Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Laïcisme

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 890-911).

L

LAÏCISME. — Préambule. — Notions générales : 1o le parti ; 2o la doctrine, en regard de la doctrine catholique. A) La doctrine catholique : a) distinction des laïques et des clercs ; b) distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. B) La doctrine laïque.


Ire partie : l’Anticléricalisme, forme négative et populaire du laïcisme.

I. Les griefs contre le clergé. A) Griefs généraux. Réfutation. B) Griefs particuliers. Réfutation.

II. Le véritable objectif de l’anticléricalisme : ruine de la constitution de l’Église. A) Histoire sommaire. Déclarations et aveux. B) Les promoteurs. a) Les héritiers de la Révolution française ; b) les francs-maçons ; c) les protestants.


IIe partie : le Laïcisme proprement dit : forme positive, doctrinale, philosophique et religieuse.

I. L’idéal laïque : liberté absolue de l’individu, a) Libre pensée ; b) morale indépendante ; c) athéisme ; d) religion de l’irréligion. Le laïcisme obligatoire.

II. Le régime laïque : la république démocratique.

III. L’œuvre laïque : la laïcité ; l’État et la société sans Dieu.

§ 1. L’État sans Dieu. A) Sécularisation et laïcisation de l’État ; B) Laïcisation des services publics essentiels à l’État ; C) Laïcisation des services publics non essentiels à l’État : enseignement, assistance, etc.

§ 2. La société sans Dieu. A) Mesures contre l’Église catholique : a) suppression des privilèges du clergé ; b) suppression du droit de propriété. B) Mesures contre l’autorité spirituelle et toute communauté religieuse : Loi dite de Séparation ; lois contre les Congrégations.


IIIe partie : Réfutation du laïcisme.

I. Réfutation négative. Les objections contre le laïcisme.

§ 1. Contre l’idéal laïque. — Désaccord : a) avec l’observation psychologique élémentaire ; b) avec les lois de la vie ; c) avec les résultats de l’expérience ; d) principe faux et contradictions.

§ 2. Contre le régime laïque.

§ 3. Contre l’œuvre laïque.

II. Doctrine positive. La constitution de l’Église catholique au regard de la raison. — Préambule : point de départ, un fait : l’homme ne se suffit pas.

§ I. Distinction de la société civile et de la société religieuse, sauvegarde de la liberté individuelle.

§ 2. Distinction des laïques et des clercs. Vers la liberté par la vie. a) L’Église est un corps vivant ; b) diversité des organes pour le bien commun ; c) l’idéal, c’est la vie, et la liberté par la vie ; d) les laïques subordonnés aux clercs ; les clercs, ministres des laïques ; e) les droits de l’individu. Éminence des petits dans l’Église.

Conclusion.

Bibliographie.

Préambule. — Notions générales. — 1o Le parti. — Le Laïcisme — et il ressemble en cela à toutes les hérésies, l’arianisme, le protestantisme, le jansénisme — est à la fois une doctrine et un parti, ou plutôt c’est la doctrine d’un parti. Ce parti a une date et un champ d’action dans l’histoire. C’est le parti qui est arrivé au pouvoir en France aux élections de 1876, s’y est affermi après la tentative du 16 mai, et s’y est maintenu jusqu’à l’heure actuelle (août 1914). On le trouve ailleurs et à d’autres moments dans l’histoire. Mais nulle part il n’a jamais réalisé son programme avec tant de ténacité et de succès. Nulle part il n’est possible de se livrer à un inventaire plus complet de ce qu’il est, de ce qu’il veut, de ce qu’il peut produire.

La iiie République, durant cette période, s’est fait gloire d’ériger dans le monde le drapeau de la laïcité. Elle n’a rien eu plus à cœur que de faire une politique laïque, d’instaurer une législation et des mœurs laïques. La laïcité est le caractère, auquel elle a reconnu ceux qui étaient vraiment « de son esprit ». Les ministres ont fréquemment varié en France depuis quarante ans ; tous, sans aucune exception, se sont réclamés d’une absolue fidélité au programme laïque.

En 1914, dans un discours prononcé à Belfort, M. Millerand, plusieurs fois ministre, membre de la Fédération des Gauches, soi-disant libérale et nationaliste, tenait à bien marquer que ses doctrines et celles de ses amis étaient, au point de vue laïque, invariablement fixées ; et il faisait siennes ces paroles que lui avait adressées, dans une lettre, M. Waldeck-Rousseau au moment où il avait quitté le ministère : « Pour les républicains qui songent, l’anticléricalisme est une manière d’être constante, persévérante et nécessaire à l’État. Il doit s’exprimer par une série indéfinie d’actes et ne constitue pas plus un programme que le fait d’être vertueux, ou honnête, ou intelligent. »

De pareilles déclarations sont révélatrices.

L’anticléricalisme ou le laïcisme est évidemment une sorte de foi, de contre-Église, comme un nouveau baptême ineffaçable, un credo irréductible. Quels sont les articles de ce credo ? Avec quels 17d9

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articles du credo calliolique sont-ils en opposition immédiate ? Tel est ce qu’il faut d’aliord préciser, et ce qui relève directement du bul qu’on se propose dans un dictionnaire apt)logétiquo.

2" La doctrine laïque en regard de la doctrine catholique. — Le laïcisme s’est d abord appelé et s’appelle encore parfois Vanticléricalisme. C’est qu’il a été, dès sa première heure, une doctrine d’opposition, une négation ; et il demeure, aujourd’hui encore, dans son fonds substantiel, la négation du i droit de l’Eglise catholique à exister sous la forme d’une société hiérarchique et indépendante dans son domaine.

De là, la nécessité de bien connaître et d’avoir devant les yeux la doctrine de cette dernière sur sa propre constitution. Deux traits en composent l’armature essentielle.

A) La doctrine catholique, a) Distinction des laïques et des clercs. — Il y a dans l’Eglise des laïques et des clercs, et l’un se dit i)ar opposition à l’autre. Dès les premiers temps du christianisme, les liiiéles furent divisés en deux grandes catégories : les clercs, à qui était réservé le sanctuaire ; les laïques, le peuple (du grec / « O qui occupait la nef. Tous étaient des croyants. Mais cette séparation dans le lieu était, elle est encore le symbole d’une séparation plus profonde dans les fondions et les droits. Seuls, les clercs exercent les fonctions spécifiquement sacrées ; seuls, ils sont délciileurs, quoique à des degrés divers, suivant leur place dans la hiérarchie, de la juridiction spirituelle. Dans la société religieuse, telle que la conçoit le catholicisme d’après les préceptes de Jésus-Christ, formulés dans l’Evangile, le clergé commande, le laïque obéit. Les documents les plus modernes sont d’accord sur ce point avec les i>lus anciens.

Nous devons tout faire, écrit au i^’siècle saint C1.KMBXT, pape, dans l’ordre prescrit par le Seigneur. Et adaptant à la Loi nouvelle les prescriptions de la Loi ancienne : « Le Souverain Pontife a ses fonctions ; les prêtres ont leur place, telle qu’elle leur a été assignée. Le laïque est soumis aux lois qui gouvernent les laïques. » Jd Corinihios. XL, P. 6’., I, 288-289. On se rappelle le geste de S. Ambroisb écartant Théodose : « Prince, lui dit il, le sanctuaire ne s’ouvre qu’aux prêtres. Sortez donc, et joignezvoiis aux autres lidèles : la pourpre fait des empereurs, non des prêtres, s Thkodorbt, //. Ii., V, xvii ; P. a.. LXXXII. 1236 D. (Cf. Bacxard. Vie de S.Amhroise. p. lioli.) Les derniers papes ont eu fréquemment l’occasion de rappeler les mêmes principes. LÉON XllI écrivait en 1888à Mgr Meignan, archevêque de Tours : « Il est constant et manifeste qu’il y a dans l’Eglise deux ordres bien distincts par leur nature : les pasteurs et le troupeau, c’est-à-dire les chefs et le peuple. Le premier ordre a pour fonction d’enseigner, de gouverner, de diriger les hommes dans la vie, d’Imposer des règles ; l’autre a pour devoir d’être soumis au ]>remier, de lui obéir, d’exécuter ses ordres et de lui rendre honneur. » (Edition des O : iestions actuelles, t. I-IV, p. 303.)

h) Distinction du poui’oir spirituel et du pouvoir iempiirel. — Hiérarchisée dans son for intérieur par suite de cet te distinct ion entre laïques et clcrcs, lEgïise catholique réclame de plus tous les attributs d’une société parfaite et indépendante dans son domaine. Proposée aux choses divines et spirituelles, elle prétend n’être subordonnée, dans leur administration, à aucun pouvoir terrestre et exercer sur ce terrain une autorité souveraine.

Là encore les lignes essentielles du système n’ont pas varié depuis vingt siècles. Le divin Fondateur avait dit lui-même à Pilale : Mon royaume n’est pas

de ce monde » ; et aux Pharisiens : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Mais dans l’onlre spirituel, il avait revendiqué pleine puissance : « Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre » ; et il l’avait léguée à ses apôtres : Comme mon Père m’a envoyé, ainsi je vous envoie ; « tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel ; et tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel. »

LÉON XIII n’a fait lui-même que rappeler renseignement traditionnel de ses prédécesseurs, quand il disait dans l’encyclique Imniortale Dei : a Dieu a divisé le genre humain entre deux puissances : la puissance ecclésiasti<iue et la puissance civile : cellelà préposée aux choses divines, celle-ci aux choses humaines. » Et il ne faisait point dillieulté de reconnaître à cette dernière la plus large indépendance dans son domaine propre : « L’Eglise et la sociélé politique ont chacune leur souveraineté propre ; par conséquent, dans la gestion des intérêts qui sont de leur comi>étence, aucune n’est tenue d’obéir à l’autre dans les limites où chacune d’elles est renfermée juir sa constitution. » (Encycl. Sapientiæ chrislianae.) Mais Léon Xlll ajoutait toutefois avecraison : cr Dans les questions qui appartiennent à la fois au jugement de l’une et de l’autre, bien que sous un rapport dilTcrent, celle qui a charge des choses humaines dépend, d’une manière opportune et convenable, de l’autre qui a reçu le dépôt des choses célestes. » (Encycl. .ircanum di inné sapientiae.) — (Voir lettre du cardinal Merry del Val à Mgr Sevin ; Etudes, 5 novembre 1913.)

Le système catholique implique donc une double organisation : la distinction des clercs et des laïques, la distinction de la société spirituelle et de la société civile. La lilierté des laïques, pleine et entière sur le terrain des intérêts temporels, se trouve du même coup grevée d’une double dépendance à l’égard du clergé : l’une, relative aux choses sacrées, dans l’intérieur du temple ; l’autre, plus nuancée mais réelle encore, relative aux questions mixtes, sur le forum.

Rien de plus conforme à la notion que l’Eglise catholique se fait d’elle-même. Elle se déclare mandatée par Dieu lui-même pour gouverner les hommes et les conduire à leur On dernière. Elle a donc tout pouvoirde subordonner ce qui passe à ce qui demeure, les intérêts de la terre à ceux du ciel, la vie du temps à celle de l’éternité. Elle organise et prépare le Royaume, oii Dieu sera seul Maître et Souverain Seigneur.

H) I.a doctrine laïque. — En face de cette doctrine, le Laïcisme se pose non seulement en contradicteur, mais en adversaire irréductible.

A première -ue, et à ne s’en tenir qu’à la définition suggérée parle mot, le laïcisme est simplement une ingérence des laïques dans le domaine réservé au.^ clercs. En fait, cette ingérence comportedenombreux degrés. Elle peut aller de l’empiétement partiel à la négation totale, non seulement des <lroits du clergé, mais de l’autorité dont il se dit le mandataire.

Tous ces degrés, le laïcisme de la m » République, de 1876 à 1914, les a francliis. De là, les diffcrentes attitudes qu’il a prises. Parfois, dans les premières années surtout, il semblait se proposer seulement de limiter l’inlluence du clergé catholique. Dans la loi sur le régime des.ssociations et la séparation de rE’.rlise et de l’Etat, il a nettement tenté de briser l’organisation de l’Eglise catholique et sa suprématie spirituelle. Tel est. sans nul doute, le but qu’il poursuit. C’estce qui ressort des déclarations lesplus récentes de ses protagonistes. Au sens le plus 1771

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formel, et de la manière la plus explicite, il est, avant tout, la négation, au nom de la liberté individuelle, de toute suprématie du clerc sur le laïque, du pouvoir religieux sur le pouvoir civil. « L’Eglise, disait M. ViviANi au Sénat le 2^ mars igi^, s’offre à nous sous deux aspects. Si elle n’était qu’une croyance, si elle se contentait d’ouvrir des temples aux lidèles, de les appeler à la prière, de leur ollïir la paix, le silence et la résignation…, qu’y trouverions-nous à redire ? Mais… l’Eglise est plus que cela, le cléricalisme ne lui permet pas de n’être nue cela.elle veut être un gouvernement… Voilà la dislance qui nous sépare. » (Ed. des Questions actuelles, 4 avril igi^, p. 452.)

Le dogme capital, avoué par le laïcisme, ce n’est donc pas. on le voit, l’irréligion ni l’athéisme : c’est que la religion doit rester une affaire strictement privée. C’est la négation de toute autorité religieuse, extérieure à la conscience individuelle, la négation de l’Eglise en tant qu’elle est un gouvernement des âmes. L’Etat laïcisé ne connaît que des consciences individuelles, dégagées de tout lien religieux extérieur à elles mêmes. Il ignore Dieu. L’athéisme social devient ainsi une loi du système. Il y a plus. A cet athéisme social, voilé sous les noms divers de laïcité, de neutralité, ou même de respect des consciences, les partisans du laïcisme tendent à donner un caractère sacré et obligatoire, à en faire une sorte de religion et d’Eglise à rebours. Il prend ainsi dilTérentes attitudes et revêt, suivant les circonstances, comme un quadruple caractère : il est anticlérical, anticatholique ou antiecclésiastique, antireligieux, pour devenir lui-même à son tour, par une nécessité immanente, justement tout ce qu’il condamne, une sorte de clergé, d’Eglise, de religion, mais en caricature, c’est-à-dire une secte usurpatrice, violente, accapareuse, despote. Son triomphe serait pratiquement d’aboutir à l’athéisme individuel obligatoire. Le rêve laïque, c’est l’homme fait Dieii.

C’est à cette doctrine, semblet-il. qu’il faut réserver le nom spéciûque de Laïcisme. Les citations que nous aurons à faire l’établiront avec évidence. Il était nécessaire de l’indiquer dès maintenant pour orienter notre exposé et notre réfutation.

PREMIÈRE PARTIE

L’ANTICLÉRICALISME

Forme négative et populaire du laïcisme

I. Les griefs contre le clergé. — La forme primitive qu’a revêtue le Laïcisme, la plus usuelle, la plus populaire aussi, c’est la résistance aux empiétements du clergé, à son esprit de domination, aux soi-disant excès de sa propagande. Au cléricalisme, qui est l’usurpation du clerc, on oppposait le droit du lnïque. C’est pourquoi la lutte fut d’abord anticléricale. Notons que le mot prête à confusion : il pourrait signifier en effet la défense d’un droit légitime contre une usurpation, et en cela il n’importe rien de blâmable. Le clergé n’est pas, de droit, omnipotent. Il n’a rien à voir sur le terrain des affaires purement tem])orelles. Mais où s’arrête le droit légitime, où commence l’usurpation ? On ne s’est pas en général embarrassé de l’examiner. Vague, le mot avait l’avantage d’être commode. Il pouvait facilement alimenter une campagne sommaire, où l’on se flattait d’être opportuniste, de sérier les questions et de ménager les étapes nécessaires aux desseins que l’on méditait. Sous couleur de protéger le povivoir civil et les droits des laïques, on pouvait discréditer le clergé, échauffer les i)assions contre lui, déconsidérer sa mission elle-même. Les fauteurs du

laïcisme affectèrent cependant tout d’aboi-d de ne s’en prendre qu’aux empiétements des }uêtres. Aux élections de 1876, plusieursdes candidats qui se présentent comme républicains protestent dans leurs déclarations contrercnvahissemenl clérical. Mais ce qu’ils entendent jiar là, disent-ils, c’est l’intrusion du clergé dans le gou^ ernenient de la société civile.

« J’entends que l’Eglise reste l’Eglise, s’écrie GamniiTTA

dans son discours de Lille. J’entends que, résignée à poursuivre sa carrièrede consolation purement spirituelle, elle se défende dans ce domaine, mais qu’elle ne vienne pas semer la haine et la discorde, l’insinuation calomnieuse : c’est là qu’est le péril. » Dans la Drôme, M. Emile Locbet promet, lui aussi,

« de défendre la société civile et les lois qui l’ont

constituée depuis 1789. contre tout empiétement, envahissement et tendance de domination cléricale ». Il ne s’agit, on le voit, que de protéger la société civile. Quelques années plus tard, et chaque fois que les chefs du parti le jugeront opportun poin- endormir quelques résistances, ils tiendront le même langage. <i, >ous sommes institués, dira Jules Ferry au Sénat dans la séance du 10 juin 1881, pour défendre les droits de l’Etat contre un certain catholicisme, qui n’est point le catholicisme religieux et que j’appellerai le catholicisme politique. » C’est à satiété qu’on répétera avec lui : « Oui, nous avons voulu la lutte anticléricale ; mais la lutte religieuse, jamais, jamais. »

Qu’avait donc fait le clergé, pour qu’au risque de troubler la paix et l’unité du pays, de le précipiter dans les discordes intestines, le chef des 363, allant à l.i bataille, osât jeter à ses troupes ce cri de guerre, qui tant de fois ensuite devait devenir un cri de ralliement :

« Le cléricalisme, voilà l’ennemi I » (Séance

du 4 mai 1877.) Lorsque Gambetta dénonçait et essayait de flétrir le gouvernement de M. de Broglie en l’appelant le « ministère des prêtres », le n gouvernement des curés », y avait-il vraiment péril en la demeure ? Quels reproches si graves pouvait-on faire au clergé français ?

Nous n’avons pas ici à écrire une histoire complète. Knus n’avons qu’à répondre aux objections et à défendre l’Eglise des accusations portées contre elle. Il s’agit de justifier le rôle du clergé français à ce moment de l’histoire. En vérité, il n’y a pas lieu de paraître embarrassé en cette matière. Le clergé français de la seconde partie du xix’siècle s’est consciencieusement acquitté de son ministère. Les griefs formulés contre lui n’ont pas de fondement. Il faudrait ajouter : ils n’ont pas d’excuse.

A) Griefs généraux — les empiétements, l’esprit dominateur et militant du clergé. — Réponse. — C’est un reproche que, sous cette forme générale, l’Eglise aura toujours de la peine à éviter. Instituée tout entière pour le bien commun de la société, elle a le devoir de défendre sa propre existence, pour rester fidèle à la mission qii’elle a charge de rem[dir. La vérité révélée dont elle a le dépôt, elle doit la prêcher aux hommes. Les sacrements dont elle est dispensatrice, elle doit les administrer et non les garder pour elle. Pour mieux propager le culte de l>ieu, et s’employer i>lus fructueusement au service des hommes — ce qui est toute sa raison d’être et sa fonction — elle doit s’efforcer d’aA olr des ressources et de l’influence, multiplier les démarches, élever la voix, encourager. Bup])lier, blâmer, faire des instances, l’Apôtre lui en a fait im devoir : Argue, (disecra, increpa, insta opportune, importune, à tem])S et à contre-temps. Il en est qui voudraient l’Eglise moins remuante, moins passionnée, sereine et même quelque poi indifférente, à la manière d’une école de philosophie. En adoptant cette altitude, l’Eglise se 1773

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mentirait à elle-iuèuie, à sa mission, aux intérêts dont elle à la ganle. Ses prêtres ne sont pas des professeurs de sagesse : ce sont des ministres, qui ont à gérer les choses de Dieu, lisent à faire respecter son nom, à faire connaître ses œuvres, à promulguer ses commandements. Ils ont à faire valoir le sang de l’Homme-Dieu, répandu pour le salut du monde. Us ont à conduire les âmes de leurs frères à la vie éternelle.

Voilà ce qu’il ne faut pas oublier quand, sous le nom de cléricalisme, les adversaires de l’Eglise essayent de flétrir, avec Tapprobation parfois de quelques catholiques, ce qui n’est que l’expression d’une foi sincère et loyale, l’esprit de zèle et d’apostolat. Sans doute, les excès sont toujours possibles. Mais il ne faut pas facilement préjuger les intentions. Un clergé entreprenant vaut mieux qu’un clergé endormi. Ceux qui ont vraiment souci de l’impartialité ne doivent pas accorder le bénélice des circonstances atténuantes aux laïcisateurs qui ont dénoncé, puis condamné les « moines ligueurs ». N’avait-on pas dit jadis du Sauveur du monde : Commoyet popuhnn ! Seducil turl/as.’… Il séduit, il accapare, il trouble, il est l’ennemi de César…

Pour défendre le clergé français et lui rendre justice, c’est dans cette haute région des principes qu’il faut se maintenir. Prêtres et moines n’ont pas là besoin d’excuses. Ils sont des victimes, contre lesquelles, coûte que coûte, on voulait trouver des griefs. De ces griefs, nous allons faire un examen sommaire. Ils peuvent se ramener à trois catégories.

B) Griefs particuliers. Réfutation. — i) Les prédicateurs ne songeaient qu’à organiser « la croisade de Dieu, et partaient, quelques semaines après, avec des sommes élevées, où l’obole de la veuve voisinait avec l’olfrande du riche et la rançon du péché. Des faits analogues se répétaient dans dix, dans cent, dans des milliers de communes ». P. Sabatieu, L’orientation religieuse de la france actuelle, p. 51.

Réponses. —. B. Cette accusation est portée sans aucune preuve, sans aucune référence. Qu’est-ce que des « milliers » ? Est-ce lo.ooo ?… L’accusation, même fondée, et elle ne l’est pas, loin de là. n’atteindrait pas plus d’un prêtre sur dix. Est-ce suffisant pour calomnier le corps tout entier ? L’ouvrage de M. P. Sabatier a des prétentions scientifiques. II a été publié dans la collection « Le Mouvement social cjntemporain ».

a) Il ne faut pas oublier que le clergé assumait à peu près seul à ce moment la charge de l’Assistance publique, qu’il défrayait pour une large partie budget de V Instruction puhlique, que les missionnaires catholiques — la Mission laïque ne s’est fondée que vingt ans plus tard — étaient alors les seuls ou à peu près à propager la civilisation chrétienne, la littérature et le bon renom de la France à l’étranger.

Le clergé recueillait des sommes pour édifier d’immenses basiliques, Montmartre, Fourvières, la cathédrale de Marseille, X.-D. de Lourdes, etc. Mais cathédrales et églises ne sont pas seulement pour le clergé ; elles sont aussi et d’abord pour les fidèles. Et ce n’est point là une mesquine sollicitude !

b) Enfin, au lendemain dp la Séparation, en 1906 et 1907, le clergé français a sullîsamment montré qu’il savait faire passer, bien avant les soucis financiers, le souci de la fidélité aux obligations de la conscience et au devoir religieux. Or, ni parle recrutement, ni par l’éducation, le clergé de 1870-1878 ne ditTérait sensiblement du clergé qui devait accepter avec tant de magnanimité les lois de Séparation.

2) Le clergé semblait n’avoir qu’un désir : celui de créer de vigoureuses haines : haine de l’Italie, maitresse de Rome…. haine de la société la’ique, haine de la forme républicaine.

Réponses. — a) On ne doit pas oublier qu’on venait d’assister à la spoliation du Pape.

h) Les protestations du clergé français à ce moment n’étaient pas plus violentes qu’elles ne l’avaient été sous Napoléon 111, qu’elles ne le sont encore dans les congrès des catholiques anglais, américains, allemands, en face de gouvernements protestants, au milieu de populations assurément plus bienveillantes à l’Italie de la Maison de Savoie que ne l’étaient les masses françaises aulendemain de 1870.

c) Il faudrait démontrer que le sentiment du clergé français ne répondait pas sur ce point à l’intérêt de la France bien compris ; que l’unification de l’Italie importait à la civilisation et à la prospérité générale de l’humanité ; et surtout que cette unilication ne pouvait avoir lieu sans la spoliation du Pai)e : voilà des problèmes historiques qui peuvent paraître résolus à des esprits superficiels, qui laissent néanmoins perplexes des observateurs attentifs..ux élections de 1877, les républicains qui allaient faire triompher le laicisme ont fait grand état de cet argument : nommer des cléricaux, c’est la guerre ! voter pour la République, c’est voter pour la paixl A quelques années seulement de 1870. c’était affoler le corps électoral. De la malhonnêteté de cette manœuvre, M. IlANOTArx, dans son Histoire de la /// « République, a de la peine à justifier les triomphateurs du 16 mai. Les paroles de M de Bismarck qu’il cite :

« Une France soumise à la théocratie papale est

incompatible avec la paix du monde », sont bien près de se traduire ainsi : « L’.llemagne protestante ne peut réaliser son hégémonie dans le monde, en face d’une France appuyée sur le principe d’autorité et le catholicisme. »

« L’Union sacrée » de tous les Français, réalisée

spontanément aux jours douloureux de igi/S- rejettent heureusement bien loin cette sinistre histoire, dont il vaut mieux ne plus faire état.

d) En ce qui concerne la Papauté, le clergé pouvait-il paraître indilférent à la suppression de ce pouvoir temporel, seule garantie qui — au jugement de l’intéressé — puisse sauvegarder l’indépendance de l’autorité spirituelle dans l’exercice de son ministère ? Et plus on paraît s’effrayer des responsabilités (]ue peut prendre la Papauté, plus n’y a-t-il pas d’opportunité à la maintenir à l’abri de toute domestication ? Et que ne dirait-on pas, si, avec la prétention de régenter les consciences et de les libérer de tous les esclavages, elle apparaissait elle-même prisonnière et asservie aux influences et aux pressions d’im pouvoir terrestre ? l.a question des Etats temporels du Pape n’est pas une question d’arpents de terre.

e) Reprocher au clergé français d’avoir lui-même déclaré la guerre à la République, est encore plus vain et ridicule. Il n’y a qu’à renvoj’erà La Fontaine.

« Tu la troubles », disait le loup à l’agneau. Puis, 

quand il serait vrai que la sympathie du clergé pour la République ait été médiocre, au nom de quels principes voudrait-on lui en faire grief ?

Qu’avait été la République dans les tentatives précédentes ? Quels servicesavait-elle rendus ? Qu’est-ce qui la recommandait, elle, ses protagonistes, son programme ? Serait-cele laicisme tel que nous l’exposerons plus loin ? Mais, si beau soit-il aux yeux de ceux qui l’admirent, n’est-il pas la négation radicale du catholicisme ? Et on blâmerait le clergé d’avoir été prévoyant, de n’avoir eu qu’un enthousiasme modéré !

3) Le troisième reproche est plus grave. Le clergé n’aurait songé qu’à ses intérêts, en face des foules qui venaient à lui. Il ne savait parler que de prières, de pèlerinages, de pénitence. Il a méconnu les aspirations de ce peuple qui « revenait vers-sa mère ».

« La table n’était point dressée. La vieille mère

n’avait aucun veau gras à tuer, ni même l’énergie de préparer un peu de nourriture substantielle pour les airamés. U ne lui restait que la force de se mettre en colère. Elle lit le procès des fausses doctrines et des faux prophètes…). (P. Sauatif.r, 1. c.)

Réponses. — a) Les gouvernements précédents n’avaient-ils pas assez prêché et encouragé l’amour du bien-être, la jioursuite de la richesse, la chasse aux plaisirs ? La France risquait-elle beaucoup à devenir plus austère dans ses mœurs, plus endurante à la peine et à l’elîort ? N’est-ce jias justement durant ces quelques années où la France a fait pénitence et jirié davantage, qu’elle a étonné ses ennemis j>ar sa puissance de résurrection ? On pajait les milliards du traité de Francfort ; on pensait à la revanche ; en 1870, l’Allemagne, effrajée par la puissante vitalité de ce peuple, songeait à une nouvelle guerre.

b) Quant à ces aspirations profondes du peuple, auxquelles le clergé catholique n’aurait pas répondu, quelles sont-elles ? Serait-ce l’ambition de donner à la Franceun empire colonial en échange des provinces perdues ? Est-ce que le représentant du clergé catholique à la Chambre des députés, IVIgr FKEPrKL, ne fut pas à côté de Jules Ferry, au moment de l’expédition du Tonkin ? N’est-ce pas au moment même où ils étaient frappés par les décrets, que les Jésuites fondaient, d’accord avec le gouvernement, l’Université de ISeyroulh ? Où vit-on oubli plus complet des injures personnelles, pour n’écouter que le bien du pays ? Et les exemples abondent. Veut-on parler des aspirations sociales ? Certes, les futurs instaurateurs du laïcisme n’y songeaient guère à cette époque. Gambetla niait qu’il y eût une question sociale. Mais le clergé catholique, lui, s’en préoccupait. Qu’on relise la Vvcation sociale de M. de Mun. N’est-ce pas en 187 1 que se précisa chez les catholiques le désir de travailler aune refonte totale de la société ? Et quand M. de Mun entrejiril sa campagne, n’a-t-il j>as trouve sur sa route l’ajifiui du clergé, toujours disposé à le mettre en contact avec les populations ? N’est-ce pas le renouveau, que chantait la voi.x du grand orateur et qu’il faisait acclamera l’ombre des presbytères et dans les assemblées que présidait l’élite de l’épiscoi>al français ? El où avait-il pris sa doctrine ? Il nous le dit lui-même, et, avec lui. toute l’école de ceux qu’on devait appeler ]>lus tard les catholiques sociaux et qu’on traitait alors volontiers de socialistes : dans le Srllabiis, Pendant qu’à propos du centenaire de Voltaire, comme on devait le faire encore plus tard à propos de J. J. Rotisseau et de Diderot, les orateurs « laïques » réchaulTaient la viande creuse de la phraséologie révolutionnaire, continuaient à débrider les passions individualistes, en projiageant l’anticléricalisme le plus grossier, le chef de l’Eglise catholique proposait aux méditations des foules le Syllahus, cette « moelle des lions », qui n’a pas cessé de fournir un aliment aux penseurs préoccupés de restaurer un ordre social conforme aux requêtes les plus hautes de la nature et de la raison.

Ce qu’il faut dire — sans que nous puissions y insister ici — c’est que l’Eglise, représentée jiar ses pasteurs, n’a pas craint de se mettre en travers des engouements passagers, qu’clle était en déliancc contre les Hagorneries que les parlementaires adressent au suffrage universel, qu’elle n’était pas dupe du violent amour dont on faisait étalage pour la liberté, l’égalité, la fraternité, à la veille de jiratiqucr les premières exiiulsions. Puisqu’on l’accuse d’avoir prêché la pénitence, et d’avoir ainsi heurté le jieuplc, il faudrait raiijieler par le détail la campagne

des 363 : ce cpi’ils promettaient, eux — il en est qui se le rappellent fort bien — c’était, dans les petites villes et les campagnes, que les auberges et les cabarets cesseraient enfin d’être fermés pendant la messe et les vêpres. Ce fut en effet une des premières réformes de la politique du laïcisme, quand il arriva au pouvoir, une de ses premières conquêtes sur le cléricalisme. Avant de forcer la porte des églises et des couvents, il ouvrit toutes grandes les portes des cafés.

11. Le véritable obj ectif de la lutte anticléricale : l’uine de la constitution de l’Eglise. — A). Histuire sommaire. Jiéclaralions et a’eii.r. — Les griefs que nous venons de réfuter, et qui furent surtout en usage, quoique non exclusivement, au début de la campagne laïque, avaient l’air de ne viser que les usurpations et les défaillances du clergé. En réalité, ils cachaient une hostilité plus radicale. C’est l’institution ecclésiastique elle-même qui était menacée.

On lui aurait pardonné d’exister si elle avait renoncé à exercer une action sur les âmes. Mais l’esl )ril de prosélytisme surtout constituait, aux yeux des auteurs de cette campagne, un tort inexpiable. Voir à cet égard les déclarations de Ciiallemel-Lacour, ! i décembre 1874. el la déliniliondu clérical’sme qu’en déduisait Bulïel, combattant à la tribune du Sénat les projets Ferry, en 1880. — (Cité par le P. nu Lac, France, p. loi-iob, Paris, igoi.)

Si les hommes politiques de la iiF Réimblique n’avaient eu que le désir d’arrêter les empiétements du clergé, rien ne leur eût été jilus facile. A jiartirde 1878, ils ont eu le pouA oir entre leurs mains, et les armes ne leur manquaient pas pour réprimer les excès du zèle sacei dotal. Ils avaient toutes celles que leur fournissait l’instrument légal du Concordai. Us avaient la force, l’influence, et le prestige que donne la possession à peu jirês incontestée du ]iouvoir. Par une singulière coïncidence, qui, dcvanl l’histoire, pèsera sur eux comme une charge accablante, en arrivant aux alTaires, ils trouvèrent en face d’eux, à la tête de l’Eglise catholique, l’un des jiontifes les plus amis de la France qu’on ail vus passer sur le trône de Si Pierre, et l’un aussi despUis enclins à l’indidgence et aux tractationsconciliatriccs.

LiioN Xlll avait été élu pape au conclave de février 1878. C’est aux élections du mois d’octobie de la même année, que les protagonistes de la hille anticléricale trioniphèrent déCnilivement avec les vainqueurs du 16 mai, les 363. Tous les atouts étaient donc dans leurs mains. A plusieurs reprises, la Papauté fit des avances ; j>our le bien de la paix, elle demanda à ses plus fidèles soldats d’onéreux sacrifices. La persécution religieuse, bien loin d’en être ralentie, en fut souvent aggravée. Quelle qu’ait été la bonne foi de quelques-uns des ministres répiddicains, il y eut toujours à côté d’eux des collaborarâleurs i>lus passionnés, qui firent échouer les moindres tentatives de modération. Et c’est en général à ces derniers que l’ensemble du |>arli a donné son approbation. En 1880, à l’instigation de M. de Fbeycinf.t, d’accord avec le nonce, les Congrégations acceptèrent de signer une déclaration publiciue, où elles aflirmaient leur soumission sans réserve aux inslitutions du pays, leur reconnaissance des droits du ]iouvoir civil, leur ferme propos de n’entretenir aucune intelligence avec les partis hostiles. M. Fi.ou-RENS, qui, de 1880 à 1888, fut ministre des affaires étrangères ou chargé de la direction des cultes, a raconté comment les collègues de M. de Freycinet empêchèrent la réalisation de cette démarche pacificatrice. {Itevue catholique des Institutions et du Droit, avril 191 4.) M. de Freycinel dut donner sa 1777

LAICISME

1778

démission, et les Congrégations furent une iiremière i fois expulsées.

La politique tout entière du ralliement, l’une des grandes pensées du règne de Léon Xlll, a sombré lamentablement. Et ce ne fut la faute ni du l’ape, ni du clergé, ni des catlioliques de France. S’il y eut quelques réfractaires, la soumission aux directions romaines, chez un grand nombre, fut entière ; chez plusieurs, elle fut cordiale. Elle alla parfois bien au delà de ce qui était exigé, et même de ce qui était convenable. Mais vains étaient les elforls. D’après les conlidences faites à M. Flourens (art. cité plus haut), la politique du ralliement ne fut, dans la ]>ensée du ministre français qui l’ébaucha, qu’une tentative pour diviser les catholiques, exercer une pression plus active sur le St-Siège, et hâter la Séparation. En tous cas, la porte de la République laïque, à peine entre-bàilléc, fut bientôt fermée avec violence. Les Livres blancs, publiés depuis, sont là pour attester quelles étaient les exigences du gouvernement français et l’inlassable condescendance de LÉON XIII. En 1900, les assomptionnistes, à la demande de M. Waldeck-Rousseau, furent invités par Rome à cesser leur collaboration au journal I.a Croix, qu’ils avaient créé, et dont ils avaient fait le puissant organe des revendications catholiques. Ils n’en furent pas moins poursuivis, traqués, condamnés. Après la loi de igoi sur les Associations, LÉON XIII aurait pu donner aux Congrégations religieuses menacées un mot d’ordre qui eût mobilisé toutes les résistances. Il préféra, sinon faire crédit à la bonne foi des auteurs de la loi. du moins ne point |)araitre en douter ; et il laissa les Congrégations libres de se soumettre ou de se soustraire aux aléas de la demande d’autorisation. On sait comment le Parlement français répondit à cette mansuétude, sous le ministère (-onibes. Pas une demande d’avitorisalion n’a été agréée ; la plupart ont été rejetées brutalement ; quatre ou cinq demeurent en suspens. EnCn, en igo4, la loi du 7 juillet a retiré le droit d’enseigner à toutes les Congrégations, même autorisées, que le législateur avait cependant promis solennellement d’épargner. Et, deux ans à peine auparavant, c’est un statut légal que Waldeck-Rousseau avait fait espérer aux Congrégations. Mais déjà, en 1880, n’est-ce pas avec d’aussi lénifiantes paroles que M. de Freycinet adjurait le Sénat de voter l’article ^ ? «.Mi ! Messieurs, disait-il, si je croyais que cet article portât atteinte à la religion, je ne serais pas ici pour le défendre ! "(Lecanuet, p. 43,)

En vérité, tous ceux qui ont eu des illusions n’ont pas manqué d’occasions pour s’éclairer sur la véritable signification de la lutte anticléricale sous la III* République. Les promoteurs de cette campagne ne se proposaient pas de faire rentrer dans l’ordre quelques moines combatifs ou des évêques récalcitrants. Ce ne fut jamais là qu’un prétexte.

Le cléricalisme, dénoncé par Gambetta comme l’ennemi ampiel il faut faire la guerre désormais, c’est Tin parti, c’est une doctrine, c’est l’Eglise, dont le clergé est le rempart, ("est « le phylloxéra, dira Paul BitnT à.uxerre, qu’il faut exterminer par l’article 7. comme on détruit l’autre par le sulfure de carbone ». Entre l’Eglise et la République. il n’y a pas de transaction possible, « Il faut que l’un des deux succombe, écrit /e Siècle : voilà la réalité des choses et la logique de la situation. » Pourquoi ? parce que, dira plus tard M, Doijiukrcur, « nousavons afTaireà un gouvernement, celui de l’Eglise, dressé eonire le nôtre, opposant sa doctrine, son but, son droit propre aux nôtres, c’est le droit de l’Eglise contre le droit de l’Etal laïque ». (Séance du 18 janvier 1910.) Dès les premières escarmouches, tous les esprits

attentifs ont pu mesurer la gravité de la lutte qui s’engageait sous le nom d’anticléricalisme ou de laïcisine entre l’Eglise et la m" Répulilique. C’est une véritable déclaration de guerre », écrivaient à propos des projets de loi Jules Ferry, en 1880, les évêques de la [irovince de’Jours, « Il y a, écrivait M. Vaoiieuot, lia n s la campagne qui se poursuit, avec nue persévérance déscsiiérante, plus que des représailles, plus que des jiassions, i)lus que des haines. Il y a un parti pris, un dessein conçu, un plan arrêté, il y a l’œuvre d’une secte, encore plus que d’un parti. Ce n’est plus une alTaire politique, c’est une alîaire de doctrine, on serait ju’esque tenté de dire une affaire de dogme et de religion, où se montre quelque chose de l’ardeur et de l’àpreté des luttes religieuses… ("est une lutte entre deux i)rincipes, deux esprits, deux tendances, dont il est impossible de mesurer l’intensité et la durée. » (Iteiiie des Tiens : Mondes,

! « novembre 1879,)

Mais quel est cet esprit, qui constitue, d’après les laïcisatenrs, l’essence de la société moderne, et qu’ils se donnent la mission de proléger, an besoin, par la force et par la persécution ? Avant de l’étudier en lui-même, il sutlit de rappeler quels en sont les promoteurs principaux pour comprendre que le but visé, c’est la ruine de la constitution de l’Eglise, de l’organisme catholique tout entier.

B). Les Promoteurs de l’Anticléricalisme.

a) Les héritiers de la Itéiolution française. — Il n’est rien dont les promoteurs de la liiUe anticléricale se réclament avec plus de fréquence et de vigueur que de l’héritage île la Révolution. « Nous vous convions, dit J. Ferry, à soutenir avec nous le combat de tous ceux qui procèdent de la Révolution française, de tous ceux qui ont recueilli son héritage. » (Disc, des 5 et G mars i 880.) Ces principes fournissent un viatique oratoire commode pour les réunions publiques, les l>anqnels, et pour la tribune parlementaire, aux politiciens qui n’ont jias d’autre doctrine qu’un anticléricalisme violent et abject, comme Gambetta, Conslans, Goblet, Combes. Les pliiloso])hies anliehréliennes du xyiii et du xix’siècles, issues de la même atmosphère que ces principes, leur fournissent facilement un appoint ; elles permettent d’arguer des droits de la raison, de la nature, du progrès, de la science, aux esprits moins simplistes et soucieux d’une attitude intellectuelle plus soignée, à des voltairiens comme Clemenceau, à des savants comme Berthelol, à des politiciens cultivés comme Paul Bert, Jules Ferry, Viviani, dont le laïcisme farouche cherche des points d’appui dans les hypothèses philosophiques du positivisme et de l’évolutionnisme. Des professeurs lettrés comme Burdeau n’ont pas de peine à faire fusionner la Déclaration des droits avec l’autonomie de la personne humaine, préconisée dans les sj’stènies de Kanl. Aux juristes férus de la suprématie du pouvoir civil, comme Waldeck-Rousseau, la Révolution fournit un code, où il n’y a qu’à puisera pleines mains pour renforcer les armes un peu fourbues des parlementaires et des légistes de l’ancien régime.

Avec son cortège de drames grandioses et effroyables, qui datent d’un siècle, elle acquiert de plus auprès des foules une valeur de mythe, de légende sacrée. C’est un thème incomparable sur les livres des libres penseurs sectaires, qui, n’ayant point de dogmes à prêcher, imposent le culte de la Révolution, et, tenus par leurs principes mêmes au respect des convictions d’aulrui. peuvent se réclamer des grands ancêtres pour autoriser les pires violences à l’égard de la liberté de ceux qui ne pensent pas comme eux.

L’anticléricalisme cependant, même étayé sur les 1779

LAICISME

1780

principes de la Révolution, n’aurait pas fait fortune en France bien long-temps : il ne serait en tout cas qu’une persécution, et n’aurait pas sa place dans ce Dictionnaire, s’il n’avait trouvé deux équipes de pionniers qui lui ont permis de faire figure de système rédéclii, en lui fournissant une doctrine à croire et un programme à réaliser : les francs-maçons, et la petite mais indomptalile cohorte des protestants libéraux. C’est sous leur iniluencc que la lutte anticléricale, qui eût lini par lasser l’esprit tolérant et léger des Français, s’est graduellement transformée en action laïque, en défense laïque, en politique laïque, et que le gouvernement républicain est devenu en quelque sorte l’Eglise ofTioielle du laïcisme, avec la mission de n’y jamais renoncer etd’en être l’apôtre, le porteétendard, à la face de l’univers.

/’) Les francs-maçons. — Le rôle de la francmaçonnerie sous la III" République est indéniable. Ce qu’il faut remarquer, c’est que beaucoup de catholiques ont longtemps refusé d’y croire. Impuissants à expliquer la guerre d’extermination faite à leurs coreligionnaires, ils se sont évertués à leur trouver des fautes ou des erreurs de lactique. Pas n’est besoin. La haine des francs-maçons y suffît. Il y a longtemps qu’elle avait élé dénoncée par les papes Ghégoirr XVI, Pie IX, LÉox XIU. Les historiens les plus indilfcrents sont obligés de lui assigner sa place dans la lialaille. « On ne peut nier son action, écrit M. Hanotaux, sur la Révolution française et sm- les crises politiques qui se sont succédé en France dans le cours du xix’siècle. Dès l’époque de la Restauration, dans le travail des sociétés secrètes, c’était bien la République — le mot est de SpuUer — que les loges cherchaient à fonder. » (f/isl.de la III Ilép., III, p. 503.) A propos des premiers projets de loi sur l’enseignement laïque, le même historien ajoute : Deux institutions acties et puissantes, la Francmaçonnerie et la Ligue de l’Enseignement, avaient préparé l’esprit aux solutions les plus énergiques et les plus fortes. » IV, p. 454-)

Or l’objectif principal de la franc-maçonnerie française, c’est la destruction du catholicisme. Ses membres les plus en vue n’en ont point fait mystère.

« La rupture avec Rome est faite, disait le F.-. Bonnet

au couvent de septembre 1904. La séparation la consommera. .. Un coup mortel sera porté… La destruction de l’Eglise ouvrira une nouvelle ère de justice et de bonté. »

Aussi n’avons-nous guère à en parler ici. La francmaçonnerie a été surtout une secte acharnée à détruire. Son rôle relève plutôt de l’historien. On n’a pas à discuter avec elle. Installée au pouvoir pendant de longues années, elle a dà cependant s’expliquer devant l’opinion. Elle ne pouvait se contenter perpétuellement de crier aux empiétements du sacerdoce. Elle a dû trouver une doctrine.

Cette doctrine, elle l’avait dans les principes de 8g : c’était la doctrine du Contrat social de J.-J. Rovsskau. Mais il fallait l’en extraire, en rajeunir les formules, les adapter aux courants et aux besoins modernes. Il faiblit surtout la frapper d’une empreinte nouvelle, pour faire oublier les convoitises grossières qu’elle avait contribué à démuseler, et la présenter aux regards inavertis comme une idéal bienfaisant et plein d’avenir.

c) Les protestants. — Ce fut la tâche de la petite équipe des protcst.Tnls libéraux, pasteurs ou fils de pasteurs, qu’on rencontre rivés dès le déliut au gouvernement de la République anticléricale et laïque. On trouve leur première trace historique, nous raconte l’un d’entre eux, au cours de l’année 1869.

« Il y a vingt-neuf ans que nous nous sommes rencontrés

i>, disait 1I. Ferd. Buisson en 18y8 aux

obsèques de M. Jules Steeg. « C’était à Neufchatel, en Suisse. » Il y avait là M. Félix Pécaut, qui est venu a|)piiyerde sa grave parole un cITort tenlé pour dégager du christianisme traditionnel et ecclésiastique ce qu’on pouirait appeler le christianisme éternel, une sorte d’évangile fait de la moelle du vieil évangile, une religion laïque de l’idéal moral, sans dogmes, sans miracles, sans prêtres. » Il y avait Jules Steeg, « alors un jeune et oliscur pasteur protestant », connu déjà cependant « comme un libre penseur religieux ». Il ne s’était d’abord agi que d’organiser une « petite et hardie Eglise libérale », dans la Suisse française La France ne tarda pas à leur oll’rir un champ beaucoup plus vaste. M. Steeg y rentra bientôt. Installé à Livourne, il fonda un journal, prit parti contre l’Empire, se lança dans la politique militante. Il ralluma le brandon des discordes civiles et religieuses dans les endroits mêmes où, aux xvi et xvii’siècles, elles avaient été si vives. M. Ferd. Buisson ajoute, parlant de M. Steeg et de ses amis : « Le vieil esprit huguenot les avait faits républicains avant l’heure, en plein Empire. » (Fui laïque, p. 62-65.)

En retour, ils devaient travailler, pendant de longues années, à donner au gouvernement de la République, sous le nom d’esprit laïque, d’idéal laïque, ce qui subsistait d’essentiel, après trois siècles, de la doctrine du libre examen, pour laquelle s’étaient passionnés leurs pères.

M. Jules Stbbg, de 1881 à 1898 au parlement, puis dans l’Université, par ses manuels scolaires, et son lu’osélytisme incessant ; M. Félix PiicAUT, de 1880 à 1896 inspecteur à l’école de Fontenay-aux-Roses, en réalité véritable directeur de conscience de cette école, où se forment celles qui seront ensuite, dans les écoles normales, les édueatriees des futures édueatrices des jeunes tilles de France ; M. Ferdinand Buisson, de 1879 a 1896 directeur de l’Enseignement primaire au ministère de l’Instruction publique, puis professeur à la.Sorbonne, député, conférencier, tels sont les hommes qui ont façonné l’hérésie nommée par l’un d’entre eux « l’hérésie de la laïcité ». (Foi laïque, p. 277-282.) Les dogmes en étaient épars dans toutes les philosophies anticatholiques du xviiie et du XIX’" siècles ; ils les ont rassemblés pour les appliquer à la refonte d’une société et d’un gouvernement nouveaux. Ce que J.-J. Rousseau et des initiateurs de la « Déclaration des Droits » ont été pour la Révolution française, ils l’ont été pour la 111° République. Il faut leur adjoindre M. Paul Sabatiuh, qui, bien qu’écarté par qnelques-uns de ses travaux et la nature de son talent du champ de bataille, n’a jamais cessé d’y apparaître ]iour i)rècher aux catholiques la coni^iliation avec les dogmes île la société niodc^rne

— le plus souvent au prix de leurs croyances les plus chères.

Notons aussi que beaucoup de ministres ont été l)rotestants. Presque pas d’éi|uipc ministérielle qui n’en ait compté dans son sein. Le premier ministère de J. Grévy avait à sa tête un protestant et trois autres parmi ses membres, trois et demi, dit M. Haiicitaux, à cause de Mme Rardoux. C’est souvent le ministère de l’Instruction publique ou celui de l’Intérieur qui leur fut attribué.

Tels sont les principaux inspirateurs du laïcisme. Ils sont les vrais ti ! s de ceux ijui avaient décrété la Constitution civile du clergé eu 1791, des fauteursdu libre examen au xvi’siècle, des sectaires et des fanatiques qui, sous le couvert des sociétés secrètes, ont toujours eu pour but la destruction de l’I’glise..Vutour d’eux ont gravité beaucoup de politiciens, hommes de grande valeur intellectuelle parfois, que des vues plus terre à terre ont attachés au régime 1781

LAICISME

1782

laïque. Avec ces derniers, la République aurait pu, sans grande peine, s’accommoder des croyances el de la constitution de l’Eglise. C’était impossible avec ceux <|ui lèvaientd’incarnei’dans cette l’orme de gouvernement un système philosophique et religieux, diamétralement opposé au catholicisme.

De ce système, qui est le laicisme, nous allons examiner maintenant les doctrines et les institutions.

ne PARTIE

LE LAICISME PROPREMENT DIT

Forme positive, doctrinale, philosophique et religieuse

1. Li’Idéal laïque : la liberté absolue de l’individu. — Le premier article du credo hiique, le l’Ius important, celui qui commande tout le système, n’est pas, à proprement parler, un article doctrinal, un lait constaté scientifiquement, une vérité évidente ou logiquement déduite ; c’est plutôt un axiome, un postulat, ou mieux encore une sorte de prétendu dictamen de la conscience, de préférence du cœur, de commandement aveugle.

Il L’iiomme, affirme-t-on, est libre. » Et ce n’est pas là l’énoncé d’un fait psychologique. Combien, parmi ceux qui affirment cette liberté, se réclament de philosophies nettement déterministes I C’est l’af-Qrmation d’un droit.

a) La Libre Pensée. — Et tout d’abord dans le domaine de la pensée. Enchaîner la raison, comprimer l’intelligence, c’est commettre un sacrilège…, la seule religion capable de régénérer l’humanité, si longtemps asservie par les religions dogmatiques, c’eslla libertéde conscience servie par l’intelligence, c’est le culte de la raison humaine. > Et il s’agit du culte de la raison individuelle : chacun ne doit relever que de ses propres lumières — ce quiest juste en un sens — mais oncntendqu’iln’estjamaislicited’accepter une doctrine sur la foi d’un autre, de l’accepter d’une manière définitive, irréformable, à n’importe quel point de vue, et en n importe lequel de ses articles. L’idéal du laicisme est la pensée qui n’est pas retenue aujourd’hui par ses affirmations d’hier, qui peut se dégager perpétuellement des idées d’autrui et des siennes propres, qui est à elle-même sa norme, une norme mouvante, susceptible de varier indéfiniment au gré du sens individuel.

L’esprit humain n’a pas à s’incliner devant une autorité, quelle qu’elle soit, « qu’elle commande de s’incliner devant les dogmes ou les principes a priori d’une religion ou d’une pbilosoiihie » (F. Boisson, Foi laïque, p. nj8).

En face de l’esprit vraiment libre, il ne doit plus y avoir de vérité intangible et sacrée. « Ce qu’il faut sauvegarder avant tout, a dit un des corjphées du laicisme, aux applaudissements de ses amis, ce qui est le bien inestimable conquis par l’homme à travers tous les préjugés, toutes les soufl’ranees et tous les combats, c’est cette idée qu’il n’j' a pas de vérité sacrée, c’est-à-dire interdite à la pleine investigation de l’homme, c’est que ce qu’il y a de plus grand dans le monde, c’est la liberté souveraine de l’esprit…, c’est que toute vérité qui ne vient pas de nous est un mensonge ; c’est que, jusque dans les adhésions que nous donnons, notre sens critique doit rester toujours en éveil, et qu’une révolte secrète doit se mêler à toutes nos affirmations et à toutes nos pensées ; c’est que, si l’idéal même de Dieu se faisait visible, si Dieu lui-même se dressait devant les multitudes sous une forme palpable, le premier devoir de l’homme serait de refuser l’obéissance et de

le considérer comme l’égal avec qui l’on discute, non comme le maître que l’on subit. » (Jauhès, Discours à la Chambre des députés, 1 1 février 181j5.)

b) La morale indéj.endante. — Pas plus que la pensée, la conscience humaine n’a de souverain à reconnaître. C’est d’elle-même qu’elle doit tirer les lois de son activité ; à elle, de se créer une morale. « Elle peut vivre seule…, elle peut jeter enfin ses béquilles théologiques, et marcher librement à la conquête du monde. » (J. Ferhy, Discours à la loge, g juillet 1876.) A elle de se créer des sanctions, d’absoudre ses fautes et de trouver ici-bas sa récompense, a Est-ce que la morale, pour être efficace, doit être pourvue des sanctions divines ?… Est-ce qu’une autre morale n’a pas le droit de dire qu’elle trouve sa sanction sur la terre, là même où elle a trouvé son idéal ?… Est-ce qu’au nom d’une autre morale, nous n’avons pas le clroit de dire que l’absolution d’une faute commise doit venir de l’homme lui-même, de son repentir, de ses remords, de la conquête d’une vertu nouvelle par laquelle il efface le passé ? » (VniAM, discours du 21 mars 1911. Questions actuelles, t. CXVI. p. 4ôo.)

L’homme, en définitive, n’a de devoir qu’envers lui-même. Xorme du vrai, il est aussi la norme du bien. Il n’a donc pas de devoir envers Dieu.

c) L’athéisme. — Si Dieu est un nom qu’il faut prononcer avec respect, un nom autour duquel « aucun sarcasme, aucune injure basse ne doit se traîner, c’est que tout idéal, dit M. Viviani, qu’il prenne sa racine dans la raison, dans le cœur, ou même dans la sensibilité, c’est que toute conviction, y compris la conviction religieuse, doit être respectée ». (Q.A.. t. CXVI, p. 419-) Mais ce n’est pas à Dieu, on le voit, c’est à l’idée que l’homme s’en fait, que doivent aller l’hommage et le respect ; c’est au sanctuaire delà conscience individuelle.

Là, du moins. Dieu peut-il conserver une place ? Oui, mais à la condition de s’y enfermer, de n’y être qu’une simple représentation idéale, que l’esprit humain, en l’hospitalisant, a rendue respectable. En lui-même, il n’est qu’une « chimère », une illusion qu’il faut reléguer à jamais derrière les nuages. (Q. A., 1. c, p. liai.) Il doit, en tout cas, rester aux dimensions de l’esprit humain, notion perpétuellement révisable. Lui prêter une autorité quelconque, superposée à celle de la pensée et de la conscience, serait un crime de lèse-humanité. Ce serait ouvrir la porte à des usurpations. Ce serait empêcher l’homme d’être maître chez soi. Ce serait l’amoindrir, le mutiler. Demeurer libre, libre à l’égard de toute autorité, ainsi que nous l’avons dit plus haut, n’est pas seulement un droit, c’est un devoir.

d) lieligion de l’Irrélgion. Le laicisme obligatoire.

— La liberté absolue, on la proclame un bien inaliénable. 1. Il faut que la personne humaine soit libre, écrit M. Ferd. Buisson : ce commandement s’adresse d’abord à la personne humaine. Elle-même ne peut pas plus annihiler sa liberté que la laisser annihiler ])ar autrui. Toute servitude est un crime de lèsehumanité, sans en excepter la servitude qui se croit volontaire. L’homme est fait pour penser, pour aimer, pour vouUdr. Si on le force ou s’il se force à ne pas penser, à ne pas aimer, à ne pas vouloir ou à ne le l’aire que par procuration et sur l’ordre d’autrui, c’est une personne mutilée : ce n’est plus l’homme s’épanouissant selon sa nature, c’estriiomme réduit à la passivité animale. La première forme de la liberté humaine, c’est donc la liberté de l’esprit. Il faut faire usage de sa raison et de sa conscience, pour avoir droit au nom d’homme libre. Qui a peur d’en user, avoue qu’il a peur d’être homme. Il peut décorer cette disposition du nom qu’il voudra, l’appeler foi, piété, dévotion, sentiment religieux, lumière 1783

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surnalurellc, grâce divine, peu imiiorle. Le fait est là : il n’ose pas éli’C homme, être libre, cire soi i>… {Foi laïque, p. igS.) De là, une règle s’ensnil. L’esprit laïque ou la libre pensée — ce qui est la même cliosc

— « exige que ses adhérenls aient expressément rejeté, non seulement toute croyance imposée, mais toute autorité prétendant imposer ses croyances ». (A’oi laïque, p. 198.) « Cliaque individu, dit de soncôlé M. Paul SAiî.viiF.n, n’a pas plus le droit de renoncer à un de ses devoirs ou à une de ses prérogatives, qu’il n’a le droit de s’émasculer. Nos frères aînés, il y a trente ans, curent des remplaçants, qui, ]>our mille ou deux mille francs, faisaient en leur nom leur service militaire. Or, voici qu’après à peine une génération, cette seule idée du remplacement nous paraît une monstruosité. » Aussi ne peut-il pas être permis de nous abandonner au jugement d’un autre. Qu’un autre puisse juger à noire place, paraît aussi impossible « ([ue de demiinder à un autre de manger cl de digérer pour nous ». (./ propos de la séparation des Eglises et de l’Elal, p.’68.) De là vient qu’il faut réprouver toutes les tutelles qui « sont inspirées par la déliance de la nature humaine d, qui « croient rendre service à la nature humaine en contiuuant indéliniment de la protéger contre elle-même… Nous n’acceptons pas pour l’Iiomme ce rôle de perpétuel mineur. Nous souhaitons de le mettre le plus tôt possible en possession d’une volonté qui soit la sienne, d’une raison et d’une conscience qui soient les siennes ». Car nul danger n’est comparable à celui de se résignera n’être pas soi-même, à penser et à vouloir par prootration » (Foi laïque, p. 99).

De pareils principes, on le conçoit, ne sont pas sevilement la négation de toute autorité religieuse, médiatrice entre l’homme et Dieu, la négation de tout clergé et de toute église. Ils sont la négation de l’autorité même de Dieu, et de toute religion.

Sans doute, on s’en défend. Ce que nous voulons combattre, c’est l’idée cléricale, c’est l’organisation cléricale », écrit M. F. Buisson, mais « rien de ce qui est humain ne nous est étranger. Nous n’entendons nullement fnire la guerre à l’idée religieuse, encore moins supprimer la liberté religieuse. » (Foi laïque, p. 159.) Kn vertu des principes posés, on se croira néanmoins en droit de dénoncer toutes les confessions religieuses, comme incompatibles avec l’esprit laiqtie. Et il est fort vrai qu’elles le sont, si l’esprit laïque consiste à poser en |irincipe l’émancipation totale de l’individu à l’égard de toute autorité étrangère, à ériger le respect de la personne liuinaine, de la raison, delà conscience, du vouloir, de l’élan et de l’instinct individuels en une sorte de culte, à transporter les attributs de la Divinité à l’individu, qui par dslinition deviendrait le Maître, (I celui qui s’appartient et nepejitpnsne pas s’appartenir 1) en vertu d’une suprématie absolue, inaliénable, essentielle. A ce comple-là, il n’est plus de clergé, plus d’Eglise possible. Mais on se demande quelle iilafc [)eut être réservée dans ce système à la Divinité, et en ipioi peut y consister la religion.

Il est plus loyal et plus frans d’écrire, comme les journalistes, a l’Uumani’é », et d’appeler cette religion nouvelle, avec J. M. Guvau, tout siraplemenl a V Irréligion ».

Tel est l’idéal laïque ; l’homme substitué à Dieu dans le culte du genre humain : l’homme d’hier, qu’il faut vénérer comme la source de la vie et dont l’histoire suffit à nous révéler tous nos devoirs ; l’homme d’aujourd’hui, auquel doivent aller toutes nos sollicitudes ; et l’homme de demain, en qui doivent dis-I )araitre de plus en plus toutes les défaillances, qui s’achemine vers un progrès indélini, et devant lequel il faut s’agenouiller.

Tel est l’idéal, idéal ol)ligatoire : c’est vraiment la religion de l’Irréligion.

II. Le Régime laïque : la République démocratique. — L’homme ne vit pas, il ne peut pas ivre isolé. La vie en société s’impose fatalement à lui. Elle est d’ailleurs un puissant moyen de propager, de fortilier, de faire régner l’esprit laïque. De là, la nécessité d’avoir un prograuiine social et politique. La libre pensée entend bien ne pas abandonner l’homme au seuil de la société. Elle ne peut « se contenter d’opinions purement spéculatives… il lui appartient de fournir une règle de vie aux sociétés aussi bien qu’aux individus ». (Foi laïque, p. 199.) Ce sera l’œuvre du nouvel évangile. De cet évangile, l’esprit laïque est l’àme, la laïcité en est l’expression sociale et politique. Elle en est le terme. Comment réaliser l’une sans être inlidèle à l’autre ? voilà le problème. L’esprit laïque en effet, c’est, on l’a vii, rindéjiendance absolue de la j)ersonne humaine ; or toute vie en société suppose coordination des membres ; interdépendance, soumission à des lois, à une autorité qui centralise les efforts particuliers dans l’intérêt général. Quel régime peut concilier ces termes contradictoires ? Ce régime, les partisans du laïcisme pensent l’avoir trouvé. Ils ont coutume de le désigner’I sous le nom de démocratie ou de république ». (Foi laïque, p. 193.)

Nous ne disons pas que l’esprit laïque ne puisse être réalisé par une autre organisation, ni que toute république doive nécessairement être engendrée par l’esprit laïque et façonnée d’après lui. Nous constatons simplement que les propagateurs du laïcisme, i]uenous étudions ici, se sont servis d’une forme de gouvernement qu’ils ont appelée Hépubliipie ou Démocratie, ou encore République démocratique, et qu’ils ont prétendu incarner sous celle forme politique leur idéal laïque.

La Uéiiublic]ue, telle qu’ils la conçoivent, est, « par définition, le régime sou= ! lequel chaque homme doit s’afTirmermajeur, responsableetaulonome ; il lui faut des citoyens qui s’appartiennent, et non des lidèles ([tii relèvent d’une autorité étrangère ». (Foi laïque, p. 74.) M. IL*.N0TAUx, examinant les principes de la Constitution de 1 876, ne tient pas un autre langage :

« L’esprit démocratique qui l’a inspirée, dit-il, est

avant tout un esprit de révolte : c’est cette inspiration ([ui est au fond du cœur de l’homme : Pas de contrainte I notre ennemi, c’est notre maître ! » (f£ist. de la III’République, III, p. 877.) Et ailleurs, à propos des premiers qui menèrent la campagne en faveur de la laïcité : « Ils appuyaient, dit-il, sur la terre le levier que d’autres suspendent au ciel. » Pour eux, « l’humanité se suflU à elle-même : soumise aux règles de la nature, elle implorerait vainement de la volonté divine un dérangement ([uciconcpie aux lois que rien ne trouble. Les fabricateurs d’espérance céleste et d’intervention providentielle, sont des im]>ostcurs ». (L. c., IV, p. 151-152.)

C’est pourquoi le postulat essentiel de la Républi que dénu)cratique, c’est que la société soit une oeuvre exclusivement humaine. Dieu n’y a aucune part. Tout vient del’homme. Ce régime « se distingue des régimes monarchiques, aristocrati(iucs, oligarchiques, p : ir ce trail essentiel que tout nu>mbre du corps social est supposé en ])ossession d’une sorte de droit naturel, remplaçant le droit divin, base des antres régimes ». (Foi laïque, p igi) Dans la u llépub ! ique démocratique » ainsi conçue, le droit de l’individu à l’indépendance demeure tout entier, an moins en théorie. Il n’est primé par rien, ni par la fortune, ni par les services rendus, ni par l’hérédité. L’individu est censé garder sa siq)rématie 1785

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à l’égard lie la société, i|iii est un af^réyat, une juxtaposition il’indiviilus ; à l’éyard du lien social, dont la valeur juridiiiue a jjour unique oriyine le contrat libieuient consenti par tous les membres de la société ; à l’égard du bien publie, qui est seulement la somme, pure et simple, des intérêts de chacun.

Rien d’étranger ne se superpose aux individus, dont les volontés particulières constituent « la volonté générale » ; et ces multiples souverainetés forment, en s’additionnant, la souveraineté nationale.

Telle est la fiction qui permet d’aHirmer qu’en République tout individu conserve sa pleine autonomie.

Elle s’opère au moyen du suirr.nge universel qui, conférant à tous les citoyens le même droit politique, empêche toute supériorité et [lar consc<iuent tout empiétement de l’un sur l’autre. Elle a pour condition l’instruction gratuite et obligatoire, qui réalise l’égalité de culture, et, pour corollaire, ee<[ii’on appelle en termes adoucis la justice liscale, en ternies plus crus le socialisme, c’est-à-dire une répartition des charges et une distribution do la fortune qui réalise de plus en plus l’égalité dans la possession des biens économi(iues et même de tous les biens.

On a, en effet, les aphorismes suivants :

Dignité de rhonime requiert liberté absolue.

Liberté absolue requiert souveraineté de chacun.

Souveraineté de chacun requiert suffrage universel.

Suffrage universel requiert égalité parfaite.

Egalité parfaite requiert égalité de tous les biens.

El on arrive ainsi aux équivalences suivantes :

Esprit laïque ou libre penseur = républicain démocrate.

Républicain démocrate = socialiste.

u Est-il possible, écrit M. Buisson, d’être libre penseur sans être républicain, d’être républicain sans être socialiste ? » (Foi tairjue, p. 196.)

Telles sont les lignes principales de la République démocratique. La souveraineté populaire en est le point central ; le sufTrage universel, l’organe essentiel. Grâce à lui, tous les individus exercent leur royauté. U n’y a pas d’autre autorité que celle qui émane d’eux-mêmes. Ils n’ont pas de chefs ; ils n’ont ique des représentants ou des mandataires. M. PoiNCARÉ le redit après Rousseau : « Un peuple est comme une personne : il s’appartient à lui-même. Le souverain, ce n’est pas le chef du peuple, c’est le peuple lui-même, u (Ce que demande la cité, p. 3- ;.)

A leur tour, les mandataires ne doivent avoir rien plus à cœur que de sauvegarder la souveraineté populaire, et ce dont elle est elle-même l’expression sociale, à savoir l’autonomie, la pleine indépendance de l’individu. Mais cette autonomie de l’individu, considérée comme le premier de tous les biens, c’est précisément l’idéal laïque. De là vient que les mandataires du peuple, ou les législateurs et ministres de la République démocratique, ont pour fonction principale de consacrer leurs elTorts à la propagande et à la réalisation de toutes les requêtes de l’esprit laïque.

On a ainsi les équivalences suivantes :

Esprit laïque = autonomie absolue de l’individu, .-autonomie de l’individu =^ souveraineté populaire.

Souveraineté populaire = république démocratique.

République démocrnlique = esprit laïque. L’esprit laïque requiert la Ré[)ublique démocratique, et la République démocratique n’a pas d’autre raison d’être que de réaliser l’esprit laïque.

III. L’œuvre laïque : la laïcité ; l’Etat et la société sans Dieu. — Une fois la souveraineté populaire admise comme système de gouvernement, les

partisans de l’espritlaïque n’ontplus qu’à s’en emparer pour lui faire sortir toutes ses conséquences de laïcité, avec une inexorable rigueur.

D’une part, en effet, une fois maîtres du gouvernement, ils sont censés représenter le peuple, parler et agir en son nom ; d’autre part, ils n’ont qu’à invo(pier les principes qui sont impliqués dans l’essence même du régime démocratique et qui postulent la laïcité la plus absolue. Enfin, quoique simples mandataires, ainsi qu’ils le disent, ils n’en sont pas moins de vrais gouvernants, avec toute l’autorité que cette situation comporte nécessairement : ils ont à leur disposition les budgets, l’armée, la marine, la magistrature et toute la force publique avec le cortège de ses influences. Ce qui constitue, dans un grand pays centralisé, une puissance formidable.

C’est ce qui a fait le succès prolongé du laïcisme sous la ni" République ; succès qui s’est allirmé par une série de mesures qui sont comme les étapes de la laïcité. Ces mesures avaient pour but, les unes, la laïcisation de l’Etat etde tous ses services ; les autres, après la sécularisation du chef et des principaux organes de la société, la laïcisation de la société elle-même ilans ses membres, par la destruction de toute autorité religieuse.

Telle est, dans ses grj^des lignes, l’œuvre dont la iii République, expression de la démocratie politique, a poursuivi sans relâche la patiente et intégrale exécution.

S 1. L’Etat sans Dieu. — A) Sécularisation ou laïcisation de l’Etat. — Emané de l’individu, qui n’a pas de niailre, l’Etat n’a pas non plus à en avoir.

« Vos populations, disait.M. Poincark à Toulouse

en septembre igiS, voient dans la laïcité de l’Etat le corollaire de la souveraineté populaire. » Paroles pleines de substance et de signification. Elles font écho à tout le régime et en révèlent la pensée inspiratrice. Il n’y a rien.in-dessus de l’Etal, parce qu’il n’y a rien au-dessus de l’individu, pleinement émancipé. L’Etat n’a pas à connaître l’Eglise catholique, pour recevoir d’elle des ordres, des conseils ou des admonestations. S’il discute avec elle, cène sera jamais sous la forme « d’un partage d’attributions entre deux puissances traitant d’égale à égale, mais en garantissant aux opinions religieuses la même liberté qu’à toutes les opinions et en lui déniant tout droit d’intervention dans les alTaires publiques. » (Buisson, Foi laïque, p. 200.)

C’est en vertu de ces principes que le gouvernementdela m" République a toujours appliquéle Concordat. Des quarante ou cinquante ministères qui se sont succédé à la tèle du pays, il n’en est pas un qui n’ait affirmé, et souvent avec des insistances réitérées, la suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir ecclésiastique. Les plus modérés, comme les ministères Casimir Périer et Méline, aimaient à donner ce gage de leur fidélité à l’esprit laïque.

Les prêtres et les évêques sont toujours assimilés à des fonctionnaires.

Les préfets ont l’ordre de surveiller les allées et venues des évêques et d’en avertir immédiatement le gouvernement (Circulaires ministérielles aux préfets, des II mars 187g et 5 décembre 1881). Les conciles provinciaux ne jieuvent avoir lieu sans la permission de l’Etat (Circulaire ministérielle du 9 juin 1888). Les évêques n’ont pas le droit de promulguer les décrets de Rome avant que ceux-ci aient été revus et autorisés par le Conseil d’Etat (Circulaire de M. Cioblet, 28 septembre 1885). Mgr Bonnet, évcque de Viviers, est privé de son trailement, pour s’être élevé, dans son mandement de carême, contre la prétention de placer le mariage civil sur le même pied que le sacrement de mariage (31 mars 1897, 1787

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ministère Méline). Les évêques de la province d’Avignon sont déféi-és au conseil d’Etat, pour avoir enseigné aux lidèles leur devoir électoral (17 avril 18t)2). Il en va de même de Mgr Turiuaz, évoque de Nancy, en raison de sa brochure : Saurons la France chrétienne (avril 181J2) ; de Mgr Gouthe-Soulard, archevêque d’Aix, des évêques de Luçon et de Rennes, qui ont inséré dans leurs catéchismes diocésains une leçon sur le devoir électoral (1=’mai et 12 avril 1892).

Innombrables sont les appels » comme d’abus », et les suppressions de traitement, qui frappent les membres du clergé coupables, aux yeux du gouvernement, du moindre excès de langage et d’un empiétement sur les droits intangibles du pouvoir civil.

Ce n’est pas d’ailleurs seulement à l’égard de l’Eglise catholique que le gouvernement de la m » République entend revendiquer sa pleine et totale indépendance. C’est à l’égard de toute religion. Ce n’est pas une simple sécularisation qu’il opère, c’est une laïcisation radicale. Il est l’incarnation de l’esprit laïque, tel que nous l’avons décrit plus haut.

De là vient qu’il refuse de prier, d’adorer, de rendre grâces, et qu’il s’abstient de ces pratiques de religion qui ont été et sont encore en usage chez tous les peuples, dans les joies ou les calamités publiques. Les prières pour la rentrée du Parlement, qui avaient été prescrites par la loi du 16 juillet 1875, sont supprimées par celle du 14 août 188.’|. La formule : « Dieu protège la France », qui était inscrite sur la pièce de 20 francs, est remplacée par les mots : Liberté, Egalité, Fraternité (décret du 5 janvier 1907). Par exception, le gouvernement avait assisté au service funèbre qui eut lieu à Notre-Dame à l’occasion de l’incendie du Bazar de la charité (9 mai 1897). Quelques jours plus tard, en réponse à l’allocution du P. Ollivier, qui avait rappelé la grande loi chrétienne de l’expiation, M. Henri Brisson, i)rèsident de la Chambre, proféra les plus odieux blasphèmes et bafoua le dogme de la Providence. La Chambre vota l’affichage (iS mai 1897).

C’est vraiment le règne de l’athéisme officiel. Jamais ni le chef de l’Elat ni aucun de ses représentants n’invoque ni même ne prononce le nom de Dieu. L’abstention va jusqu’à la démence et au ridicule. M. Loubet n’ose assister à la prenuère communion de son lils (14 mai igo3). M. Fallières se rend à Toulon pour assister aux obsèques solennelles des victimes de l’Iéna, présidées par Mgr l’évêque de Fréjus, mais intentionnellement il se retire au moment de la cérémonie religieuse. M. Poinoaré, témoin au mariage de l’un de ses amis, assiste à la cérémonie civile à la mairie, mais ne paraît pas à l’église. Dans son voyagea travers le sud-ouest de la France, la première année de sa présidence, le [irotocole qui en a lixé tous les détails ne lui permet pas une seule fois de visiter les joyaux de l’architecture du pays, non seulement dans les grandes villes, mais dans les hameaux même, où l’on a prévu des halles et où l’église est la seule ciTiosiié{Chroniqæ de la Presse, 25 sept. -2 oct. igiS).

Il va sans dire que cette exclusion systématique, non seulement de toute pratique religieuse, mais de déférence, d’urbanité à l’égard d’un culte respecté par la majorité du pays, vénérable par son ancienneté et par les services rendus, ne peut avoir son excuse dans un sentiment de neutralité, même bienveillante, pour la minorité, d’ailleurs assez restreinte, des libres penseurs convaincus et des incroyants. Qui pourrait s’offusquer, avec quelque apparence de raison, d’entendre prononcer le nom de Dieu ?

Il est évident <[u’un tel parti pris sous-enlend une

doctrine. On ne s’en cache pas, d’ailleurs. C’est toute la doctrine de la Déclaration des droits de l’homme et de la Révolution française, qui aboutit à la glori-Ucation de la Raison. « La foi en Dieu n’est pas une de ces obligations que la société puisse inscrire dans ses lois. Nos lois, nos institutions ne sont plus fondées sur les Droits de Dieu, mais bien sur les Droits de l’homme… elles n’agissent et ne parlent plus au nom de Dieu ou par la grâce de Dieu, mais au nom de la nation et avec une autorité purement humaine. » (Foi laïque, p. 206.) « La laïcité est le corollaire de la souveraineté populaire. »

L’homme est substitué à Dieu. Telle est la doctrine. Aussi la logique requiert que, non seulement du gouvernement de la cité, mais de tous les organes de la cité et de la cité tout entière, Dieu soit totalement exilé.

B) Laïcisation des services publics. — La laïcité de l’Etat s’étendra tout d’abord aux services qui dépendent immédiatement de lui. La société qui s’inspire de l’esprit laïque, écrit encore Ferd. Buisson,

« a pour premier devoir d’enlever à tous ses services

publics (administration, justice, instruction, assistance, etc…) tout caractère confessionnel, par où il faut entendre qu’elle doit les rendre non seulement neutres entre les diverses confessions religieuses, mais étrangers et réfractaires à toute influence religieuse, rigoureusement exclusifs de tout dogmatisme explicite ou implicite. La laïcité intégrale de l’Etat est la pure et simple application de la Libre pensée à la vie collective de la société… »

Ce programme a été ponctuellement exécuté.

L’armée a perdu tout caractère religieux. La messe militaire a été interdite. Les troupes ne peuvent assister en corps à aucune cérémonie religieuse (Circul. de J. Ferry, 7 et 29 décembre 1883). Elles ne peuvent même pénétrer à l’intérieur de l’église pour rendre les Iionneurs militaires à un défunt (Cire, de J. Ferry, 23 oct. 1883). Pareillement, toute cérémonie religieuse est bannie des fêtes qui ont lieu au régiment (circul. de M. Berteaux, igo5). Les aumôniers militaires sont graduellement supprimés dans les régiments (loi du 8 juillet 1880) ; dans les colonies (1887) ; dans les hôpitaux militaires (décembre 1884 ; I"’janvier 190C).

Il en va de même dans la marine. Toute cérémonie religieuse est supprimée à bord des navires (5 nov. 1901). Les aumôniers sont licenciés par suppression d’emploi à partir du 10 mars 1907. Non seulement tout service religieux, mais les religieuses sontexclues deshôpilaux de lamarine (i 1 nov. igoS). Les derniers sacrements ne peuvent être administrés que s’ils sont réclamés par les malades eux-mêmes

« reconnus en danger ». Les usages traditionnels du

vendredi-saint sont interdits dans tous les ports de Fr.Tuce (Circul. de Lockroy, 188O. Circul. de M. de Lanessan (13 avril 1900). Cette interdiction est ensuite étendue à tous les ports étrangers où les navires français peuvent se trouver le vendredi saint. Rapportée parliellejncnt en 1912 par une circulaire secrète de M. Baudin ([ui en laissait l’application au jugement des amiraux et des commandants, elle fit l’objet d’une campagne de presse, et, en tin de compte, elle fut, en igi^, maintenue de nouveau par M. Gauthier, ministre de la marine.

Les services de la justice sont à leur tour laïcisés. Le ministre de la justice, M. Cazot, interdit aux membres des cours judiciaires et des tribunaux d’assister en corps aux processions de la Fête-Dieu (Circul. du 23 mai 1880). Conservée, quoique rendue facultative, la messe du Saint-Esprit, dite messe rouge, est dclinitivement supprimée en igoi. Les emblèmes religieux sont enlevés des palais de justice et des 1789

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1790

tribunaux (Gircul. du a avril 1904). Une série de propositions tend à éliminer le nom de Dieu de la formule du serment.

Les aumôniers allachés aux prisons et aux maisons de correction sont pareillement licenciés, et le personnel est laïcisé. Du culte, on ne laisse subsister dans ces établissements que quelques modalités transitoires et tout à fait insullisanles relativement aux besoins moraux des détenus.

C) Laïcisation des sen-ices non essentiels à l’Etat. — 1 Celle laïcisation, les hommes d’Etal de la m’république ne se sont pas contentés de l’imposer dans les services qui sont essentiels à tout gouvernement, les armées de terre et de mer, l’administration de la justice. Ils l’ont étendue aux services qui ne relèvent pas directement de la compétence de l’Etat, et dont la 111° République a assumé la gestion, soit qu’elle l’ail héritée des gouvernements précédents, soit qu’elle ait voulu elle-même en prendre la responsabilité pour étendre sa sphère d’influence.

Soucieux seulement d’augmenter l’exercice de la liberté individuelle, ces hommes d’Etat auraient eu à cœur d’encourager l’initiative privée, de lui restituer toutes les fonctions dont elle peut s’acquitter elle-même, souvent avec plus de succès (jne l’Etat, de laisser en quelque sorte les citoyens exercer directement leur souveraineté dans tous les domaines où la compétence ne leur fait pas nécessairement défaut.

Ce qui démontre avec évidence que le principe de la souveraineté populaire n’était qu’un leurre, destiné à tromper la foule et à servir d’autres desseins, c’est la haine des laïcisateurs pour toute décentralisation ; c’est la ténacité avec laquelle ils ont gardé entre leurs mains tout le pouvoir qu’avaient les anciens régimes, et ont essayé d’y ajouter des monopoles nouveaux. Ils ont voulu par là multiplier leurs moyens d’action, et, parmi les buts qu’ils se sont[>roposés, il faut mettre au premier rang le triomphe du laicisuu ; par une extension de plus en plus grande de la laïcité.

Nous n’avons pas à raconter ce qui a été fait pour laïciser l’Enseignement.

On le trouvera ailleurs dansée Dictionnaire. Cei)endant, comme nulle part le laïcisme n’a déployé plus d’ardeur que dans celle campagne, il convient, pour le l’aire connaître, de signaler les principales phases de son action.

L’enseignement religieux est successivement exclu du programme des examens publies à tous les degrés (Lois et règlements, 1880, 1882, 188O) ; des écoles maternelles (Loi du 16 juin 1881 et arrêté du 28 juillet 188a) ; des écoles primaires (Loi du 28 mars 1882) ; il est rendu facultatif dans les lycées (1881).

Les ministres du culte n’ont pas le droit de donner l’enseignement religieux dans les locaux scolaires (loi du 28 mars 1882).

Les congréganistes sont exclus de l’enseignement public (Loi du 30 octobre 1886) ; ils sont privés de tout droit d’enseigner (Décrets du 29 mars 1880, et plus tard, loi du 23 février 190/1).

Les aumôniers sont supprimés dans les écoles d’arts et métiers (188^), dans les écoles normales (1881, 1882). La Chambre en vote la suppression dans les lycées (octobre 1906).

Tous les emblèmes religieux sont enlevés de l’école publique, malgré l’opposition d’un grand nombre de conseils municipaux (Circul. de J. Ferry en 1882, et de Clemenceau en 1906).

En résumé, pour laïciser l’enseignement, l’Etat a fermé plus de 20.000 maisons d’éducation, dispersé ou expulsé plus de 60.000 religieux ou religieuses.il a violé, on peut le dire sans crainte, la volonté delà

grande majorité des parents, en supprimant, dans les écoles publiques, tout enseignement religieux.

Ce qui a été fait dans l’.-Vssistance publique, est, sinon plus despotique, du moins plus odieux encore. Les enfants peuvent aller à l’église. Les malades ne peuvent sortir de l’hôpital. Or le service religieux y est entrave de toute manière. Les aumôniers, s’ils ne sont pas totalement supprimés, n’ont plus qu’un accès diflicile auprès des malades.

Dans bien des cas, ils ne peuvent être appelés que si les malades ont déclaré au moment de leur entrée qu’ils voulaient accomplir leurs devoirs religieux. M. Pelletan, ministre de la marine, le spécifie dans une instruction aux préfets maritimes pourleshôpitaux de son département (4 avril 1903). Les inlirmières congréganistes sont, à Paris et dans plusieurs villes, licenciées, malgré la protestation des médecins, à l’instigation du gouvernement.

Pour avoir une pleine idée de ce qui a été fait en vue de laïciser les services publics, il faudrait enregistrer toutes les mesures qui ont été prises contre les fonctionnaires, désireux de garder leur indépendance vis-à-vis du laïcisme.

A différentes reprises, beaucoup furent obligés de donner leur démission pour ne pas enfreindre ce qu’ils estimaient un devoir de conscience. Au moment des premières expulsions, en 1880, plus de ^oo magistrats, dont plusieurs étaient chargés de famille et sans grandes ressources, descendirent de leur siège. Au moment des inventaires, en 1906 et 1907, c’est l’armée surtout <)ui fut décimée. « L’armée nationale, écrit au ministre de la guerre le lieutenant Cesbron-Lavau, désigné pour faire évacuer le collège catboli(jne de Beaupréau, n’a pas pour mission d’aider à persécuter et à spolier les citoyens français. La liberté de conscience doit exister pour tous. Vous la refusez au soldat catholique. « Il donne sa démission. Sa lettre lui vaut trente jours d’arrêts de forteresse. Un grand nombre d’olliciers quittèrent pareillement l’armée.

Avec les démissions, l’épuration. Dès 1879, commence cette dilTicile et délicate besogne, écrit M. Hanotaux, appelée « d’un nom assez laid : l’épuration » du personnel. Le gouvernement exige des certificats de laïcisme, non seulement de ses agents inunédiats, mais dans les sphères mêmes où les capacités techniques et les qualités d’ordre moral doivent primer toute autre considération.

A l’épuration, il faut ajouter ce ([ui en fut souvent l’instrument « abject », la surveillance des fonctionnaires et la dénonciation entre confrères et collaborateurs. Le régime « des fiches », institué pendant des années au ministère de la guerre, restera la honte du gouvernement qui l’a autorisé et n’a consenti à le flétrir qu’après la flétrissure imposée par l’opinion publique.

S 2. La Société sans Dieu. — Laïcisation de la société. — Tentatives pour détruire toute autorité spirituelle. — Athéisme social conduisant à l’athéisme individuel.

Maîtres de l’Etat et des services publics, les fauteurs du laïcisme ne sont point disposés à borner là leur campagne. Leur idéal, ne l’oublions pas, est d’émanciper totalement l’individu de toute autorité spirituelle pour le rendre, ainsi qu’ils le disent, au gouvernement de sa conscience et de sa raison, qui est le gouvernement de la Vérité, du Bien, du Progrès.

Or l’autorité spirituelle, c’est l’Eglise catholique, et. dans l’Eglise, le Pape, les évêques, les supérieurs des ordres religieux. De là des efVorts persévérants et une série de mesures :.1) pour atteindre l’Eglise catholique et diminuer son influence ; /y)pour frapper 1791

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les chefs spirituels de la communauté et les séparer des fidèles.

J) Mesures contre l’Eglise catholique. — Elle est frappée dans les deux foruies extérieures qui peuvent garantir sa liberté : les privilèges des clercs ; son droit de propriété.

a) Suppression des prii’ilèges des clercs. — Les cardinaux sont dépouillés de leur titre de sénateurs de droit, qu’ils avaient sous l’empire. Les évêques et les prêtres sont exclus des conseils auxquels des lois précédentes leur avaient accordé une place de droit, du Conseil supérieur de l’Instruction [jublique et des Conseils départementaux (1880, 1886), des commissions administratives des hospices, hôpitaux, bureaux de bienfaisance (1879).

La loi du 15 juillet 1889, aggravée ensuite par celle de igoô, a supprimé toutes les exemptions qui avaient été accordées aux membres du clergé, relativement au service militaire.

Il faudrait ajouter la suppression de plusieurs privilèges de moindre importance, soit en vertu de décrets particuliers, soit par une conséquence de la loi de igoS : suppression des honneurs rendus aux évoques, de toute place oHîcielle réservée au clergé, des permis de circulation accordés aux missionnaires sur les vaisseaux ou les chemins de fer des compagnies liées à l’Etat par des contrats, etc., etc.

//) Suppression de la propriété ecclésiastique. — En 1882, une circulaire du ministre Humbert interdit l’ouverture d’aucun lieu de culte, même d’un oratoire privé, sans son autorisation préalable. En 1884, le culte est interdit dans la Chapelle expiatoire ; en 1885, l’église Sainte-Geneviève est désalïectée et devient le Panthéon, où sont inhumés les grands hommes, spécialement les ennemis de la religion.

En 1 881, les cimetières, lieux bénis par l’Eglise, sont sécularisés. La loi y établit la promiscuité des tombes.

En 1881, la loi sur l’organisation municipale accorde au maire une clef de l’église (art. 100), pouvoir sur les cloches (art. ici), droit de police à l’intérieur de l’édilice (art. io5) ; reconnaît auxcoramunes le droit de désalTectcr les bâtiments non concordataires, mis à l’usage du culte (art. 107).

Du budget des cultes, le gotivcrueinent dispose comme d’une propriété Perpétuellement, sur de simples dénonciations, sous le prétexte de réprimer des excès de langage, il supprime le traitement des prêtres et des évéques. De 1856 à 1902, ce budget descend de 53 à.37 millions.

En même temps qu’il relient à sa fantaisie sur ce qu’il doit à l’Eglise, le gouvernement établit le contrôle des biens dont elle-même a directement la gérance. En 1892, un article de la loi de finances soumet les budgets des Fabriques à toutes les régies de la comptabilité des autres établissements publics, et un règlement d’administration statue que les comptes des Fabriques seront jugés et apurés par le Conseil de préfecture ou par la Cour des comptes.

Cette législation, a-t-on dit avec raison, tendait à substituer, dans l’administration temporelle des paroisses, le percepteur au trésorier de Fabrique, le fonctionnaire public et le conseiller municipal à l’auxiliaire du curé, la préfecture et la Cour des comptes à l’évêque, l’Etal à l’Eglise. (Jean Lefaure, La Persécution depuis ÎSan.’i, p. g^.)

Depuis quelques années, le gouvernement a fait plus. Il a dissous à peu près totalement la propriété ecclésiastique. En vertu des lois de 1901 et de igoi, il a liquidé tous les biens des congrégations religieuses auxquelles il a refusé l’autorisation, et le produit de celle liquidation a clé versé au Trésor <j)ublic. A peine une petite part a-l elle été prélevée

pour constituer une pension de retraite aux vieillards séparés de leur famille religieuse. Encore faut-il ajouter que cette pension, très modeste, a été le plus souvent gaspillée par les frais de la liquidation ou refusée.

Eniin les lois de Séparation, celle de igoô notamment, ont totalement spolié l’Eglise catholique. Non seulement le budget des cultes a été supprimé ; mais les menses épiscopales, les biens curiaux, les fondalions de messes en faveur des défunts, tout a passé aux mains de l’Étal. A la suite des Inventaires, les catholiques ont, il est vrai, conservé la jouissance des églises qu’ils occupaient. Mais cette jouissance elle-même n’a aucun titre juridique. Elle dépend du bon plaisir du gouvernement. (Lois du 9 déc. i go5, du 2 janv. 1907, du 1 3 avril 1908.)

B) Mesures contre l’autorité spirituelle et toute communauté religieuse. — L’Etat et tous ses services laïcisés, l’idéal laïque n’est pas réalisé. L’autorité ecclésiastique peut subsister : elle a donc des sujets. Dès lors, le devoir de l’Etat laïque est de les libérer de celle domination. Il faut, dans la société imbue des principes du laicisme, que disparaisse toute autre souveraineté que la souveraineté de l’individu, incarnée soi-disant dans la souveraineté populaire. La religion, comme tout le reste, ne doit relever que de la conscience individuelle, dans tout son domaine. Au congrès de la Libre pensée en igo^, on a rappelé le mot de Co.vdorcet : « Toute croyance religieuse est un objet qui doit être laissé, sans auoir.e influence étrangère, à la raison et à la conscience de chaque individu. » (Foi laïque, p. 203.)

Ce n’est pas qu’on refuse à l’individu le droit de s’associer, même pour une fin religieuse ; mais l’association doit demeurer une association entièrement libre, ce qui veut dire sans autorité proprement dite, sans lien réel, sans support ellicace.

Tel est le plan que semblent avoir eu devant les yeux les législateurs français, spécialement ceux qui ont rédigé la loi dite de Séparation et les lois contre les Congrégations religieuses.

Loi de Séparation. — La loi promulguée le 9 décembre 1905 est la plus vivante expression de l’esprit laïque appliqué au gouvernement de la cité. C’est la négation du gouvernement ecclésiastique, sous les deux formes que nous signalions au début de cet article : distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir civil ; distinction hiérarchique, dans la société religieuse, des laïques et des clercs.

La double thèse formidée dans la loi de Séparation, c’est : 1) qu’il n’y a pas de pouvoir spirituel effectif àcôtédupouvoirci il ; 2) qu’il n’y a pas dans la société religieuse une hiérarchie véritable de chefs et de simples fidèles.

i) A’égution de l’existence du pouvoir spirituel à coté du pouvoir civil. — En effet :

rt) La loi a été faite sans aucune entente préalable ni avec le Pape ni avec les évoques de France. L’ambassade auprès du Valicau avait été supprimée l’année précédente. On avait demandé le rappel du nonce. Durant tout le temps que dura la discussion de la loi, il n’y eut aucuns pourpnrlers ni avec le Pape ni avec les évêques. Le pouvoir civil a légiféré sur la Séparation des Eglises et de l’Etat et toutes les questions afférentes, comme sur une question qui relevait exclusivement de sa compétence.

h) Une fois votée, la loi ne fut pas davantage notifiée aux représentants de l’autorité spirituelle.

[) Pas davantage il n’en est fait mention dans le dispositif de la loi. Le législateur y règle l’attribution des biens ecclésiastiques, la police des cultes, l’administration de tout ce qui concerne les édifices et l’exercice du culte. Pas une fois il ne nomme les 1793

LAICISME

1794

représenlanls du pouvoir spirituel. L’exécution de la loi est conliée aux olliciers de l’Etat. Les inventaires des biens ecclésiastiques se font sous la direction des agents de l’enregistrement et des domaines. Les règlements de police prévoient surtout les écarts des ministres du culte. C’est le pouvoir civil qui, en fin de compte, a la charge de dirimer tous les conflits, par l’intermédiaire du préfet ou des tribunaux de l’Etat.

d) Ainsi l’Etat affecte d’ignorer l’autorité spirituelle. Il ne lui reconnaît aucun caractère juridique ni olliciel. Ce qui équivaut à la nier totalement aux yeux du public.

2) Sé^ation de l’autorité spirituelle des clercs dans l’intérieur de l’Eglise. — Il y a plus. On pourrait en effet supposer que, tout en l’ignorant, le législateur de 1906 laisse à l’autorité spirituelle la faculté d’exister à ses risques et périls. Il n’en est rien. L’idéal laïque a mis sur la loi son empreinte visible par la création d’  « Associations cultuelles », C’est son chef-d’œuvre. Avec les « Associations cultuelles », il ne subsiste plus rien du gouvernement ecclésiastique. En effet : a) Pur leur origine, elles tiennent 1 : /querænt de la loi de 1906 et de la loi droit d’exister. Ce droit lui-même n’entre

, /

}’//e que par le libre consentement des membres de^Associalions. Elles n’ont pas de chef, mais seuleu^nt des directeurs ou des administrateurs,

de 1901 11

en exerçV

bras de^

seuleu^n

dont tous les pouvoirs viennent non de Dieu mais de l’homme, et en restent irrévocablement dépendants, h) Par leur fonctionnement, les a Associations cultuelles » n’agissent que dans les limites assignées par l’Etat, qui les surveille, les contrôle, juge des conflits survenus entre elles, peut au besoin les dissoudre. Elles doivent, il est vrai, « être conformes aux règles générales du culte dont elles se proposent de continuer l’exercice », suivant l’article 4. Mais cette conformité n’est exigée que pour la naissance légale des Associations, et c’est en définitive, d’après l’article 8, le Conseil d’Etat qui en est constitué le juge, c) Par leurs attributions, l’adminislration des biens, les infractions aux lois de police, tout l’exercice extérieur du culte relève d’elles, directement ou indirectement. La loi ne stipule, il est vrai, que ce qui regarde le temporel. Mais si les Associations ont seules la charge de fixer le coût des baptêmes et des enterrements, les honoraires de messe, l’achat et la valeur des vases sacrés, les réparations nécessaires à l’édifice, etc., existera-t-il encore une autorité spirituelle, digne de ce nom ? Ne sera-t-elle pas entièrement asservie ? Voir H. Pbélot, Eludes, t. CVIII, 5 sept. 1906, p. 581-599. ^acte pontifical ; A. d’Alès, ibid.. t. CIX, 5 cet. 1906, p. 13-18 : Constitution laïque de l’Eglise.

Le Pape et les catholiques, les adversaires et les partisans de la loi, tout le monde a été unanime à le reconnaître. La loi de 1905 était le triomphe des principes de la Révolution française, de ceux qui avaieut animé toute la politique religieuse en France depuis 1879 i c’était le triomphe du laicisme. « J’approuve le projet de loi, disait au Sénat le protestant libéral Philippe BERŒn, parce ([u’il a changé le pivot de l’Eglise, qu’il Tarais dans l’ensemble des citoyens au lieu de le faire résider dans une hiérarchie qui nous échappe, et dont nous ne sommes pas les mai-Ires. » (Q. A, , ij déc. igoS, p. 153.) « Voter la Séparation, disait M. Rouvibr en ouvrant la discussion au Sénat, c’est accomplir le dernier ])as de la démarche de l’Etat vers l’émancipation totale vis-à-vis de toute puissance théocratique, affirmer une dernière et définitive fois la neutralité de l’Etat à l’égard de toute conception religieuse. » — ^ k Qu’est-ce que cela, répliquait M. db Marcère, la neutralité ?… La

Tome II.

neutralité est un mythe en pareille matière. En réalité, c’est la guerre à l’idée religieuse ; c’est la suite donnée à une théorie qui fut exprimée comme étant l’idée-mèrc delà Révolution, à savoir rémancii)atioii de l’esprit humain, et, pour dire le mot, la révolte contre Dieu. La loi nouvelle voulait que l’on bannit de l’esprit humain toute préoccupation religieuse. La raison devait sullire à elle-même aussi bien dans la conduite individuelle que dans le gouvernement des nations : à toute conception philosophique ou religieuse, on substituait la déification de la raison. » {Q. A., 16 déc. 1905, p. 181.) C’est ce qu’on peut appeler la déification de l’individu. Rien d’étonnant que le Pape Pie X ait condamné la loi de Séparation

« comme profondément injurieuse vis-à-vis de Dieu, 

qu’elle renie oHîciellemenl en posant le principe que la Rcpubliiiue ne reconnaît aucun culte » — « comme contraire à la constitution divine de l’Eglise, à ses droits essentiels, et à sa liberté » (Encycl. Veltem en ter).

Lois contre les Co ?igrégations religieuses. — Il serait facile de retrouver toute l’âme du laicisme dans les lois qui ont été faites à différentes reprises en France durant ces dernières années contre les Congrégations religieuses, notamment les décrets d’expulsion de 1880, les lois du i^r juillet 1901, du 18 mars 1908, et du 7 juillet igo^. Il serait troji long de le faire ici. A défaut des comptes rendus des discussions du Parlement qu’on trouverait à’Officiel, ou, en abrégé, dans les Questions actuelles, on pourra lire les articles et la controverse de M. Buisson avec Brunetière dans Fui laïque, p. 130 et seq., et les réflexions sagaces que M. Ch. Mauhras a faites à ce sujet dans son ouvrage : La Politique religieuse, p. 211.

On peut ramener à quelques chefs tous les principes du laicisme, exposés à l’occasion des lois contre les Congrégations.

I") Les Congrégations ne peuvent se réclamer d’aucun droit naturel ou divin.

Le droit moderne ou laïque ne connaît que le droit de l’individu et le droit de la nation.

2") Pour les associations, il n’y a d’autres droits que ceux que la nation leur donne, d’autre litre à l’existence que ce qui est concédé par l’Etat.

3") L’Etat a essentiellement pour mission " d’empêcher qu’aucun groupe, qu’aucun homme ne parvienne à confisquer la liberté de ses semblables » (Foi laïque, p. 135).

! i° Il ne peut donc autoriser ni tolérer les Congrégations

religieuses, pas plus qu’il ne peut d’ailleiu-s autoriser l’Eglise, dont toute l’organisation et le programme sont en opposition avec le libre examen et ont pour but de « mettre en tutelle l’esprit humain » (Foi laïque, p. 115). Il ne peut pas y avoir de droit commun pour les Congrégations, « les i)lus admirables appareils de pression intellectuelle et morale, sociale et religieuse, ([ui aient été forgés en ce monde », qui ne songent qu’à assurer le maintien de leur II domination sur les consciences » (Foi laïque, p. m).

En vertu de ces principes, les décrets de 1880 ordonnent à toutes les Congrégations non autorisées de se disperser ; 350 propriétés privées sont violées ; 10.000 religieux sont expulsés de leur domicile.

Les lois de 1884 et 1890 grèvent les biens des Congrégations du double impôt dit d’accroissement, puis d’abonnement, tout à fait en disproportion avec le droit commun.

La loi du 1= juillet 1901 supprime toutes les Congrégations non autorisées. Leurs biens, déclarés sans maître, sont versés aux caisses de l’Etat, ou le plus souvent gaspillés par les liquidateurs.

57 1795

LAICISME

1796

En mars igoS, la Chambre refuse de discuter les demandes d’autorisation qui lui ont été adressées par plusieurs Congrégations.

Le 7 juillet 190^, toutes les Congrégations enseignantes, même autorisées jusque-là, sont dissoutes. M. Combes se vante, avant de quitter le ministère, d’avoir en deux ans expulsé plus de 16.000 congréganistes. Il ne parle que des exécutions qu’il a présidées lui-même. Les lois votées par son parti de 1901 à 1906 ont fait bien plus de victimes. Il n’est pas exagéré d’évaluer à plus de 100.000 le chiffre de ceux et de celles qui ont eu à souffrir de la spoliation de leurs biens, de l’exil ou de la dispersion. Ce qui est étrange d’ailleurs dans cette persécution, ce n’est pas le nombre des persécutés. L’histoire en a compté bien d’autres. Mais les persécutés l’avaient toujours été au nom du bien public. Même en 1798, où l’on parlait déjà de liberté, c’était le comité du Sahit public qui envoyait à la mort ou à la déportation. Les laïcisateurs de laïu’Républiqueont frappé leurs victimes au ; iom (/e la liberté. Dans la même loi où ih ont libéré les associations, ils ont créé le délit de congrégation. Deux citoyens français, convaincus d’avoir constitué une congrégation — et il suflit, pour en faire la iireuve, d’un acte qui révèle entre eux des rapports de supérieur à inférieur par obéissance religieuse — peuvent être poursuivis par le parquet, traduits devant les tribunaux et condamnés à l’amende ou à la prison.

Il y a dans tout le système une apparence de logique. N’est-ce pas le devoir d’un régime, institué pour faire régner la liberté absolue, de la défendre au besoin contre lescitoyensqui abuseraientdela leur pour la limiter ?….

III « Partie

RÉFUTATION DU L.ICISME

L Réfutation négative. — Les objections contre le laïcisme. — On peut dire du laicisme ce que Pie X a dit du modernisme : c’est le rendez-vous de toutes les hérésies. C’est pourquoi on en trouvera la réfutation à plusieurs endroits de ce dictionnaire. Nous nous attacherons ici aux lignes essentielles que nous avons dégagées dans l’exposé du système.

i) Contre l’idéal laïque. — L’idéal laïque apparaît de plus en plus comme une simple construction de l’esprit, faite en dehors de toute observation de l’humanité telle qu’elle est. Les formules dont il se sert : l’homme ne doit relever que de sa raison et de sa conscience — il doit s’appartenir et n’appartenir qu’à lui-même — c’est à lui de procurer son propre salut et de se suffire — apparaissent aujourd’hui, malgré les applaudissements qui les ont accueillies durantces dernières années dans des milieux soi-disant cultivés, comme des symboles surannés, une phraséologie vide de signification réelle.

En effet, l’idéal laïque : a) est en désaccord avec l’observation psychologique la plus élémentaire ; b) avec les lois de la vie ; c) il aboutit à des résultats contraires à ceux qu’il i)rétend obtenir ; d) il part d’un principe faux et il implique des contradictions.

a) /.’idéal laïque est en désaccord avec l’observation psychologique ta plus élémentaire. — Il n’est pas vrai que l’homme est libre de penser ce qu’il veut. Rien n’est (ilus faux dans l’ordre des connaissances usuelles. On n’est pas libre de penser que deux et deux font cinq, que la ligne courbe est le plus court chemin d’un point à un autre, que Louis XIV n’a jamais existé et qu’Aïuslerdain est la capitale de la France. Dans l’ordre des connaissances scientifiques, le postulat de la libre pensée paraît dénué de sens.

Que signifie le mot de libre pensée, en face du moindre manuel de géométrie, de chimie ou d’histoire naturelle ? Celui qui sait, n’a pas la tentation, dans le domaine où il sait, de se déclarer libre penseur. Il dit : a Je sais ; il en est ainsi » ; et voilà tout. Le rôle de la librepenséeest de disparaître devant la science. L’idéal, le but de l’intelligence humaine, n’est pas d’augmenter sa liberté, mais de la réduire à s’eiTacer de plus en plus devant la rigueur et la précision du savoir. Ce qui est aussi, à proprement parler, une liberté, la seule et vraie liberté, celle qui délivre de la servitude des préjugés, de l’ignorance et de l’erreur. La vérité, en effet, est comme un cran d’arrêt pour l’esprit humain, mais à la façon de l’objet lumineux qui fixe le regard, tandis que les ténèbres lui permettent de s’égarer à droite et à gauche, indéliniment.

Il n’est pas vrai non plus que l’homme doive désormais ne relever que de sa propre raison, ne faire appel à d’autres lumières qu’aux siennes et tout tirer de son propre fonds. A mesure que les branches du savoir se diversifient et se distribuent en des spécialités plus nettement séparées, il est nécessaire, à moins de consentira tout ignorer, de faire crédit aux lumières d’autrui. L’historien, le naturaliste, le physicien se cantonnent sur des terrains de plus en plus limités : c’est la condition de la compétence sérieuse. Mais il en résulte aussi la nécessité d’accepter, en quelque sorte les yeux fermés, les conclusions des savants, quand ils se maintiennent strictement dans leur domaine. Entre la réalité et nous, se multiplient ainsi les intermédiaires par lesquels nous arrivons à la connaître. Plus le passé se livre à nos recherches, plus augmente le nombre des manuscrits et des témoins auxquels il faut faire apjiel et en même temps crédit. Le présent, depuis l’humble fait divers jusqu’aux plus dramatiques catastrophes, ne nous parvient de même que parla presse. Or nous pouvons la soumettre au plus exigeant contrôle, et nous le devons. Maisà mesure que se développent enéleiidue et en rapidité ses moyens d’information, la presse n’en prélève pas moins sur notre confiance un crédit, qui s’accroît chaque jour et lui permet d’exercer dans notre vie publique et dans notre vie privée un rôle d’une incalculable portée. Ainsi, le progrès semble consister, non point à se passer de plus en plus d’autrui, mais à multiplier nos ressources en multipliant du même coup nos dépendances.

Ce qui est vrai dans l’ordre des connaissances scientifiques et de l’information quotidienne, ne l’est pas moins dans l’ordre religieux et moral. « Tout, écrit l’un des protagonistes de l’idéal laïqvie, doit pouvoir se penser, se dire, s’écrire sans qu’aucune contrainte restrictive ou répressive n’intervienne. L’idée subversive et abominable d’aujourd’hui sera peut-être la légalité de demain, et la conscience des honnêtes gens du siècle prochain aura peut-être pour contenu ce que les honnêtes gens d’aujourd’hui appellent des rêves fous ou des doctrines scélérates. » (Lanson, Hevue de métaphysique et de morale, nov. 1902, p. 762.) De telles déclarations, qui n’ont pas été rares dans le parti laïque, se prétendent inspirées par une large confiance dans la bonté de la nature humaine et dans le progrès. Elles en sont en réalité la négation. L’humanité n’aurait donc rien appris depuis tant de siècles et après tant d’expériences ? Aux générations qui viennent, elle n’aurait point de leçons, point de conseils à donner, point de vertus à enseigner ? Elle ne saurait pas plus aujourd’hui qu’il y a vingt siècles ce qui est bien, ce qui est honnête, ce qui est beau, ce qui est le devoir ? Elle serait, dans le domaine religieux et moral, sans accpiis, 1797

LAICISME

1798

sans ressource, el n’aurait pas le moindre viatique, à offrir à la jeunesse qui demande le chemin de la vraie vie I N’y a-t-il pas eu, avant nous, des saints, des héros, des consciences délicates, de simples honnêtes gens, qui, au prix de leurs efforts, nous ont frayé la route ? N’y a-t-il rien à retenir de leurs exemples ? N’onl-ils pas, avec des variantes inévitables mais accessoires, inséré un contenu, déflnilif dans son essence, sous les mots de dévouement, de grandeur d’âme, de piété liliale, de patriotisme, de désintéressement, de pureté morale, de respect de sol-même, d’amour du prochain, de lidélité à sa parole, etc… ? Que l’homme s’exerce à revêtir de nouvelles formes toutes ces vertus, rien de mieux. Mais ce qui en est l’àme, sera demain identique à ce qu’il était hier. De toutes les manières inattendues qu’on pourra trouver d’aimer le prochain, il n’y en a pas une qui consistera à le frapper injustement, à lui voler son bien, à ternir son honneur el à lui vouloir du mal. A la frénésie d’un libre examen, qui ne veut connaître aucune barrière, qui veut appeler à sa barre toutes les notions acquises et reviser toutes les anciennes valeurs, l’univers oppose ses relations invariables.

Il ne cesse pas d’y avoir des familles et des patries, des parents et des enfants, des époux et des épouses, des propriétés, fruits du travail ou de contrats valables sous tous les cieux et dans tous les temps.

L’homme lui-même, à mi-chemin entre l’ange et la bête, ne change guère. La perfection, pour lui, consiste, non à bouleverser, mais à parachever ce qu’il est. L’univers, enOn, est en dehors des atteintes de notre critique. Par ses lois et ses contingences, ses harmonies et ses vicissitudes, il continue à proclamer qu’il n’est pas lui-même l’ouvrage de sa propre activité ni par conséquent son maître suprême. Or s’il atteste, par tout ce qu’il est, qu’il vient d’un autre, qu’y pouvons-nous ? De plus, dans cet univers il y a l’histoire qui se déroule ; il y a Jésus, il y a l’Eglise catholique, il y a des faits, des événements, qui se dérobent, dans ce qu’ilssont, aux fantaisies de nos appréciations. Toutes les dénégations, toutes les révoltes de l’esprit humain ne peuvent les faire autres qu’ils sont. Ce qui importe, ce n’est donc pas que la pensée soit libre ; c’est qu’elle corresponde à ce qui est.

.Mais alors, comment prétendre que l’homme est libre de penser et de faire tout ce qu’il veut ? L’intelligence de l’homme n’est pas supérieure à l’univers. Elle n’a qu’à reconnaître ce qu’il est. Ainsi en va-t-il de la conscience humaine. Elle n’a pas non plus à créer de toutes pièces de nouveaux devoirs, dont elle serait seule juge. Ce qui est, lui assigne ce qu’elle doit interdire ou ordonner. Elle n’a qu’à s’y conformer. Ce sont là des axiomes du plus banal bon sens.

I>) En désaccord avec les lais de la fie. — Les lois de la vie sont les principes et les méthodes d’activité en vertu desquels elle s’épanouit. Ce sont elles qui, d’une manière constante et universelle, en dehors des cas exceptionnels, produisent la joie, le succès, l’honneur, la fécondité, la gloire, tout ce qui donne du prix à notre fragile existence. Elles dérivent de la nature de l’homme et nous sont révélées par la vie elle-même. Or, s’il est un fait évident à qui n’a pas de parti pris, c’est que notre activité ici-bas doit se subordonner à un but, à un idéal, à une œuvre qui n’est pas notre vie elle-même, mais dont notre vie dépend. La loi de la vie n’est pas d’être en dehors de toute loi, libre et émancipé, c est de seivir. Les noms qui désignent les professions humaines, les plus nobles surtout, désignent aussi les tâches dont les hommes ne peuvent être que les serviteurs : rois.

princes, présidents de république, ministres, membres des parlements, il n est personne parmi les détenteurs d’une parcelle de l’autorité (lublique, qui ne s’appelle le serviteur de la nation, et dont la vraie gloire ne soit de l’être en réalité. Ainsi en va-t-il du soldat, du magistrat, du fonctionnaire de tout rang et de tout grade. Le prêtre est au service de Dieu et de l’Eglise. Il est un saint dans la mesure où il oublie ses propres intérêts pour défendre ceux dont il a la charge. Quiconque s’immole, souffre ou meurt pour une cause juste et grande, est un héros. Etre audacieux dans le danger, courir des risques, braver la mort, peut être le propre du héros et du malfaiteur hardi. Ce qui distingue l’un de l’autre, c’est que le malfaiteur se bat pour ses propres intérêts, le héros pour une cause qui le dépasse. La conscience universelle a consacré ces distinctions : elle a réservé à l’un des lauriers ; à l’autre, le gibet. Ce qui fait la valeur des individus, ce n’est donc point la quantité d’énergie déployée : c’est l’objet, placé en dehors deux, auquel ils en fontl’application. Le courage, l’entrain, l’endurance, tout ce que l’individu apporte de son propre fonds, est en déhnitive mesuré à une norme qui lui est extérieure. Seule, cette norme détermine en dernière analyse la valeur des actes de l’individu. Les partisans les plus effrénés de l’idéal laïque sont obligés d’en tenir compte. Quand ils louent leurs amis, ils les félicitent, non de s’être appartenus, mais de s’être donnés, de s’être dévoués à la République, à la Démocratie, à la Vérité, à la Justice, à la Science, etc. Nul n’oserait, pour faire l’éloge de quelqu’un, le vanter d’avoir vécu uniquement pour lui et de n’avoir eu d’autre préoccupation que sa liberté individuelle. Telle est la loi qui s’impose dans la vie courante. El ce code de la morale populaire rejoint les préceptes de l’Evangile. Celui qui s’est appelé la Vie et qui a été en effet le Maître de la vraie vie, n’a cessé de répéter sous mille formes : Il Ne soyez pas en peine de ce qui vous concerne. Cherchez d’abord la justice de Dieu, et le reste vous sera donné par surcroît… Voulez vous avoir la vie parfaite, vendez ce que vous avez et donnez-le aux pauvres… Celui qui perd son âme pour moi, est celui qui la sauve… »’Toute la doctrine du Maître peut se résumer en ces quelques mots : « Oubliez-vous pour Dieu et pour le prochain. »

N’est-ce pas là, d’ailleurs, ce que réclame aussi l’àme humaine dans ses aspirations les plus profondes ? Avide de bonheur, elle a conscience de sa propre indigence ; un pressentiment secret l’avertit que, le vrai bonheur, elle ne peut le trouver en elle-même.

« Nos méditations, comme nos soulfrances, sont faites

du désir de quelque chose qui nous compléterait », dit un personnage du Jardin de Bérénice. El ailleurs ;

« Ce que je veux, c’est collaborer à quelque chose

qui me survive, u Et l’auteur ajoute avec raison :

« Telle est la loi de la vie. » Colette Baudoche a l’instinct

qu’elle est vraiment elle-même, quand elle se dépasse pour ne plus voir que la vieille patrie ; elle réalise ce qu’elle doit être, à l’instant où elle meurt à un amour ardent mais trop égoïste. C’est en songeant à la race, que le descendant des Koquevillard trou>e les accents qui le sauvent el l’honneur de sa famille avec lui. C’est le < démonde midi », au contraire, qui saccage la vie et le foyer de Savignan, en substituant au culte des traditions, du passé, le culte de la passion individuelle. Tous les héros de roman où nos écrivains modernes ont eu à cœur de noter, avec un anxieux souci du réel, le fruit de leurs observations, répèlent à leur manière i|ue la loi de la vie n’est pas de s’appartenir mais de s’oublier, et qu’il faut, pourétre grand, suivant la parole d’un contemporain. Il mesurer ce que l’on peut, non à ce que l’on 1799

LAICISME

1800

veut, mais à ce que veut un plus grand que soimême ».

c) L’idéal laïque aboutit à des résultats contraires à ceux qu’il prétend réaliser. — En effet, il prétend exalter l’homme ; en fait, il l’amoindrit.

Sous prétexte que la vraie grandeur consiste à ne rien devoir qu'à soi-même et à se maintenir franc de toute dépendance, l’idéal laïque s’efforce d’isoler riiommede son passé, de ses traditions, de son milieu, de sa famille. En fait, il dépouille l’individu de tout ce qui le sélectionne, l’affine, l’ennoblit, et Varistocratise. La vie est trop courte pour que l’individu puisse à lui seul suppléer à tout ce que lui fournit la race, 1 entourage, la nature. La civilisation est faite d’apports successifs, qui en s’accumulant font le progrès. Supprimer ces apports, sous prétexte qu’ils créent une sorte d’esclavage et lèsent l’aulonomie du développement individuel, est un geste d’orgueil ridicule et sans proût. En bonne logique, il faudrait alors réduire chaque génération à recommencer les industries de Holntison Crusoë. C’est la négation du progrès et de la civilisation, c’est-à-dire du bénéhee que l’hiunanité retire légitimement du travail des générations passées. La même doctrine qui fait un dogme du progrès, le nie donc implicitement.

L idéal laïque n’est pas moins inconséquent quand il fait appel au respect de la personne humaine pour préconiser la tolérance universelle de toutes les opinions et de tous les cultes. Il a l’air d’exalter l’homme, en affectant de ne voir dans les idées et les croyances de chacun que la sincérité des convictions. Toutes sont respectables, ne eesse-t-il de répéter. Qu’importe qu’on soit athée ou croyant ? Ce qui importe, c’est que chez l’un et chez l’autre la conviction soit sincère. C’est devant le croyant, non devant la croyance, qu’il faut s’incliner.

Mais cette neutralisation des idées et des croyances, qu’on réduit à n'être plus que des opinions facultatives, se retourne contre la vraie notion de la grandeur de l’iiomme. Si les idées n’ont plusde valeur en elle-i-mêmes, si elles ne valent que par la sincérité de la conviction, on peut donc, à la seule condition d'être sincère, rejeter celles-ci, épouser celles-là, passer des unes aux autres, au gré des impressions successives. Mais commentapprécier la sincérité? C’est une attitudequi échappe, ilelle-même en quelque sorte, à tout contrôle, à celui d’autrui, et souvent aussi, surtout dans les émotions très vives, à celui de la conscience personnelle. Est-il rien de plus facile que d'être dupe de ses passions et de son cœur ? Plus l'émotion est intense, plus la sincérité est complète et entière. Que reste-t-il alors pour discerner la valeur des convictions individuelles, pour distinguer d’une conscience droite et éclairée, une conscience aveuglée, faussée, égarée ? Les idées ? Les croyances ? Mais, d’après les principes du laïeisme, c’est de la sincérité seule qu’il faut tenir compte !.. Sans doute, on voudrait limiter ces principes aux seuls dogmes religieux ; on s’en prévaut pour mettre sur le même pi<'d l’athée et le croyant, à qui on ne demande, au premier surtout, que d'être sincère. Mais les principes débordent cette étroite conclusion, en euxmêmes d’abord, et aussi dans rapi)lication, très légitime d’ailleurs, qui en est faite par la foule et s'étend ^.ans cesse à des cas nouveaux. On n’exige plus de la passion que d'être sincère. La conscience publique devient ainsi graduellement indulgente au divorce, à l’adultère, à l’assassinat, à toutcrime passionnel. La sincérité du geste excuse tout. Mais le nivellement des idées et des notions morales, qui en arrive à traiter de la même manière le malfaiteur et le héros, sous prétexte qu’ils sont également sincères, el tourne ainsi au détriment des meilleurs et au

profit des pires, n’est-il pas un encouragement à ces derniers ? et ne va-t-il pas aboutir, par une nécessité fatale, à diminuer la valeur humaine ?

Il a été déjà facile de constater ces résultats.

d) L’idéal laïque part d’un principe faux et il implique des contradictions. — L’allirmation fondamentale des partisans du laïeisme, c’est iiue le bien suprême de l’homme est l’indépendance. Rien de plus inexact.

Le bien de l’homme est ce qui répond à ses facultés et à ses tendances. Le bien de l’intelligence humaine, c’est le vrai ; le bien des yeux, la lumière, etc. A chaque faculté, correspond un objet en qui elle se repose, quand elle le possède : cet objet est son bien. Le bien de l’homme est l’objet qui répond à sa nature, considérée dans la pleine et totale harmonie de ses aspirations et de ses pouvoirs. La liberté, dont jouit la nature humaine, n’est qu’une manière d’exercer son vouloir. Celte liberté n’est pas illimitée en fait. Affirmer qu’elle l’est en droit, implique contradiction avec tout le système. N’est-ce pas enchoincr l’homme à un credo, à un nouvel Evangile ? El tout article de foi n’est-il pas la négation de la libre pensée ? D’autant que tout article de foi en entraîne un autre. Poir prouver que l’homme est, en droit, son seul souverain, on affirme que vers cette souveraine indépendance il ne cesse de s’acheminer, qu’il progresse d’un pas continu et irrésistible. L affirmation du progrès indélini de l’Humanité est une thèse chère entre toutes à la libre pensée. En est il de plus gratuite, quoiqu’il n’y en ait pas de plus catégorique et de plus souvent renouvelée (cf. Sabatikh, Orientation religieuse, p. 45-46)? S’agit-il du progrès matériel ? Mais il n’est pas vrai qu'à tout progrès matériel, ni même qu’au progrès delà culture intellectuelle, corresponde toujours un progrès moral ; et n’est-ce pas, en délinitive, ce dernier seul qui importe, quand il s’agit d’assurer la véritable indépendance de l’homme ? Or le progrès moral, en dehors du fait chrétien, qui réclame une place à part, est-il vraiment une loi de l’Humanité? De plus, l’Humanité aurait-elle toujours progressé dans le passé, a-ton le droit d’allirmer qu’il en sera de même dans l’avenir ? Le dogme du progrès en suppose à son tour un autre, le dogme de la bonté de la nature humaine, d’une bonté qui a été et sera toujours, en lin de compte, victorieuse du mal.

Ce sont là de multiples articles de foi, et on en pourrait allonger la liste. Ne sont-ils pas une contradiction vivante, au coeur d’une doctrine qui se fait honneur d’avoir débarrassé l’Humanité de tous les dogmes ? La vérité, c’est que l’idéal laïque, ainsi ([ue nous l’avons dit, n’est pas une conclusion intellectuelle, c’est une préférence du cœur. La libre pensée n’a creusé aucun problème. Qu’est-ce que l’homme ? quelle est son origine ? quelle est sa fin ? Qu’est-ce que l’univers ? Les phiinsoplies du Laïeisme ne l’ont guère étudié. Il vil de quelques mots passe-partout, empruntés à la demi-science ou à de pseudophilosophics : Progrès, Humanité, Tolérance, Liberté, Autonomie, Evolution, Science. C’est assez pojir donner un peu d’allure à de pauvres sophismes, qui flattent d’ailleurs de vils instincts. Il serait impossible, avec tout le vocabulaire laïque, de composer le plus petit catéchisme tant soit peu précis et cohérent.

a) Contre le régime laïque. — Les contradictions inq)liquces dans l’idéal laïtjue se retrouvent dans le régime imaginé pour le réaliser, la Ré|)ublique démoeratiqne.

L’idéal laïque, c’est la lil)erté la plus absolue. Qui dit régime ou gouvernement, dit autorité, c’est-àdire échec à l’indépendance individuelle. Comment, en effet, organiser la vie en société, sans recourir à 1801

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uncauloritc ? Mais une aulorité qui promulffue des lois, en assure l’exécution et réprime Us délils, goiiveriic. Or, là où quelqu’un gouverne, (|iulqn’un aussi esl gouverne. Etre gouverné, c’est ol)éir. Obéir, c’est accepter la volonté d’un autre. Ne voit-on pas reparaître ici ce que l’esprit laïque avait le plus rigoureusement réprouvé? Oui accepte la volonté d’uu autre, redevient en elTct un citoyen « mineur » ; il ne veut plus par lui-même, il pense et veut " par procuration ». Et qu’est ce que le mandataire, le député qui fait les lois, et le ministre qui en assure l’exécution, si ce n’est un « remplaçant » ? Vainement on objecte que, dans la démocratie, l’autorité de celui qui gouverne, grâce au sulTrage universel, émane de celui <[ui est gouverné. Ce n’est pas l’origine, c’est l’essence et la notion de l’autorité qui importent ici. Celte aulorité est-elle réelle ? Lui reconnait-on le droit dt' faire des lois, d’en requérir l’application même par la force, d’exiger le respect des décisions prises [lar elle ? Dès lors, d’un côté, il y a un vrai maitre ; et de l’autre, un vrai sujet. D’avoir été choisi par ce dernier, de n’avoir qu’un pouvoir limité dans le temps et dans ses attributions, importe assurément. Dans la sphère néanmoins où le maitre exerce son autorité, en réalité^ là, (7 est le maitre : il tranche, il décide, il commande, et celui qui obéit est un sujet ; il a un « remplaçant » qui veut pour lui ; il est, relativement à son chef, un citoyen mineur.

Pour répondre aux requêtes de l’esprit laïque, il faudrait imaginer une société où ce qu’on appelle

« la volonté générale », c’est-à-dire les décisions des

mandataires du peuple, législateurs, ministres, chef de l’Etat, juges, serait toujours en parfaite conformité avec les volontés particulières des individus ! Ouelle uniformité dans l’intelligence, la culture, les goûts, les aspirations et les intérêts, ne faudrait-il pas chez ces derniers ? Et si le fait venait à se produire, quel besoin les individus, groupés en société, auraient-ils encore de se choisir des mandataires ? Us n’auraient qu'à se gouverner eux-mêmes. C’est alors, mais alors seulement, que la nation serait vraiment souveraine.

Mais où a-t-on vu une nation se gouverner ainsi elle-même, sans roi ni président, sans ministre ni parlement, sans tribunaux, sans administration, sans quelque trace d’autorité?

Car, en bonne logique, tous les principes qii’on fait valoir, au nom de la dignité humaine et de la liberté individuelle, contre toute autorité religieuse, militent avec autant de force contre toute autorité purement civile. Sans doute on prétend que l’Etat, grâce à la liction du suffrage universel, c’est encore moi, tandis que l’Eglise est un pouvoir étranger et extérieur. Mais à ce pouvoir, est-ce que je ne me soumets pas lilirement ? La foi n’est-elle pas un acte libre ? L’autorité de l’Eglise est, en un sens très vrai, une autorité coHseH/ie, voulue par une décision émanée des profondeurs de la conscience individuelle. En quoi serait-il plus contraire à la dignité humaine de s’aflilier aune congrégation que de s’allilier à un syndicat, d’entrer dans une administration quelconque, où la liberté individuelle, en échange d’avantages inliniment moindres, risque d'être iuQninient plus contrariée et molestée que dans un couvent ? Et que dire de l'état militaire, des fonctionnaires de tous ordres, des employés des postes, des chemins de fer, des tramways, ou de n’importe quelle exploitation industrielle ou commerciale ? Ouoi ! partout l’association, et tout ce qu’elle comporte, la discipline, l’obéissance, l’oubli de soi-même seraient un droit, un devoir, auraient d’indéniables avantages ! L’individu pourrait à son gré les utiliser ! Et rien de tout 1 cela ne serait ni encouragé, ni même toléré dans le '

domaine des sentiments religieux ? On ne fait pas un devoir du libre examen et de l’indépendance absolue au soldat, à l’employé, à l’ouvrier, au subalterne de tout rang et de toute condition ; on reconnaît raisonnable qu’ils fassent crédit à leurs chefs ; et sur le seul terrain des réalités religieuses, non moins importantes certes, mais non moins dilliciles à saisir et à coordonner dans leur ensemble que les rouages d’une usine ou d’une administration, la révolte et l’indépendance seraient undevoir ! L’individu serait là érigé en juge universel, et ce serait une obligation que la collectivité aurait le droit d imposer à chacun, au philosophe, au savant comme à l’ignorant, à la fenmie et à l’enfant, au simple artisan, à l’ouvrier, à tant d'êtres qui n’ont ni la culture ni les loisirs sullisants pour ratiociner sur les problèmes moraux et religieux ! On ne voit pas au nom de quel principe la liberté individuelle, qu’on proclame, qu’on exige absolue dans le domaine religieux, subirait tant de contraintes dans le domaine civil. En réalité, c’est que tout gouvernement serait impossible. On se heurte à ce fait, que la Nature a façonné l’homme pour vivre en société, et que nulle société ne peut vivre sans autorité.

Dès lors, tout ce qu’on a pu imaginer pour concilier la liberté absolue, la liberté de l’idéal laïque, avec la vie en société, apparaît comme un leurre. Le suffrage universel ne réalise pas la souveraineté nationale. Il ne réalise pas davantage l'égalité qu’on se llatte d’obtenir par son moyen, et dont il aurait besoin lui-même au préalable pour fonclionner avec équité. Tout l'édilice du régime laïque semblerait près de s'écrouler, s’il n'était soutenu par la foi aveugle de la multitude et le zèle intense et peut-être intéressé de plusieurs. Ils ont réussi à donner à la République démocratique quelque chose d’intangible et de sacré. Elle a sa légende pieuse : à savoir que la Révolution française a créé la liberté. Elle a des idoles dont il n’est pas permis de discuter la valeur : Liberté, Souveraineté du peuple. Démocratie, République. L’intolérance la plus farouche environne ces divinités, devant lesquelles il n’est permis que de s’incliner. La malignité découvrirait aussi dans ce culte nouveau des rites superstitieux, des mythes, une sorte de liturgie et de sacerdoce. On a eu raison de parler de religion laïque. Mais sur ces contins du ridicule, 1 apologétique pourrait encore exercer sa verve ; elle ne rencontre plus d’argument à réfuter.

3) Contre l'œuvre laïque. — Dans ses lignes générales, l'œuvre accomplie pour laïciser les ser^ices publics a été faite, dit-on, pour assurer la liberté la plus sacrée entre toutes, la liberté de conscience, au crojant comme à l’athée. Entre les doix, à cet effet, l’Etat doit rester neutre, e’esl-à-dire indillérent. Il doit s’abstenir et obliger tous ses fonctionnaires, tous ceux qui dépendent de lui à quelque titre, à s’abstenir de prendre parti. « La neutralité est la garantie de la liberté de conscience, n (Poincaré, à Toulouse, sept. igiS.) J. Ferry et Poin’cauk l’ont dit de l'école. C’a été le leitmotiv' de tout le régime, chaque fois qu’on a voulu brutalement écarter l’Eglise catholique.

En effet, dit-on, ne peut-il plaire à un instituteur d’ignorer la divinité et ne pas l’enseigner ? C’est une liberté qu’il faut respecter, et, pour en assurer l’exercice, il est interdit de nommer Dieu dans l'école. Ne peul-il plaire à quelqu’un de prêter serment sans faire appel au nom de Dieu ? C’est une liberté qu’il faut respecter, et, pour en assurer l’exercice, l’Etat enlève les crucifix des prétoires. Ne peut-il plaire à quelqu’un de divorcer ? C’est une liberté qu’il faut respecter ; et pour en assurer l’exercice, le divorce sera inscrit dans la loi. Ne peut-il déplaire. 1803

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par contre, à quelqu’un, d’entendre le son des cloches, de voir déliler une procession, ou d’assister à n’importe quelle autre cérémonie cultuelle ? C’est une liberté non moins respectable, et pour en assurer l’exercice, l’Etat peut interdire les sonneries de cloche, les processions, telle ou telle manifestation religieuse. Vainement on objectait à J. Ferry, à propos (le ses projets scolaires, les sentiments de la majorité catholique du pays. La majorité, répliquaiton, ne peut prévaloir contre la liberté de conscience d’un seul. Et il est fort vrai, à le bien entendre. Mais que veut-on signifier ici par la liberté de conscience ? Ne peut-il plaire à quelqu’un d’enseigner le nom de Dieu dans l’ccoie, de vénérer un crucifix dans les palais de justice ? Ne peut-il lui plaire ((ue le divorce soit interdit, que les cloches continuent à carillonner, et les solennités religieuses à se dérouler sur les routes publiques ?

La neutralité qui se traduit parla laïcité complète, est-elle dès lors autre chose qu’une préférence et un parti pris en faveur de l’athéisme ? Seule, dans un pareil système, la liberté de l’incroj’ant est assurée.

Elle l’est au prix d’une tyrannie exercée à régar<l du croyant, une tyrannie déguisée sous le masque de la liberté. Et en effet :

« Nous avons du moins empêché l’Eglise, dit-on, 

déjouer le rôle d’Etat. Nous avons arraché l’homme à sa tutelle despotique. Nous avons permis à l'àme humaine de s’en aller librement, sans influence étrangère, vers le vrai, le bien, le beau, dont elle a le secret dans sa propre conscience et la nature ellemême. » (Foi laïque, [lassini.)

Rien de plus contraire à la réalité. Ce ijui a été fait dans le domaine de l’assistance et de l’enseignement pul)lics, surtout, en témoigne. Soit, on a soustrait à l’Eglise catholique les enfants, les pauvres, les malades, tous les êtres faibles et malheureux, à ijuielle prodiguait ses soins, et qui, sans se plaindre d’ailleurs, très volontiers le plus souvent, acceptaient en retour le bénéfice de son influence morale et religieuse. Les at-on émancipés ? Non, assurément. Et comment l’aurait-on pu ?

Les enfants n’ont pas été libérés de leur ignorance, de leur inexpérience de la vie, qui est leur vraie servitude : ils ont dû changer de maîtres et se rendre à d’autres écoles, voilà tout. Les pauvres n’ont pas été libérés de leur dénuement, ni les malades de leurs infirmités, ce qui constituait leurvéritable esclavage. Les êtres faibles et malheureux n’ont pas été libérés de leur indigence et de leurs calamités. Les uns et les autres ont dû aller frapper à d’autres portes, les uns au guichet de l'.Vssistance publique ; les autres à la porte des hôpitaux laïcisés. Et voilà tout. La domination cléricale a disparu, c’est vrai. Mais était-ce bien la peine de s’indigner contre elle ? Elle a fait place à une autre. Au lieu d'émancipation, il n’y a eu qu’un transfert rie tutelle. L’Etat a remplacé l’Eglise. L’autorité civile, qui a en main le glaive, a remplacé l’autorité spirituelle, qui agit surtout par persuasion.

L’individu n’a gagné aucune liberté nouvelle. Il en a i)erdu quelques-unes de très précieuses : la liberté de vivre dans une société qui partage ses croyances, les favorise, ou du moins les respecte ; la liberté de s’associer, au besoin par des vœvix, pour mieux exprimer sa piété et développer en soi-même le sentiment religieux ; la liberté de la propagande en faveur de ses croyances par le moyen de l’association ; la liberté d’insérer dans les statuts d’une association une clause religieuse quelconque, ayant force de loi devant les tribunaux… On peut étudier à ce sujet la législation et la jurisprudence qui régissent les sociétés de secours mutuels. On y verra avec quel soin

jaloux l’Etat laïque défend les droits prétendus de l’incrédule et fait litière des droits réels du croyant.

Citons à ce propos un jugement rendu en juillet ig14 par le tribunal de Muret :

« Dans l’espèce, il s’agissait d’une société de secours mutuels dont le conseil d’administration avait

prononcé la radiation d’un associé parce ()ue celui-ci, contrairement au règlement, n’avait pas assisté à la messe commémorative de la société, n’avait fourni aucune excuse et avait refusé de payer l’amende inscrite dans le règlement. Le jugement a prononcé la nullité de l’exclusion, et les magistrats du tribunal civil de Muret, devant lesquels a été porté le conflit, ont dit : que la liberté des conventions a pour limites l’ordre public et la loi ; que l’ordre public est intéressé à ce que personne ne soit inquiété pour ses opinions philosophiques ou religieuses, chacun demeurant libre de professer les opinions philosophiques ([ui lui [laraisscnt les meilleures, ou de pratiquer le culte qui lui convient ; que la loi assure à tous la liberté de conscience ; que cette liberté est inaliénable ; qu’ainsi on ne peut valablement, dans les conventions, porter atteinte à cette liberté, ou y renoncer ; que des actes dépendant du domaine de la conscience ne sont pas en eux-mêmes susceptibles de former l’objet d’un engagement obligatoire pour celui qui les a promis, en ce sens qu’il n’est pas civilement contraignableà leur exécution ; que la clause pénale dont cet engagement est accompagné doit être considérée comme illicite et inexistante. » (Petit Marseillais, 8 juillet igii-)

Ce jugement est un chef-d'œuvre de l’esprit laïque. Il en montre l’aboutissement. Toute liberté est assurée à l’incrédule, même celle de violer ses engagements. Quelle que soit la valeur du sentiment religieux, le croyant n’a jamais le droit de lui donner un caractère valable aux yeux de la loi. Ce n’est pas Dieu seulement que l’Etat laiiiue « ignore ». Il tient pour inexistant le sentiment religieux.

De ((uel respect n’a-t-il pas cependant fait profession de l’entourer !

Tels sont les résiiltats auxquels aboutit le laïcisme. Par contre, si les libertés ont diminué, ne s’esl-il pas créé, dans la société aménagée par lui, de durs esclavages ? Ne pourrait-on sans injustice mettre pour une bonne part à sa charge les calamités dont les sociologues ont été unanimes, durant ces dernières années, à constater les ravages et le persévérant accroissement : l’alcoolisme, la licence des rues et des mœurs, la dépopulation des campagnes, la diminution de la natalité, l’augmentation de la criminalité S]iécia ! ement chez les jeunes gens, l’agiotage et la malhonnêteté dans lesafl’airespubliqvies et privées, l’indulgence du public pour les crimes passionnels les plus scandaleux ? On pourrait allonger rénumération…

C’est que la liberté sans frein dégénère facilement en licence, et la licence est la mise en captivité des âmes sous le joug de l’argent, des jouissances avilissantes et des passions lyranniques.

De ce côté, les sujets de méditations sont infinis. Le laïcisme porte le poids d’un sinistre ^oisinage : ses progrès ont été accompagnés par une croissante dépression des mœurs. Les historiens auront à en tenir compte, quand ils établiront le bilan de l'œuvre laïque.

II. Doctrine positive. — La constitution de l’Eglise catholique au regard de la raison.

Préambule. Point de départ, un fait : l’hommene se suffit pas.

Pour juger l’Eglise, il est nécessaire de bien entendre les principes qui fondent et justifient sa 1805

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constitution. On reste libre de ne point les adincllre. Mais il faut les connaître et dire jioiirquoi on les rejette, avant de la condamner elle-même.

L’Kglise lient en premier lieu que l’homme ne se ])eut suflire à lui tout seul, qu’il doit, en conséiquence, emprunter au dehors ce qui lui manque, et que la société de ses semblables lui est, pour ceraotif, indispensal )lc. C’est là une sorte de postulat, dont il est difficile de nier l’évidence. Les hôpitaux, les écoles, l’assistance publique et mille autres institutions indiquent assez que l’Etat laïque se préoccupe de sup[) ! écr aux insuflîsances de l’individu. Est-ce que, par les réformes sociales, il n’enlendmênie pas remédier aux infirmités de la conscience individuelle, en imposant par la voie législative l’épargne, l’économie, la prévoyance, la charité, entre patrons et ouvriers ? …

L’Eglise tient en second lieu que, parmi les besoins de l’Iiouime, il y a la religion, soit qu’on la considère comme un devoir de justice à l’égard du Souverain Maître de l’Univers, soit qu’on y voie surtout un sentiment respectable, fécond, essentiel du reste àla nature humaine, ainsi que l’enseigne l’histoire des religions.

Ces deux thèses admises, l’Eglise se déclare autorisée, au sens plénier du mot, à faciliter à l’homme l’accomplissement de ses devoirs de piété et la culture du sentiment religieux.

A cet effet, dit-elle, elle est : i) constituée, en société distincte de la société civile ; 2) ses membres ont des attributions diverses ; ils se distinguent en clercs et en laïcjues.

..ux regards des croyants, cette organisation se justilie par l’institution divine. On en trouvera la l)reuve ailleurs (cf. art. EausB). Il reste à la justiiier aux yeux des incroyants par quelques observations d’ordre purement naturel.

1) Distinction de la société spirituelle et de la société civile. — L’existence d’une société spirituelle distincte de la société civile n’est point requise d’une manière absolue par le droit naturel. Ce qui est reijuis, c’est la liberté de conscience : à tout prix, elle doit être sauvegardée. Est-il rigoureusement nécessaire, pour cela, qu’il existe deux sociétés, spirituelle et temporelle, totalement séparées et autonomes dans leur gouvernement’.* Il ne paraît pas. La théocratiejuive ne constituait pas une usurpation.

Cependant, rien n’est plus dangereux quedegrou]ier dans les mêmes mains le sceptre du pouvoir religieux et celui du pouvoir civil. C’est livrer à la force brutale le domaine sacré des âmes. Est ce laicisme ou cléricalisme qu’il faut appeler l’exercice de l’autorité chez les Césars romains, les despotes de r.Vsie et de l’.Xfrique, les successeurs de Mahomet ? Peu importe. Ce fut à coup sûr, le plus souvent, une al)ominable tyrannie. Et c’est le régime, ne l’oublions pas, vers lequel glisse, en quelque sorte spontanément, l’humanité livrée à elle-même. Nous en avons plus que des vestiges autour de nous ; et c’était pis encore dans les âges primitifs. Alors, écrit Fi : stkl DP. CoiT.ANGES, « la religion et l’Etat ne faisaient <|u’un ; chaque peuple adorait son dieu et chaque dievi gouvernait son peuple… L’Etat était une communauté religieuse, le roi un pontife, le magistrat un prêtre, la loi une formule sainte… La liberté individuelle était inconnue… L’homme était asservi .i l’Etat par son âme, par son corps, par ses biens ». {/.a Cité Antique, I. V. ch. m.) Les laicisateurs modernes aiment à revendiquer pour modèles Socrate et Jésus, qui ont protesté, au péril de leur vie, contre ce cléricalisme. Et rien de plus vrai, que Jésus surtout a été un libérateur des consciences, qiianil il proclama et témoigna par sa mort qu’obéir à César

ce n’est pas la même chose qu’oliéir à Dieu. « L’Etat (lès lors, ajoute avec raison Fustel de Coulanges, ne fut plus l’unique maître ; toute une moitié île l’homme lui échappa » (1. c), c’est-à-dire tout ce qui relève du for le plus intime de la conscience, les relations entre l’homme et Dieu. Mais Jésus brisa cette tyrannie, non point en isolant l’individu en face de l’Etat : ce qui eût infailliblement laissé la porte ouverte à de nouvelles usurpations. Il constitua une société spirituelle, douée elle aussi de tous les organes propres à une société parfaite, et il lui confia la garde de la liberté religieuse individuelle. Jésus a vraiment ainsi fondé dans le monde un droit nouveau.

Renan s’accorde sur ce point avec Fustel de Coulanges. (( Le droit de tous les hommes à participer au royaume de Dieu a été proclamé par Jésus. Grâce à Jésus, les droits de la conscience, soustraits à la loi politique, sont arrivés à constituer un pouvoir nouveau, le pouvoir spirituel. » (Vie de Jésus, ch. xxiii.) Et c’est la fondation de ce pouvoir, non un simple geste de résistance à la synagogue, qui a fait l’originalité de Jésus et qui nous permet de le saluer encore aujourd’hui comme le libéra leur des consciences. Un simple geste, si grand qu’ait pu être son retentissement, n’aurait eu que la valeur d’un exemple. Ce ne serait plus aujourd’liui qu’un souvenir d’histoire, qui ne suflirait pas à arracher les consciences au joug de la puissance séculière, elle qui tient à sa disposition le glaive, les licteurs, les budgets, les honneurs et les prisons. II fallait encadrer l’individu dans une société pour protéger sa faiblesse, et armer cette société d’une autorité souveraine. C’est ce qu’a fait Jésus en léguant la sienne à ses disciples, le jour où il leur dit : «.Mlez… enseignez ce que je vous ai enseigné… Faites paître mes agneaux, paissez mes brebis… Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel, et ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel. i>

Ainsi l’individu appartient à deux sociétés ; il relève de deux autorités, qui toutes deux ont pour mission de sauvegarder ses intérêts, et en premier lieu sa liberté, l’une dans le domaine des biens terrestres, l’autre dans le domaine des biens spirituels.

Sans doute ce partage d’attriljutions est une source de conflits entre les deux pouvoirs, entre l’Eglise et l’Etat. Mais n’y a-t-il pas chance que l’indépendance individuelle y trouve mieux son bénéfice, toutes choses égales d’ailleurs, qu’à être livrée, pieds et poings liés, à la domination d’un seul pouvoir, qui serait alors sans limite et sans aucun contrôle ?

Apôtre sincère de la liberté, le laicisme devrait copier l’œuvre de Jésus, et non point celle des anti ques Césars ou de la théocratie musulmane. Si l’Eglise n’existait pas, au lieu de chercher à l’absorber dans l’Etat, il faudrait l’inventer.

2) Distinction des laïques et des clercs. — Vers la liberté par la vie. — Partie de ce principe que l’homme ne se sullit pas à lui seul, l’Eglise ne conçoit pas la société, à l’instar des partisans du laicisme, comme un conglomérat d’individus juxtaposés par leur volonté personnelle. A ses yeux, la société est un organisme dont les parties se prêtent un mutuel concours et font bénéficier chacune d’elles et la collectivité tout entière de leur propre vitalité.

Elle prétend être elle-même le tj’pe de la société parfaite. La distinction des laïques et des clercs n’est qu’un des aspects de sa constitution, dont nous allons signaler les traits principaux. Rien ne semble avoir été mieux conçu et mieux organisé pour assurer à l’individu le plein épanouissement de ses capacités et lui garantir le maximum de liberté.

a) L’E'^lise est un corps vivant. — L’Eglise n’a rien plus à cœur, pour faire comprendre ce qu’elleest, que 1807

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de se comparer à un corps vivant. La comparaison date de saint Paul, ou mieux elle remonte au divin Fondateur lui-même, qui disait à ses disciples : « Je suis la vigne, vous êtes les brandies. » (Joan., xv, 5.) Les individus n’y doivent pas être considérés isolément : ils sont les membres d’un corps dont le chef invisible, mais très réel, est l’Homme-Dieu lui-même. Entre ce chef et tous les membres circule une sève de vie, qui entretient l’unité. Perpétuellement il y a échange de joies, de tristesses, de responsabilités, de mérites. Qui souffre, dit l’Apôtre, et tout chrétien peut et doit le dire pareillement, que je ne souffre avec lui ? Nul ne vit pour soi seulement. Chacun vit pour le corps, avec le corps tout entier, dont il contribue sans cesse à enrichir ou à diminuer la vie. Et ce vaste organisme est, pour tous les croyants et d’après la langue ecclésiastique, le corps mystique de Dieu sur la terre, templum Dei estis, corpus Clirisii…

b) Dii’ersité des organes pour le hien commun. — On devine que, dans un corps dont la vie est si riche et puissante, les organes doivent être complexes et diversiliés. N’en va-t-il pas ainsi dans tout l’univers ? Et n’est-il pas vrai que plus un être s’élève dans l’échelle de l’existence, plus son existence est conditionnée par de multiples diflei-enciations dans les organes ? C’est l’amibe, ce sont les animaux inférieurs, qu’on peut morceler en plusieurs tronçons semblables, et chez qui les fonctions n’arrivent point à diversifier les organes.

L’Eglise, en qui s’épand la vie divine et qui la distribue à ses membres, ne peut ressembler à ces créatures amorphes. Elle a de nombreux ministères : chez elle, les uns sont apôtres, les autres prophètes, thaumaturges, docteurs, dispensateurs des mystères ; il y a les clercs et les laïques. Il y en a qui commandent ; il y en a qui obéissent. Ces distinctions multiples dans les membres de l’organisme attestent l’opulence de la vie qui circule dans le corps tout entier, et dont chacun est appelé à bénéficier. Il est fort vrai i|u’ily a de multiples remplaçants. Mais il en va de même dans le corps humain. L’œil voit pour tous les autres membres, et à leur place ; et pareillement l’oreille entend, et ainsi en va-t-il des autres sens. Chacun ne remplit qu’une fonction et doit faire appel pour les autres au ministère de ses voisins. Outre que c’est un fait devant lequel il faut s’incliner, il n’y a pas lieu de s’en plaindre. Une étroite solidarité relie tous les membres. Elle paraît les emprisonner. Ce n’est qu’une apparence. En recevant d’autrui ce qui lui manque, chacun est libéré de sa propre détresse. Puis, quel merveilleux stimulant est-ce que la charité fraternelle ne trouve pas à ces échanges ! Il n’y a plus là ni maîtres ni esclaves. Il n’y a que des enfants de Dieu ; ils s’appellent des frères. Ils sont en service les uns auprès des autres. Là, qui perd son àme pour autrui, la sauve ; et qui la garde pour soi, la perd. Le lien de l’amour unit tous les membres, ceux d’en haut, ceux d’en bas, ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés ; in amour chaud, intelligent, généreux, qui s’alimente dans les incomparables mystères du Verbe fait chair.

c) L’idéal, c’est la vie, et la liberté par la vie. — L’idéal immédiat et aussi le but suprêuie de l’organisation ecclésiastique, c’est la vie des membres. Egoveni ut vitam hnbeanl et ahuiidnntius habeant… La vie de l’intelligence, la vie de la conscience et de la volonté, la vie ilu cœur, la vie harmonieusede tout ce qui est ca[)able de vie dans l’homme. L’Eglise ne paraît point se proposer en premier lieu de faire des hommes libres. Ce qu’elle veut tout d’aboi d, c’est faire des c/irtnïj, au sens plénierdu mot, des hommes d’accord avec eux-mêmes et avec la totalité de l’univers, des hommes en qui l’âme spirituelle discipline

toutes les énergies inférieures au service des formes les plus hautes de la vie ; des hommes qui soient, si possible, des héros, des martyrs, des saints, des images du Père inercé, du Dieu inûni, éternel, incommensurable. Et elle pense, avec son divin Fondateur, qu’agir ainsi, c’est travailler, de la manière la plus directe et la seule efficace, à façonner des hommes libres… Si vero in sermone meo manseritis, vere discipuli mei eritis, et veritas liberabit vos. (lo, vni.)

d) Les laïques subordonnés aux clercs ; les clercs, ministres des laïques. — En conséquence, la subordination des laïques aux clercs, qui est essentielle au point de vue de la constitution de l’Eglise, est, relativement au but final, d’ordre relatif et secondaire. Ce n’est qu’un moment du siècle qui passe, disait l’apôtre saint Paul aux Corinthiens, prælerit figura hujus mundi. Il est visible que les plus hauts dignitaires ne sont considérés dans l’Eglise qu’à l’instar de ministres et de figurants sur la scène. La mèche d’étoupe, qu’on fait flamber devant chaque nouveau Pape le jour de son couronnement à Saint-Pierre, n’est pas un vain symbole, et le deposuit potenles de sede, qu’elle chante au Mugnificat, y a chaque jour son application. Perpétuellement elle va chercher en bas, en haut, ici et là, ceux qu’elle veut mettre au premier rang pour être les dispensateurs de ses piystères. Elle fait violenceaux plusmodestes ; elle oublie les ambitieux. Partout — sans y réussir d’ailleurs toujours, car elle est humaine — elle est en quête des plus dignes. C’est par des suffrages épurés à plusieurs reprises qu’on parvient chez elle aux charges honorables. Elles y sont données, d’ailleurs, non au profit de ceux qui en sont revêtus, mais pour le bien de tous. Si Dieu assiste les docteurs de l’Eglise et spécialement le Docteur suprême, c’est afin que la communauté tout entière soit préservée de l’erreur. Les prêtres ont pour mission de distribuer au peuple les dons sacrés, le pain de vie, la rémission des péchés, la grâce de l’Esprit multiforme. Ils sont les canaux de la vie. Le sacerdoce est un ministère, c’est-à-dire un service. Les dons même les plus individuels ne sont pas l’apanage exclusif de leurs bénéficiaires. En vertu de la solidarité qui règne dans l’Eglise, ce sont des biens de famille, qui enrichissent et honorent tous les membres.

e) Les droits de l’individu. Eminence des petits.

— L’humaine infirmité a sans doute empêché ces principes de sortir tous leurs effets. Néanmoins, celui qui cherche loyalement à connaître l’Eglise, telle qu’elle a existé dans le passé et telle qu’elle se présente auj(Uird’hui, demeure émerveillé. Nulle part l’individu n’est plus exalté. Tout en définitive y est pour lui…, les sacrements, les basiliques, les hiérarchies sacerdotales… Omnia vestra sunt, tout est à vous, disait saint Paul aux fidèles de Corinthe.., et il parlait de lui-même et des apôtres… La constitution de l’Eglise est éphémère ; les saints sont pour l’éternité. Faire éclore des saints, tout, dans l’Eglise, est subordonné à cette tâche sublime. Tout le monde est appelé à y travailler. Ainsi se rétablit une magnifique et très réel le égalité entre les croyants. La liberté de chacun n’a plus ici de limite. Elle dépend moins d’un code rigoureux que de la sincérité des convictions et de la violence de l’amour pour la défense des justes causes. Dès les premiers temps, un Justin, un Quadrat, un Athénagore, peut-être simples laïques, se sont fait une place par leurs apologies de la religion chrétienne à côté des Pères de l’Eglise. De nos jours, un O’Connell, un Windthorst, un Montalembert, un Ozanam, un Veuillot, un de Mun, et combien d’autres ont paru plus grands dans 1809

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la défense de la foi que les pontifes délégués parleur consécration sacerdotale à la sollicitude du troiipeau. La presse, la tribune des parlements ont fait retentir des accents plus libres et mieux écoutés souvent que ceux de la chaire, sans que le sacerdoce en ait pris ombrage.

Ou a vu des laïques fonder des ordres religieux. C’est François d’Assise, laïque, demeuré plus tard, toute sa vie, clerc de rang inférieur, qui a fon<lé l’un des Ordres les plus actifs, les plus populaires, les plus répandus de l’Eglise catholique. Des instituts entiers ne comptent parmi leurs membres que des laïques. L’Eglise a toléré chez quelques-uns que le laïque fut au-dessus du prêtre et que le gouvernement de la communauté lui fût réservé. Dans les œuvres d’éducation sociale ou de charité que noire temps a vues naître en si grand nombre, le clergé a fait souvent appel aux laïques ; il leur a laissé sou^ eut la première place et s’est effacé avec discrétion devanteux. Des associations comme les conférences de Saint-Vincent de Paul, l’A. C. J. F, sont d’éclatants exemples de l’initiative, de la liberté que le clergé non seulement tolère, mais encourage chez les laïques qui lui apportent leur collaboration. Et que dire des droits que l’Eglise confère à la femme ? Œuvres d’éducation, de charité, de piété, il n’est pas de champ d’action où la femme ne puisse apporter son intelligence et exercer son dévouement. D’innombrables et vastes congrégations de femmes se gouvernent elles-mêmes, sous le seul contrèle de l’autorité ecclésiastique. Les prêtres y sont aumôniers. A certaines époques de l’histoire, on a pu voir des ahbesses jouir, en dehors du sacerdoce, de pouvoirs égaux sinon supérieurs à ceux des évêques. Les papes ont souffert parfois d’être admonestés ou du moins avertis par d’humbles femmes, que leur sainteté seule déléguait à ce ministère. Enlin aux plus humbles, aux plus petits, aux plus faibles, aux plus méprisés, aux enfants, aux jeunes ûUes, aux femmes, aux pauvres, aux esclaves, l’Eglise a reconnu — ce qui est l’essentiel, ce qui constitue la dignité humaine — le droit de résister à la force injuste, de se dresser en face de l’autorité séculière et, au besoin, de mourir pour ne point désobéir aux lois de la conscience.

CoNCLi’sioN. — En résumé, les annales de l’Eglise attestent avec évidence, à qui veut les étudier sans parti pris, que partout et toujours elle a été, avec persévérance, hardiesse et succès, ouvrière de liberté et d’indépendance.

Le laïcisme a, au contraire, toutes les allures d’une théocratie farouche. Il est un cléricalisme à rebours. Ses méthodes d’action, ses principes, les résultats auxquels il arrive, en font foi.

L’IIiiraanité, à laquelle le laïcisme prétend ériger dos autels, ne peut être une divinité. Il y a des hommes. L’Humanité n’existe pas. C’est une abstraction. Ce qui existe malheureusement, ce sont les bénéiiciaires du nouveau culte.

Parti d’une conception abstraite de l’homme, le laïcisme vit donc de phraséologie. Le régime dans lequel il prétend s’incarner est en contradiction avec ses principes.. exalter la liberté, le laïcisme aboutit à la ruiner.

La Religion catholique, au contraire, part non d un concept, mais d’un fait : l’homme est impuissant à se sulTirc ; ilabesoinde la société. Il ne s’agit point pour elle d en faire tout d abord un être libre. Elle veut qu’il soit un vivant. De là vient qu’elle fait appela l’autorilé.l’autorité qui, suivant le sens étymologique du mot aubère, a pour but d’ajouter, d’accroilre, de donner ce qui manque à l’individu.

A cette autorité, elle donne des attributs divers ; elle la constitue en autorité civile, en autorité religieuse. Mais toujours elle a en vue la vie de l’individu, et c’est par la vie, la vie vraie, et pleine, qu’elle prétend assurer, dans les limites possibles ici-bas, la liberté et l’indépendance. Vfritas liberabit vos… Personne jusqu’ici n’a fait mieux.

Bibliographie. — Encycliques de Léon Xill et de Pie.1’, édition des Questions actuelles. — Uom liesse, ie5 religions laïques. Paris, (y13 ; Ferd. Buisson, Foi laïque, extraits de discours et d’écrits (1878-1911), Paris, 1912 ; Jules Ferry, Discours et opinions, publiés avec commentaire par Paul Robiquet, 4 vol., Paris, 18c)3-18y6 ; Fustel de Coulanges, La cité antique ; B. Gaudeau, L’Eglise et l’Etat laïque, Paris, igoS ; G. Hanotaux, Histoire de la lll’République ; Y. de La Brière, Les luttes présentes de l’Iiglise, Paris, igiS ; R. P. Lecanuet, L’Eglise de France sous la IW République, Paris, 1907-1910 ; Ch. Maurras, l.a politique religieuse, Paris, 1912 ; R. Poincaré, Ce que demande la cité, Paris, 1912 ; Alf. Rarabaud, J » /es Fer/)’, Paris, igoS ; Paul Sabatier, A propos de la séparation des Eglises et de l’Etat, Paris, 1906 ; L’orientation religieuse de la France actuelle, Paris, 1912 ; Eug. Tavernier, La morale et l’esprit laïque, 2" éd., Paris, 1908.

B. Emonbt.