituel et religieux, ce don qui permet de discerner la route conduisant au Père. Plus généralement, elle est la joie et le soleil de l’àme ; elle rend pur, désintéressé, noble et splendide. Fille du ciel, elle vient d’en haut, s’oppose à ce qui est d’en bas, à ce qui est vil, égoïste, laid et dilforme, aux « ténèbres ». Elle révèle et réjouit ; elle discerne et juge : aussi les bons, capables d’alTronter son clair regard, l’aiment-ils ; les méchants, qu’elle condamne, la fuient et l’abhorrent. La vérité, c’est, en contraste avec le spécieux, l’ombre, la figure, le mensonge, ce qui constitue le réel, le solide et l’etUcace d’un agent moral et religieux — qu’il soit d’ailleurs une personne ou une chose. Au rebours de la viande creuse des chimères, le pain yéritahie rassasie l’àme et la repaît. La ri^ne véritable, au lieu de pampres tout en feuilles et en vrilles, bons à tromper le pèlerin en marche vers le ciel, porte des fruits savoureux et durables. Le témoin véritable est celui qui parle dece qu’il a vii, entendu, louché ; dece qu’il sait de première main…

La vie entin est l’attribut fondamental, qui rend tous les autres possibles et que rien ne supplée. Elle est le principe intérieur de toute action, dans l’ordre des esprits comme dans celui des corps. Comme telle, elle est susceptible de plus et de moins et d’épanouis J. K^ABE^BAL*ER f Cornmentarius in Joanncm, Paris. 1898. p. 49) avaient ex[>rin)é dei opinions analop-ues. Ce dernier eségète « admet que la forme, réellement bien ditférente, des discours rapportés par les Synoptiques d’une piirt et de l’autre pur le disciple bien-aimé, s’explique non seidement par In difTérence des auditoires, mais encore par un travail rt’dactitmnel de révangélistp : tout en reproduisant fidèlement les idées énoncées par le Sauveur. Jean leur a prêté une expression en harmonie avec son propre tour d’esprit ". Joseph Brucker. dans les Etudr>. t. L.XXXll, 1900, p. 383

t. Voul’dr établir dans cliaque cas ce qui revient avec vraisemblance au travail de l’évangéliste serait un effort in&ni, et à peu près stérile, de divination, de conjecture. Nous ne disposons pas ici. comme pour le synoptiques, de textes paralltdes, dont les diverjjences nous forcent à constater l’existence d’une part rédactionnelle, et nous permettent de la délimiter en quelque mesure.

sements successifs, allant de la vie simplement animale et humaine à une vie supérieure et spirituelle, elle-même ébauche et source d’une vie déiforme, stable et bienheureuse : la vie éternelle.

133. — Or, les hautes qualitications de ces biens, nécessaires au candidat du Royaume des cieux, Jésus les possède d’original, en plénitude, et les donne à qui lui plait. Il en est, non seulement le dispensateur souverain et normalement unique, mais la source : il est Lumière et Vérité. Et enfin il est tel — nous rejoignons ici l’incomparable déclaration rapportée d’après les textes synoptiques et interprétée plus haut, n. 123 parce qu’il est le Fils de Dieu, coéternel au Père, et une seule chose avec lui : jy’jj xr/À 6 T, a.-vr, p h è^/xitl Il faudrait, à l’appui, transcrire tout notre évangile : contentons-nous de quelques paroles plus nettes ou plus touchantes.

Jésus répondant [à celle femme de SamarieJ lui dit :

« Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : 

Donne-moi tt boire ", lu lui demanderais, et il te donnerait unee ; iu vive… Quiconque boira de cette eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif, mais l’eau que je lui donnerai devienfira en lui une source d’eau jaillissante i » la vie éternelle ! m /o., iv, 10, 14.

Les Juifs 1 poursuivaient Jésus parce qu’il faisait ces [guérisons] le jour du sabbat. Or, il leur répondit : « Mon Père traaille jusqu’à cette heure [sans se soucier du sabbat ]’- : moi aussi, je travaille, i) Jo., v, 17.

« Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, 

semblablement le Fils vivifie ceux qu’il veut. Le Père aussi ne juge personne, mais il a livré toute judicature au Fils, afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père. » Jo., v, ’21, 22.’Je suis le pain de vie : qui vient à moi n’aura plus faim, qui croit en moi n’aura plus jamedssoif. » Je, vi. 35.

({ En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Celui qui mange ma chair cl boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dei-nier jour. Ciar ma chair est une nourriture véritable, mon sang un véritable breuvage. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » Jo., VI, 53-57.

Au dernier jour, le plus solennel de la fête, Jésus se leva et s’écria : m Si quelqu’un a soif, qu’il vienne h moi et s’abreuve. Qui croit en moi. de son sein (comme parle l’Ecriture) couleront des torrents d’eau vive ! » Jo., vii, 37-38.

Derechef Jésus leur parla en ces termes : « Je sais la lumière du monde : qui marche en ma compa^’nie ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie. » Les Pharisiens lui dirent : « Vous rendez témoignage de vous-même : votre témoignage n’est pas véritable. Il Répliquant, Jésus leur dit ; u Bien que je porte témoignage sur moi-même, véritable est mon témoignage, parce que je sais d’où je viens et où je vais… (D’ailleurs, si] je porte témoignage sur moi-même, mon Père aussi, qui m’a envoyé, témoigne à mon sujet. » Ils lui disaient :

« Où est votre Père ? » Jésus répondit : ci Vous ne connaissez

ni moi ni mon Père : ai vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père. » Jo., viii, 12-19.

1. On sait que parcelle expression Jean désigne habituellement soit la masse du peuple juif, finalement infidèle à In gr.’ice de Dieu, soit (el plus souvent’les meneurs, les chois de l’opposiliim faite ii la prédication. Voir J. Dri’MMOMd, T/ie character and authorship of the fouith Gospel, London, 1903, p. 409 sqq, 416-417 ; J. Bel-SEB, der Aitsd’iick ïfjiv.î’ji im lohev^lm., dans la Tiibinger Quartalschrift de 1902, p. 168-222.

2. Le sens général est cerlain ; sur 1 « nuance suggérée ici, Th. Z*MN, Das Evan^elium des Joliannrs ausgelegt,

1 Leipzig, 1908, p. 285 sqq.

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JESUS CHRIST

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Jésus leur dit : « Si Dieu était votre Père, vous m’aimeriez, car je suis sorti de Dieu et je viens : je ne suis pas venu de moi-même, mais c’est lui qui m’a envoyé.-. Si quelqu’un ^arJe ma parole, il ne verra jamais la mort. » Les Juifs lui dirent : « A présent nous voyons bien que vous ^tes un possédé ! Abraham est mort ainsi que les prophètes, et vous, vous dites : Sî quelqu’un garde ma parole, il ne goûtera jamais de la mort ! Etes-vous plus grand que notre père Abraham, qui est mort, ou que les prophètes [qui sont] morts ? Quel prétendez-vous être ?)) Jésus répondit : <(… Abraham Totre père a tressailli pour voii- uion jour, et il l’a vu [en esprit] et s’est réjoui. » Les Juifs lui dirent donc ; « Vous n’avez pas cinquante ans et vous avez vu Abraham ? n Jésus leur dit : <’Ln vérité, en vérité, devant qu’Abraham fût, je suis.)) Là-dessus ils saisirent des pierres pour les lui jeter… Jo, , VIII, 42, 51, 56-59.

134. — S’appliquant la belle allégorie du Bon Pasleur, Jésus sedonne pour la porte des brebis : passer par lui, c’est le salut, c’est la vie ; vouloir pénétrer dans la bergerie sans passer par lui, c’est une effraction, un brigandage. Mais encore il s’oppose au pasleur mercenaire qui fuit lâchement à l’heure du danger : qu’importent les brebis à ce salarié ? Pour moi, ajoute-t-il,

« Je suis le Bon Pasteur : je connais mes brebis et elles

me connaissent, tout ainsi que mon Père me connaît et que je connais mon Père, et je donne ma vie pour mes brebis… Mes brebis entendent ma voix et moi je les connais ; elles m’accompagnent et je leur donne la vie éternelle, et elles ne périront pas à jamais et nul ne les ravira de ma main. Ce que mon Père m’a donné est plus grandi que tout et nul ne peut [les] arracher de la mam de mon père : moi et mon Père nous sommes un. » Jo., x, 14, 15 ; 27-30.

Marthe dit à Jésus : a Seigneur, si vous aviez été là, mon frère ne serait pas mort. Et maintenant encore je sais que, quelques choies que vous demandiez à Dieu, Dieu vous les donnera, n Jésus lui dit : ’< Ton frère ressuscitera. )) Et Marthe : « Je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour. » Jésus lui dit : « Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, fùt-il mort, vivra. Et quiconque vit et croit en moi, ne mourra pas à jamais. Crois-tu cela ? » Jo., ii, 22-26.

135. — Cependant l’heure de la Passion approclte :

w’Voici le jugement de ce monde-ci ; c’est maintenant que le prince de ce monde-ci sera jeté dehors ; et moi, quand j’aurai été élevé de terre, je tirerai à moi tous les hommes. » Jo., xii, 31- ; 12.

Dans le cercle inlime, aux dernières heures, le ton du Maître prend je ne sais quelle pénétrante douceur. Il faudrait tout transcrire de ces divines paroles, et malheur à qui n’en reconnaît pas l’unique accent I

» ( Vous m’appelez Seii^nfur^ et Maître. Vous dites bien, je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres…))

« Que votre cieur ne se trouble pas : vous crovez en

Dieu ; croyez aussi en moi… Je vais vous préparer la place. Quand j’aurai été devant et que je vous aurai préparé la place, je reviendrai et je vous prendrai avec moi afin que, là où je suis, vous soyez aussi. Et le lieu oiije vais, vous en connaissez la route. » Thomas lui dit :

« Seigneur, nous ne savons où vous allez. Comment saurions-nous

la voie ? » Jésus lui dit : (i Je suis la voie et la vérité et la vie : nul ne vient au Père que par moi. u … Philippe lui dit : « Seigneur, montrez-nous le Père, et cela nous sulCt ! » Jésus lui dit : « Depuis un si long temps je suis avec vous et lu ne m’as pas connu, Piiilippe ? Celui qui m’a vii, a vu le Père… Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? »

« Je suis la vigne véritable, et mon Père est le jardinier.

Tout rameau qui, en moi, ne porte pas de fruit, il

l’enlève ; et tout rameau portant du fruit, il 1 cmonde, afin qu’il en porte davantage… Comme le rameau ne peut porter fruit de lui-même s’il ne reste sur le cep de vigne, vous non plus, si vous ne restez en moi. Je suis la vigne et vous les » rameaux. Si quelqu’un ne reste pas en moi, il sera jeté dehors comme un sarment [coupé] ; et on recueillera [ces sarments] et on les jettera dans le feu, et ils brûleront. »

(( Vous êtes mes amis… Je ne vous appellerai plu& serviteurs, car un serviteur ne sait pas ce que fait son maître. Je vousai appelé mes amis, p ; uce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître.)>

« Qui me hait, hait également mon Père : si je n’avais

pas fait j)ariiii eux des œuvres telles que nul autre n’en a fait, ils n’auraient point de péché. Mais ils ont vu et ils ont haï et moi et mon Père, )>

(( Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde : derechef je quitte le monde et je vais au Père, it

(t Courage, j’ai vaincu le monde ! n

Ayant dit ces choses. Jésus leva les yeux au ciel et dit : " Père, l’heure est venue. Glorifiez votre Fils, pour que votre Fils vous glorifie… La vie éteriielle, la voici : vous connaître, seul Dieu véritable, et celui que vous avez envoyé, Jésus Christ.

t< Je vous ai rendu gloire sur terre, j’ai achevé l’œuvre que vous m’avez donnée à faire : à votre tour glorifiezmoi, vous, Père, auprès de vous, de cette gloire que j’avais auprès de vous, avant que le monde fût. h Jo..

XIII-XVII.

136. — Il reste loisible, après cela, de chicaner sur tel ou tel, ou sur plusieurs des textes allégués : Pensenible vaut par sa masse, mole sua stat, et l’historicité substantielle des documents suffit à mettre hors de doute le sens et la portée du témoignage de Jésus, Il ne s’agit pas là des broderies surchargeant rétofle évangélique, mais de sa trame. Incontestablement, Jésus s’est donné pour un prophète, un envoyé de Dieu.

Or, s’il est bien des façons de revendiquer ce titre, on peut, sur le point décisif, les réduire à deux.

La première est celle qu’ont adoptée, après les grands prophètes d’Israël, Jean Baptiste et tous les apôtres du Christ, depuis Pierre et Paul jusqu’aux missionnaires nos contemporains. ElleefTace l’homme derrière sa mission, le prophète derrière son message. Tout en réclamant pour le prédicateur une autorité indispensable, ce genre de maîtrise ne le tire pas de son rôle pédagogique, le présente comme un homme parlant à des hommes, un serviteur conversant de plain-pied avec ses frères en humanité :

« Comme Pierre entrait, Cornélius, venant à lui, 

tomba à ses pieds. Mais Pierre le releva, disant : *’Et moi aussi, je suis un homme I " » Act.^ x, a5.

Le maître est alors une voix, un messager, un ambassadeur de Dieu. Môme dans la plus relevée de ses fonctions, celle de fondateur, il se rappelle et rappelle aux autres que ses droits sont strictement mesurés par les exigences de sa mission et que, en dehors d’elle, il peut bien avoir des opinions, des préférences, des désirs : tout cela demeure humain, précaire et discutable. Tels qu’un bon professeur, en communiquant sa science, doit viser à se rendre finalement inutile et n’a plus qu’à disparaître, une fois son disciple suflisammenl initié, ces maîtres de l’ordre religieux ne prétendent pas à une autorité inconditionnée. Ils sont des « éveilleurs ». Et mieux ils remplissent leur rôle, plus grande apparaît la distance qui sépare le serviteur du Maître imique, l’initiateur humain de celui qui le commissionne et l’envoie. « Et je tombai à ses pieds pour l’adorer. Mais [l’ange] me dit : *’Garde-toi de le faire I Jesuis ton compagnon de service, et celui de les frères qui 1361

JESUS CHRIST

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gardent le témoignage de Jésus. Adore Dieu ! " » Apoc, XIX, 10.

137. — On peut toutefois concevoir un autre genre lie maîtrise, qui abaisse eu faveur du maître la barrière infranchissable (d’autant plus visible pour l’homme qu’il est spirituellement mieux informé) séparant le Uni de l’inlini. L’autorité du prophète n’apparaît plus limitée à une fonction, à une époque, à une mission déterminée. Il ne se présente plus comme un modèle temporaire, initial et prochain, mais comme un exemplaire universel, que tous ont le devoir d’imiter. Ses actions sont considérées comme normatives, son iniluence comme impossible à suppléer. L’iieuren’eslpas prévue où, la leçon étant suffisamment pénétrée, l’initiation complète, le disciple pourrait mettre de côté — respectueusement mais résolument — un magistère désormais sans objet. Bref, le maître n’est plus considéré comme un moyen de progrès ou d’illumination religieuse, mais comme le médiateur unique et nécessaire. Il vaut, non seulement parce qu’il enseigne, mais encore et surtout par ce qu’il esl ; non seulement par l’importance de sa leçon, mais par la dignité de sa personne. Il n’est pas une voie, mais la voie ; il ne transmet pas la vie, il la donne ; il n’est pas dans le monde une lumière, il esl la lumière du monde. Il l’ait des promesses que Dieu seul peut garantir ; il réclame i>our lui-même ce que Dieu seul peut exiger.

Cette seconde sorte de maîtrise fut celle que revendiqua, seul des hommes sains d’esprit que nous connaissions par l’histoire, Jésus de Nazareth.


IIIe Section. — Le témoignage considéré DANS LE TÉMOIN

A. — Le Problème du Christ

138. — Mis en face des revendications de Jésus, confronté à la forme que, délibérément, il a donnée à son message, l’on éprouve d’abord un étrange sentiment d’étonnement, de dépaysement. Volontiers on ferait écho à ces serviteurs du Sanhédrin, s’excusant de ne pas avoir arrêté le Nazaréen, parce que « jamais homme n a parlé comme cet hommelà » (^o., ah, ! (>).

Qu’on pèse en particulier le rôle attribué à la personne du Maître dans l’Evangile du salut et de la rédemption : ccl ef ; occiitiisme qui di’linit et règle les destinées des âmes et ilu Koyaume de Dieu sur les rapports de l’homme, individuel et social, avec l’enseignement, l’exemple, la vertu purilicatrice, et l’amour personnel de Jésus ;

Ces échelles et hiérarchies de valeurs si déconcertantes, alors même, alors peut-être surtout <]ue le Christ proclame une limitation ou une impuissance de sa nature humaine : « cette heure, nul ne la connaît : ni les anges du ciel, ni le Fils, mais seulement le Père » (Me, xiii, 3a) ; « le Père est plus grand que moi » (fu., XIV, 28) ; « voici la vie éternelle : qu’ils vous connaissent, vous, seul Dieu véritable et celui que vous avez envoyé, Jésus Christ » (Jo., xvii, 3)’ ;

1. « Dans Ips relations filiales qu’il suggère à se5 disciples, [Jésusl n’identifie jamais sa position et la leur. Il apprend à ses disciples à dire ; notre l’ère ; mais luinïéine ne parle pa-* ainsi, il dit : rotre Père et : mon Père. .Méni’, ' lorsqu’il saclresse ù eux, il observe cette distinction ; M Je dispose en t-oire faveur du royaume, comme mon Père en a disposé en ma faveur » ; « Toici que je fais descendre sur rous le promis d » * mon Père » iLc, xxii, 29 ; XXIV.’*9). Et, d’autre paît : « i’otre Pève qui est au rie ! donnera ce qui est bon à ceux qui le prient i). « cotre Père céleste sait que vous avez besoin de tout relu » (Mt., vii, 1 1 ; /.<r., XI. l ; î). Il y a là éTidemment.ronclut M. J. LiatKKXON, plus qu’une habitude de langage ; chez un maître si humble et si soucieux de prêcher d’exemple, ce soin constant

Ces exigences et ces promesses également exorbitantes : l’amour de préférence pour sa personne présenté comme un motif indiscutable de justiûcation, gage de salut éternel ; — comme une dette de religion, à faire passer avant les devoirs de famille les plus sacres (devoirs d’ailleurs loués par le Maître, et restitués par lui dans leur dignité première) ;

— comme une force inépuisable, une source à jamais jaillissante de force, de pureté morale et de réconfort.

139. — De ces constatations, qu’on pourrait multiplier, surgit le dilemme : ou Jésus était, et savait (pi’il était, ce qu’il disait être, — ou quel pitoyable illusionné fut il ?

Ceux qui ne veulent pas de la première alternative tâchent d’échapper à la seconde. Il ne me paraît pas opportun, en elfet, ni convenable, de discuter ici, contre des adversaires lictifs ou scientiliquement inexistants, l’hypothèse d’ajirès laciuelle Jésus aurait été un simple imposteur, ou un dénient. D’un geste dédaigneux et péremptoire, Rbnan même écarte cette sottise : « Le fou ne réussit jamais. Il n’a pas été donné jusqu’ici à l’égarement d’esprit d’agir d’une façon sérieuse sur la marche de l’humanité’, u Jésus fut au contraire un homme religieux, un sage, un saint : il est l’honneur commun de tout ce qui porte un cœur d’homme. Placé « au i)lus haut sommet de la grandeur humaine…, supérieur en tout à ses disciples. .., principe inépuisable de connaissances morales…, la plus haute de ces colonnes qui montrent à l’homme d’où il vient et où il doit tendre. En lui s’est condensé tout ce qu’il y a de bon et d’élevé dans notre nature^. »

Les exégètes contemporains les plus radicaux ne sont pas moins nets.

« Dans sa contenance toute héroïque, dans son absolu

dévouement (déclare M. W. Bousset), dans son estime exclusive, allant jusqu’au mépris du reste, pour ce qui est le plus haut et l’ultime, Jésus demeure, il esl

de distinguer sa prière de celle de ses disciples et sa filiation de lu leur ne peut qu’être impérieusement commandé par la conscience de ce qu’il esl et de ce qu’ils sont. » Les Origines du dogme d<- ta Trinité^ Paris, 1910, p. 2’*22’j^, et notes.

1. Vie de Jr’juj ", ]). SO. — D’obscurs psychiatres, tels que le Danois E. Hasmissfn, Jesus^ étude psycliofathologiqiie (Irnd. ail. Rothenbi’BG. Leipzig, IflO.i), l’Allemand De LoosTE^ (tj. borner), Jésus Christus vont Standpitnkte des Psychiaters, bamberg, 1905, — je ne veu.v pas descendre jusqu’à l’ignare pam])blet du Français Bim- : t-Sa ^glé, la Folie de Jésus, Paris, 1906-1910, — ont soulevé la question de la santé mentale do Jt-sus. Le Prof. Philippe Kneib a pris la peine de Iraiter la question ex professa : Moderne Lehen-Jesu-l’orschun^ tinter deni Einflnsse der Psychiatrie, Mainz, 1908, et aussi llcrmann’l- : RM- : n, Die psychiscKe Cesundheit Jesu, Berlin, 1909. — Nonobstant le dédain « qu’ils marquent très justement pour des productions aussi négligeables, quelques théologiens libéraux sentent le besoin de se justifier sur ce [toint ; de montrer par exemple que l’absorption escliatologique qu’ils prêtent au Sauveur ne permet pas d. » mettre en doute s’il élail sain d’es]. ! il : ainsi Alb. Sciiweitzer, Die psycliiairisehe lieurtcilung Jesu, Tiibingen. 1913. Ce souci est très fondé, et constitue à lui seul une forte objection au système qui mène à de pareilles conséquences.

Dans la question générale des rapports prétendus du génie avec la folie, question qui a fait déraisonner bien des gens, on peut dire que le bon sens reprend ses droits. Tous les aliéni.-.tes compétents reconnaissent que, si certains fous ou demi-fous (tels qu’Auguste Comte et l’r. Nietzsche) ont eu du génie, ce génie ne s’est manifesté qu’aux heures et dans la mesure où leur mentalité fut snine.

2. lie de Jésus’i, p. 405, 468, 47’i. J’entends d’ailleurs toutes les réticences perfides qui accompapnent ces Iiniite » louanges. Mais je transcris ici 1 opinion d’un adversaire, j « ne relère pas le témoignage d un juste.

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vrai, à une distance infranchissable par rapport à nous ;

— dans une austérité, une solitude, une inuccessibilité * devant laquelle nous entrons eu rraiule. Nous n osons nous loesui-er à lui. nous placer à côlé du Héros..Mais il reste la conscience de ceux qui ctoiint en lui ; ses paroles restent l’aiguillon qui ne leur permet pas le repos. Il fixe avec une clarté souveraine la direction dans laquelle nous devons marcher, si loin de lui qu’il nous faille resler-. »

Voilà i)our la sainteté du Maître. Voici pour sa douceur :

H [Dans son attitude en^e^s les pécheurs] Jésus trouve son plus royal triomphe. C’est ici le miracle des miracles que lui, qui se présente à ses disciples avec des exij^ences morales si hautes, si sérieuses, si rudes, jiuisse être en même temps plein de miséricorde et d’une tendresse de femme, là où il trouvait une « Une humaine se tordant, impuissante, dans le péché. Lui, pour lequel personne ne faisait jamais assez, se contentait des plus humbles vouloirs ; lui qui plaçait son but si hiiut, à l’infini, se réjouissait en constatant la moindre avance d’un pas encore chancelant sur la route nouvelle ; lui qui voulait allumer un incendie, exultait à voir la moindre étincelle du divin briller sur une flme d’homme^. »

El voici pour sa dignité’ :

<( [En matière de religion] Jésus avait conscience de dire le dernier mot, la parole décisive ; il avait la certitude d’être le Cousouimuteur, après lequel nul autre ne viendrait. La sûreté, la force simple de son action, le rayonnement’umineux, la clarté, la fraîcheur de tout son être s’appuient à ce fondement. On ne peut rayer de son portrait, sans le détruire, cette conscience plus que prophétique, cette conscience d’être le Consommateur, ù la personne duf|uel le cours de tous les temps et tout le sort des disciples sont attachés. »

Mieux vaudrait encore reprendre l’efTusion passionnée de Pascal : « Jésus Christ, sans l)ien et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’invention, il n’a point régné ; mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Oh ! qu’il est venu en grande pompe el en une prodigieuse magnificence, aux yeux du cœur et qui voient la sagesse-’, p

140. — Qu’un tel homme ait pris, dans son privé comme en public, au milieu des effusions de sa piété comme sous le coup des contradictions el oppositions, devant ses intimes comme en face des indifférents et des ennemis, l’altitude qu’a prise Jésus de Nazareth, qu’il s’y soit tenu, qu’il y ait mis sa tête, cela est considérable et mérite réllexion. Savait-il réellement ce qu’il disait ? Voulait-il réellement le dire ? Ce que nous pouvons connaître de sa personne, de ses habitudes d’esprit, de son caractère, nous permet-il de voir en lui un homme exalté, excessif, bizarre, porté à l’illusion ?

Avant d’aborder la question pour notre compte, il ne sera pas inutile d’examiner brièvement les réponses principales que lui ont données, en ces derniers temps, les plus notables de nos adversaires.

1. Solutions données, hors de l’Eglise catholique, au problème du Christ.

141. — Il ne serait pas peu curieux d’exposer ici ce que les auteurs païens ou mahomélans ont pensé du Christ. Des premiers (il ne s’agit, bien entendu, que des païens modernes) très peu ont écrit sur Jésus en connaissance de cause. Les articles ou mémoires

1. Furchlbarheil. Il faudrait ici le mot italien lerribihlà.

2. Jrsus, p. 72. Je traduis sur la 3’édition, Ttlhingen.l’JO ?.

3. Ihid., p. 73, 74.

4. Ibid., p. 82.

5. Pensées, section xii, éd. L. Brunschvicg major III p. 232.

qu’on pourrait citer à ce propos sont fondés sur une connaissance extrêmement superlicielle des origines chrétiennes. (Juelques-uns, parmi ces jugements, provenant d’hommes instruits et intelligents, Hindous, Chinois et Japonais’, présentent un véritable intérêt, mais c’est par rapport à ceux qui portent ces jugements, à leur pénétration intellectuelle, aux sources dont ils dépendent La plupart rellètenl, avec une naïve satisfaction de leur science, les opinions qu’ils ont trouvées toutes faites dans les livres chrétiens à leur disposition, ou celles qu’ils savent dominantes dans les cercles européens qui résument pour eux « la culture occidentale ». D’un jugement vraiment éclairé, personnel, désintéressé, il n’y a le plus souvent que l’ombre. L’avis des Musulmans aurait une importance tout autre, soit par suite de leur long contact avec les peuples chrétiens, soit parce que Jésus Christ est considéré par eux comme un prophète et tient dans le Coran, et par conséquent dans l’Islam, une place notable. Mais là encore, là surtout, pourrait-on dire, manque toute saine méthode historique et toute liberté d’esprit’^.

148. — Les Juifs ont, naturellement, beaucoup écrit touchant la mission et la personne de Jésus. J’ai rappelé jilus haut " la légende burlesqueel obscène », comme l’appelle Renan, consignée dans les ïalmuds. Pendant de longs siècles, les jugements des Juifs sur le Sauveur s’inspirèrent de ces misérables fables. Elles n’ont pas encore perdu toute créance dans les milieux populaires et les juiveries pouilleuses de la Pologne russe-’ : là on réédile encore le vieux roman des Toledoih. Ailleurs, el particulièrement

1. Le Hibbert Journal est, de tous les périodiques à moi connus, celui qui a publié le plus de documcats de ce genre. En particulier, il a publié entr-e Juillet 1905 et Avril 19u6 des Impressions of Christianiti/ from ihe points of ctciv of tke non-cliristian religions. L’article du Professeur M. Anesaki, de Tokyo, flotv Christianily appeals to a Japancse Budd/iist, Octobre 1905, mérite une spéciale mention. Il faut reconnaître que la plupart des publications de ce genre ne sont guère que des {( interviews », au cours desquels divers personnages non chrétiens expriment (avec un visible désir de se rapprocher de leurs auditeurs ou lecteurs chrétiens) des vues très générales, et presque exclusivement livresques. On peut voir par exemjjle celles du célèbre réformateur cantonais Kakg Yu W’ei : A C/tinese .^talesman’s t’ieiv of rclii^ion, Hibbert Journal, Octobre 1908, p. 1’, l-2 ;.

2. Sur le Cliiist des Musulmans, on peut consulter l’article des Professeurs E. Sell et D. Marooeiouth, dans le Dictionary of Christ and the Gospels, éd. J, Hastings, II, ICdinburgh, 1908, p. S, S2, A —88(1, B : C/irist in mohamnifdan Utei ature. On peut voir l’infatuation vraiment primaire dont fait preuve l’auteur musulman qui signe a Ibn Isiivi) Il dans le Hibbert Journal. Avril 1909. p. 523-â’il ; Islam and commori sensé. L’auteur est cependant pré-^enté par le Rev. T. P. Huches comme un « thorough eiiglish and oriental scliolur » ! Cet éminent scholar soutient que ((nous connaissons tout de Mahomet… » ; que (( le Coran n’est pas troublé par la haute critique » ; que Mahomet enseigna l’évolution dei espèces de longs siècles avant Darwin, etc.

3. Ce renseignement, et quelques-uns de ceux qui suivent, sont empruntés à l’excellent mémoire de M. R. TravrRs Hkriokd, Christ in Je^vish Literalure. âixnsle Dictionary of Christ and the Gospels., I9ÛS, p. 876, lî — 882, A ; on peut consulter aussi le recueil de M. J. de le Roi, Xeu/iîdtsche Stimnien uber Jesum Chrisfum, ^esammeii, Leip/ij, ’. 1910. — Le princi] » al et plus représentatif des travaux contemporains est, pour le judaïsme « conservateur », l’article Jesusàe : Jevish Kneycl<’pedia.o.W.Sevf-York, 1904, p. Il13 sqq, par M.l. Jacobs, Kouleh et Kbauss ; pour le judaïsme a libéral », les livres de M. C. (r..Io ?l-TEEIORE, The Si/noptic Gospels, London, 1909 ; Oiitlines oj libéral Judaism, London, 1912, et nombreux articles dan le Hibbert Journal.

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chez les Israélites éclairés, il faut reconnaître qu’un grand ctiang^eiuent s’est produit à ce sujet, depuis un demi siècle. En 1850, dans le Iroisièuie volume de son Uislutre des Juifs, Ghætz présente Jésus comme un Essénien, tout entier préoccupé de réforme morale, et fort éloigné de vouloir rien changer à la religion juive de son temps ; mais en même temps il rend justice à la hauteur de son caractère et à la pureté de sa vie. Jost, J. K. Wkiss, et nombre de savants Israélites suivirent, avec des différences considérables dans l’appréciation des faits, l’impulsion donnée par Grælz. Ils s’atlacliérent à montrer en Jésus soit un prophète injustement condamné, soit un sage, mal inspiré dans le choix des moyens, mais poursuivant une lin élevée. Avec beaucoup plus de science, les auteurs contemporains qui ont tracé, dans l’Encyclopédie juive, la figure du Sauveur, manifestent aussi plus de pénétration critique et un égal respect. Pour eux, tout en admettant certaines pratiques de l’essénisme, Jésus se séparait des Esséniens, et des autres Juifs de son temps, sur des points capitaux. La cause de sa mort violente — et injuste — fut, non une revendication messianique qu’il ne rendit pas publique, mais l’autorité qu’il s’arrogea en face des représentants du légalisme de son temps. « ( Jésus de Nazareth eut une mission de la part de Dieu ; il dut avoir le pouvoir spirituel et les aptitudes qui conviennent à cette élection. »

143. — Le judaïsme élargi de M. C. G. Monte-FioRC (auquel répond, mais avec une nuance plus radicale, celui de M. le rabbin Germain Lkvy en France) va plus loin encore dans la voie du respect et, disons-le, de la vénération pour la personne du Christ. Pour M. Montelîore, Jésus fut un prophète

« successeur authentic|ue des anciens prophètes, 

surtout des grands prophètes d’avant l’exil : Araos, Osée, Isaïe’». Jésus « se sentait inspiré de Dieu, comme les prophètes du passé », mais sa croyance à la fin prochaine des choses (nous trouvons ici l’influence dominante, d’ailleurs reconnue par Montb-FioRB, de M. Loisy) l’empêcha « probablement » de se regarder pendant sa vie comme le Messie’-. » Quoi qu’il en soit, l’esprit de Jésus lui survit et possède une vertu que personne, les Israélites pas plus que les autres, ne peut négliger sans dommage. Car « cet esprit porte les traits caractéristiques du génie. Il est grand, stimulant, héroïque^… »

A côté des Juifs croyants, conservateurs ou libéraux, un nombre croissant d’Israélites restent lidèles à leur race et à leurs traditions, sans professer la religion de lahvé. En matière religieuse, ils sont des rationalistes purs et simples : les Juifs de cette espèce, dont M. Salomon Rbinach présente le spécimen le plus connu, n’ont aucun droit à figurer en cette place. Leur conception du Christ les classe habituellementà l’extrême gauche des écrivains rationalistes.

144. — L’idée qu’on se fait actuellement de la personne du Christ, dans les milieux chrétiens distincts de l’Eglise catholique, de l’Eglise grecque dite

« orthodoxe t et, partiellement, de l’Eglise d’Angleterre, 

se rattache très sûrement, par ses origines, à la Réformation protestante’. Ce n’est pas le lieu

1. The Si/noptic Go !  : peh, London, 1901l, vol. I, p. c.

2. Ibid., p. XGv.

.3. Ibid., p. cv.

4. Sur cet aperçu des conceptions protestantes et rutionalistes au xijç" siècle, on consultera, parmi les auteurs catholiques, F. "Vigoi’roi’X, La Urrt’s saints ft la critique rationaliste, vol. ï et II. Paris, lOiil ; et les chapitres afFérents de G. Goyau, l Allemagne religieuse^ I, le Protestantisme, Paris. 18U8. Des auteurs anglicans, l’article confus, mais considérable, de A. S. Mautin, Christ in modem

d’insister sur cette filiation, d’ailleurs incontestée. Qu’il suffise de dire que, des deux grands courants qui se partagent les esprits, en pays protestant : le conservateur et le libéral, nous n’étudierons ici que le dernier. L’autre se rapproche beaucoup de la conception traditionnelle exposée en cet article, du moins pour le point capital de la divinité du Christ. Sur la façon d exposer et de comprendre cette » divinité », il existe, entre les protestants même conservateurs, voire les Anglicans (un Kriedrich Loobs, un William Sanday) et nous, de profondes différences, qui seront brièvement examinées dans la dernière section de ce chapitre. Mais c’est un abîme qui sépare ces auteurs et, à plus forte raison, les « orthodoxes », desauteurs protestants libéraux et rationalistes.

145. — Ces derniers eux-mêmes ne sauraient être avec justice assimilés entre eux. Il est vrai que ces frères ennemis remontent à des ancêtres communs, les grands protestants du xviiio siècle finissant, Kei-MARUs et Lessing, J.-J. Rousseau et Kant. Vrai encore que, ayant son point de départ dans VAufklærK

« ^allemande, ce double mouvement s’est développé

surtout en Allemagne, par des écrivains de culture allemande. Les très nombreux auteurs Scandinaves, anglais, américains, suisses, néerlandais, français, qui partagent ces opinions, dépendent, pour la presque totalité de leur « théologie », des philosophes et théologiens protestants de l’Allemagne du Nord. C’est là un fait très digne de remarque : il est arrivé que certaines doctrines fussent exposées et formulées avec plus de bonheur en Angleterre ou en France qu’en Allemagne. Mais Colehidge et Matthew Arnold, comme Ernest Re.nan et Auguste Sabatier sont, pour le fond des idées religieuses, tributaires de l’Allemagne, et à aucun autre sujet ne s’applique mieux le Get-niania docet.

146. — Le protestantisme libéral se rattache par Albert RiTscHL, qui le revivifia en y faisant rentrer l’histoire positive, au sentimentalisme éloquent de ScHLEiBRMACHER. Le rationalisme évangélique est sorti, lui, presque entièrement, dans sa forme moderne, de la philosophie hégélienne : de l’extrême gauche, avecFBnERBACiiel Bruno Baueh, avec l’école dite « hollandaise » de Loman et van Manbn, avec T. K. Cheyne et ses rares disciples, avec les « mythomanes » W.-B Smith et A. Drews ; — de la gauche radicale, avec David Frédéric Strauss, le plus influent de tous, bien qu’il n’ait pas fait école au sens propre

Thoug/it, dans le Dictinnary of Christ andihe Gospels, II, UI08, p. 8C)7, A. — 87(i, B’. — Les travaux libéraux les [iliis complets sont ceux de Hcinrioh Wi i.m : l, Jésus ijn neunzehnlenJahrhunilert-j’ïuhitï^cn, 11)07 (conférences oii le sujet est traité dans ses rapports avec la littérature, la sociologie et l’art ; édition ongl.-use, refondue, en 1914) ; et d’Albert ScuwFiTZKn, Geschichie dcr Leben-Jesn-Forschung, Tnbitigen, 1913 (seconde édition de l’ouvrage Von Reimarus zu Wrede, paru en IDOCi ; travail intéressant, original et violemment tendancieux).

Sur la question telle qu’elle se pose de nos jours, nous avons les travaux de L, -G1. Fillion, Les étapes du Rationalisme dans les attaques contre les Evangiles et la vie de Jésus Christ, Paris 1911, complété par La guerre sans trêve à YEvangiîe et à Jésus Christ, Paris, I91.i ; de Ja-Icob MiîLLEK, Der historische Jésus der protestantischer freislnnigen Leben-Jesu-Forschung, dans la Zritschrift Jûr hath. Théologie, 1912, p.’12.5-464 ; 605-715 ; et d’Albert FuRUARD, Das Chrislusproblem der Gegenwart, Mainz, 1914. Parmi les ouvrages anglicans, le plus pénétrant est celui dp W. Sanday. The Life of Christ tn récent research, Oxford, 4907 ; parmi les libéraux, outre la sec< » nde édition de Schweitzer, qui résume les discussions jusqu’en 1913, l’opuscule de Otto Schmiedei, Die llauptprobleme der Leben-Jesu-Forschung, Tabingen, 1907 et celui, beaucoup plus important, de H. J. Hoi.tzmamn, D’is messianische Bewusstsein Jesu, Tubingen, 1907. 1367

JESUS CHRIST

1368

du mot ; — de la gaucbe enOn, avec F. C. Bacr et la puissante école de Tubingue : Ed. Zeller, A. Hil-GBNFELD, O. Pfleidekeu, etc. C’esl encore l’inspiration hégélienne qui domine chez les rationalistes anglais et français : Ernest Rknax le reconnaît, et M. A. LoisY (qu’il ait ou non lu Hegel) le prouve.

Ces lignes d’orientation, toutes sommaires qu’elles soient, nous aideront à comprendre la façon dont les historiens protestants libéraux ou rationalistes présentent la personne et la mission du Clirist.Dans chacune de ces écoles (si écolesil y a ; disons plutôt : dans chacune de ces tendances) j’ai choisi deux écrivains qui mont paru plus représentatifs, soit à cause de leur importance, soit en raison delà netteté de leurs formules.

2. — Le Chrixt du Protestantisme libéral : Auguste Sabatier ; M. Adolphe Harnack.

147. — Celui qu’on a nommé avec un peu d’emphase

« le pape des protestants » et le plus grand

théoricien de la Réformation qui ait écrit depuis Calvin ; celui qu’on appellerait plus justement le père du modernisme en France, Auguste Sabatier, mort en igoj doyen de la Faculté de théologie protestante de Paris, a beaucoup écrit sur Jésus Christ. Le portrait qu’il en a tracé s’est modifié avec les années, à mesure que l’attitude générale de l’auteur s’orientait à gauche, dans le sens radical et rationaliste. Ses premiers écrits (Le témuignage de Jésus Christ sur sa personne, 1863 ; Jésus de.a : arelh, 186j) sont d’un croyant, et il fut choisi, de préférence à un candidat libéral, sur la recommandation de Guizot, en 1867, comme professeur adjoint de théologie dogmatique à la Faculté de Strasbourg. Dans le manifeste qu’il publia alors, il écrit :

{( Entre toutes les questions agitées pnrnii nous, la plus ^raye, la quostion vraiment décisive est celle qui concerne la personne de Jêsus-Glirisl. Jésus n’esl-il qu’un lioinme ? Alors, quelque grand qu’on le fasse, le chi-istiunismeperd sou cttrnctéte d’absolue vérité et devient une plii’osopbie. Si Jésus est le Fils fie Dieu, le christianisme reste une révélation. Sur ce point capital, après de longues et sérieuses réflexions, je tue suis rangé du ciMé des apôtres. Je crois et je confesse, avec saint Pierre, que Jésus est le Christ, le Fil » du Dieu vivant’. »

On ne pouvait mieux poser la question. Sabatier ne resta pas, malheureusement, (idèle à sa première réponse. Insensiblement, le rationalisme humanitariste envahit son esprit, et dans ses livres détinilifs il contreditformellement sa profession de foi initiale. C’est à ces ouvrages : Esquisse d’une Pliilosnphie de la religion d’après la psychologie et l’Iiisloire, Paris, 1896, et Les Religions d’autorité et la Heligion de l’Esprit^ Paris, i>osthume, igoS, que nous demanderons les éléments du portrait du Christ. C’est par ces livres en effet que Sabatier fut ce qu’il fut, et continue d’agir sur les esprits.

148. — Dans le dernier des ouvrages cités, qui est le testament de l’auteur, et expose sous leur forme la plus nette, et dans ses conséquences les mieux suivies, sa doctrine — la doctrine protestante libérale

— Jésus est représenté comme n’ayant été et voulu être, par sa personne et son exemple, qu’un initiateur, un maître, un excitateur dans l’ordre des choses religieuses. Prophète assurément, mais dans le sens (bien qu’à un degré supérieur et sublime) où les grands conducteurs d’hommes, et les grands génies furent des inspirés. Les déclarations et les revendications du Sauveur devraient conscquemment s’entendre comme des confidences, des effusions destinées

1. J’emprunte cette citation ii l’article du pasteur Eugène Lachkn.man.n sur Sabatier, dans la l’HE-^, XVII, l’JÛG. p. 278.

à faire valoir son enseignement, à le rendre plus pénétrant, plus elhcace.’Voyant Dieu son Père dans le miroir filial de la plus belle àræ qui fut jamais, conscient de le connaître et de l’aimer plus et mieux que ceux qui l’entouraient, indigné du rigorisme littéraliste que les Pharisiens imposaient aux hommes sous couleur de garder la Loi, sentant en lui-même une force et une ardeur capables de changer le monde, le Maître Nazaréen a pu sans blasphème dire ce que les évangiles lui font dire et prendre les attitudes qu’ils lui prêtent. Encore enfoncé par certaines de ses espérances et de ses ignorances dans le milieu juif de son temps et les illusions de sa race, Jésus s’en évada par l’esprit intérieur ; et le vol de son âme le porta au point le plus haut qu’un homme, lils d’homme, puisse atteindre. Il considéra la vie, en dépit des duretés qu’elle impose, de la t. rannie des forces matérielles qu’elle subit, de l’obsession du mal moral qui pèse sur elle, comme un don divin, dans lequel tous les hommes qui se mettraient à sa suite et referaient son expérience, pourraient communier. I’Jésus n’a été qu’un homme, mais l’homme dans le cœur duquel s’est révélé le plus complètement le cœur paternel de Dieu. »

149. — A côté de cette conception, qui rejoint au fond la conception rationaliste, dont elle ne se différencie que par le postulat inavoué de la perfection définitive, et inégalable, duSauveur, il faut placercelle du plus célèbre théologien protestant de l’Allemagne contemporaine. M. Adolphe IlvnNACK va beaucoup plus loin que Sabatier et, au rebours de celui-ci, toujours plus, dans le sens traditionnel. Il admet que, conscient dès le début de sa haute dignité personnelle, Jésus s’est donné (tout en gardant une sage et prudente économie) pour la voie, le médiateur unique entre Dieu et les hommes, pour le consolateur et le juge suprême de l’humanité.

« Persoime avant lui n’a connu le Père comme il le

ronnait, et il apporte aux hommes cette connaissance ; par là il rend « à plusieurs » un incomparable serice. Il les conduit à Dieu non seulement parce qu’il dit, mais encore ]>ar ce qu’il est, par ce qu’il f. lit, et enfin parce qu’il souffre,.. Il sait qu’il ouvie une ère nouvelle où " les petits » seront, par leur connaissance de Dieu, jilus gi-aiuls que les plus jjrands du temps passé… ; il sait qu’il est le semeur qui ré[)and la btmne semence à lui le champ, h lui la semence, à lui la moisson. Ce ne sont pas là des Iht’ories dogmatiques, en<-ore moins des transtoi-nialioiis de l’Evangile lui-même, c’est l’expression d’un fait, d’une réalité que Jésus voit naîtredéjà. Les aveu^^les voient, les boiteux marchent, les sourds entendent, la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres — par Lui. la lumière de ces expériences, il aperçoit au milieu même de la lutte, sous l’accablant fardeau de ha vocation, la gloire que le Père lui a donnée… Il est le chemin qui conduit au Père, et, comme l’Elu de Dieu, il est aussi le Juge’.))

Toutefois, et nonobstant ces magnifiques et uniques prérogatives, la personne même de Jésus n’est pas entrée, d’après le célèbre professeur de lîerlin.dans sa prédication faite au nom de Dieu : « le Père seul, et non le Fils, fait partie intégrante de l’F^vangile, tel que Jésus l’a prêché’-. » Il faut croire, pour être sauvé, à ce que dit le Fils : il n’est pas indispensable de croire au Fils.

150. — On reconnaît là cette fuyante philosophie ritschlienne, qui croit pouvoir se servir des choses et des hommes sans se prononcer, sans même s’engager à fond sur leur valeur réelle ; qui, à jamais découragée des certitudes rationnelles, héritière, à travers

1, Adolphe HAK^Al : K, L’Essence du citristianiame, Tr. fr. de 1907, p. 170-171 !.

1. Ihid., p. -&. 1369

JESUS CHRIST

137 »

le crilicisme kanlieii, de la vieilledéfiance luthérienne envers l’intelligence appliquée aux choses de la foi, essaie d’y suppléer par des allirnialions senliinentales et précaires, des jugements subjectifs, intéressés, utilitaires, dits : jugements de taleur (ll’ertiirteilf). Peu importe ce que fut au vrai Jésus, s’il a pour moi la valeur religieuse décisive I Dire que Jésus a été Fils de Dieu, au sens objectif et réel du mot, déclare M. Harnack, c’est o ajouter quelque chose à l’Evangile ». (I Mais, continue- t-il, qui accepte l’Evangile et s’efforce de connaître Celui qui l’a apporté, témoignera qu’ici le Divin est apparu, aussi pur qu’il peut apparaître sur la terre, et il sentira que Jésus lui-même fut pour les siens la puissance de cet Evangile. » Concilie qui pourra ces « antinomies » I

151. — Depuis celui de M. HAHNACK, lesportrailsdu Sauveur tracés par les théologiens protestants libéraux se sont multipliés. Nous avons eu, rien qu’en Allemagne ou en Suisse allemande, ceux de MM. Paul Wbrnle’, Adolf JiiLiCHER^, Wilhehn Bousset^, Arnold Meyer’. Nous venons d’avoir ceux de MM. W. Heitmiilleh* et Heinrich Weinel^. Je ne retiens ici que les écrits qui ont eu un certain retentissement. L’hégémonie allemande est telle dans le protestantisme libéral que, nommer ces auteurs, c’est nommer à peu près tout ce qui compte. En dehors de la n nouvelle théologie’» du Rev. R. J. Campbell, qui est probablement ce qu’on a écrit de plus faible sur la question, c’est dans les livres précédemment cites et leurs pareils (H. J. Holtzmann, Alb. Schwbitzbr, J. AVelliiausen) que les théologiens libéraux anglais et américains ont été chercher les éléments de leur connaissance du Christ’. Avec des nuances diverses et un talent très inégal, les auteurs de ces portraits de Jésus restent dans les lignes que leur impose leur philosophie religieuse : tous admettent que le Maître Nazaréen a dépassé la stature commune de l’humanité, qu’il a inauguré la vie religieuse véritablement pure et qu’à ces titres il a été un « prophète » et un héros de l’ordre spirituel. Aucun n’admet, au sens traditionnel du mot, la divinité du Seigneur. Presque tous se réfugient dans l’admiration de la « personnalité » de Jésus, insistent sur sa sublimité, son o sens du réel » (IFirklichkeitssinri), etc.

Pour faire pleine justice au protestantisme libéral, il faut noter que des signes d’une rénovation, ou plutôt, d’une nouvelle phase de dissolution, se manifestent dans son sein, en ce qui touche la conception des origines du christianisme. Le seul trait commun des auteurs qui tentent de s’évader du a moralisme » classique, prêtant à Jésus une conception moderne, et plus ou moins kantienne, est le sentiment du concret,

1. Die Anfacnge unserer Religion-, Tubîngen. 1904. (^el ouvrage, traduit en anglais, a fourni les données utilisées surtout par (jeort^e Tyrreli. dans la conception qu’il s’est faite finalement des orii^’ines chrétiennes.’2. Die Reli^^lon /et », dans l’irapoi-tante collection publiée par r. Hinneberg sous le titre ; Die Kuliur der Gegenwart^ 1, 4, Leipzig, 1906.

3. Jesu^, dans la collection des ReligionsgeschiehlUche Volhbuec/ier, éd. F. M. Schiele, Tllbinf, ’en, 1901. Ce petit livre a obtenu un trt’s vif succès parmi les protestants libéraux : il a été traduit en anglais par Mrs "Trevelyan, fille de Mrs Humphry ar(l.

k. Jesu.^, dans le recueil d’articles : i’nsere religioesen Erzieher, 1, Leipzig, 1908.

5. Jesut, tiré à part, complété, de l’article Jésus i-on yazareth de Die Religion in Geschichle iind Gegemvart, Tllbineen, 1918.

6. Jésus, dansla collection ; Die KJassiher der Religion, Berlin, 1912.

7. The new Theolngy, London, 1907.

8. Il faut mentionner aussi les ouvrages des protestants libéraux français, MM. A. et J. Rkville, M. Goci’EL, etc., et, plus encore, ceux de M. Alfred Loist.

le désir de replacer l’Evangile dans son milieu historique. Les uns, avec Johann Weiss et surtout Albert ScuwEiTZHR, restituent dans l’enseignenientdu Christ le côté eschatologique, apocalyptique, arbitrairement diminué dans la conception libérale. Mais leur réaction les mène jusqu’à l’excès, jusqu’à l’absorption dans cet élément de presque tout le reste. (Voir in/’ra, ch. 111, sect. 3, n. 265, 266.) D’autres, après II. Gujjkel et avec W. BoussET, qui semble bien dans son dernier ouvrage (hyrios Christos, Goettingen, 1918) s’orienter dans ce sens, font aux éléments religieux préexistants et ambiants, une part de plus en plus grande. L’importance historique de la figure de Jésus en est diminuée d’autant, au profit seulement de la virtuosité

« comparatisle » de chaque auteur. Miroir lidèle de

l’exégèse radicale d’oulre-Rhin, M Alfi’ed Loisv,. après avoir cédé largement à la première de ces tendances, reflète de plus en plus la seconde.

ISS. — Il n’entre pas dans le plan du présent travail d’instituer la critique détaillée de ces positions libérales. Visant un but positif, on espère montrer directement que la position chrétienne catholique n’est pas seulement la meilleure, mais la seule qui fasse justice aux textes et à l’histoire. Il est impossible pourtant de ne pas faire observer l’inconsistance de la solution présentée par les théologiens libéraux au « problème du Christ ». Ou bien ils rétrogradent jusqu’à la conception d’un « prophète >, plus grand, meilleur que les autres, plus « inspiré », mais ne dilTérant pas essentiellement de ses prédécesseurs. Jésus serait à peu près ce que Mahomet prétendit être : u le sceau des prophètes ». C’est l’opinion de Sabatier sur la fin de sa vie. Mais alors, et si l’on admet comme vraie sur le terrain religieux l’hypothèse évolutionniste, de quel droit donne-t-on l’exemple, les leçons, l’enseignement, la seigneurie de Jésus comme normatives, essentielles, définitives ? — Qu’en sait-on ? Jésus peut, disons qu’il doit, selon toute vraisemblance, être dépassé. Il n’est que l’anneau, jusqu’ici le plus brillant, d’une chaîne dont le métal s’épure et s’alfine continuellement, nécessairement. Si l’on affirme le contraire, si l’on garde au Maître Nazaréen celle transcendance relative, c’est par une survivance chrétienne, au nom d’une appréciation sentimentale, héritée, que la raison, si elle est convaincue de la loi d’évolution, loin de justifier, contredit. En réalité, on n’est plus chrétien qu’au sens où tel philosophe se donne pour platonicien ou spinoziste : l’interprétation des textes est purement, et logiquement, rationaliste.

183. — Ou bien, avec M. Habnack et plusieurs protestants libéraux, l’on veut garder davantage. On pose des prémisses d’histoire et de critique qui suffiraient à conclure dans le sens du christianisme traditionnel’. Mais des raisons de philosophie religieuse, un préjugé agnostique et la répugnance soulevée par les conclusions entrevues viennent à la traverse, renforcés par ce vieux levain d’individualisme et d’autonomie absolue qui est au fond du protestantisme. On conclut à une transcendance précaire, insaisissable. On fait du Christ une personnalité siii generis, Tii Dieu, ni simplement homme. On essaie des compromis qui rapprochent beaucoup leurs auteurs de l’arianisme ancien. On distingue parmi les textes ceuxquel’on peut garder et interpréter, de ceux que les besoins de la cause forcent de déclarer postérieurs, secondaires, interpolés. On adopte à leur endroit l’arbitraire serein d’un J. Wellhausen, déclarant que « Jésus n’a pas pu dire cela, n’a pu faire ceci, etc. 2 ». Efforts qui seraient touchants, s’ils

1. L’Essence du Christianisme, tr.de 1907, p..fS, 45 s^^ 2. l’n beau spécimen de cette façon cavalière est le rejrt 1371

JÉSUS CHRIST

1372

n’étaient commandés par un fonds de rationalisme inavoué, pour « sauver » le christianisme sans proclamer que Jésus est le Fils de Dieu. Position instable, moins tenable logiquement, bien que religieusement plus féconde et plus respectueuse des faits, que la position nettement rationaliste, qu’il faut exposer à présent.

3. — Le Christ de l’exégèse rationaliste.

184. — L’interprétation naturaliste des origines chrétiennes est devenue moins aisée, plus complexe et plus subtile, à mesure que l’historicité fondamentale des évangiles s’est imposée davantage. Le progrès qui s’est affirmé en ce sens depuis D. F. Strauss et F. G. Baur a rendu singulièrement plus délicate la tâche de leurs successeurs — La réponse de ceuxci est pourtant très nette : Jésus n’a été qu’un homme, sujet comme tel à toutes les faiblesses, erreurs, illusions de l’humanité, à toutes les limitations de son temps et de sa race.

Restent les textes, reste le fait chrétien. Tout rationaliste conséquent, surtout s’il est partisan (et ils le sont tous), de la théorie de l’évolution, doit dire que l’interprétation traditionnelle est fondée sur un malentendu, que la solution donnée au problème du Christ par la première génération chrétienne, et depuis acceptée par des milliards d’êtres humains, attestée par des milliers de martyrs, de sages et de saints, est une solution illusoire, irréelle, un cas d’évhémérisme caractérisé.

ISS- — Pour expliquer le fait générateur, qui est le témoignage du Christ sur lui-même, deux voies sont ouvertes. Dans la première, acceptant l’historicité générale des documents évangéliqnes, l’auteur met toute sa subtilité à restituer, avec un minimum d’illusion et de fraude, la suite des états d’âme qui auraient amené Jésus à croire et â dire qu’il était le Messie, Fils de Dieu. En dépit du ton d’ironie condescendante qui rend son récit choquant, je ne pense pas qu’aucun écrivain rationaliste ait dépensé, à exposer cette thèse, plus d’experte virtuosité qu’Ernest Renan. Sa F(> de Jé.fi/s, par tant de côtés superficielle et décevante, conserve par là quelque intérêt. Il a gardé le moins mauvais des explications proposées avant lui, ajouté les siennes, et ceux qui ont repris depuis le problème, sur des données analogues, n’ont guère fait avancer, s’ils ne l’ont pas fait reculer, la solution.

186. — Pour Renan donc’, le sentiment que Jésus avait de son union au Père céleste, la réaction sur son esprit des prophéties anciennes opporlunénient rappelées, la pression des circonstances, l’enthousiasme des siens, la logicpie du succès, le besoin de répondre à l’opposition sournoise ou violente de ses adversaires, auraient amené le Maître à repousser mollement, puis à accepter, finalement à revendiquer un litre qu’au début il eût jugé blasphématoire de s’arroger. Sa légende s’élaborait de son vivant et lentement il se prenait à y croire. Bien des hommes sont ainsi débordés par leurs disciples ; pourquoi ne pas comparer Jésus à d’autres grands initiateurs de l’ordre religieux : le Bouddha, Slahomet ? Objecte-t-on que l’infatuation confinerait ici à la démence, on nous fait entendre que le Nazaréen n’était pas toujours dupe de ce qu’il disait ou laissait dire. Si l’on

absolu, par Wellliansen, de la profession de foi messianique de Jésus devant le Sanhédrin, de la responsio ntortifera. Raison : se déclai-er le Messie n’était pas un crime, ou un lilaspliéme. pour un Juif. Donc… J. Wnii hauseu, Das lù’angriium Marci. Berlin, l’.mi. in Mc, xiv, Hl-t ; 2.

1, 'Ki> de J< ?tHS ", ch. XT-xvn, p. 245-302 ; xix-xx, p. 320-348.

proteste au nom de la loyauté, Renan réplique par une ironique leçon de psychologie orientale ; puis, antici|)ant la théorie nietzschéenne des droits du Surhomme, il déclare qu’il faut reconnaître hautement plusieurs mesures pour la franchise, et qu’il nous sied mal de mesurer les grands hommes à notre aune, en les jugeant « du haut de notre timide honnêteté ». Vers la Un de l’ouvrage — et de la vie du Seigneur — on avoue l’exaltation : « Sa notion de Fils de Dieu se troublait et s’exagérait… la loi fatale qui condamne l’idée à déchoir dès qu’elle cherche à convertir les hommes s’appliquait à Jésus. Les hommes, en le touchant, l’abaissaient à leur niveau. Le ton qu’il avait pris ne pouvait être soutenu plus de quelques mois ; il était temps que la mort vint dénouer une situation tendue à l’excès, etc’… » — Pauvretés ? Impertinences’.' Tant qu’on voudra ! Mais je soutiens qu’il faut y venir en une assez large mesure, et l’on y revient, quand on veut maintenir jusqu’au bout l’explication rationaliste.

137. — Beaucoup plus minutieux et réservé que Renan, d’ailleurs analyste à outrance, M. Alfred LoisY ne réussit pas, dans ses derniers ouvrages*, à fournir une solution consistante du problème du Christ Je ne pense pas qu’on ait. depuis Strauss, tracé du Sauveur une esquisse i)lus fuyante. Cet exégète copieux, après avoir publié en cinq ans près de trois mille grandes pages de commentaires sur nos évangiles, n’arrive pas à prendre parti sur les points les plus clairs : on se croirait en face d’une de ces peintures évanescentes que les murailles de certaines catacombes perpétuent ])lutôt qu’elles ne nous les conservent.

L’exclusive qu’il donne (à la différence de Renan) aux textes historiques du quatrième Evangile^, les tr.Tits postérieurs, « théologiques », pauliniens, rédactionnels, qu’il découvre en nombre infini dans les récits des Synoptiques, les infiltrations païennes qu’il dénonce de plus en plus, la hantise apocalyptique et le simplisme qu’il prête au Maître en conséquence, amènent l’auteur à un appauvrissement systématique, et extrême, de la matière évangélique. Jésus se désigna-t-il sous le nom de Fils de l’homme ?

— On ne sait : « Si Jésus a employé quelquefois, pour se l’appliquer à lui-même, le titre de « Fils de l’homme », il n’y aura pas sans doute attaché d’autre signification que celle de Messie^… » Mais qu’entendait-il par Messie ? — Un roi des Juifs, « prince des élus, chef des bienheureux, [qui] devait présider à leurs joies, assisté de douze disciples qui siégeraient sur des trônes pour gouverner les douze tribus ^ » ; mais non pas un juge des vivants et des morts :

« tout au plus le Christ se présente-t-il en témoin » 

(au jugement]. — Et ce rôle, tout entier d’apparat

1. Vie de Jésus’p. 332, 333.

2. Dans VEi’aitfiile et l’Eiflise et les premiers commentaires qu’il en o donnés, M. Loisy s’exprimait en termes volontairement.imbi^’os : o Ln divinité du Christ est un dogme qui a prandi dans la conscience chrétienne, mais qui ti’avaitpas été expressément formulé dans l’iîvangile ; il existait seulement en germe dans la notion do Messie Fils de Dieu. » Autour d’un petit livre, p. 117. Cette formule captieuse a donné occasion à la proposition 27 rondamnée dans le Décret [.amenlabili (Encliiritiiitn^", n. 2027). Sur les variations de M. Loisy à cette époque, voir M Lepin, Les Théories de M. Loisy, Paris, I90*t, p. « 1-79.

3 Le quatrième Efan^ile, Paris, 1903 ; Les Ei’angiles synoptiques. 2 vol. Ceffnnds. 1907-1908 : toute la partie pénérale est reproduite dans Jésus et la tradition évangélique, Paris. 1910.

4. Jésus et la tradition éi’angelique, p. 167.

5. Ibid.. p. 162. 1373

JESUS CHRIST

1374

stérile, ce rMe d’onloniiateur en chef des joies célestes, Jésus pensait il le tenir ? — On nous répond quelquefois oui, généralement non : « Comme roi uiessiunique, Jésus sera le vicaire de Dieu. Tant qu’il prêche l’avènement du rojauiue, il n’est pas encore entré dans sa fonction proMdentielle… Luiniènie, en vérité, n’était pas plus Christ dans le présent que ceux qui croyaient à sa parole n’étaient actuellement citoyens du roj’aunie céleste’. » — Rédempleur ? rançon ? victime ? — Nullement : tout ce qui semble l’insinuer provient de prédictions liclives », nées elles-mêmes de « spéculations chrislologiques ». a Le Christ a regardé sa mort comme possible, et, dans cette éventualité, curamc la condition providentielle du royaume célfsle, mais non comme un élément nécessaire de sa fonction messianique ; il l’a envisagée comme un risque à courir-’… » Au total, Jésus prêcha une morale de ville assiégée, dans l’hypolhèse d’un bouleversement qu’il ne cessa de considérer comme imminent. Thaumaturge « presque malgré lui ». étranger à toute idée de rédemption, illusionné mais noblement, il vécut jusqu’au bout avec courage « le rêve de l’Evangile ».

On voit par ces brèves indications ce que devient le Sauveur sous la plume de M. Loisy : un personnage falot, chimérique, exsangue et tellement simplilié qu’on s’étonne de ce que, dans l’hypothèse, on le laisse encore dire et faire.

158. — Les autres essais d’explication rationaliste, ébauchés dans certains commentaires (tels ceux de M. J. EsTLiN Carpenthr : The first three Cospels’, London, 1906 ; et de M. J. Wellhausen, igoS-igoS), ou précisés dans des essais, comme plusieurs de ceux que provoqua l’e nquète du Rév. R. Roberts : Jésus or Christ : ’3 donnent surtout une impression d’inconsistance. Appréciant cette enquête dans son ensemble, M. LoisY déclare qu’après l’avoir lue « on est bien tenté dépenser que la théologie contemporaine

— exception faite pour les catholiques romains, chez qui l’orthodoxie traditionnelle a toujours force de loi

— est une véritable tour de Babel où la confusion des idées est encore plus grande que la diversité des langues’». En ce qui touche la théologie « libérale «  et surtout rationaliste, aux prises avec le problème du Christ, ce verdict sévère ne paraîtra que juste.

Tous ces essais impliquent en eflet deux défauts radicaux qui %-icient l’elTort, souvent considérable, des auteurs. Leurs opinions /ihilosopliirjiies forcent en effet ceux-ci : 1) à simplifier indûment les textes évangéliques, et les données historiques du christianisme ancien ; 2) à mulliiilier parallèlement lesconjectures les moins plausibles : infiltrations païennes, pastiches littéraires, rédactions compliquées, états d’àræ chimériques des acteurs du grand drame. Tel écrivain ne veut d’aucun miracle ; tel autre laisse subsister celles (les guérisons qu’il estime « possibles » ! Celui-ci recourt à la mythologie babylonienne ; celui-là, à l’eschatologie iranienne. L’étude des documents

« sous-jacents » aux évangiles permet à la virtuosité

des exégètes de multiplier les versets contestés. les artifices rédactionnels, les interpolations : un critique signale trois « couches » documentaires sous une

1. Ibid.^ p. 164. P. 254, M. Loisy reconnaît pourtant que J^sus a « fini par s’avouer et se déclarer Messie)), mais « qu’il avait peu parlé de ta mission)i. Alors de quoi pouvait-il bien parler ?

2. Ihùl., p. li ; 8.

3. Ces essais, qui vont du Rév. R. J. Campbf.ll, au R. f". Joseph Ri’KABY, en passant par G. Ttbrei.l, Paul ScHMiPDF.L et Sir Oliver LoncE, ont été publiés en sopplément au Hibbert Journal^ London, 1909.

4 /( « lis ou le Christ ? dans Hibbert journal, april 1910, p. 486.

parole évangélique : soyez sur que le suivant en réclamera une de plus. Aheurtés au détail, ils perdent de vue le certain et les grandes lignes ; les arbres les empêchent de voir la foret.

Pour nous bornericià unexeraple, M Alfred LoisY a déclaré guerre ouverte au texte cajiital cité dans la section précédente : « Nul ne connaît le Fils, hormis le Père, etc. » Il est revenu dix fois sur ces iiaroles pour montrer qu’elles n’ont pas été, (jii’elles n’ont IHis pu t’Ire prononcées par le Christ. Une tentative pour les expliquer par des réminiscences de textes de l’Ecclésiastique ayant échoué, M. Loisy l’abandonne tacitement, mais il imagine d’autres raisons. Il est vrai que ce texte est présent dans tous les manuscrits, que toute-, les versions l’ont maintenu. Deux évangiles le rapportent en termes à peu près identiques : le quatrième évangile tout entier lui fait écho. Une tradition patristique le commente depuis saint Justin, au milieu du second siècle Saint Irénée conteste l’interprétation qu’en donnaient, au début de ce siècle, les anciens gnosliipies. Les exégètes les plus exigeants l’attribuent à la fameuse (et conjecturale ) source Q, commune aux évangilesdeMatthieu et de l.uc ; « l’identité des deux rédactions nous force (en elfet) à remonter à une source commune, et le détail de l’expression nous indique une source araméenne’  «.L’accent des paroles enûn est le plus personnel et le plus touchant. Aucune raison critique valable de les mettre en suspicion. — Mais non. Le passage doit tomber, il tomliera. « Cette déclaration a le caractère supra historique des assertions analogues qu’on trouve dans le quatrième évangile ; … elle est libellée comme un petit symbole doctrinal [ ?]. Ce symbole aurait-il été le dire d’un prophète chrétien - ? » Deux ans après, l’hypothèse est devenue thèse : « Cet emploi des expressions ci Père » et « Fils » convient mieux aux premières spéculations sur le Christ qu’à Jésus lui-même, et l’assertion est une profession de foi chrétienne, non une parole de Jésus 3. » Bien exigeant celui qui ne se contenterait pas de ces ])rononcés sommaires 1

159. — Cet embarras, ces simpliOcations exécutées a priori et justifiées ensuite, vaille que vaille, par une critique complaisante. ne résolvent pourtant pas toute la difficulté. Même après ces mutilations, il en reste trop. Et l’on voit les exégètes rationalistes recourir, pour éliminer ce reliquat de surnaturel, aux conjectures les plus extravagantes, les plus irrespectueuses, les plus incompatibles avec la grandeur morale qu’ils sont bien forcés de reconnaître en Jésus.

De cette faillite du naturalisme (le mot est de M. Frédéric LooFS’, et le fait sous nos yeux) la solution chrétienne reçoit un surcroit de proliahilité qui n’est pas méprisable. Mais la force de cette solution est avant tout dans sa cohérence, et dans la lumière qu’elle projettesur les documents. En abordant celle étude directe, on serait tenté de se dérober, de répéter après Carlyle : ’i qu’un silence sacré médite ce mystère » ! Le croyant qui s’en prend à l’image traditionnelle du Christ se fait à lui-même l’elTet d’un Vandale, et sa main tremble.

B. — Le Christ des Evangiles

160. — Il faut renoncer d’emblée, pour expliquer

1 Dans.1. Lebrfïon, Origines, p. 447. Depuis, cette opinion est celle qu’ont adoptée entre autres MM. W. Ueit-Miii i.EK et Ed. NoRDEN.

2. A. LoisT. /.es Efangiles synopliijues, I, p. 909-910.

3. Ji’sus et ta tradition ei-aiif-rtii/ue, 1910, p. Ififi.

4. F. LooFS, Hhat is the Truth about Jésus Christ } Edinburgh, 1913, lectures II et III.

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le problème du Clirist, aux facilités que se donnait Renan, et que tant d’autres ont prises. D"un développement dans l’idée que se faisait Jésus de sa personne, pendant sa carrière publique, il n’y a pas trace. Ce qu’on appelle à présent la « conscience messianique de Jésus » apparaît, dès le premier moment, chose formée et parfaite. Simple constatation, devant laquelle croule cet échafaudage de subtile psychologie s’évertuant à expliquer comment, en suite de quelles suggestions, de quelle pression des hommes et des choses, le doux prédicateur du Royaume, le modeste prophète de Nazareth en serait arrivé aux déclarations messianiques — et plus que messianiques — de la un. Les auteurs les plus divers, et jusqu’aux rationalistes déterminés, ont dû reculer sur ce point devant l’évidence des faits. « Marc, dit brutalement Albert Scuweitzer, ne sait rien d’un développement ; il ne sait rien des considérations pédagogiques qui auraient décidé l’attitude réservée de Jésus en face de ses disciples et du peuple ; il ne sait rien du conflit qui se serait livré dans le coeur de Jésus entre une idée messianique toute spirituelle, et une autre, politique et populaire, etc.’» Avec plus de nuances, et un plus juste sentiment de l’économie dans la manifestation messianique de Jésus, M. W. Sanday ^ et M. Adolphe Harnack’ne sont pas moins aflirmatifs sur le point capital’. M. LoisY observe même que les faits eussent dû peser dans le sens inverse de celui que conjecturent les historiens libéraux, et décourager, loin de l’exalter, le premier enthousiasme du Maître’.

161. — Nous voyons Jésus en effet, dès le début de sa prédication, penser, parler, agir en Messie : qualis ah incepto. L’histoire évangéliquc s’ouvre par le récit de la tentation : or cette tentation est essentiellement et, pour ainsi dire, spéciQquement messianique. Tout le but du tentateur est de faire dévier dans le sens égoïste, charnel et prestigieux un appel dont le tenté a pleine conscience. Aussitôt après, à Capharnaiim comme à Nazareth, Jésus décide, enseigne d’autorité, s’applique les prophéties anciennes, chasse les démons, s’attache des disciples (qu’il élève à la dignité de « pêcheurs d’hommes »), remet les péchés, guérit, dispose souverainement des observances légales. Nulle trace d’atermoiement,

1. Von Reimarus zu Wredt, Tilbingen, 19efi, p. 329.

2. The Life nf Christ in récent research, Oxfonl, 1907, p. 97, 99 stiq.

3. L’Essence du Christianisme, tr. fr. de 1907, p. 169, 170.

4. On petit voir d’autres nuleurs, M.M. U. Monniek, J. Wellhausen, F.-C. BuRKiTT, cités dans le même sens par J. Lebreton, Origines^ p. 216, 217 et notes.

Ceux des contemporains qui croient devoir maintenir l’existence d’un développement de 1k conscience messianique de J(’9U8, pendant sa vie publique, appuient cette conjecture sur des vraisemblances psychologiques (elles-mêmes commandées par leur thèse) et non j-ur les textes. Voir par exemple le Jésus de W. HeitmiU-I-kr, Tiibingen, 1913, p. 86 sqq. : « N’ers la fin de ta canière publique [de JésosJ se multiplient les indices de conscience messianique. Nous ne savons donc rien sur le moment où elle s’est formée : nous pouvons conjecturer que cette conscience de sa dij^’nité messianique s’e^t fait jour on lui au cours de son ministère, vers la fin. Sur la façon dont s’accomplit cette illumination, nous ne savons rien non plus… »

." ». Les Evangiles synoptiques, CeiTonds, 1907, I, p. 212 :

« On ne voit pas bien comment les expériences faites par

Jésus auraient pu l’amener à se croire Messie, dans le cas où il n’en aurait pas été d’abord persuadé. Les difficultés qui ne tardèrent pas à compenser les succès, auraient plutôt suggéi’é le doute que la certitude… Les Evangiles ne contiennent pas réellement le témoignage d’une évolution qui se serait accomplie dans lu conscience du Sauveur, w

d’hésitation, de crainte ; nul vestige d’une vocation entrevue, combattue, finalement acceptée De plus, et cela est décisif, Jésus domine, à tous les moments, son message : il n’est entraîné en aucune mesure par les espérances, les enthousiasmes, les oppositions qui se font jour. Selon le mot de saint Paul, o son esprit lui est soumis ». Il impose silence aux énergumènes, ferme les lèvres des miraculés, fuit les honneurs royaux, attempère son action aux dispositions de SCS auditeui’s, aux circonstances et aux opportunités. U défend à ses disciples de dire qu’il est le Messie. Bref, le seul développement qu’on puisse constater dans les évangiles, c’est la croissance, dans l’àme des disciples, de leur foi en leur Maître — nullement celui de la foi du Maître en sa mission.

Cette première remarque posée nous amène à l’élude directe de ce que fut en réalité le témoin.

1. — La religion de Jésus

162. — » Après avoir à bien des reprises et en bien des façons parlé à nos pères par ses prophètes. Dieu en ces derniers temps nous a parlé par le Fils… Moïse a été fidèle dans la maison de Dieu, comme un serviteur, pour dire ce qu’il avait à dire : le Christ a été lîdèlc comme un fils, dans sa propre maison. » Ces paroles de i’Epitre aux Hébreux formulent excellemment la doctrine mainte fois inculquée par le Maître en personne, notamment dans la parabole des méchants vignerons : voyant ses serviteurs méprisés et maltraités, le père de famille se ravise : « Ils respecteront mon fils 1 »

Là est la clef qui ouvre l’intelligence de la vie religieuse de Jésus : il est le Fils unique et bien-aimé’.

Nul assurément ne poussa plus loin le respect du Père céleste. Nul ne donna de lui une idée plus épurée, plus spirituelle et plus profonde. Jésus repousse, d’un mot péremptoire, la proposition sacrilège de tentateur : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras, lui seul ! » La formule de prière qu’il inculque à ses disciples est toute orientée vers la gloire de Dieu :

« Notre P.re qui êtes aux cieux, 

Soit sanctifié votre nom.

Advienne voli’e Royaume,

Soit faite voti-e voloi^té

Comme au ciel, ainsi sur la terre… » Mt., vi, 9-11.

Jésus exige qu’on rende à César ce qui est à César, mais d’abord à Dieu ee qui est à Dieu. Non au Dieu des philosophes et des savants, mais au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, au Dieu vivant, au

« Dieu des vivants » (Mt., xxii. Sa) ; au Dieu parfait, 

qui veut des enfants à son image ; au Dieu de miséricorde, dont la providence vêt le lis des champs et nourrit les oiseaux du ciel ; au Dieu intérieur qui voit dans le secret et fait justice au cœur ; au Dieu saint que les cœurs purs et la droite simplicité des petits découvre sans peine derrière le voile transparent des choses ; au Dieu juste qui agrée l’hommage sincère et non les grimaces, qift exauce l’appel implicite et dédaigne les longs discours non informés de foi et d’espoir.

Qu’un Pharisien, docteur de la Loi, l’interroge pour le tenter : « Maître, quel est, dans la Loi, le grand commandement ? » Jésus lui répond par les paroles qui étaient le joyau et la gloire d’Israël :

« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, 

1. Sur l’équivalence de ces épithètes : ir/ar.r.TOL, préféré par les Synoptiques, et //2 » v/sv/ ::, par saint Jean, on peut voir la savante note de J. Lebreton, Origines, p. 244, note 2. 1377

JESUS CHRIST

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et de toute Ion àiae, et de tout ton esprit : celui-là est le plus grand et le premier conimandenient 1 » (.)/<., XXII, 36-41)). Au jeune homme insinuant et naïvement obséquieux qui s’approche en l’appelant : ( Bon Maître ! » (Me, x. 17), Jésus rappelle rudement que « Dieu seul est boo », voulaul purilier cet esprit des vues trop humaines qui l’encombraient et faire resplendir devant lui l’incommunicable Bonté de Dieu’. Ou a très juslemeut noté que cet efîaeeluent du Kils devant son Père est « un des traits distinctifs de toute l’attitude de Jésus : saint Jean lui-uièiue n’a pas craint de le marquer ilans son évaiiffile ( « le Père est plus grand que moi », Jo.. XIV, 28), où cependant son but avoué était de mettre en lumière la transcendance du Fils de Dieu’-. » On pourrait ajouter que saint Paul n’a guère moins insisté sur ce trait.

163. — Celte religion profonde, Jésus la fit passer en acte’. Avant d’entrer dans sa vie publique, le Maître baptisé se met en prière (Ac, iii, 21) et, cédant à l’Esprit qui le pousse vers le désert, il y consacre quarante jours au jeûne et à l’oraison. Aprèsses premiers miracles àCapharnaiim, il cherche encore la retraite (Le, iv, 43) ; il se relire en un lieu désert et y prie longuement (’, v.. r.f.o7ti-/dy.ao ; , l.c, V, 16). Au soir de ses journées pleines, le prêcheur, le guérisseur fait l’ascension de quelque colline, s’j' recueille et passe la nuit entière à prier Dieu (j ; j dty.YjvzsfjîOoiv èv t> ; npo^e-jy-ç rcO 0£2C « , Ac., vi, -2). C’est à l’aube d’une de ces nuits sanctiliées qu’il réunit ses disciples et choisit les Douze (Ac, vi, l3-i’7). C’est dans la prière solitaire qu’il prépare et mûrit l’interrogation qui provoquera la profession de foi de saint Pierre et marquera le tournant de la vie publique (Ac, ix, 18). Quelques intimes sont parfois admis à ces entretiens familiers avec le Père : au cours d’une de ces longues contemplations, Pierre, Jacques et Jean, qui s’étaient assoupis, aperçoivent soudain leur Maître investi d’une lumière

1. Il existe, sur cette paiole, dont on a tant îibusé, une littérature considérable. Parmi les plus récentes monographies, on peut indiquer celle de B.-B.’arf[eld, dans la Princeton iheoloî^icaî Rcfie avril 1914, p. 177-229, qui tient compte — chose larc chez uu protestant, même croyant — de la littcialure catholique, patristiqrie et récente.

Remise dans son contexto historique, la parole de.lésus est claire. L’appellation de « Bon Maître n [Rahbi tob) était, en tait, inou’ie à cette époque. A vrai dire, Jésus ni ne l’accepte, ni ne la refuse : il la ditTère : « Pourquoi m’appelles-lu bon ? Nul n’est bon, hormis Dieu seul » (ti’, «  « /r/si ; « yîtfloV ; Me.. X, 18 ; Lc, xviii, 19 ; — ti’//.= Ip^zf. ; ney rcO « ya^^oû ; ML, xix, 17. — Sur ce pourquoi, caractéristique de la méthode pédagogique du Maître, voir les Justes remarques de M, Lepin, Jcsus Messie et Fils de Dieu’Paris, 1907, p..S.’îfi sqq.). Par là, Jésus ramène son interlocuteur, d’autorité, h la question véritable, qui était alors pour lui la question préalable,.vant d’apprécier le magistère du prophète (Jésus n’était alors rien de plus pour le jeune homme richel, avant d’apprendre les conditions de la vie parfaite, il fallait d’abord s’élever jusqu’à Dieu, seule Bonté absolue, seule norme de tout bien moral. Après, seulement après, le jeune homme înqniet de perfection pourrait sérieusement orienter son effort, profiter de la maîtrise de Jésus, et mettre rehii-ci à sa vraie place. L’illusion de ce « cbercheiir de Dieu », illusion fréquente et fatale, était de substituer des velléités de vie parfaite et un désir de maîtrise humaitie à la recherche et à l’acceptation inconditionnée du bon plaisir de Dieu. L’issue montra bien que le jeune homme, tout sincère et pur qu’il était, n’était pas prêt à « pertlre sa vie pour la sauver r>, même h la suite de Jésus.

2. J. Lebrkton, Origines, p. 235.

3. Que Jésus dût prier, étant homme, on peut en voir le » raisons dans la Somme de S. Thomas, III Part., q. 31, art. 1.

Tome II

divine, et transfiguré (Ac, ix, aS-Sa). Durant cette montée tragique vers Jérusalem, où la perspective de la croix se dresse aux yeux épouvantés des apôtres, Jésus redouble ses prières. On n’ose l’interrompre, et c’est quand il a Uni (^ç irrv : Ja-/.z’j, Ac, xi, 1), qu’émerveillés par son attitude et mesurant leur irapuissance, les disciples lui demandent de leur apprendre à prier.

164. — Jésus cède à leur désir, et formule le Notre Père. Mais sous combien d’autres formes n’iiiculquet-jl pas la sublimité, la nécessité, la douceur de l’union à Dieul « Marie a choisi la meilleure part » (Ac, X, 4a). A la glorification, classique en Orient, qui proclame bienheureux le sein qui l’a porté, bienheureuses les mamelles qu’il suça, leMaître réplique :

« Heureux bien plutôt ceux qui écoutent la parole

de Dieu et la gardent ! » (Ac., xi, 28.) Jusque dans ses paraboles, il sait faire revenir la même leçon. Le frère aîné du Prodigue se plaint-il de l’accueil magnifique fait au cadet repentant : « Enfant », lui répond le père, « tu es toujours avec moi et tout ce qui est mien, est à toi. » (Ac, xv, 31.) Trait pénétrant qui exalte, d’un seul mot, par-dessus tous les biens, la familiarité avec Dieu. La leçon semblet-ellelrop enveloppée ? Jésus va la rendre claire, et il s’ingénie à montrer qu’  « il faut prier constamment et ne pas se lasser » (Ac, xviii, i).

Son exemple interprète ses enseignements. Au cours de la dernière semaine, le Maître donne le jour à l’enseignement dans le Temple, la nuit aux Ion gués prières (>iù/it£T « ) sur le mont des Oliviers ( Ac, xxi, i-)}. Au soir de la Cène, il y monte encore, selon sa coutume et — il faut ici transcrire un épisode qui défie tout commentaire, et que celui de Pascal, dans le .Mystère de Jésus, découragerait du reste :

Etant ariivé sur le lieu [habituel], il leur dit : » Priez pour n’entrer pas en tentation. » Et lui-même s’arracha d’auprès d’eux, de la distance d’un jet de pierre, et nætl.ant les genoux en terre il priait, disant : « Père, si vous le voulez, éloignez ce calice de moi ; tfiutefois. non ma volonté, mais la vvtre arrive !., , n Et réduit à l’agonie, il priait plus persévéramnient : et une sueur lui vint, comme de grosses gouttes de sang, découlant par terre. Lc, xxii, 40-45.

On ne peut guère que conjecturer l’altitude intérieure du Christ durant les heures qui suivirent : son recueillement profond, ses réparties pénétrantes et calmes, son silence héroïque disent assez que son cœur était où était son trésor. La compassion rouvre ses lèvres sur le chemin du Calvaire. Puis, tandis qu’on le crucifiait, Jésus dit :

« Père, pardonnez-leur : car ils ne savent ce qu’ils font ! » 

Le., xxiii, , ’14.

Il accueille la prière du larron, confie sa mère au disciple aimé, s’assure que tout est accompli.."Mors,

« s’écriant d’une grande voix », Jésus fait appel aux

prophéties anciennes, qu’il consomme, sur le Juste souffrant : a Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez vous abandonné ? » Enfin, acquiesçant au vouloir souverain :

« Père, en vos mains, je remets mon esprit. » Et ce

disant, il rendit l’Ame. Ac, xxiii, 46.

165. — Ces traits nous peignent l’incessant commerce que le Sauveur entretint avec son Père du ciel. Tâchons d’en dégager le caractère particulier, personnel et, dans un sens qui ne convient qu’à lui, ûliaL

Le respect ne se nuance jamais chez Jésus de ce trouble, de cet effroi qui faisait trembler les saints.

44

Toute union profonde, et tendant à devenir immédiate, avec Dieu, implique en effet, si elle veut être réelle et fondéeen vérité, une vue, d’abord accablante, de la dislance qui sépare le créé de l’Incréé. Unir un esprit hésitant, incarné, rivé au sensible dans ses connaissances, attiré en bas par son corps et son attache au créé, toujours en mal de changement et de désir, unir cet esprit (à peine esprit) à l’Esprit pur, à l’Éternel, à celui qui n’est qu’Acte et Perfection, à celui que l’on n’atteint que par l’impuissance du reste à exister sans lui, que l’on ne pressent qu’à travers l’inanité de ce qui passe, que l’on ne voit que dans ses reflets et son ombre : tel est le paradoxe mystique.

Le christianisme et, dans sa mesure, la religion d’Israël, exaspère encore le conflit. L’homme n’est pas seulement un éphémère, un être de chair, un néant : c’est un coupable, c’est un ingrat, c’est un décliu. Dieu n’est pas seulement le Bien incréé, le Beau sans ombre, l’Éternel : il est le Père, il est l’Amour, et l’Amour offensé. Quelle apparence d’unir ceci à cela ? Chaos magnum /irmatuni est. Or, c’est justement à ce point que commence, chez les mystiques orthodoxes, la vie supérieure, la a seconde vie 1). Elle débute ordinairement par une vue perçante, redoutable, accablante, de ce double abîme, d’indignité ici, et là de souveraine sainteté : Dieu est le Bien unique, et ce bien m’est inaccessible I Le péché achève de murer l’accès, il rend impossible une union que la bassesse de la chair semblait, à elle seule, interdire ! De ce vertige, les paroles des grands voyants d’Israël, depuis Moïse jusqu’à Isaie, Jérémie et Ezéchiel, portent les traces manifestes. Les plus hauts mystiques chrétiens l’ont à leur tour éprouvé, comme si, avant d’entrer dans la « ténèbre divine » leurs yeux avaient besoin d’être dessillés à cette flamme.

Il s’ensuit naturellement en eux tous un désir, une soif.un impérieux besoin de purincation, de spiritualisation ; tout candidat à l’union mystique se double d’un ascète et d’un pénitent. Il lui faut se dégager des soins matériels, mater ce corps rebelle et pesant ; il doit marelier per ungusla ad augusia. Et l’on sait jusqu’où ont avancé dans cette voie les plus grands serviteurs de Dieu, les plus authentiques disciples du Christ.

166. — Or (et c’est là le trait le plus étonnant, le trait incommunicable de la religion personnelle de Jésus) il n’y a dans son âme aucune trace de ce trouble, de ce vertige, de cette sainte colère contre soimême nés, d’une part, de la vue de notre néant, d’autre part, de la vue de notre indignité positive. Les plus purs n’échappent pas à ce besoin, ne se soustraient jias à cette probation : une Catherine de Sienne, un Stanislas de Kostka. Mais on cherclie en vain dans nos évangiles un vestige de cet effroi, de cette horreur sacrée qui accompagne et approfondit chez les plus grands saints l’impression directe de Dieu. Non que le Maître ressentit moins cette impression, tant s’en faut : mais il possédait dès l’abord en perlection cette pureté complète, cette ressemblance, cette

« connaturalité » avec l’Etre divin, vers laquelle

s’achemine l’extrême perfection de la vie mystique, d’autant plus calme, apaisée, lumineuse, qu’elle s’élève davantage.

De même, hormis le long jeune initial, qui le mettait dans la grande tradition prophétique, Jésus n’a jamais été, que nous sachions, un pénitent, et toute l’ascèse qu’il pratique est exemplaire. Pas une hésitation, pas un mot de repentir ou de désaveu ; jamais d’intercession cherchée entre son Père et lui ; aucune allusion à une faute passée, à une (( conversion », à un changement de vie, non plus qu’à une perfection

ultérieure désirée ou recherchée. Vivant de sauterelles et de miel sauvage, habillé de poil de chameau, Jean-Baptiste fut un grand pénitent, « ne mangeant ni ne buvant ». Jésus o mange et boit ». Les disciples de Jean étaient astreints à des jeûnes sévères, et ceux de Jésus auront aussi 1* pratiquer la pénitence pour leur compte ; leur qualité « d’amis de l’Epoux " ne les dispense pas de cette obligation. Mais « tant que l’Epoux est avec eux, peuvent-ils s’affliger », se livrer à la mortitication ?(( Viendront des jours durant lesquels la présence de l’Epoux leur sera retirée : alors ils jeûneront » (Ml-, ix, 15). A combien plus forte raison l’Epoux n’a-t-il pas à faire pénitence 1

167. — C’est un homme sans doute ; les deux évangiles où la touche du témoin oculaire est le plus accentuée, le second et le quatrième, multiplient de ce failles indicesles plus concluants, les plus touchants aussi :

Va il rentra dans la synaj^^ogue. Or, il y avait là un homme ayant la main desséchée, et les sciibes observaient Jésus pour voir s’il le guérirait un jour de sabbat, afin de l’accuser. Il dit à l’homme ayant la niain desséchée ; ({ Lève-toi, viens au milieu !)) Puis il leur dit : « Est-il ]>ermis, les jours de sabbat, de faire le bien, ou [faut-il] faire le mal ; de sauver une vie ou [faut-ilj tuer ?)i Eux se taisaient. Lors jetant sur eux, avec indignation, un regard circulaire, navré de la dureté de leur cœur, il dit à l’homme : « Etends ta main. » Il l’élendil et sa main fut rendue à la vie. A/c, iii, t-6.

Et sortant de là ils cheminaient à travers la Galilée, et [Jésus] ne voulait pas que personne le sût… Us vinrent à CapharnaUm, et entré dans la maison il les interrogeait ; (( De quoi discutiez-vous pendant la route ? » Eux se taisaient, car ils avaient discuté entre eux, pendant la route, qui était le plus grand. S’étant donc assis, il appela les Douze et leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, il sera le dernier de tous et de tous le serviteur, il Et prenant un petit enfant, il le fit mettre au milieu d’eux, et après l’avoir embrassé il leur dit : « Quiconque accueillera un de ces petits en mon nom, m’accueille, et celui qui m’accueille — ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé ! » Mc, it, 30-, ’18.

C’est le même homme que nous peint l’évangile spirituel de Jean, dont le programme est pourtant de montrer en Jésus le pain céleste, la vie et la lumière du monde. Le Maître ne laisse pas d’être

« chair » et de le manifester : il pleure, il prie, il est

recru de fatigue et de faim, il a ses préférences et ses angoisses, il s’indigne et s’émeut, s’enthousiasme ou se consterne.

Ce disant, Jésus se troubla en esprit et protesta et dit :

« En vérité, en véi-ité, je vous déclare qu’un de vous me

livrera ! » Les disciples se regiirdaient les uns les autres, incertains duquel il parlait, L’n de ses disciples était étendu à table près de Jésus, dans son sein, celui que Jéius aimait. Simon Pierre lui fait donc signe de la tête et lui dit : « Qui est celui dont il parle.’» S’inclinant sur la poitrine de Jésus, ce disciple lui dit : V Maître, qui est-ce ? » Jésu* lui répond en conséquence : ((Celui auquel je donnerai la bouchée de pain que je trempe. » Trempant donc une bouchée de pain, il la prend et la donne à Judas, fils de Simon l’Iscoriote. (Et après cette bouchée, c’est alors que Satan entra en lui.) Jésus lui dit donc ; « Ce que tu fais, fais-le au plus vite. » Mais cela, personne de ceux qui étaient étendus à table ne sut pourquoi [Jésus] le lui dit. D’aucuns pensaient, parce que Judas avait la bourse, que Jésus lui dit : « Achète ce dont nous avons besoin pour la fête ii, ou qu’il donni’it quelque chose aux pauvres. Ayant donc pris la bouchée, [Judas] sortit incontinent. II était nuit. Jo., xlil, 21-31.

168. — Mais cet homme, à qui rien d’humain n’est étranger, est étranger au mal, auregrcl et au remords. S’il s’agit de repentir et de pardon, de péché ou de componction, c’est à propos d’autres., lésus exhorte à la pénitence etne se repent pas ; il recommande la

vigilance et avertit un chacun de sauver son àme : la sienne est en sûreté. Il conseille aux autres de craindre, lui aime ; de chercher, il a trouvé. Il accueille avec sérénité les publicains et les pécheresses : son loucher purifie, son amour sauve. Parlant des plus hauts mystères de la prédestination et du salut, il est à l’aise dansée monde redoutable. On sent qu’il n’en est pas étonné, qu’il est « né (c’est Bossuet qui parle) dans ce secret et dans cette gloire ». a Un artisan qui parle des richesses, un procureur qui parle de la guerre, de la royauté, etc. » trahit vite son ignorance et laisse voir la corde, — « mais le riche parle bien des richesses, le roi parle froidement d’un grand don qu’il vient de faire, et Dieu parle bien de Dieu’».

Cette alliance unique d’une confiance jamais hésitante avec la religion la plus profonde, d’une familiarité unie et tendre, qui n’a rien à se faire pardonner, avec la vue la plus claire de l’horreur du péché et des exigences de la justice, d’une sécurité imperturbable avec un sens infaillible de ce qu’est Dieu et de ce qu’est l’homme, — voilà une des portes qui introduisent au « Mystère de Jésus ». Et l’on peut croire que ces traits dépassent l’humain, mais le moins qu’on puisse dire est qu’un homme ainsi doué n’est pas à traiter légèrement quand il parle des choses de son Père, et des siennes.

2. — La conversation de Jésus avec ses frères

169. — L.1 conversation de Jésus avec les hommes présente, par un contraste analogue, un mélange inouï de douceur et de majesté, d’autorité consciente et de dévouement total. Dans son raccourci puissant, la formule johannique ramasse les traits que tous nos évangiles présentent à l’état dispersé :

Lors donc qu’il leur eut lavé les pieds [Jésus] reprit ses vêtements, s’étendit de rechef à table et leur dit ; « Savez-vous ce que je vous ai fait’Vous m’appelez : le Seigneur et le Maître, et bien dites-vous, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maitre, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres, car je vous ai donné rexeinple… En vérité, en vérité, je vous le dis, le serviteur n est pas au-dessus du maître, l’envo^-é plus grand que celui qui l’envoie.)) Jo., xiii, 12-17.

D’autres passages ne sont pas moins instructifs. Mais pour en sentir la force, il faut se rappeler les exigences de Jésus, ses prétentions à être imité en tout, servi et aimé par-dessus tout, sa liberté royale d’action. Il chasse les vendeurs du Temple, exorcise, guérit, absout, gourmande les Ilots et commande aux vents. Que tout lui soit dû, cela va sans dire ; que les forces d’inertie auxquelles se brise l’ingéniosité des plus sages cèdent à son empire, il le trouve naturel.

C’est cet homme qui dit à ses disciples :

t( Les rois des Nations les dominent, et ceux qui commandent les peuples reçoivent le nom d’Evergètes [Bienfitisants ]. Mais vous, non pas ; que le plus grand d’entre vous se fasse comme le dernier venu, et celui qui gouverne comme le serviteur. Qui est le plus grand : celui qui est étendu à table, ou celui qui sert ? Est-ce pas celui qui est étendu ? — Moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert ! » Lc, xxil, "25 28.

(1 Car aussi le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup.)) Mc, x, 45.

H Mettez-vous h mon école : je suis doux et humble de cœur. i).1 « ., xi, 29.

1. Pascal, Pensées, éd. L. Brunsîhvicg major, II, p. 237.

Accessible, familier, miséricordieux, il s’apitoie sur la foule, brebis sans pasteur ou, ce qui est pire, livrées aux mauvais bergers :

« J’ai pilié de cette foule, car voici trois jours qu’ils me

sont attachés et ils n’ont pas de quoi manger, et quelques-uns venus de si loin ! » Mc, viii, 3.

Lui est venu pour sauver, non pour perdre. Il s’applique avec prédilection la plus douce des promesses messianiques :

« L’esprit du Seigneur lahvé est sur moi,

car lahvé m’a consacré par l’onction : Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux malheureux,

panser les cœurs meurtris ;

Annoncer aux captifs la liberté,

aux prisonniers la délivrance

Âanoncer un an de grâce de lahvé.., o haie, Lxi, 1-2 ;

Le, IV, 18-ly.

170. — Aux impétueux disciples qui veulent faire tomber le feu du ciel sur les Samaritains inhospitaliers, il inflige une réprimande sévère : « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes ! » (l.c, ix, 55). Il ne veut pas qu’on repousse les malades, les importuns, les étrangers (./o., xii, 20 sqq.), les enfants. Des mères lui présentaient un jour leurs petits enfants pour qu’en les touchant il les bénit et

les disciples les grondaient. Ce que voyant, Jésus le prit mal et leur dit ; m Laissez les petits venir à moi, ne les empêchez pas, car le Uoyaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent. Oui, je vous le dis, qui ne recevra pas le Royaume de Dieu comme un petit enfant, n’y entrera pas.)) Et ayant emijrassé ces enfants, il les bénissait en leur imposant les mains. Mc, x, 13-17,

171. — Les pécheurs partageaient, au grand scandale des Pharisiens, le bon accueil fait aux enfants. Bien plus, Jésus manifeste à leur endroit une sorte de préférence. Il accepte de bon cœur les festins que ces pauvres gens, dans leur joie expansive, lui offrent. On en murmure et les paroles de désapprobation, coulées dans l’oreille des disciples, arrivent jusqu’au Maître : « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, réplique Jésus, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes à pénitence, mais les pécheurs » (Lc., v, 2g-33). Celte parole ne met pas fin aux récriminations ; elles reprennent de plus belle pendant le ministère galiléen, et bénies soient les plaintes qui nous ont valu les divines paraboles de la pitié et du pardon ! Car c’est en réponse aux réflexions malveillantes des scribes : « Cet homme accueille les pécheurs et mange avec eux ! » (Le., xv, 2), que Jésus raconta l’histoire de la brebis perdue — pour laquelle le bon berger laisse les quatre-vingt-dix-neuf dociles, et qu’il ramène, non, qu’il rapporte sur ses épaules, avec une joie naive et exubérante ; — l’histoire de la drachme égarée ; l’histoire de l’enfant prodigue… Mais pourquoi redire ce qui est dans toutes les mémoires ?


L’exemple de Jésus donne, à ces préceptes de pardon le plus touchant des commentaires : c’est la Samaritaine, c’est la pécheresse de Magdala, c’est le publicain Zachée, c’est la femme surprise en adultère, ce sont les bourreaux du Golgotha, c’est le larron crucifié. Ce Maître si terrible au péché, ce tendre ami des cœurs purs et des enfants, cet homme qui, rencontrant un jeune homme chaste, le vit et l’aima (Me.. X, 21), ce moraliste rigide qui relève autour du mariage la haute barrière de l’union infrangible, ce juge austère qui condamne l’intention et la pensée même, quand elle est consentie, du mal, ce Jésus qu’un soupçon n’effleura jamais, se laisse appeler, et 1383

JÉSUS CHRIST

1384

est en effet. « l’ami des publicains et des pécheurs ». Il les aime de cette tendresse insistante et inquiète qu’ont les mères pour des enfants longtemps menacés, et qu’elles ont, pour ainsi dire, enfantés une seconde fois dans les larmes.

173. — Mais cette prédilection n’ôle rien aux disciples fidèles. Quelle patience à les instruire I Quelle douceur et quelle force ! Laissons ce malheureux pour leqviel il eût mieux valu n’être pas né. Les autres sont de braves cœurs, des hommes dévoués assurément, mais si grossiers parfois, souvent si peu ouverts aux leçons du Maître, toujours si au-dessous de sa pensée et de son cœur I II les aime cependant, et de ces bons serviteurs il fait peu à peu ses amis. Il leur apprend le support mutuel ; il explique à Pierre étonné, pour qui pardonner sept fois à son frère était exorbitant, qu’il faut pardonner jusqu’à septante fois sept foisl Et pour justifier cette miséricorde, il évoque devant ses disciples le Juge auquel nous aurons tous tant de pardons à demander : au prix de ces délies, que sont les misères pour lesquelles nous serions tentés d’être impitoyables ? (Mt., xviii, 2 1 sqq.)

173. — Ces traits, sur lesquels on pourrait insister, ne sont pas seulement propres à nourrir la piété des croyants ; ils importent singulièrement à l’enquête que nous poursuivons. L’union de la grandeur avec la simplicité est le fruit le plus rare d’une heureuse nature aflince par une éducation exquise : chacun y reconnaît la marque de la plus haute distinction. Il y faut un équilibre, un sentiment des nuances, une possession habituelle de soi qu’aucun dressage ne procure, qu’aucun génie ne suppléera. Mais quand cet alliage de bonté profonde et d’autorité souveraine résiste à des épreuves terribles, ne se dément ni devant l’injustice, ni devant la calomnie, ni devant l’insuinsance des amis, ni devant la perfidie des adversaires ; quand un homme sait condescendre sans s’abaisser, se dévouer sans perdre de son ascendant, se donner sans s’abandonner, ne faut-il pas le proclamer parfait ? Qui ne voit l’abîme existant entre cette attitude habituelle et la malléabilité aux circonstances et aux pressions, l’outrecuidance naïve, l’insincérilé demi-consciente, l’appétit ict le vertige des grandeurs que supposent en.Jésus’les théories des exégèles rationalistes — qu’elles sont forcées de supposer ?

174. — Sans nous arrêter longtemps à aesuiflî cultes qui n’en sont guère que pour quelques esprits vétilleux, relevons celles qui ont assez de spécieux pour mériter un instant de discussion. La première concerne le langage de Jésus, l’autre son allilude.

Certaines personnes sont émues en lisant les anathèmes prononcés par le Maître à l’adresse des Pharisiens (.1//., xxHi et ! oc. parall.). Elles relèvent égalemcnlle qualificatif de « renard » donnéà Hérode Antipas (/c, xui, aa), et les conseils rigoureux signifiés aux disciples liésitants (/.c., ix, Sy-Ga).

L’objection n’a quelque portée qu’en ce qui touche la sévérité du fond, carie ton et le Kingagede Jésus, dans ces ])assages, sont ceux que les liabitudes du temps et le vocabulaire prophétique amenaient naturellement sur ses lèvres. Il serait aussi vain de s’en étonner que de se formaliser de détails de régime et d’habillement alors en usage.

178. — Sur le fond’, l’on observera que le conflit était inévitable entre le conservatisme abusif et stérile des meneurs Pharisiens, la sceptique mondanité des Sadducéens, la basse politiciuc d’IIérode Antipas,

1. A. D. SKRTII.1.AXGES, Jésuf, Paris, l’.lOO, ch. vi.

et la vérité libératrice qu’apportait Jésus(/o., viii, 22). La fermentation généreuse du vin nouveau devait faire éclater des outres roidies et cassantes. Le conflit, Jésus n’en eut pas l’initiative : ses précautions respectueuses envers la Loi, ses explications (Mt., v,

!)), son souci de ménager, quand elle se contenait

dans de justes limites, l’autorité doctrinale des scribes (.1//., xxiri, 3), le prouvent assez. Mais douceur n’est pas faiblesse ; la bonté n’empêche pas que

« l’amour soit fort comme la mort », le a zèle jaloux » 

de la gloire de Dieu « dur comme l’enfer ". La mission du Sauveur devait être accomplie, les âmes désabusées à tout prix, les maîtres d’erreur dénoncés, les fanatiques confondus, les hypocrites démasqués. Aussi Jésus parle. Mais avec quel accent, avec quelle évidentevolonlé de ramener, non d’accabler 1 Ilmaintient, après l’avoir rétablie, la notion véritable du Royaume, il proclame les droits de Dieu, il dégage de la gangue pesante des gloses et des prescriptions humaines le noble lilon religieux. Ce faisant, loin d’être infidèle à son appel de niiséricordç, il 1 achève : ses sévérités sont bienveillantes, les blessures qu’il fait sont franches, et vont à débrider des plaies, non à les rendre inguérissables. Il pleure sur Jérusalem, il prie pour ses persécuteurs, il prépare la conversion de tous ceux — scribes et pharisiens au premier rang : Act., vi, ^ ; ix, 20 ; xv, 5 ; xxi, 21 sqq. — qui ne voulurent pas pécher contre la lumière ».

176. — L’objection développée par J.Mahtineac’, et selon laquelle la conscience, ou du moins la revendication publique, de la dignité messianique serait incompatible avec la sainteté et l’humilité parfaites, procède d’un raflinemenl morbide et inintelligent. Humilité, sainteté, toutes les vertus qu’on voudra invoquer sont fondées sur la vérité, ou ne sont que des attitudes, et combien vainesl Si l’on croit que Jésus était vraiment le Messie, on doit admettre qu’il connaissait sa dignité et, dans la mesure d’une sage discrétion, la proclamait : le contraire rabaisserait l’envoyé divin à la taille d’un instrument inconscient, animal, instinctif, ou le réduirait à une passivité tout à fait indigne de sa mission. Il faut noter d’ailleurs que la gloire remonte finalement tout entière à Dieu : doctrine, sagesse, puissance, tout vient du Père et Jésus « ne peut rien fairede hii-mènie » (./o., v, 30). Encore qu’il agisse librement, comnieltm fils dans la maison paternelle, non comme un serviteur introduit par griice ; encore qu’il possède en plénitude, par tradition totale et non selon une mesure plus ou moins grande, les richesses de la Divinité, Jésus tient tout de son Père, et lui renvoie tout honneur. La vocation messianique comportait sans doute une haute dignité et une pure gloire, mais presque toute à venir : dans le présent, elle était surtout l’occasion de conlra<lictions et de douleurs incompréhensibles (/sa if, xm : ^, I — Li, 16 ; i.n. 13 — Lin, 12 ; / c. XXIV, 26 : « ne fallait-il pas que le Christ soulTrit ? » ; Philip., II, 5-1 1, etc.). Jésus accc|)la librement les unes et l’autre. Mais il épuisa la partie douloureuse (Ui programme messianique et, pendant sa vie mortelle, n’accepta de la dignité que ce qu’il ne put refuser,

« ne cherchant pas sa gloire » (./(>., viii, 50). Il « ne

se complut pas en lui-même », mais « ayant, durant les jours de sa chair, oltert avec de grands cris et des larmes ses prières et supplications à Celui qui pouvait le sauver de sa mort… il apprit, tout Fils qu’il est, par ses propres soufirances, ce « pie c’est qu’obéir… » (Ilehr., v, 7).

1. The Seal of Aidhoriti/ in rrlii^inn, LonHon, 1890, p..177 sqq. — Lfi-dessus on peut voir In discussion de A. B.LMIN Baucn, Apoloseltcs^, Eilinl’)iirgli, IS’.I’J, p. 364 sqq. 1385

JESUS CHRIST

1386

3. — La vie intime de Jésus

177. — On n’approclic qu’avec respect du sanctuaire, sacré chez le dernier des hommes, où s’aflirme parla pensée, le désir, l’amour, le vouloir, où s’exprime par le verbe intérieur l’incommunicable personnalité de chacun de nous. Combien plus, quand il s’agit d’un (le CCS hommes extiaordinairesqui ont entraîné sur leurs traces des milliers de leurs frères, et fourni aix générations suivantes un exem|)le, un idéal et (les leçons ! Au demeurant, l’originalité qui sépare du commun ces hautes figures est d’espèce fort dill’crcnte, bien que tous s’isolent de leur milieu et le dominent plus ou moins. _

Les uns retiennent surtout l’attention par l’élrangeté, le caractère « dilTérent i>, unique, de leurs allures, en contraste frappant avec celles de leurs contemporains. Les autres, les plus grands, se distinguent moins-par la singularité ipie par la supériorité de leurs dons. Us regardent ce que les autres regardent, et dans la même perspective, mais ils y voient ce que les autres ne voient pas. Leur mérite est en profondeur : ils sont moins dill’érents de leur entourage qu’élevés au-dessus de lui. A ne le considérer qu’humainement, c’est à cette dernière famille qu’appartient sans conteste Jésus de Nazareth.

178. — Sa pensée habituelle se meut dans la sphère familière aux âmes religieuses de son temps et de son pays. Veut-il illustrer sa doctrine en la rendant plus accessible et plus concrète, c’est aux comparaisons, aux paroles scripturaires, aux grands faits et auxgrandshommes de l’histoire d’Israël qu’il recourt. Les sentences bibliques montent spontanément à ses lèvres. Moïse et David, Salomon et la Reine lointaine, Isaie etJonas lui servent d’autorités, de garants, de termes de comparaison. Il n’enseigne pas, certes, comme les scribes, mais la dialectique qu’il emploie, quand il daigne discuter, est celle des maîtres d’Israël, non La dialectiqne de l’Inde ou de la Grèce. Au cas de conscience bizarre et captieux des Sadducéens, ridiculisant la doctrine de la résurrection par l’aventure d’une femme mariée successivement (et légalement) à sept frères, quand les interrogateurs concluent triomphalement : « à la résurrection, duquel des sept sera-t-clle la femme ? Car tous l’ont possédée I)>

… Répoodant, Jésus leur dit : u Vous errez, ignorants que vous êtes et de l’Ecriture et de la puissance de Dieu. . la résurrectinn, ni on ne se mariera, ni on ne donnera en manage, mais on sera comme des anges dans le ciel ! Touchant la résurrection, n avez-votis pas lu cette parole de Dieu : « Je snis le Dieu d’.l)raham, et le Dieud’isaac, et le Dieu de Jacob u.-’U n’est pas le Dieu des morts, mais des virants. » Kl en l’écoutant^ les foules étaient frappées d’admiration par sa doctrine. j1//., xxii, 23-24.

Nous aussi, en lisant ces sublimes paroles. Mais on y entend l’accent authentique d’Israël, et ni Platon ni.ristote n’ont passé par là. Ni même Philon.

179. — Comme sa dialectique, le style de Jésus est marqné à l’empreinte de sa race et de son temps’. Pénétrants et familiers, ses dires ressortissent aux genres littéraires bibliques : on y entend l’écho des prophètes, on y retrouve le tour énigmatique et le sententieux des livres sapientiaux.. mainte reprise, les discours plus étendus prennent même l’allure de strophes, et s’il faut en cela faire la part des évangélistes (la comparaison des textes rapportant les mêmes paroles, dans le même contexte, nous y invite impérieusement) il reste que le moule prophétique

1. Là-dessus, entre autres, P. B.VTtn-OL, L’Enseignement de Jésus’, Paris, UI05 ; Alfred Durand, Pour qu’on lise i’Erantfile, dans les Etudes, du, î juillet 1U12.

fut sûrement celui où coula le plus souvent le pur métal de la parole du Maître. Quant à ses aphorismes et discours familiers, la sagesse d’Israël y est justifiée par l’emploi de ses procédés classiques : allitération, comparaison, parallélisme :

« A qui comparerons-nous cette geat.’— lille est pareille

à lie petits enfants assis sur les places et se criant les uns aux autres :

« Nous avons chanté et vous n’avez pus dansé.

Nous avons pleuré et vous n’avez pas gémi. »

Vint en effet Jean, ne mangeant ni ne buvant, et l’on dit : « Il est possédé ! u

Vint le Fils de l’homme, mangeant et buvant, et l’on dit : c(’oici un glouton et un buveur ! » Mt, , xi, 16-20.

S’agit-il de décrire l’angoisse des derniers jours et la crise précédant l’avènement délinilif du Règne de Dieu, le style des apocalypses qui s’était, depuis les grands prophètes, imposé à ces tableaux, se retrouve dans les discours du Maître.

» ( Comme l’éclair part de rOricnt et brille jusqu’à l’Occident, telle sera l’apparition du Kils de l’iiomme : où gît le cadavre, se rassembleront les aigles. Et aussitôt après la tribulation de ces jours, le soleil s’obscurcira, etc. » Mt.^ xxiv, 27 sqq.

Suivent des citations textuelles, prises des apocalypses d’Isa’ie, de Daniel, de Zacharie.

180. — Jusque dans la partie la plus originale par la forme qu’y revêt son enseignement, dans ce genre parabolique, qu’il n’inventa pas’, mais qu’assurément il aime de préférence et pousse à sa perfection, Jésus reste Israélite, et Israélite palestinien. Allégorie ou fable ou (c’est le castrés souvent) subtil mélange des deux, ses paraboles se déroulent selon les lois de la pensée sémitique. Sous la plume du plus hellène, du plus « humaniste » des évangélistes, les paraboles les plus touchantes ou les plus tragiques, l’Enfant prodigue, les méchants Vignerons, restent encore, par leur absence de composition, apparentées à la littérature de Sapience, dont elles sont la fleur la plus exquise. Ces beaux récits se développent par plans réguliers, plutôt lentement, sans autre enchaînement que la suite des faits, sans aucune péripétie, sans la recherche d’un effet dramatique quelconque. Tout le pathétique est dans les choses.

181. — Mais autant que l’ordimnauce, c’est le matériel des discours de Jésus, les mots et les images, qui sont exactement ceux qu’on pouvait attendre d’un prédicateur galiléen^. Le monde qui se reflète dans les paraboles et les entretiens du Maître n’est pas celui d’un visionnaire, d’un homme abstrait ou d’un livresque. Un développement spirituel intense tend parfois (on l’a noté de saint Bernard) à émousser le sentiment concret ou esthétique des choses visibles. On n’a pas à regretter cette lacune dans le Sauveur ; François d’Assise ne fut pas plus ami de la nature. L’Evangile en témoigne à chaque page. C’est toute la Galilée d’alors qui s’y reflète, avec ses deuils et ses fêtes, son ciel et ses saisons, ses troupeaux et ses vignes, ses moissons et l’éphémère parure de ses anémones, son beau lac et la robuste population de ses pêcheurs et de ses cultivateurs aisés. — Le monde extérieur existe pour Jésus : il n’est pour lui ni un

1. Lii-dossus Paul Kifbiiî, AUiuediscbe Gleic/inisse und die Gleieltnisse Jesu, TuhiDgen, 1904.

2. Quelques remarques peuvent servir dan » les articles du Dielionary of Christ and llie Gos/n-h, s. v. Animais, I, p. r.2, B-( ; y, B (H. g. Wood) ; Illustralions, I, p. 770, B-778, A (R. Glaister) ; ilelaphors. 11. p. 179, A-181, B (C..M. CoBEBN) ; Poet, U, 372, A-377, (A. J. Kelma.n). 1387

JESUS CHRIST

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simple cliiffrc, un pur symbole qu’il s’agirait d’interpréter, ni une fantasmagorie vaine, une illusion, un

« torrent des mobiles chimères r, iju’il faudrait dissiper

ou traverser. Loin d’être un mensonge ou un piège, ces humbles choses ont leur prix à qui sait y voir des dons et des vestiges du Père du ciel. Les détails familiers de la vie des pauvres gens, l’allure hautaine, le luxe, la morgue des riches, les yeux clairs des enfants, le geste du semeur et de la broyease de froment, du berger et du marchand, les veillées de noce et l’embauchement des ouvriers, tout cela est peint d’un trait sans insistance, mais net et d’une exactitude topique. Ni les arbres ni les bêles ne sont oubliés : la croissance du blé est chèrement décrite, les oiseaux du ciel traversent l’horizon, la brebis perdue s’y proUle, point blanc au lointain désertique.

188.— Les impressions acquises ont peu à peu formé dans l’esprit du Maître ce bon trésor où la leçon religieuse trouvera sa forme naturelle et appropriée. Mais ces images rapides ou détaillées sont celles qu’on s’attendait à trouver dans un homme de cette race et de ce pays, formé par la tradition biblique, héritier du Acrbe prophétique et de la sagesse des pères, grandi au milieu de la saine activité et des décors harmonieux du terroir galiléen. Osons dire que ces images, ces réminiscences, ces goûts existaient en quelque mesure, sous une forme plus ou moins rudimentaire, chez tous les Israélites pieux, contemporains et compatriotes de Jésus.

183- — Son originalité n’est pas là. Elle est dans la façon unique dont ces éléments sont transtigurés, transmués, spiritualisés et conséquemment universalisés, par le Sauveur. Il seitrouve que ces leçons si particulières, si bien datées et localisées, données à quelques milliers d’auditeurs, dans un coin du monde aisément reconnaissable et peu liospitalier aux idées et aux gens du dehors, — il se trouve que ces leçons restent comprises et conquérantes en tous les temps, sous tous les cieux. L’esprit y éclate au point que nous pouvons presque nous passer de l’intelligence littérale et détaillée. A la dilTérence des paroles mystiques ordinaires, toujours un peu troubles, où la profondeur n’existe guère qu’aux dépens de la clarté, où la puissance des impressions se traduit par des métaphores heurtées et des alliances de mots qui semblent s’exclure, où le désespoir de rendre l’intensité du sentiment tend le langage j)isqu’à le disloquer, ces simples récits évangéliques, pleins de détails familiers, de visions précises, de mots lumineux, vont allumer et novirrir la flamme religieuse au cœur des croj-ants de toute race,.ucun homme vraiment homme n’est au-dessus ou au-dessous de leur atteinte. Nulle part au monde la transparence d’une àme profonde ne s’est mirée en une eau plus calme :

« Bienheureux les purs de cœur : ils verront Dieu ! 

Bienheureux les arlisans depai.t : ils seront appelés les ûls

de Dieu 1 " Mt., r, 8-9]

(( Vous èles la lumière du monde. On n’allume pas une lampe pour In placer ensuite sous le boisseau, mais sur le chandelier, et elle brille devant tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise ainsi devant les hommes : qu’ils voient vos belles œuvres et glorifient otre Père qui est aux cieux !)).1//., v, li-17.

(( Veillez, veillez : vous ne savez pas quelle heure il est [à quelle heure de votre destinée tous en êtes]. Tel qu’un homme s’en allant au loin laisse sa demeure, et met ses biens aux mains de ses flninestiques, à chacun sa tâche, et recommande au portier de veiller. Veillez donc ; vous ne savez pas à quelle heure le maître de la maison viendra ; le soir, ou à la mi-nuit, ou au chant du coq. ou à l’aube — crainte que, survenant à 1 improviste, il vous

trouve endormis. Ce que je vous dis, je le dis à tous : Veillez ! » Mc, xiii, 33-37.

184. — Il est vrai que cette parole si franche a parfois ses outrances, ses ironies, ses paradoxes, le grossissement oratoire et pédagogique indispensaible à un enseignement populaire oral :

… les Pharisiens sortirent et commencèrent tous ensemble à lui faire des demandes, réclamant de lui un signe du ciel, en le tentant. Et gémissant en esprit [Jésus] dit :

« Qii’sL cette génération perverse à chercher un signe ? Vrai, 

je vous le dis, [on verra bien] s’il est donné un signe à cette génération’ !)) — Et les renvoyant, il remonta en barque et passade là sur l’autre bord [dulacj. J/c, viii, 11-14.

i( Bénissez ceux qui vous maudissent ; priez pour ceux qui vous calomnient.. celui qui te frappera sur la joue, tend » l’autre [jouel, et à celui qui te prend de force ton manteau, ne dispute pas ta tunique. Donne à tous ceux qui te demandent et ne réclame pas tes biens à ceux qui te les enlèvent. » Le. vi, 18-3l.

(( En vérité je vous dis que, si vous avez de la foi [gros] comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne : Passe d’ici là. Et elle passera, et rien ne vous sera impossible. I) Mi., XVII, 20.

185. — Mais ces fortes paroles, dont l’imagination chimérique d’un Léon Tolstoï a si souvent abusé, avec autant d’inintelligence que d’éloquence, reçoivent leur véritable interprétation de tout l’Evangile. Leur sens doit être cherché dans l’idéal qu’elles proclament, dans les sentiments qu’elles inspirent et l’orientation qu’elles donnent, dans les limitations que d’autres enseignements du Maître, son exemple, et la nature même des choses, leur imposent. Elles ne sont pas d’un excessif, d’un homme génial mais peu équilibré. Rien de plus frappant au contraire que la façon dont Jésus domine sa matière et reste maître de lui jusqu’en ses plus vives apostrophes. Homme véritable, homme complet, homme d’un temps et d’une race passionnés dont il ne refusa que les étroitesses et les erreurs, il a ses enthousiasmes et ses saintes colères. Il connaît ces heures où la force virile s’enlle comme un fleuve el semble se décupler pour se répandre. Mais ces mouvements extrêmes restent lucides : pas d’exagération de fond, pas de petitesse de vanité, nul enfantillage, aucune trace d’amertume égoïste et intéressée. Agitées, frémissantes, bouillonnantes, les eaux d’un gave restent limpides. Ainsi Jésus, s’il voit f( Satan tomber comme un éclair », s’il révèle à ses disciples (de quel accent pénétrant et tendre !) leur bonheur, s’il tressaille en face du renversement des vues humaines opéré par la sagesse de son Père, s’il s’indigne à la vue du coupable endurcissement des scribes, il garde toujours le commandement de sa parole et de sa pensée : quand il chasse les vendeurs du Temple, quand il tonne contre les villes impénitentes, quand il rebute l’aflection sincère mais charnelle encore de Simon Pierre, quand il reprend le zèle indiscret des Fils du tonnerre, ce sont les grands intérêts de sa mission qui l’inspirent : la gloire de Dieu, le bien des âmes, l’avènement du Royaume. On ne trouvera pas dans les évangiles ces mots amers et injustes, ces récriminations, ces doléances égoïstes qui échappent, dans les moments de crise, aux plus généreux amis des hommes. Même en adoptant le style et la manière apocalyptiques, consacrés alors en matière de fins dernières, les paroles du Maître restent sensées, les images qu’il reprend ou crée relativeiuent modestes. Il n’est pour apprécier cette sobriété que de comparer le discours (qui sera plus

1. Sur le sens donné à îi' so>/ ; t£to’i, voir la note du P. Lachakge, ErnngiU selon saint Marc, p. 1%.

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bas traduit dans son inlogralité) appelé l’apocalypse synoptique, avec les descriptions des apocalypses à peu prés contemporaines.

186.— Passant des paroles de Jésus, prises comme de siirs indices de sa vie intérieure, à ses actes, nous remarquerons le même caractère de sublimité dans l’équilibre. La hauteur morale et religieuse, l’héroïsme que les plus prévenus des adversaires sont forcés de reconnaître à cette courte vie, réside moins dans l’étrangeté et la singularité de quelques gestes que dans la bonté constante des actions et leur qualité soulenue. On n’y voit pas de ces brusques allernatives, de ces « sautes de vent », de ces élans généreux suivis de dépression profonde dont la vie des hommes éminenls (et celle même des saints, si elle est sincèrement contée) offre des exemples. Le trait relevé plus haut, à propos de la religion de Jésus, doit être souligné ici comme jetant un jour singulier sur le calme de cette àme. Jésus n’a pas d’extase proprement dite, l’extase disant à la fois la hauteur de l’appel divin et la faiblesse du sujet humain qui le subit. Il n’a pas non plus de ces balbutiements, de ces abstractions du réel, de ces distractions qui sont la rançon habituelle d’un effort suprême. Son naturel est parfait, sa spontanéité entière : rien de guindé ou de convenu. Gomme ses paroles, sa vie coule de source et sur un lit de sable, pourrait-on dire, tant sa sérénité intérieure est constante. Il a les goûts que cette perfection implique : il aime les enfants, les pauvres, les petits.

… La note dominante [en Jésus] est celle d’un recueillenient silencieux, toujours égal à lui-même, toujours tendant au même but. Jamais il ne parle en extase et le ton de l’excitation prophétique est rare chez lui. Charge de la plus haute mission, il a toujours l’œil ouvert et l’oreille tendue à toutes les impressions de la vie qui l’entoure ; quelle preuve de paix profonde et d’absolue certitude ! (i… Le départ, l’auberge, le retour, le mariage et l’enterrement, les palais des vivants et les tombes des morts, le semeur et le moissonneur dans les champs, le vigneron au milieu de ses ceps, les ouvriers inoccupés sur la jïlace, le berger cherchant ses brebis, le marchand en quête de perles ; et puis, au foyer, la femme s’occupant de sa farine, de son levain ou de sa drachme perdue, la veuve se plaignant au juge inique, la nourriture terrestre et, comme elle passe, les rapports spirituels du maître et du disciple : ici la pompe des rois et l’ambition des puissants, là l’innocence des petits enfants et le zèle des serviteurs, toutes ces images animent sa parole et la rendent accessible même * des esprits d’enfants. » Et tout cela ne signifie pas seulement qu’il parlait en images et en paraholes ; cela témoigne, au milieu de la plus forte tension, d’une paix intêi-ieure et d’une joie spirituelle telles qu’aucun prophète avant lui ne les a connues… Lui qui n’a pas une pierre pour reposer sa tête ne parle pas cependant comme un homme qui a rompu avec tout, comme un héros de l’ascèse, commn un prophète extasié, mais comme un homme qui connaît la paix et le repos intérieur, et peut les donner aux autres. Sa voix possède les notes les plus puissantes, il place l’homme en face d’une option formidable, sans lui laisser aucune échappatoire et pourtant -- ce qui est le plus redoutable lui paraît comme allant de soi, et il en parle comme d’une chose naturelle : il revêt [ces terribles vérités] de la langue danslaquelleune mère parle à son enfant.

187. — La douleur est un réactif qui saitmettre en liberté les éléments les plus fonciers d’une nature, en détruisant les attitudes artilicielles qu’un long effort

1. Adolphe IIarnack, Das IlVsrn des Christeiitums’, Berlin, 1901, p. 23, 24. Dans la tr. fr. nouvelle de li)07 (que je retouche ici et lu), p. 50-52. Les Anmerkungende l’édition allemande de 1908, p. x, avertissent que le passage entre guiL lemets eilemprunté ù la Gisc/iic/i<e 7(j « de P. W.Scm.midt, vol. I. Tiibingen, 1899.

a plaquées sur nos vies jusqu’à nous les rendre habituelles. En face de la douleur, surtout quand elle est intense, durable, et atteint à la fois le corps et l’esprit,

« le masque tombe, l’homme reste »… Jésus,

dans une épreuve sans limites, demeure également éloigné de toute forfanterie et de toute faiblesse : nul stoïcisme, nul déU, nulle attitude composée. Il ne nie pas le mal, il ne l’atténue pas. Sans faire fléchir sa volonté, arrêtée et fixée sur celle du Père, sa sensibilité s’émeut, frémit, rend de beaux sons purs, tendres ou déchirants :

Et Jésus parcourait toutes les villes et les bourgs, enseignant dans leurs synagogues, et préchant l’évangile du Royaume et guérissant toute maladie et toute inlirmité. Or voyant les foules il s’attendi-it sur eux, parce qu’ils étaient harassés et rompus de fatigue, comme des brebis n’ayant pas de pasteur. Lors il dit à ses disciples : (( La moisson est grande et les ouvriers rares. Priez donc le maîlre de la moisson qu’il envoie des ouvriers… » Ml., IX, 35-38.

u Malheui’à vous, scribes et pharisiens byjiocrites… Voici que je vous envoie des prophètes, des sages et des docteurs ; pai-mi eux vous tuerez et crucifierez [les uns], TOUS fouetterez [les autres] dans vos synagogues et les poursuivrez de ville eu ville : pour que retombe sur vous tout le sang innocent répandu sur terre, de)>u13 le sang du juste Abel Jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez immolé entre le Temple et l’autel… Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et lapides ceux qu’on t’envoie, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule fait ses poussins sous ses ailes

— et vous n’avez pas voidu ! » Mt., xxui, 34-39 ;

Comnïe Jésus était à Béthanîe dans la maison de Simon le lépreux, une femme s’approcha de lui ayant un vase d’albvtre plein d’une myrrhe de grand jirix et répandit [le parfum] sur son chef, tandis qu’il était étendu à table. Ce que voyant les disciples le prirent mal, disant : (( A quoi bon cette perte ? On pouvait vendre cela cher, et donner le prix aux pauvres. » Jésus, s’en apercevant, leur dit : (( Pourquoi faites-vous des misères à cette femme ? C’est une belle action qu’elle a accomplie ii mou endroit. Car toujours vous avez des pauvres avec vous, moi, vous ne m’avez pas toujours. En versant cette myrrhe sur mon corps, elle l’a fait pour ma sépulture. Oui, je vous le di ?i, où que soit prêché cet évangile, dans le monde entier, on dira ce qu’a fait cette femme, en mémoire d’elle !)) Mt., XXVI, G-14.

Loi-s il leur dit : ci Mon âme est triste à en mourir ; restez ici et veillez avec moi… » Et il vint vers les disciples, les trouva dormant, dit à Pierre : « Ainsi vous n’avez pas pu veiller même une heure avec moi ? Veillez et priez pour n’entrer pas eu tentation : l’esprit est prompt, la chair faible. » Ml-, xivi, 38, 40-42.

188. — Si l’on essaie de résumer, dans son trait le plus frappant, la vie intime du Sauveur, on s’arrêtera peut-être à ce qu’on me permettra d’appeler sa limpidité d’âme. Une sincérité qui ne s’accommode ni des exagérations intéressées ni des vaines promesses :

« Que votre parole soit : oui, oui ; — non, non. Ce

qui s’ajoute à cela vient du malin. » (M t., v, 3^.) — Un naturel, une droiture d’intention que toute duplicité, toute finesse blesse comme une poussière qui offusque l’œil : o La lumière de ton corps est l’œil ; si ton œil est simple, tout ton corps est illuminé ; si ton œil est malin, tout ton corps est dans les ténèbres. » (Mt., vi, 22.) — Une telle ardeur dans la charité fraternelle qu’elle fond et volatilise les plus dures scories de l’amour-propre : » Moi je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir les fils de votre Père qui est aux cieux. Car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons ; il pleut sur jle champ] des justes et des injustes.))(. ! /<., v, 45.) — Un abandon à la providence 1391

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qui rejette toute sollicitude temporelle pour s’attacher de toutes ses forces à l’expansion du Règne de Dieu et de la meilleure justice… Ces indices nous permettent de ramasser nos impressions dans le mot qu’employait de préférence la grande mystique génoise, sainte Catherine Fiesca Adorna, pour rendre tout ce qu’elle contemplait en Dieu : Aettezza ! De la pure plénitude de l’Etre divin, la vie intime de Jésus offre la plus belle image qu’il ait été donné aux hommes de contempler. Les richesses évangéliques. pour autant qu’on peut sommairement les inventorier, trouvent leur ordre, leur équilibre et leur achèvement dans l’incomparable limpidité de cette âme.

C. — Le mystère de Jésus

189. — Qu’il y ait eu en Jésus de Nazareth quelque chose de divin, ou tout au moins de surhumain, c’est ce que reconnaissent unanimement ceux de nos adversaires qui n’ont pas, en suite il’options philosophiques dont ils n’entendent pas se départir, a leur siège fait >'. Un rationaliste conséquent, im hégélien logique admet que le progrès total du monde, dont le progrès religieux n’est qu’un aspect particulier, s’opère par avances fatales et constamment orientées dans le même sens, le terrain gagné ne pouvant plus se perdre, et la synthèse de demain dépassant nécessairement, tout en l’englobant partiellement, celle d’aujourd’hui'. Un tel homme, exégète, historien, théologien, tenant ces données pour incontestables, ne peut évidemment reconnaître en Jésus qu’un anneau de l’immense chaîne. Il ne peut voir dans sa carrière qu’un pas vers la réalisation de l’idée, une « synthèse » qui deviendra « thèse » à son tour, pour être ensuite contredite et enfin dépassée. Si les faits ne lui semblent pas s’accorder avec ses cadres philosophiques, cet homme donnera tort aux faits, et toute explication lui sera bonne qui fera rentrer le Maître de Nazareth dans le grand courant panthéiste, où tout est linalement nivelé.

190. — Mais le plus grand nombre des esprits, même en dehors du christianisme catholique, refuse heureusement de se couler dans ces cadres a priori. Toute fécondée qu’elle ait été par l’hypothèse de révolution, la théorie hégélienne perd du terrain. Ni les protestants libéraux, ni (et beaucoup moins) les conservateurs et les Anglicans, ne se refusent à admettre en Jésus la présence d’un élément divin. Les premiers nommés ont été, dans ce qui précède, sommés de définir l'élément « prophétique » ou, selon le mot de M. 'W. Bocsset, a plus que prophétique », qu’ils revendiquent pour Jésus. Leur position est instable, nous l’avons montré : il leur faut ou rétrograder vers un rationalisme conséquent et ne voir dans le Sauveur qu’un prophète semblable aux autres, peut-être (à condition encore de renoncer à l’hypothèse évolutionniste) le plus grand des prophètes : ou aller au delà, et reconnaître en lui quelque chose de proprement di^in.

191. — Cette dernière position est celle qu’adoptent, avec nous les protestants conservateurs et les

1. Je décris brièvement ici l’hegelîanisme liistorique, celui qui a agi en fait sur le terrain de i’hisloire religrieuse, celui qui a inspiré Strauss et Renan. Qu’il y ail, de la philosophie de Hegel, — d’autres intepprélalinns possibles, — plui subtiles et plus nuancées, c’est ce que je n’ignore pas après les travaux d’Ed. Caird, de ilM. Georges NoëL, E. Mac Tacgart, etc. Mais parlant ici exégèse, nous n’avons pas à entrer dans ces discussions, restant incontestable que c’est cette intcrprètation-îh de l’hegelîanisme qui a.igfi et contÎTine d’agir sur ce terrain. Sur Strauss en particulier, voir Albeit Li vv, Oavid-Frédérie Strau » 3 : la wie et taïufre^ Paris, 1910, ch. m et it.

Anglicans. Mais quand il s’agit de définir ce a quelque chose j, cet élément divin, c’est une confusion qui n’a d'égale que celle des o explications ». des comment proposés pour rendre vraisemblable l’union, dans le Christ, de cet élément transcendant avec l’humain, i.a question est surtout d’ordre tliéologique, et nous pourrions ne pas nous y attarder ici, contents de souligner ce qui nous rapi>roche des auteurs auxquels il est fait allusion. Toutefois cette attitude ne paraît ni habile, ni même tout à fait loyale. Plusieurs protestants en elfet, et même quelques, glicans. aheurtés à cette difficulté et l’esprit préoccupé d’un rationalisme inconscient, proposent des solutions qui « ^e ramènent, en lin du compte, à celles des protestants libéraux. X ces derniers, nous n’avons rien à dire pour l’instant. C’est tout ce travail qui doit montrer que leur prétention est religieusement, et historiquement, insoutenable.

192. — Restent donc linalement ceux des protestants conservateurs et des Anglicans qui, renonçant au dogme chrétien défini à Ephèse et à Chalcédoine (ceux d’entre eux qui acceptent ces dogmes' sont, comme les o orthodoxes » grecs, en ce qui touche la doctrine du Christ, tout à fait avec nous), prétendent maintenir l’existence, en Jésus, d’un élément divin. C’est le cas de beaucoup le plus général. Un spécialiste en histoire des dogmes, et notamment en christologie. M. Fr. Loofs, nous assure qu' « il y a à peine un théologien [protestant ! instruit — je n’en connais pas un seul en Allemagne — qui défende la christologie orthodoxe dans sa forme pure » ^. De son côté, le professeur T. B. Kilpatrick, parlant pour les théologiens d’Angleterre et d’Amérique, adopte le verdict sommaire du Principal Dvkes, selon lequel le dogme défini à Chalcédoine « n’est de nature à satisfaire ni le cœur ni la tête' ». Le D' H. R. MacKixTOSH pense de même '. Avec plus de mesure et de respect, et tout en plaidant pour le dogme des deux natures les circonstances atténuante ?, M. William Sanday n’y voit pourtant qu’une conceptioji, indispensable en son temps, mais précaire et actuellement dépassée^.

193. — N’acceptant pas la solution chrétienne définie aux iv>î et V' siècles, tous ces théologiens s’engagent à en fournir une autre, meilleure. Beaucoup ont cru la trouver dans une théorie qui emprunte sa formule au passage célèbre de l'épîlre aux Philippiens où le Christ est montré « se dépouillant », se a vidant » en quelque sorte de lui-même (tys^tu^î-j i'/'j-iv : e.rinanivit semetipsum). De là à conclure que le Verbe s'était dépouillé, en s’incariiant. de tout ou partie de ses attributs divins, la pente était facile. Tout en permettant d'échapper à l’idée (insoutenable en effet, mais aussi formellement

1. Parmi ceux-ci, et bien qu’il y eût des graves rése^^e8 à présenter sur la façon dont il propose d’entendre la

« self-limitatioo > du Christ incarné, il faut mettre au

premier rang le D' Charles GoRE. The /iicariiati’U of tlie Son ofGod^ London, 1891, et aurloai Dissertations on snbjecia connected n’il/t tfie Incarnation -^hondon, 19tt7. L’auteur s’efforce d’expliquer dans ce dernier ouvrage, p. 207-213, comment ses hypothèses sont consistantes avec le sens pîénicr des décrets conciliaires, en particulier avec celui qui enseigne l’intégrité des deua nalui’cs dans le Christ.

2. Wliatist/ie Truth abolit Jésus Christ, Edinburgh, 1913, p. 184. M. Loofs, en plus de sa Dogmengesehichte^. Halle, 19n6, et de sa SymboUh, Tdbingcn, I. 1902, a composé les articles Christologie, Kenosis, etc., de la PRE^.

3. Dictionary nf Christ and the Gospels, I, 1906, s. v. Incarnation, p. 812. B.

4. Dans son livre considérable, The Doctrine of the Person of Jésus Chnst, Edioburgfa, 1912.

5. Christologîcs, ancieni and modem, Oxford, 1910, p. 54-55. 1393

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héréliquo) selon laquellc l’union li postalique se serait accomplie pai' le niélaujJC des deux natures, divine et humaine, présentes dans le Christ, ee dépouillement, cette « kéni>se ii, pouvait se diversifier et se doser à l’inlini. Chacun mesura aux exigences de sa philosophie particulière le sacrilice prétendument consenti par le Verhe. l’our certains luthériens du siècle dernier, le Christ aurait, durant sa vie huniaine, cesse d'élre Dieu.' La plupart sont moins radicaux et distinguent, des attributs intrinsèques et fondamentaux que le Verbe incarné aurait retenus, certains attributs extrinsèques, propres à la

« forme de Dieu » et non à la « forme d’homme » 

(tels l’omniscience, l’ubiquité, etc.). Sous l’une ou l’autre de ces modalités, cette théorie, l’ondée sur une fausse interprétation du passage de saint Paul qui lui sert de point de départ ', nous met de plus, sous couleur d'éviter le mystère, en face d’une contradiction. Dans sa forme extrême, elle nous présente une personne se dépouillant de ce qui la constitue personne. Cette énormité mérite assurément les sévérités de M. F. LooFS, concluant un long- mémoire sur la kénose par ces paroles : o Toutes les théories que nous faisons, pauvres hommes, sur l’Incarnation divine, sont déflcientes, mais de toutes la plus déûoiente est la moderne théorie de la kénose^. » Ailleurs, le même théologien s’exprime plus fortement encore contre cette « théorie morte » — là du moins où elle a [>ris naissance, en Allemagne — et qvii relève plutôt « de la luylhologie que de la théologie * ». On ne saurait mieux dire.

194. — Toutefois la conceptionduu dépouillement » peut, nous l’avons vu, s’atténuer, se dégrader pour ainsi parler, de bien des manières. Et sous telle ou telle de ces formes adoucies, elle a joué un grand rôle, qu’elle tient encore partiellement, dans la théologie anglicane *. La limitation volontaire que, d’après le D' GoRB, s’imposa le Christ, 1' « abandon réel », la « remise » qu’il lit de tel de ses attributs divins extrinsèques, permettent de ranger le savant anglican parmi les tenants modérés de la kénose ; le D' Mackintosh marche plus avant dans la même voie^, et le Prof. J. Bethune Baker, de Cambridge, ne craint pas de dire qu’il ne voit pas, pour sa part, d’autre moyen propre à concilier une véritable expérience humaine en Notre-Seigneur avec la croyance en sa Divinité^.

Mais il faut s’entendre. S’il s’agit d’une limitation dans l’usage, dans l’exercice de certaines prérogatives divines, on n’aura nulle difficulté à reconnaître ce « dépouillement d, cette « humiliation », cet

« anéantissement " qu’imposait la pratique d’une vie

humaine réelle ; si l’on veut aller i)lus loin (et toute véritable théorie de la kénose va jusque-là) en soutenant qiie le Verbe incarne renonça en l’ait, abandonna quelqu’une des propriétés constitutives de sa

1. Le Verbe " se déptuiille, non en ri-jetant la forme divine, qui était inséparable de son être, mais en cacluTnt so fnrmc divine sous une forino luiniaine et en renonçant ainsi poar un temps anx hotinenrs divins qui lui étaient dus ». F. Ph.vt, la Théuln^ie de saint Paul, H, Paris, 1912, p. 187. Ou peut voir également rexoellente dissertation consacrée par le même auteur au « Dépouillement du Christ, ou Kénose » ; Ibid.. p. 23'.)-24 ; i.

2. Keiiosi$, dans la PRE--, X, 1001, p. 2r, ;  !.

i. What i, Ihe Tiulh ab^iut Jésus Christ ? 101 ;), p. 222 s.jq. ; 22(1.

4. Là-dessus, W. Sa : « day, Chriatulosçiea^aneivni and mader », IVMO, p. 73 sqq.

.'>. The l)ii, /iine of the Person of Jésus Christ, l’Jl2

ti. (I It is tlie oïdy theory known lo me wliich « llows for ihe genuitïely human expérience of Our Lord and the Christian helief in His tiodliead. >) The Jcnrnal of i/ieofojfical Sludies..V, oclob. l’Jl :  ! , p. liW.

nature divine, ou consécutives à la possession de cette nature, on se met hors du terrain de la tradition chrétienne.

193. — Beaucoup d’Anglicans le fontdéliliércmenl. Les autres, et l’unanimité (moralement ])arlant) des protestants conservateurs, mécontents de cette conjecture de la kénose, cherchent d’aiilres voies. Mais il n’est pas aisé d’en ouvrir de tout à l’ait nouvelles, et nous voyons qu’il n’est presque aucun des errements anciens — de l’arianisme et de l’apoUinarisme au mono[>h}'sisme — qui n’ait troivé de nos jours un tenant plus ou moins conscient et complet. Plus originaux, sinon plus heureux, sont les essais qui s’inspirent d’une théorie philosophique contemporaine. Celle qui délinitla [lersonne pai' la conscience pyschologique, a fait de nombreuses victimes. Le Professeur Sa.vday, tout en nuiintenanl explicitement la divinité du Christ, recourt aux observations et aux généralisations conjecturales qiii ont élargi jusqu'à l’inlini, potirrail^on dire, le domaine et la compétence du subconscient'. D’après lui, la conscience claire du Christ aurait été entièrement, exclusivement humaine ; mais cette conscience n’est pas la mesure de l'être humain, et beaucoup moins du Christ. Au-dessous du moi superticiel, s'étend en profondeur le moi subconscient, et c’est là, dans ce nœud subliminal de tout l'être, qu’aurait résidé le fonds inépuisable de ces trésors divins dont saint Paul nous dit qu’ils étaient cachés dans le Christ. C’est de là que serait monté peu à peu, jusqu'à la connaissance et manifestation distinctes, sous l’orme de pressentiments, de vues partielles, d’anticipations, tout ce qu’une conscience, une pensée, )ine parole humaine pouvaient porter et transmettre de l'élément divin présent en Jésus.

196. — Cette théorie trop ingénieuse, fondée ellemême sur des données hj’pothétiques et très contestées, n’a guère trouvé d'écho. Elle vient se briser contre cette difficulté majeure qu’en ce cas Jésus n’eut pas conscience d'être Dieu, quoiqu’il le fût ; que ni sa parole, ni sa pensée distincte n’allèrent jusque-là ; que notre jugement sur Jésus de Nazareth dépasse donc celui que lui-même pouvait porter, et porta en fait, sur sa personne ; que notre profession de foi :

« Jésus est Dieu », doit s’expliquer ainsi : c< au-dessous du moi superficiel, conscient, s'étendait en Jésus

de Nazareth, intégrant le moi humain total, un Moi profond, inefl’able, subconscient, lieu et siège d’une « Déité >s en continuité avec l’infini de la Divinité '- ". Même parmi ceux que n’eût pas décidés l’incompatibilité de cette conjecture avec les positions catholiques traditionnelles, bien des gens ont pensé, non sans raison, que c'était là expliquer obscttriirn per obsciiriiix.

197. — Faut-il mentionner d’autres essais ? Il n’est guère de conception totale des choses, de philosophie nouvelle (ou censée telle) qui ne puisse donner lieu à des applications de ce genre, fruits d’une science beaucoup moins bien informée que celle de M. Sanday. Nous aurons probablement, nous avons peut-être déjà une théorie de l’Incarnation établie dansles lignes de la philosophiede M. HenriBEncsoN.

Les voies tentées par les protestants conservateurs du continent sont encore moins engageantes. Celui

1. Chrislologies, lectures vi et vu. —.le me suis longuement expliqué à ce sujet dans les Recherches île science relif ; iei, se, 1911, p. I".t0-208. Depuis, le D' S.indoy a tenté de répondre aux objections opposées il sa thèse, en particulier ù celles de M.Alfred Gautif. dans Personality in Christ and in Ourselnes, Oxford, I'.ll2.

2. Christologies, p. Ififi sqq. — Je résume brièvement ici l’argumentation développée dans l’article précité des Recherches de science religieuse, mars 1911. 1395

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quia le plus étudie la question, et que met Lors de pair sa connaissance de toute la théologie cLrétieniie, y compris (chose inliniment raie chez les protestants, et qui a trop manqué à son rival M. Harnack) la théologie médiévale, M. Reinhold SEEiiEiir, , de Berlin, ne donne pas ce qu’il semblait promettre d’abord '. Partant du mystère de la Trinité, et observant très justement que la notion de « personne », appliquée à ce mystère, est fondée sur les relations des Termes divins, M. Seebbro pense que la « divinité » de Jésus a été constituée par un influx, une énergie, une sorte d' « idée-force x divine, faisant, de l’homme Jésus de Nazareth, l’organe de Dieu, son instrument pour la fondation sur terre du Royaume des cieux. Jésus n’eut d’autre personnalité que son humaine personnalité ; mais la volonté personnelle de Dieu collaborait de telle sorte avec la sienne, que la vie de Jésus devenait, en quelque manière, une seule chose avec la volonté personnelle de Dieu. Tout en utilisant au début certains éléments traditionnels authentiques, cette théorie n’est pas sans rapports avec la vieille hérésie des Adoptianistes, que M. K. Seeberg traite d’ailleurs avec faveur dans son Traité d’histoire des dogmes-. Quoi qu il en soit, elle paraît à M. Loofs, auquel j’ai emprunté plusieurs traits de ce bref exposé, trop déhnie, trop allirmative, trop explicite sur la façon dont l’inhabitation divine dans le Christ a fait de Jésus de Nazareth le médiateur indispensable entre Dieu et les hommes. M. Loofs lui-même, adoptant en les modifiant certaines idées delvAEHLEB, s’arrête à une conception analogue, mais plus vague : la personne historique du Christ a été une personne humaine, seulement humaine ; mais enrichie, transformée par une inhabitation de Dieu (ou de l’Esprit de Dieu) d’un caractère unique, qui restera inégalée à jamais, et a fait de Jésus <i le Fils de Dieu », révélateur du l'ère et initiateur d’une humanité nouvelle. Un écoulement, une elTusion, une inhabitation divine analogue, mais inférieure, sera le lot final de ceux qui sont rachetés par le Christ 3. Si l’on demande de quelle nature était cette inhabilalion, cet écoulement divin, M. Loofs répond : mystère !

198. — En résumé, les théories « continentales » des protestants conservateurs abandonnent carrément ce que l’Eglise catholique a toujours considéré comme la pierre d’angle du dogme de l’Incarnation. Pour les auteurs que j’ai cités, et ils font autorité dans leurs Eglises, la personne de Jésus ne fut qu’une personne humaine. Un inilux, un don, une effusion de l’Esprit de Dieu survint, analogue à l’inspiration prophétique, mais d’une espèce plus haute, d’une richesse plus large, et ainsi créatrice de prérogatives plus singulières. Jésus de Nazareth est un homme divinisé, d’une façon mystérieuse, mais capable de lui conférer la dignité de « Fils de Dieu ", et les pouvoirs conséquents que nous connaissons par les Ecritures. A parler proprement, il ne faudrait pas dire : « la divinité du Christ », mais « la Divinité dans le Christ. » Pour bien faire, il ne faudrait plus adorer le Christ, mais Dieu dans le Clirist. Kt c’est avec une grande tristesse que nous enregistrons ces conclusions, si étrangères au christianisme authentique.

199. — Il n’est pas sans intérêt, ni sans importance,

1. M. R. Seekebo a exposé ses idées sur ce point dans son ouvrage Die Crund^valu heiien der christlichm lieligion' Leipzig, 1910, et le mémoire Wer ivar Jésus ? inséré dans le second tome de son recueil d’articles Aus Religion und Geschichte, II, Leipzig, lyOi), p. 228 sqi|.

2. Lehrbuch der Dngmengesclnchte--^, Leipzig. III, iyi ; i, p. Ô3-Ô8.

3. L : i-des8us, la dernière lecture de What îs ihe J’rnth (ibout JesuK Christ ?, spécialement pp. 2'2H-2'(1.

de remarquer que ces solutions nouvelles données au problème christologique en arrivent — nonobstant l’insistance de leurs auteurs responsables sur le coté mystérieux de la question — à atténuer ou même à supprimer le mystère de l’Incarnation. C’est ce qui permet de croire que ces auteurs sont guidés loin des voies traditionnelles par un rationalisme inconscient. Que Jésus de Nazareth ait été investi par une grâce meilleure, une inspiration du genre prophétique, mais d’une intensité unique, il n’y a là en effet qu’une question de plus ou de moins. Il n’y a pas de mystère nouveau, proprement dit, ajouté à celui que pose la conversation amicale du Créateur avec ses créatures raisonnables.

SOO- — La position catholique du problème ou pour mieux dire, la position chrétienne ignore ces timidités : elle tient et proclame que l 'union, dans une même personne, préexistante comme telle, de deux éléments, de deux principes d’action distincts, de deux

« natures » — la divine et l’humaine — est un m) stère

qui passe l’esprit de l’homme. Il ne saurait donc être question de justifier directement la doctrine de l’Incarnation, de la montrer, par raisons intrinsèques, comme la seule véritable. Se Wer à Jésus de Nazareth, Seigneur et Fils de Dieu, d’une façon inconditionnée, en matière religieuse, sera la dernière conclusion de ce travail. Un pas plus avant mènera vers l’Eglise chrétienne catholique, dépositaire et interprète de la doctrine authentique du Christ', et c’est d’elle que nous recevrons, sans crainte d’erreur, le dogme de l’Incarnation.

201. — Toutefois, et sans prétendre l’imposer d’autorité comme la solution, mystérieuse mais assurée, du problème de Jésus, il n’est pas interdit, et il sera très opportun de résumer ce dogme dans ses grandes lignes. Non seulement il formule celle de toutes les solutions historiquement présentées qui a réuni le plus d’adhérents, au plus juste titre, mais lui seul, à vrai dire, fait bonne justice aux données de la redoutable énigme. De l’aveu du professeur J. Betuunb Baker, « quiconque accepte pour de l’histoire, au sens ordinaire du mol, ce qu’implique le quatrième évangile (et même la teneur complète des trois autres) louchant la conscience du Christ durant sa vie terrestre, n’a pas à se préoccuper d’une refonte de la doctrine traditionnelle. Si tels sont les faits de la vie de Notre-Seigneur, et si cet homme fonde sa doctrine sur les faits, il n’arrivera pas à une coordination meilleure que celle de la christologie traditionnelle 2. »

202 — Les lecteurs de ce travail savent par l’introduction pourquoi nous avons le droit de considérer et, sur le terrain apologétique où nous nous confinons, dans quelle mesure nous considérons les documents évangéliques comme de l’histoire. Nous n’avons pas eu besoin de presser cette valeur substantielle jusqu'à l’inerrance du détail pour dresser, des revendications messianiques de Jésus, un tableau d’ensemble qui ne laisse pas de place au doute. Des actes du Sauveur, et en particulier des « signes « (qu’on nous permette ici d’anticiper sur les conclusions du suivant chai)itre) ressort une lumière qui interprète les déclarations et les effusions transcrites plus haut. . ce cvté transcendant et surhumain de l’Evangile, la qualité de Seigneur et de Verbe divin reconnue au Maître de Nazareth fait pleine justice. En elle se présente une clef qui ouvre chacune des chambres où luit, dans l’obscurité du texte, la lampe sacrée.

1. 'oif dans le présent Dietinnnaire l’article Eglise, par Y. de la Bkiéke, vol. I, col. 1219-1301.

2. The Person of Jésus Christ, dans le Journal of théologie, :  ! Studios, XV, octobre ly13, p. 111-112. 1397

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La li^'ne de démarcation, claire aux yeux de tout homme que ne séduit >às le miiage panlliéiste, le faisceau lumineux qui replonge, en s'éclipsant, l’esprit dans un obscène chaos, — cette ligne laisse décidément Jésus de Nazareth du côté divin. Dans cette perspective, on s’explique que, pour connaître le Fils, il ne faille rien de moins que la science inlinie du Père, on comprend la valeur sans limite attribuée par Jésus à sa médiation, à son sang, à son œuvre, on adore (ce qui est ici le seul moyen d’excuser) ces exlraordinaires exigences, cette conliance faite à l’amour du Maître, présenté comme suprême et puriliant par sa propre vertu. Hors de cette perspective, nous n’avons plus qu’interprétations tendancieuses et forcées, promesses démesurées, ambition exorbitante, actes injustiliables. Ce n’est pas seulement l’exégèse des textes, ce sont les vraisemblances psychologiques qui nous inclinent dans le sens indiqué. La supériorité dans l'équilibre, la santé morale et intellectuelle manifestée sur les plus hautes cimes, la limpidité d’une àme très pure unie à la conscience de la plus extraordinaire mission, tous ces traits concourent à écarter l’hypothèse de prétentions hyperboliques et sacrilèges, maintenues jusqu'à la mort inclusivement.

g03. — D’autre part, Jésus de Nazareth fut un hommede chair etd’os, un roseau pensant, s’inclinant, comme nous tous, sous les dures rafales qui l’assaillirent. Il pleura, il eut faim, il manifesta jusqu’aux larmes et jusqu’au sang ses répugnances et ses affections. Il fut homme de son temps, de son pays, de sa race. Il eut une mère, des amis, des adversaires ; il fut chéri jusqu'à l’adoration et haï jusqu'à la folie. Sous le lourd soleil de la Samarie, il se laissa tomber un jour » épuisé, tel qu’il était », contre le bord du puits de Jacob. Aux avances d’Hérode Antipas, curieux de le voir faire ses merveilles à découvert, et tenant le condamné à sa merci, Jésus ne répondit rien. A d’autres il parla, selon les vues de sa prudence ou de sa bonté. Ce n’est pas là un ange sous forme humaine, un fantôme, un semblant d’homme.

804. — Et c’est aussi ce qu’affirme le dogme chrétien, contre les chimères de tous les temps. Il ne craint pas d’appuyer, d’affirmer, de tirer les conséquences : Jésus possède une nature humaine véritable, non apparente seulement ; un corps véritable, formé de la pure substance de sa mère, un corps passible, un cœur sensible, une àme raisonnable. Né de la race d’Adam, il nous est « consubstanliel » ; il n’est pas un dieu consentant à une expérience éphémère d’humanité, à un avatar de trente années. Il eut des inGrmités humaines, une volonté humaine, des passions humaines. Chacun sait que je pourrais mettre, sous chacun de ces mots, des références aux définitions conciliaires et aux écrits des Pères.

SOS. — A traversées éléments si divers et en apparence incompatibles, le divin et l’humain, resplendit dans l’image évangélique du Christ une indéniable unité. Cette dualité n’entraîne pas un dualisme, comme on s’y attendrait. Ils ne sont pas deux ; c’est un seul moi qui pense et parle, contemple et souffre, guérit et pleure, pardonne et se plaint. On arrive parfois à donner l’impression, ou l’illusion d’une personne unique avec deux portraits adroitement superposés ; mais à la regarder de près, l’image se dédouble, la suture apparaît. Nulle part dans ce que nous savons de Jésus on ne trouvera le joint par où s’introduirait la lame aiguë qui ferait, dans cette activité soutenue, deux parts. Nulle part on ne peut dire : ici s’arrête, avec la puissance d’un pur homme, la vraisemblance, la suite, l’impression de vie réelle donnée par cette vie. L’essayez-vous, vous ne rame nez pas cette sublime physionomie aux proportions humaines, vous lui enlevez tout relief, toute vraisemblance ; vous en faites une entité vague, inconsistante, impossible…

SOS. — Mais a priori cette union, en une seule personne, de deux principes d'être et d’action si différents, n’est-elle pas à rejeter ? — Ici, nous avouons le mystère, mais en observant qu’il est là où nous devions l’altendre et, pour ainsi dire, qu’il est bien placé. C’est un fait aussi que des activités forldiverscs se subordonnent, se hiérarchisent dans la plus stricte unité que nous puissions expérimenter du dedans — celle de notre moi. Végéter, penser ; dépendre de conditions matérielles au sens le plus étroit du mot, et s’en libérer par la conception de l’universel ou l’aspiration au Bien désinléressé, ne sonl-ce pas là des discordances singulières et, à première vue, des qualités incompatibles ? Je suis pourtant tel, et je pousse comme je pense, je suis chair et je suis esprit. Cette comparaison, qui n’est qu’une comparaison, nous aide [lourtant à concevoir l’unité, dans la personne unique du Christ, de deux « natures », de deux principes distincts d’action. Les formules du concile de Chalcédoine et des synodes antérieurs ou ultérieurs, ne doivent pas faire illusion. Il est loisible aux théologiens de s’emparer de ces termes consacrés, d’en établir le sens précis, d’y chercher des suggestions ou des arguments pour telle théorie préférée. Mais ces recherches et ces hypothèses ne sauraient faire perdre de vue le but des Pères et leur façon constante de procéder. Qu’on ne parle donc pas ici d’intrusion philosophique, d’incorporation au dogme d’opinions humaines, d’une <i christologie, née sous l’influence d’idées philosophiques grecques, qu’il nous est devenu impossible de partager' ».

207. — Il est très notable, au contraire, de voir les l'ères s’appliquer à garder yixw d’alliage, par des énonciations coupant court à loutc équivoque. la vérité révélée, l’objet de foi. Leur unique souci est de repousser les concepts inexacts, les formules qui mettraient en péril une parcelle de ce que l’Eglise a toujours cru, de cette tradition non écrite, ou suggérée plutôt que précisée dans les Ecritures, mais vivante au cœur des fidèles, inspiratrice de la dévotion publique, postulat tacite de la liturgie cl du culte. De là vient que le même terme, le même adage, dans l’espace d’un siècle, passe par des fortunes diverses : accepté, suspect, enfin triomphant, selon que l’explication qu’on en donne se conforme ou non à la réalité supérieure, à la « chose du dogme « qu’il s’agit de définir. C’est ainsi que vers la fin du ii= siècle le dogme de l’unité divine avait trouvé une formule énergique dans la Monarchie appliquée au gouvernement divin. Mais en un temps où l'étude des doctrines trinitaires donnaient lieu à tant de controverses et d’erreurs, l’expression était dangereuse, surtout par ce qu’elle ne disait pas. A l’aube du III' siècle, Tertullien la dénonce comme le mot de ralliement de tous ceux qui, sous couleur de défendre l’unité divine, détruisaient le vrai concept de Trinité. En dépit de cette usurpation, qui fit donner aux hérétiques antitrinitaires de ce temps le nom commun de « nionarchiens », la formule anibiguo et suspecte fut reprise par le pape Denvs (259-268) et entra définitivement dans l’orthodoxie ecclésiastique par

1. Fr. Loois, What is the Tnilh aboul Jésus Chrisl, p. 185. Toute la seconde partie de cotte leçon ', p. 185201, est consacrée à élnhlir telle thèse,.l’ai Irailé cette question des formules dogniiiliques bien avant que l’elfort moderniste lendit à ohscuicir et à pervertir la notion de dogme : L’eîasiicité des formules de foi : ses causes ei ses limites, Etudes, 5-20 août 1898, t. LXXVI, p. S’il sqq., 178 sqq. 1399

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suite de l’explicalion magistrale qu’il en présenta contre les Sabelliens. Des vicissitudes analogues attendaient les mots de « personne », « luilure », consubstanliel », etc. Aujourd’hui, l’abus qu’on fait du ternie d' « immanence » oblige ceux qui s’en servent pour exprimer, comme il convient, la présence intiuie de Dieu dans son œuvre, à s’expliquer avec soin.

308. — De ces exemples ressort le vrai caiactère du développement dogmatique et, en particulier, christologique. Loin d’introduire avec eux dans la croyance de l’Eglise une philosopliie systématique, les concepts employés par les Pères et les vocables exprimant ces concepts eurent à se purilier ou, au rebours, à se charger d’un sens rajeuni. Leur pouvoir de suggestion et d’expression dut se mesurer à la foi, loin de la modifier. On a des exemples de tenues évidés jusqu'à être entièrement détournés de leur usage courant, et remplis d’une vigueur nouvelle, autbentiquement chrétienne. C’est ainsi qu’un reste du sens théâtral et scénique tlottait, à la manière d’uu relent équivoque, autour du mot-cd^u-n’y-' {persona, ligurant, personnage de représentation). Il suscita de telles protestations qu’il fallut des années de controverses et de purilication pour faire accepter le terme, avant qu’il devint la norme de l’orthodoxie. On peut juger par là si les Pères prétendaient philosopher, ou canoniser une philosophie systématique, en détinissant le dogme de c ; halcédoineI

Il est vrai que, pour défendre la crojance traditionnelle contre des erreurs, parfois conti-aires entre elles, on fut amené à la formulation abstraite, remIiarl indispensable d’une vérité intellectuelle : « une seule persuiine, deux natures ». Qu’est-ce à dire'? Un seul Christ, un seul Ego, agissant en homme, et possédant donc le pi’incipe premier d’opérations humaines, la « nature » d’un homme ; — agissant en Dieu et, comme tel, possédant la u nature » divine. Ce sont là des notions de philosophie élémentaire, vulgaire, auxquelles une niaieutique bien dirigée amènera tout homme sensé, et dont l’emploi écarte les détorsions, les fausses imaginations, les simplitications arbitraires qui mettraient en péril l’image évangélique de Jésus.

S09. — » Une personne qui, en dépit de son évidente humanité, nous impressionne d’un bouta l’autre comme étant chez elle dans deux mondes », le divin et l’humain : cette phrase du Dr J. R. Illingw orth ' me semble rendre excellemment l’impression faite par la lecture de nos évangiles. Transposez-la en termes abstraits, vous avez la formule de Clialcédoinel Changez de méthode et, conformément à la règle — erronée seulement quand on la presse jusqu'à en tirer toute une philosophie se sullisant à ellemême — qui commande de juger l’arbre par ses fruits et la justesse des notions par l’eiric^icité des applications qui s’y appuient, demandez-vous sur quoi est fondée en réalité la religion chrétienne, et de quelles croyances ont germé ces fruits inlinis. Dévotion et dévotions, formes de prière et actes de culte, attitude sociale ou privée des chrétiens supjiosent également que Jésus Christ, l’unique Jésus, Personne très sage et très bonne, adorable et accessible, est nôtre par toute une part de sa vie, o consubstantiel » à noire humanité — et, jiour une autre part, qu’il est tout divin, digne objet de l’hommage inconditionné rpi’rst l’adoration — qu’il est Dieu. Essayez de le dire en termes abstraits, et nettement : vous retomberez dans les lignes de la délinition conciliaire.

t. Divine Inima’ience, London, 1898, eh, iv ; éd. de 1904, p. 50.

SIO. — Les théologiens protestants, qui ne pensent pas que cette définition ait dit le dernier mot sur la question, tâchent, à leur dam, d’aller plus avant et risquent, pour esquiver le mystère, de perdre « la chose même du dogme ». La plupart reconnaissent pourtant l’excellence relative de la formule de Chalcédoine. Elle donna, dit RI. lleinhold Seebkrg, sinon l'édilici', du moins le plan de cet édifice. Et il souligne très bien l’importance de l'œuvre, même réduite à ces termes : « Comme on avait reconnu à Nicée, une fois pour toutes, qu’il n’y a qu’un Dieu et en conséquence que celui qui ilit Dieu, doit concevoir toujours le même Dieu, non un demi-dieu, de sorte que le Christ, comme Dieu, est un avec le Père ; — ainsi à Chalcédoine fut fixée cette doctrine que, quand on jiarle du Christ comme homme, il faut l’entendre d’un homme consubstantiel à l’humanité, non d’un homme seini-déilié. Comme alors la notion nirthoUigique de deiui-dieu avait été exterminée du concept de Dieu, ai/isi, à Chalcédoine, fut-elle exterminée de la notion du Christ fait homme'. » U serait dillicile de mieux mettre en lumière la portée, le caractère religieux et l’absence d’intrusion systématique dans l'œuvre conciliaire.

SU. — Sous bénéfice des précisions ultérieures qu’apporterait, à ce travail apologétique, une étude théologique'-, tenons-nous-en donc à cette formule vénérable, comme à celle qui traduit le mieux, pour nos esprits d’hommes, le mystère de Jésus.

Mais à nous borner aux conclusions de la recherche historique, nous avons le droit de dire qu’aucune prétérition, ou atténuation, ou accommodation de l'élément proprement divin présent en Jésus, ne fait pleine justice aux documents. De quelque façon qu’on l'énonce ou qu’on tente de l’expliquer (de la concilier par exemple avec l’unité divine) cette donnée est fondamentale — et toute synthèse se condamnerait, qui refuserait de l’englober ou s’elïorcerait de l’obscurcir.

BiDLIOGHAPHIK

gis. — La plupart des ouvrages généraux : Commentaires, Vies de Jésus, Histoires des Origines chrétiennes. Théologies du Mouveau Testament, seraient à citer pour ce chapitre. Afin de ne pas gTossir outre mesure cette note, on ne remontera pas jusqu’aux écrits antérieurs aux quarante dernières années du siècle dernier, et 1 on indiquera surtout les plus récents. Mais il faut rappeler que la personne de Jésusa été, de tous temps, l’objet de l'étude, comme de l’adoration, des Pères anciens et des grands théologiens chrétiens. On n’a pas ajouté grand’chose au spécieux des objections présentées par Celse, dès le ii" siècle, dans son Discours t'éritahle : mais anssi l’essentiel des réponses se trouve dans la réjjlique d’Origène Contre Celse. Les premiers gnostiques avaient déjà soulevé les ])lus grandes dillicultés, auxquelles saint Irénée répondit, vers i^'j. L'étude détaillée des évangiles a fait sans doute des progrès depuis les Pères de la fin du iv' siècle : saint Jérvme (s’inspirant lui-même d’Origène), saint Augustin, saint Jean Chrysostonie. Cependant on trouve

1. Lchrbuch der Dosmenifesc/iichlf", II, Leipzig, 1910, )). 2'17. Le jugement de.M,.. HAR^ACK sur l : i formule do Clialccdiiiiie est an cuntruire l : -és injuste et, il f.Tut le dire, fortement empreint do « littéintnre i) ; Lehrbnch der Vogmengesthichte , II, ïilbingeii, 1909, p. 396 et sqq., surtout p. 397.

2. Voir, dans ce Dictionniiiie, l’articlo TaiMïii. 1401

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chet ces grands liomracs la première idée, et souvent beaucoup plus, de presfpie toutes les solutions de détail [iioposées au xvi’siècle par le véritable fondateur de l’exégèse scientiUque moderne des évangiles, Jean Maldonat.

Au moyen âge, c’est surtout l’élude méthodique et suivie des éléments fournis par la théologie conciliaire, elle-même fondée sur les Ecritures, qui progressa. Saint Thomas est, là comme ailleurs, le grand maître. Sa doctrine a été bien résumée dans Le Clirisl d’après saint Thomas d’Aquin, leçons poslhumesdu P. B. Schwalni, O. P., recueillies par le P. Menue, Paris, s. d. ( 1910]’.

Les grands auteurs classiques français, en particulier Bossuet et Pascal, ont écrit sur le Christ des pages immortelles, qu’il est superflu de désigner plus expressément.

213- — Comme il est arrivé souvent dans l’antiquité, les travaux catholiques ont reçu, dans les temps modernes, des attaques rationalistes, un renouveau de vigueur. La lit téi-ature apologétique provoquée par les livres négateurs de David-Frédéric Strauss et d’Ernest Renan a été considérable. M. Albert Schweitzer a relevé les titres exacts de 60 mémoires ou livres publiés durant les quatre années qui ont suivi l’apparition de la première Yie de Jésus de Strauss (1836-18/(0), de 86 publiés pendant les deux ans qui ont suivi l’apparilion de la 17e de Jésus, de llenan (1863-1864) ; voir Von Heimarus zu H’rede, 1906, p. 410-418. Encore ne relève-t-il que la littérature allemande et française, et bien des noms lui ont sûrement échappé. Parmi cette littérature, naturellement hâtive et par conséquent éphémère, quelques travaux méritent encore d’être signalés, par exemple ceux de M. [depuis Mgr] en. Pre^pel, £.ramen critique de la Vie de Jésus, de Renan., Paris, 186^, et du Père.V.Gratry. Les sophistes et la critique. Paris, 18Ô4.

Depuis, les ouvrages plus mûris et plus complets, véritables Vies de Jésus, n’ont pas manqué. Ce n’est pas le lieu de les signaler. Parmi les travaux d’un dessein plus restreint, répondant au contenu du présent chapitre, on peut relever, chez les catholiques, et en faisant la phis large place aux livres provoqués par la crise moderniste :

Mgr E. Bougaud, Jésus Christ, extrait de Le Christianisme et les temps présents, Paris 1874 ; J. M.-L. Monsabré, h.rposition du Dogme catholique, Paris, conférences de 1877-1882 ; Louis Picard, La transcendance de Jésus, Paris, 1906 ;

M. Lepin, Jésus Messie et Fils de Dieu d’après les évangiles synoptiques, Paris, igo4.’igio [ouvrage consciencieux et excellent] ; Christologie, Paris, 1907 ; Jésus Christ, sa vie et son œuvre, Paris, 1912 ; Vincent Rose, Etudes sur les Evangiles, Paris, igod, ’igoS ; J. Mailliet, Jésus Fils de Dieu d’après les f^vangiles, Paris, 1906.

J. Lebreton, Origines, 1910, livre III [capital dans sa brièveté] ;

J. Bourchany, , 1. Tixeront, Conférences apologétiques [de Lyon]. I, Paris, 1910 ; El. Uugueny. Critique et catholique, Paris, 1910 ; P. B, itiffol, /.’Enseignement de Jésus’, Paris, igoS ; P. Housselot et J. Huby, fa religion chrétienne. I. dans Christus, Manuel d’Histoire des religions, ch. xv. Paris, 191 2 ; L. Venard. Les Origines du Christianisme, dans Où

1. Tous les théologiens scolastiques ont tr.Tité ce divin sujet soin forme de commentaires aux 5e/’/tf « (’/'* de Pierre Lombard (L. 1Il Disl. I-2’21. jusque vers la fin du xv siècle et, depuis, en pnrUint Je la Somme de saint Thomas (Part. 111. <[uæst. 1-^îl). Parmi ces auteurs inrioml)rables, il est juste de signaler François Suare^, De Incarnatione.

en est l’Histoire des religions, II, Paris, 191 2 ; A. Leraonnyer, Notre Christ, Paris, igi^.

P. Richard, article Fils de Dieu, (h Dictionnaire de Théologie catholiquedeYacmile.1 Maiigenot, vol. V, Paris, igiS, col. 2853-2476 [histoire complète du dogme] ; J. Rivière, Le Dogme de la Hédemption, étude théologique, Vari ?., ig14. I" partie.

Hermann Schell, f Ar/.s^Hs, Mainz, 1908 ; (discutable en certaines parties] ; Fritz Tillmann, Der A/ensc/ieo50/( « , Freiburgi. B., 1907 ; Anton Seitz.dis Evangelium des Gottensnhn, Freiburg i. B., igo8 ; Hil. Felder. Jésus Christus ; Apologie seiner Messianitæl und Gotlheit, , Paderborn, 19 i i ; Iv.Braig, G. Esser, G. Hoberg, (" :. Krieg et S. Weber, Jésus Christus, Freiburg i. B., 1908, ^rgii ; G. Esser et .1. Mausbach, Religion, Chrislentum, Kirche, vol. II, Kerapten, 1912, liv. VI (F. Tillmann) et VU (G. Esser ) ; A. Ehrhard, Das Christus prohlem der Gegenivart, Mainz, 1914.

A. J. Maas, article lesus Christ, dans la Catholic Encyclopedia, vol. VIII, New-York, 19 10, p. 374-385 ; L. Murillo, Jesucrisio y la Iglesia, Madrid, 1899.

A. Cellini, // valore del titolo « Figlio di Dio i> pressa gli Evangeli sinottici, Rome, 1907 ; G. van Noort, De Christus, zijn Persoon en zijn U’erk, Amsterdam, igii ; R- Spacek, /es « ^ Christ, Messie divin et vrai Fils de Dieu d’après les évangiles synoptiques [en tchèque], Prague, 1914.

314. — Des ouvrages anglicans ou protestants conservateurs, on retiendra le livre ancien, mais encore utile, de Ed. de Pressensé, Jésus Christ, Paris, 1866, et Ecce Jlomo [de J. R. Seeley], London, 1866, essai intéressant d’une présentation moderne de la vie et de l’enseignement du Christ.

Les innombrables travaux ou mémoires parus depuis n"olTrent rien de comparable aux ouvrages de W. Sanday, en particulier à son article Jésus CJirist du Dictionarr ofthe Bible de J. Hastings, II, Edinburgh, 1899, p. 603-653, et à part sous le titre C)utlines of the Life of Christ’^, Edinburgh, 1909. Les autres ouvrages du même auteur, recueils d’articles ou de conférences, en particulier The Life of Christ in récent research, Oxford, 1907 ; Chrislologr and Personality [conteitant : Christologies. ancient nnd modem] Oxford, 1912, ont de l’intérêt, mais sont loin de valoir le premier.

L’article de A. B. Bruce, Jésus dans VEncyclopedia Bihlica, de T. K. Cheyne, II, London, 1901, col. 2435-2555. n’est qu’un résumé assez froid des précédents travaux de l’auteur.

Sur la personne du Christ, la littérature anglicane est très considérable : les travaux les plus notables sont cexix du D’Ch.Gore, Dissertations on suhjects coniiected with the Incarnation, London, 1907, complément de ses Bampton lectures de 1891 sur l’Incarnation ; et de R. C. Moberly, Atonement and Persnnnlity, London 1901. Plus récents sont ceux de MM. W. P. du Rose, The Gospel in the Gospels, London et New-YorU, 1906 ; A. E. Garvie,.’<ludies in the inner Life of Jésus, London, 1910 ; et R. Mackintosh, The doctrine of the Person of Jésus Christ, Edinburgh, 19 12.

Parmi les ouvrages des protestants français conservateurs, on remarquera : , V. Arnal, La Personne du Christ et le rationalisme allemand contemporain, Paris, igo4, et le Vw-re vigoureux, mais par endroits radical, de M. Henri Monnier, La Mission liistorlque de Jésus, Varis, igoô.-ii.ti’t.

Les différentes nuances du protestantisme conservateur allemand sont représentées dans les 1403

JESUS CHRIST

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ouvrages récents de MH. J. Kunze, Die eivige Gottheit Jesu Christi, Leipzig, 190^ ; R. Seeberg, Aus Religion und Geschichte, II, Zur systematische Théologie, Leipzig, 1909 : Fr. Loofs, Christologie dans PBE^, et IVhal is ihe Truth aboiit Jésus Christ ? Edinburgh, igiS.

Il ne peut être question de citer ici tous les travaux de tendance rationaliste. De protestants libéraux français, il faut noter les ouvrages d’Auguste Sabatier, Esquisse d’une Philosophie de la lieligion d’après la psychologie et Fhisioire, Paris, 1896, et Les Religions d’autorité et la Religion de l’Esprit, Paris, igoS ; d’Albert Réville, Histoire du Dogme de la Di^’inité de Jésus-Christ, 186g, Paris, 3 1904 [sans valeur, mais caractéristique] ; Jésus (/e jVa : areiA, Paris, 1897.

515. — Parmi les rationalistes purs, le plus notable est M..lfred Lois}’, Jésus et la tradition évangélique, Paris, igio [représente la forme dernière de sa pensée comme exégète ; comme bistorien des religions, M. Loisy semble devoir aller plus loin encore dans la voie des négations]. Cf. l’Evangile et l’Eglise, Paris, igoS ; Autour d’un petit livre, Paris, 1904. On peut citer les ouvrages de MM. Piepenbring et Ch. Guignebert, Le Prohlème de Jésus, Paris, 1914.

Le libéralisme anglais et américain s’est formulé dans toutes ses nuances, soit dans les articles et recensions du Hibhert Journal (depuis octobre 1901), qui vont du radicalisme atténué de M.VI. James MolTatt et B. W. Bacon jusqu’au radicalisme virulent de M. J. Estlin Carpenter et du Rev. R. J. Campbell, — soit dans ceux de VEncyclopæiia liiblica de T. K. Cbeyne, London, 18gg-igo3. Les principaux articles touchant le Christont été, dans ce dernier ouvrage, confiés au professeur P. W. Selimiedel, et c’est un nouveau signe de l’hégémonie allemande.

516. — L’arc-en-ciel des opinions libérales allemandes s’étale dans la curieuse brochure, qui est aussi le testament exégétique de celui qui fut le chef incontesté de l’école libérale, H. J. Holtzmann, Das messianische Beuusstsein Jesu, Tiibingen, igo7.. gauche, deux groupes assez distincts : les « antiræssianistes », guidés par W. Wrede, Das Messiasgeheimnis in den Evangelien, Goetlingen, 1901 [tiennent que Jésus ne s’est pas donné, ou ne s’est pas certainement donné, pour le Messie ] ; et les’< eschatologistes » [ramenant à peu près toute la prédiction du Royaume à l’annonce de la catastrophe finale, cosmique, considérée comme imminente] dont le précurseur a été le prof. Johann Weiss. Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes, Gocttingen, 1892, ^1900, et le plus conséquent champion M. Alb. Schweitzer.

Au centre, le groupe le plus important, qu’on pourrait appeler des « éclectiques », refusant de s’inféoder à aucune hypothèse en particulier. Là voisinent MM… Jiilieher.W. Bousset,.Vrnold Meyer, Paul Wernle, W. HeitmiiUer. dont les dilTérents portraits de Jésus se sont partagé la faveur des protestants libéraux. Le plus caractéristique me parait être le Jésus de M. W. Bousset (^Tiibingen, 1907). M. Ileinrich Weinel, après avoir présenté Jésus, dans sa Biblische Théologie des Neuen Testaments, ïibingen, igii, surtout comme le prophète d’une religion de la délivrance et de la rédemption, fondée elle-même sur la foi en 1 absolue sainteté de Dieu et les conséquences morales qui en découlent, — renonce, dans son Jésus, Berlin, 1912 [collection : Die Klassiker der Religion] à donner un tableau d’ensemble, et se contente de

présenter, classées et accompagnées d’un bref commentaire, les paroles, jugées par lui authentiques, du Maître.

A l’extrême gauche, formant un groupe à lui seul, on pourrait mettre M. J. Wellhauscn, et à droite (du parti libéral !) MM. Adolphe Harnack et ses élèves, Ernest von Dobschiitz et les siens. A vrai dire ils forment, le second surtout, transition entre les protestants conservateurs et les libéraux.

La littérature italienne sur la question est très soigneusement relevée dans les appendices bibliographiques qui suivent les chapitres du livre de B. Labanca, GesaCristonellalitleratura contempuranea, Torino, igoS.ch. m à ix. L’auteur fut un libre penseur avéré, et ses appréciations doivent être lues en conséquence.