Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Musique religieuse

La bibliothèque libre.
Dictionnaire apologétique de la foi catholique

MUSIQUE RELIGIEUSE. — Il est à peine besoin de rappeler les affinités de nature et les relations de fait, qui, de tout temps, chez tous les peuples, ont uni la religion et la musique. Il semble bien d’abord que la musique soit par excellence l’art 949

MUSIQUE RELIGIEUSE

950

religieiiK, qu’elle le soit dans l’acception double et dans la plénitude du mot, liant ou " reliant », du li*n esthétique le plus étroit et le plus fort, premièrement Dieu avec les hommes, et puis les hommes entre eux. On a souvent nommé la musique l’art socioloj, Mque ou social. Nous l’appellerons, nous, charitahle et fraternel. Aucun art mieux que celuilà ne sait agir sur la multitude et la rassembler, créer entre des centaines, des milliers d'êtres, non seulement l’union, mais l’unanimité. L’areliilectnre elle-même, à cet égard, possède une moindre puissance. Asile de la foule, une catliédrale en est pour ainsi dire l’expression aussi, mais immobile et muette. La musique en est l'àme, une ànie qui se meut et qui chante.

Rapprochés les uns des autres par la musique, nous le sommes, par elle également, de Dieu. Rappelez-vous le vers du poète : « Dieu parle, il faut qu’on lui réponde. » La musique est la forme la plus pure de ce dialogue nécessaire et mystérieux. Dans la question, fort obscure, on le comprend, et sans doute insoluble à jamais, des origines de l’art musical, riiypolhèse de l’origine religieuse n’apparaît pas comme la moins défendable. Et surtout, entre la religion et la musique, pour peu qu’on y réfléchisse, de naturelles conformités apparaissent. A quel art, et par un plus juste privilège, serait dévolu l’ordre ou la catégorie supérieure de l’idéal, si ce n’esta celui-là, dont la matière, aflinée et subtile, a le moins de consistance, le moins de persistance aussi, puisqu'à peine formée en quelque sorte, elle se dissipe et s'évanouit.

Sur les correspondances profondes de la musique et de la religion, le Chaleauluiand du Génie du Cliristiiinisme a dit des choses un peu vagues, et de fort belles choses. « Le chant nous vient des anges et la source des concerts est ilans le ciel. » Cela pevit faire doute. Mais ceci est plus sur : « Toute institution qui sert à purilier l'àme, à en écarter le trouble et les dissonances, à y faire naître la yertii, est, par cette qualité même, propice à la plus belle musique, ou à l’imitation la plus parfaite du beau. Mai ? si cette institution est en outre de nature religieuse, elle possède alors les deux qualités essentielles à l’harmonie : le beau et le mystérieux. oEnlin ce qui suit, particulièrement la remarque dernière, pour être d’un grand poète, en prose, n’en est pas moins d’un historien et d’un philosophe de la musique religieuse : ^ C’est la religion qui fait gémir, au milieu >de la nuit, les vestales sous ses dômes tranquilles ; c’est la religion qui chante si doucement au bord du lit de l’infortuné. Jérémie lui dut ses lamentations, et David ses pénitences sublimes. Plus lière sous l’ancienne alliance, elle ne peignit que des douleurs de monarques et de prophètes ; plus modeste et non moins royale, sous la nouvelle loi, ses soupirs conviennent également aux puissants et aux faibles, parce ([u’ellca trouvé dans Jésus-Christ l’humilité unie à la grandevir. >

Entre la religion et la musique, d’autres rapports existent, plus simples, plus précis, et qui peuvent s’exprimer avec plus de précision et de simplicité. Par exemple, on voit tout de suite comment la musique touche en quelque sorte de plus près que les autres arts à la vérité religieuse : il’ov’i la faculté, pour elle, d’y être plus profondément conforme ou contraire. La peinture, la sculpture, ne représentent de Dieu que l’apparence sensible, l’humanité et la mortalité qu’il a prise comme nous et pour nous. Mais la musique se lie — avec quelle étroitesse I — à la parole, au Verbe même, au Verbe qui était dès le commencement, qui était en Dieu, qui était Dieu. La musique d'église, la musique à

I l'église, n’accompagne et ne traduit pas seulement la prière, ou ce que nous disons à Dieu, mais ce que Dieu nous a dit et continue de nous dire : d’où la nécessité d’une appropriation plus stricte et plus sévère. Un tableau d^ Uubens ou de Véronèso, une statue du Bernin sera moins déplacée dans le sanctuaire, qu’une mélodie de salon ou d’opéra. L’architecture même, plus symbolique et plus idéale que la peinture et la statuaire, est pourtant moins que la musique la servante de la liturgie. Elle a le droit de construire la maison de Dieu suivant des types divers. La messe peut se dire partout ; mais nulle part elle ne se dit qu’en des paroles invariables et consacrées. Etsi la formede l'édilice importe moins que celle du chant, c’est que l’architecture ne fait pas corps avec les paroles mêmes ; c’est que, sans leur cire étrangère, elle leur est du moins extérieure. La mélodie au contraire est en elles ; elle les inspire et les anime, elle leur est en quelque sorte incorporée. Sur la vertu religieuse de la musique, les Docteurs de l’Eglise ontabondammenl raisonné. Saint Thomas peut-être a le mieux connu la nature, posé les principes et proclamé l'éminente dignité de la musique sacrée. « La louange vocale, a-t-il dit, est nécessaire pour élever les cœurs vers Dieu. Tout ce qui donc est capable de produire cet heureux effet, peut être employé dans la louange de Dieu. » (II » 11"=, q. gi, art. 2) La musique, observe til encore, accroît la piété des saints et la contrition des pécheurs. Elle soulage ceux qui sont accablés, elle nous fortilie dans le combat et nous relève après la chute. Enfin, — et ce dernier effet n’avait peut-être pas été signalé, — elle insiste plus que la parole sur les mots, c’està-dire sur les pensées ; elle s’y attarde, elle y revient s’il le faut, et devant les yeux de l’esprit elle arrête ainsi plus longtemps la vérité. Ce que nous devons chanter à Dieu, ou devant Dieu, c’est sa grandeur, sa bonté, et c’est aussi nos péchés. Ainsi la musique religieuse exprimera notre admiration, notre gratitude et notre pénitence. Unis par elle à Dieu, nous le serons encore entre nous, entre nous tous. Dans le cœur de chacun, elle créera comme une région d’innocence (regionem innocuam) où se répare l’injustice mutuelle, où s’cITace le mal que les hommes se font. La musique alors, humainement et divinement religieuse, aura rempli sa mission tout entière. L’Eglise n’a pas seulement, par la voix de ses Pères et de ses docteurs, parlé de lii musique ; par la volonté, par les décrets de ses papes, pour elle et sur elle, afin tantôt de la contenir et tantôt de l'étendre, elle a constamment agi. « A peine l’Eglise, au IV" siècle, est-elle libre de se développer, que nous voyons le chant liturgique être l’un des objets des préoccupations de ses pontifes. >i (M. A. GasTouii, l’art grégorien) De la (in du vi' siècle à nos jours, de saint Grcgoii-e à Pie X, à travers le Mojen Age, la Renaissance et les temps modernes, l’histoire sidt la glorieuse et longue théorie des Papes musiciens. L’influence de la foi s’est même répandue au delà du sanctuaire et la musique extra-liturgique en a ressenti le bienfait. Un saint aimable a créé l’oratorio, et depuis trois cents ans les innomlirables chefs-d'œuvre de ce genre ou des genres connexes, voire quelques chefs-d'œuvre de théâtre, en certaines pages du moins, ont été jusque dans le « monde », ou le « siècle », des messagers, des témoins assez éloquents et fidèles de l’idéal religieux.

L’Eglise enlîn s’intéresse à la musique au delà de la mort, ou plutôt elle ne veut pas que la musique meure. Dans le Purgatoire et dans le T’aradis, Dantk nous a montré mélodieuses et chantantes les âmes des pénitents et celles des bienheureux. Il assure même ([ue la voix des élus, par eux de nouveau 951

MUSIQUE RELIGIEUSE

952

« revêtue » (/a rWestita voce alleluiando), sera plus

vivante que celle des vivants (in voce ossai pii’i clie la nostra viva). Cette assurance, le plus théologien des grands poètes n’a fait que l’emprunter au plus grand des thcologiens. Saint Thomas avait écrit d’abord : « Credibile qiiod posi resitrrectionem erii in sanctis laiis vocalis. (Il* U^", q. 13, art. 4) H est à croire qu’après la résurrection les saints chanteront les louanges de Dieu. »

Croyons-le donc, e*t soyons heureux de le croire. Pour la musique il n’est pas de plus glorieuse promesse et, pour les musiciens, de plus douce espérance. Le Verbe, qui s’est fait chair ici-bas, sera loué làhaut par des lèvres de chair et, seule de tous les arts, la musique au ciel survivra. Que dis-je, elle revivra plus pure et plus belle. Elle dépouillera tout ce qu’elle eut d’humain et de passager : la sensualité, la passion, la douleur ; mais ce qu’elle contient de divin et d’impérissable, l’ordre, la raison, l’amour, demeurera seul en elle et s’y épanouira pour jamais. Ainsi, comme les autres créatures, elle trouvera près de Dieu la plénitude, la perfection de son être, et l’alliance de la musique et de la foi, commencée dans le temps, se consommera durant l'éternité.

Quand on parle de la musique religieuse, quand on en étudie la nature, ou les caractères et l’histoire, il faut avant tout la partager en deux : la musique d'église, ou liturgique, d’une part ; de l’autre, la musique sacrée. La distinction est fondamentale. Elle est nécessaire et suffisante pour prévenir ou corriger les erreurs dans la doctrine et, dans la pratique, les excès ; pour assurer à la fois la dignité, la sainteté de l’art ecclésiastique et l’indépendance de l’art seulement religieux.

Il y a, chacun le sait, deux formes par excellence, bien qu’inégales entre elles, de la musique d'église proprement dite. Pratiquées successivement, puis ensemble, l’une et l’autre ensuite plus ou moins oubliées, dénaturées et corrompues, le temps paraît enfin venu de leur renaissance commune. La première de ces deux formes, par l'âge et par la parfaite convenance avec la liturgie, c’est le chant grégorien ou plain-chant ; la seconde, relativement jeune, mais qui déjà depuis quelques siècles a mérité d'être associée à l’autre, est la polyphonie vocale, appelée aussi le chant a cappella.

Le chant grégorien cependant l’emporte. Des raisons de plus d’une espèce en ont fondé la prééminence et l’assurent à jamais. L’histoire et la tradition nous l’imposent. Un maître en ces matières l’a fort justement rappelé : « Le chant grégorien, ce n’est pas seulement une forme de la mélodie religieuse, c’est la seule forme adoptée et prescrite par l’autorité. C’est le chant de l’Eglise. Donc il peut y avoir des chants divers, de forme différente, usités, goûtés, ici ou là ; il peut y avoir des chants exceptionnels pour diverses circonstances, des chants même approuvés par l’Eglise : il n’y a qu’un seul chant de l’Eglise : c’est le grégorien. " (.médée Gastouk : La musique d'église, Lyon, Janin frères, 191 1) Il le fut dès le commencement. X l’origine, il se constitua par la rencontre des deux éléments hébraïque et grécoromain. Il Eppure è nostra mamma 11, nous disait un jour le Souverain Pontife Pie X, en parlant de la religion d’Israël. « Malgré tout, elle est notre mère. » Les recherches et les découvertes récentes ont révélé mainte analogie entre le chant de la Synagogue et celui de la primitive Eglise. Il paraît désormais incontestable que dans la Jérusalem nouvelle, dans ses chants comme dans ses prières, quelque chose de l’ancienne a subsisté. Il est également certain que le christianisme naissant ne pouvait pas soustraire

sa musique plus que son architecture à l’influence de l’art gréco-romain. Dans l’ensemble comme dans le détail de l’ordre sonore, dans la mélodie, la rythmique, la métrique, un Gevært a montré tout ce que le chant de l’Eglise latine a retenu du chant de l’antiquité. Et s’il est vrai que ces deux sources ne sont pas également pures, ou plutôt si pas une des deux n’est d’une parfaite pureté, c’est peut-être que le christianisme voulut étendre même à la musique le caractère de la rédemption. Il a deux fois racheté le chant de l’Eglise nouvelle : de la gentilité et de l’imperfection de l’ancienne Loi. Dans cette opération deux fois salutaire, on peut trouver une double leçon. L’origine hébraïque du chant chrétien confirme les paroles de Jésus : « Je ne suis pas venu pour abolir la Loi, mais pour l’accomplir. » L’origine gréco-romaine peut être prise pour un mémorial de la vocation des Gentils. Et puis, et surtout, il faut reconnaître ici la démarche habituelle du génie de l’Eglise, le don merveilleux et vraiment divin qu’elle a reçu de s’approprier, pour en vivre d’une Aie renouvelée et plus riche, les éléments étrangers, contraires même, dont on aurait pu craindre qu’elle risquât de mourir. En tout temps, en toute chose, elle a construit ses propres édifices avec les ruines que ses victoires avaient faites. C’est le cas de rappeler le triomphant exorde de Bossuet : » Nous lisons dans l’histoire sainte que, le roi de Samarie ayant voulu bâtir une forteresse qui tenait en crainte et en alarme toutes les places du roi de Juda, ce prince assembla son peuple et fit un tel effort contre l’ennemi, que non seulement il ruina cette forteresse, mais qu’il en fit servir les matériaux pour construire deux citadelles, par lesquelles il fortifia sa frontière. » (Voir l’ouvrage de M Gastoué : Les origines du chant romain ; Vantiphonaire grégorien, Paris, Picard, igo’j)

Après les origines, il suffira de rappeler, car tout cela vraiment est connu, les caractères qui font religieux entre tous le sentiment, ou, comme les Grecs auraient dit, Vélhos de l’art grégorien.

L’art grégorien n’est que chant. Telle est sa première marque et la raison première aussi de sa vocation rituelle. Il semble bien que la mélodie des lèvres humaines constitue la musique où le moins de matière se mêle à la parole pour l’appesantir, la contraindre ou l’altérer. On trouve dans saint Thomas la confirmation et la justification de ce privilège de la voix. Le théologien de la Somme ne se pose — pour j' répondre par l’affirmative — que cette question unique : « Utrum Deus sit Inudandiis per CANTUM. I) Quant aux instruments, il les bannit du sanctuaire, différant jusqu’au dernier jour l’intervention, alors, il est vrai, décisive, delà trompette, qu’il nomme a instrumentalis causa resurrectionis » (In IV'" sent., d. 43, art. 2, q. 2, etc.). Que si les instruments furent admis autrefois dans le temple, si le Psalmiste a commandé de « louer le Seigneur avec la harpe et de célébrer sa gloire sur le psaltcrion », c’est que le peuple juif, « ce peuple à la cervelle dure, étant plus obtus et charnel, avait besoin d'être excité par des instruments à grand fracas, de même qu’il fallait des promesses terrestres et l’appât des biens matériels pour l’attacher au Seigneur. » (11^, Ila<', q. 91, art. 2. ad 4") Mais 'e peuple chrétien, plus spirituel, doit se contenter de la voix. Elle est supérieure aux instruments, qui ne font que l’imiter, autant que l’original est au-dessus de la copie et que la réalité l’emporte sur l’apparence.

.4.ussi bien, la nature des choses et des lieux mêmes s’accorde avec la conception purement vocale de l’art liturgique. Il se trouve que les instruments ne sont pas plus à leur aise qu'à leur place dans une 953

MUSIQUE RELIGIEUSE

954

église. L’acoustique des nefs est infailliblement funeste au solo non moins qu’à la symphonie. Deux seules voix instrumentales, celle de l’oryuc et celle de la cloche, l’une au dedans, l’autre au deliors du temple, sont dignes de se mêler, pourvu qu’elles ne l’étoulTent point, au concert des lidèles, et de s’y mêler saintement.

Après la vocalilé pure, un caractère essentiel du plain-chant est la verbalité. Tandis que noire moderne polyphonie demande à l’harmonie, aux timbres, la vérité et la variété de l’expression, la mélodie grégorienne l’obtient de la seule parole. Elle n’est pas la parole « mise en musique », mais la musique issue, jaillissant de la parole, oùelleétait contenue et cachée. La parole ici, loin d’être l’esclave, ou seulement la servante des sons, en est la maitresse et la reine. Et son règne est conforme aux principes, aux lois de l’ordre chrétien. Saint Thomas encore a dit : « La Création est la voix du Verbe et toutes les créatures sont comme un chœur de voix qui répètent ce même Verbe. » (In /"’Sent., d. 27, q. 2, art. a, q. 2 ad 3™) Dans l’attache et la soumission au Verbe consiste la dignité, la sainteté du cliant. Le Verbe, le Verbe seul, est <i au commencement » de l’art grégorien.

Entre cet art et son objet, ou sa fin, il y a d’autres convenances encore. Le plain-chant, en même temps que vocal, est homophone ; ne se seivant que des voix, il fait d’elles toutes une seule voix. L’unisson nombreux, voilà peut être la forme sonore la plus capable d’exprimer et de créer l’unité : non seulement l’unité des fidèles entre eux, mais celle de chacun, son unité spirituelle et tout intérieure. Loin départager l’àme, cet art la rassemble. Il la fait concorder, concourir en toutes ses parties et de toutes ses forces. « Qu’ils soient un comme mon Père et moi nous sommes un. » Les voix de l’unisson grégorien sont unes de cette manière, et cela constitue encore une fois entre l’objet de la musique d’église, lequel est divin, et cette musique même, une nouvelle et divine conformité.

L’antiquité de l’art grégorien en accroît aussi le caractère religieux. Plus que tout autre chant, le plain-chant est contemporain de ce qu’il chante ; ce mode d’expression parut en même temps que l’ordre des idées, des sentiments qu’il exprime, et c’est beaucoup, pour qui célèbre les choses éternelles, de les célébrer sur le mode le plus ancien, le plus proche du temps où ces choses furent révélées.

Contemporain du christianisme, le plain-chant en est égaleuient un peu le compatriote. Des souilles de l’Orient ont passé, nous l’avons vu, dans les mélodies primilives de l’Eglise. Aucun charme ne leur manque, ni celui du lointain, ni celui du mystère. Parce qu’elles sont anonymes, elles sont humbles. Il semble ainsi qu’une vertu s’ajoute à leur beauté. Tout ce qu’elles eurent des hommes, ne fût-ce qu’un nom, a péri. Elles n’ont gardé que ce qui leur vint de Dieu. Dieu enfin, qui voulut cet art impersonnel, le voulut aussi populaire, semblable à la foule, pour laquelle et ([uelquefois par laquelle il fut créé. Entre les chants de l’Eglise et les chants du peuple, au Moyen Age, les échanges furent nombreux. Il ne faut pas s’étonner, encore moins s’indigner de telles rencontres. Au contraire, il convient que l’art chrétien par excellence, le plusprès d’être divin, ne soit pas celui des grands et des habiles, mais celui des ignorants et des petits, de ceux auxquels le royaume de Dieu a élé jiromis.

Après avoir défini la nature du chant grégorien, faut-il en résumer l’histoire ? On sait, et le nom seul d’un saint Ambroise en témoigne, que ce chant a précédé saint Grégoire. Il était, et depuis fort

longtemps, avant d’être nommé. Le répertoire romain des mélodies ecclésiasliques est formé de pièces dont une partie iuiportanle, sinon la plus grande partie, existait avant le vu" siècle (Gastoué). Mais ce répertoire, antérieur au Pontife, et qui devait lui survivre et se développer après lui, la mission, ou l’une des missions du grand pape fut de l’ordonner et de le codifier. On a disputé parfois cet honneur à saint Grégoire. Il paraît impossible de ne pas le lui reconnaître aujourd’hui. L’œuvre de Grégoire ne fut pas seulement de fixer, de rassembler, mais (déjà !) de réformer. Cette œuvre, dans un esprit et par des moyens pareils, l’Eglise, à travers les âges, n’a pas cessé de la poursuivre. Toujours favorable au progrès, conslamment sévère aux excès connue aux défauts, elle a veillé sans relâche sur un mode de beauté qu’elle avait fait et qu’elle entendait conserver sien. Envers et contre tout, elle a su tour à tour le garder et le développer. Nombreuses furent les vicissitudes du chant grégorien, tantôt florissant et glorieux, tantôt — quelquefois par sa faute — en danger et près de périr. La reforme de saint Guégoire eut d’heureux et durables effets. Tout fut grégorien dans l’Eglise, et le fut avec pureté jusqu’au ix° siècle. Alors les abus se reproduisent et de nouveau la Papauté doit sévir. La bulle /l’e.t una de saint Léon IV assure pour deux cenls ans le retour à l’ordre ancien. Mais voici qu’il se trouble de nouveau. La polyphonie était née. Consciente d’abord, puis orgueilleuse et comme enivrée de son génie, elle menace de détrôner la uionodie grégorienne. Par une décrétale célèbre, Jean XXll, au xiv « siècle, en veut corriger les excès. Elle se réforme et se purifie ; elle suscite les maîtres qui feront sa gloire et le xvi= siècle voit son triomphe. Alors le chant grégorien, par esprit de réaction et croyant ainsi peut-être se mieux défendre, se jette dans un excès de sécheresse et de rigueur. Le xvii" siècle le néglige, à moins qu’il ne le corrompe, et le grand musicien qu’est notre Du Mont n’ose lui-même en retracer qu’une ombre. Le xviii" siècle et la première moitié du xix* paraissent en achever la ruine. Pour la musique d’église, les temps sont venus que Lamennais déplorait avec éloquence :

« Au temple succéda le théâtre, image d’une société

qu’abandonnait l’esprit austère du christianisme ancien. Les hommes n’habitaient plus les régions idéales du dogme ; las du calme des cieux, de la contemplation du Beau et du rai dans leur source éternelle, il leur fallait le mouvement de la terre, ses vives émotions, ses enivrants prestiges et ses illusions passionnées. » (Esquisse d’un philusophie) L’Eglise témoigna tro[) d’indulgence à de profanes désirs et longtemps elle souffrit un triste partage entre les excès de la musique du monde, ou du

« siècle », et les débris de sa musique à elle, contrel’aile

et méconnaissable.

Elle ne devait pourtant pas s’y résigner toujours. Vers le milieu du siècle dernier, les fils de saint Benoît lui présentèrent de nouveau l’idéal grégorien dont leur génie de savants et d’artistes avait su reconnaître et restituer les traits immortels. On fut longtemps sans croire au ujiracle de celle résurrection. Quand on n’en put douter, on voulut en empêcher l’elîct. Pour l’attester, pour en assurer le triomphe, il ne fallut rien moins que la volonté d’un Pape, d’un Pape musicien. Pie X a été celui-là, et l’admirable Molu propria du 22 novembre igoS,

« code juridique de la musique sacrée », établit ou

rétablit enfin dans la musique de l’Egliise l’excellence et la suprématie du chant grégorien restauré.

Nous disons l’excellence, et non le privilège, le

Pontife lui-même ne l’ayant pas dit. Un autre mode,

i une autre catégorie de l’idéal sonore garde son rang 955

MUSIQUE RELIGIEUSE

956’(lanB la musique liturgique, à la condition que ce rang ne soit pas le premier. Chacun sait quel honneur a l’ait, depuis des siècles, à l’Eglise, et quels honneurs en a reçus le chant que souvent on nomme alla Patesiriria, du nom tle l’un des plus fameux parmi les maîtres qui le portèrent à la perfection. L’histoire de la polyphonie, de beaucoup moins ancienne que celle du plain-chaiit, suit en outre une direction opposée. Tandis que la raonodie grégorienne partit de Rome à la conquête de l’Europe du Nord (Angleterre, France), c’est du Nord au contraire que le nouveau style de la musique d’église descendit en Italie. Les origines d’un art qui devait avoir une si glorieuse fortune se trouvent dans les formes primitives et presque barbares encore de la polyphonie vocale, lurgatnim ou diaphonie, et le dédiant. Le* plus récents historiens allirment que ces formes, dès le commencement, furent nôtres. Elles auraient pris naissance chez nous, et non seulement en France, mais au cœur de Paris, dans le cloître encore inachevé de Notre-Dame, vers l’an 1200 (voir sur ce sujet : 1° M. A. Gastouk : l.a musique d’église ; 2" M. l’abbé Villktard : L Oflice de Pierre de Corbeil, Paris, chez Picard, 1907). Curieux et noble exemple de l’échange, ou du retour que tout à l’heure nous signalions. La France autrefois, la France de Ghar^ lemagne, avait reçu de Rome le chant grégorien ; maintenant elle produit les premiers éléments d’un autre chant, de cette polyphonie dont Rome, après trois cents ans, fera ses délices et consacrera la gloire. Un dessein mystérieux semble avoir ainsi partagé l’honneur de créer l’art lilurgi((ue entre l’Eglise et notre patrie, et, jusque dans l’ordre esthétique, notre plus vieille histoire nous permet, que dis-je, nous commande de nous reconnaître et de nous déclaipr à la fois, avec le même orgueil, Romains et Français.

Par sa nature même, comi)osée et collective, la polj’phonie courait, plus que l’unisson grégorien, le risque de se compliquer à l’excès. Mainte fois elle tomba dans ce danger et faillit y périr. La célèbre décrétale de Jean XXII fut édictée en partie contre des abus de ce genre. I^u xiV siècle au xvi’, on connaît mal, et seulement par fragments, par éclats, dispersés et sans suite, l’histoire de la composition musicale. C’est à la lin du xv" siècle que l’art polyphonique nous apparaît pleinement lui-même, constitué comme un organisme harmonieux et vivant. De cette constitution, les musiciens du Nord ont été les premiers auteurs. Pendant les xiv" et xv" siècles, il n’est pas jusqu’aux chapelles des papes — voire des antipapes — qui ne soient composées pres(pie exclusivement de musiciens français (voir sur cette période le Pnlestrina de Michel Bhenrt, Paris, Alcan, 1906). Mais à la liii, le progrès, ou plutôt la [lerfection de l’art polvphonique se partage. Avec les Gallo-Belges, les Italiens, les Espagnols y concourent et le grand siècle, le xvi", est également celui d’un Roland de Lassus, d’un Palbsthina et d’un Victoria.

Alors, et pour longtemps, usurpant les droits consacrés de la monodie grégorienne, la polj’phonie règne seule. Mais avec le temps un jour arrive où, de même qu’elle n’épargna point, elle n’est pas non plus épargnée. « Le xvin’siècle, surtout en sa seconde moitié, et la première moitié du xix* ont été partout l’époque la plus déplorable et la plus néfaste en fait de musique d’église. » (A. Gastoui ;  ; La musique d’église) Il n’est rien en elîet, ni l’oubli, ni l’outrage, que, sous l’une et l’autre de ses deux formes par excellence, polyphonie vocale et plainchant, la musique d’église alors n’ait souffert. L’esprit du monde et du théâtre l’envahissait, la corrom pait tout entière. Les paroles citées plus haut de Lamennais recevaient leur entier et funeste accomplissement. Cependant, pour la l)olyphonie du xvi" siècle comme pour le chant grégorien son allié, son frère, l’heure des justes réparations ne pouvait pas ne pas venir. Elle vint au xix" siècle, annoncée de loin en loin par de faibles signes : les leçons d’un CnoRON ou d’un Nikoeriikykk, les livres d’ua Fklix Clément ou d’un d’Oktigue. En France, en Allemagne, tantôt une société se créait, tantôt une publication était entreprise. De grands noms, de grandes œuvres du jiassé revenaient au jour. Enlin

— il y a quelque trente ans à peine — un Charles BoKDBS, fondant la Société des Chanteurs de Saint-Genuiis, nous découvrait l’immense horizon de la musique alla Palestrina. L’initiation qu’il nous conférait achevait pour nous, chez nous, l’clfet de la restauration bénédictfiie, et la lin du siècle voyait se rétablir et se rejoindre ainsi les deux principes, les deux modes supérieurs du chant vraiment religieux. Le Motu proprio de Pie X les a constitués l’un et l’autre les seuls maîtres du sanctuaire. Maîtres inégaux, il est vrai, mais leur inégalité, moins forte que leur alliance, ne risque en aucune façon de troubler leur accord et leur concours. Après avoir conlirmé, pour des raisons nombreuses et profondes, la suprématie liturgique duchant grégorien, le Molu proprin^ passant à la polyphonie du xvi" siècle, et plus particulièrement à celle de l’école romaine, en délinil, dans les termes que voici, la valeur et le rôle, ouïe rang : n La polyphonie cliissique se rapporte parfaitement bien à cette forme par excellence de la musique d’église qu’est léchant grégorien. Par cette raison, elle a mérité d’être associée au chant grégorien dans les cérémonies les plus solennelles de l’Eglise, comme celles de la chapelle pontificale. Il faut donc la restituer elle aussi, largement, dans les ollices ecclésiastiques. »

De ces deux genres de musique, si le premier possède « in grado sonimo » (au suprême degré) le cacactère vraiment religieux, l’autre en est doué encore à un degréexcellent, « in ollimo grado ». Ainsi la hiérarchie n’est pas douteuse, mais elle n’a rien non plus de rigoureux, et l’expresse volonté de Pie X n’est pas d’opposer les deux types, mais de les distinguer légèrement et de les réunir.

Aussi bien, ils diffèrent sans doute par la forme ou par la surface ; au fond et par le sentiment ils se ressemblent et se rejoignent. Mainte beauté, mainte vertu leur est commune. Moins ancien que son rival, ou plutôt que son maître, l’art polyphonique a cependant pour lui déjà quelques siècles de gloire, et d’une gloire où toutes les gloires sont mêlées : celle des grands hommes qui l’ont fondé, soutenu, et celle des chefs-d’œuvre qu’il a produits ; celle de l’Eglise romaine, qui l’a protégé, dans quelle ville et dans quels sanctuaires ! celle enfin de tant de génies, même profanes, qui ne dédaignèrent pas ses leçons : depuis Mozart enfant, dont l’un des premiers miracles fut de retenir et d’emporter en son cœur le secret encore inviolé des harmonies sixtines, jusqu’à Wagnpr vieilli, qui, dans son dernier chefd’œuvre, a fait planer sur le cristal rougi du sang divin les divines consonances de Palestrina.

Tout justilje, tel que l’a réglé le Moiu proprio de 1903, le rapport entre les deux modes sonores de l’art vraiment liturgi(iue. Le plus pur de la substance même du plain-chant, une mélodie, un thème, n’est-il pas quelquefois entré, comme l’élément ou la cellule vitale, dans l’organisme complexe de la polyphonie palestrinienne ? S’il est vrai que celle-ci nous rassemble moins étroitement que l’unisson grégorien, elle sait pourtant nous rapprocher encore. 957

MUSIQUE RELIGIEUSE

958

Elle est encore un signe assez sensible, un assez clair symbole de sympathie et d unanimité. So[irano, contralto, ténor et basse, toute l’étendue, tous les degrés et tous les timbres de la voix humaine sont compris en ces quatre voix. Et parce que jamais, ou prescpie jamais, dans le clianl a cappella, elles ne se séparent, parce que l’interprétation personnelle, égoïste, qu’est le iû/o, leur est interdite, leur concert fraternel et doublement religieux est encore une adiniralile expression, par la musique, non seulement de la foi, mais de la charité.

Nous disons par la musique et surtout par elle, car léchant alla Paleslrina — sa nature polyphonique en est cause — ne saurait être un serviteur de la parole aussi lidèle et soumis que le chant grégorien. Il laisse moins entendre le texte. Il lui donne moins de valeur et de relief. Sans jamais le contredire, il l’enveloppe toujours et quelquefois il le voile. Mais, si la polyphonie est inférieure au plain-chant pour ce que nous avons nommé plus haut la verbalité, pour la vocalitc pure elle l’égale. Elle aussi ne sait et ne veut que chanter. Elle ne se sert que des voix et des voix cachées, mystérieuses ; elle redoute et défend que le moindre spectacle détourne l’attention des lidèles et trouble leur piété.

Et puis, de l’art palestrinien comme de l’art grégorien, 1 idée, ou plutôt le sentiment, est l’objet à peu près unique. Indifférent aux dehors, cet art, qui ne fait aucune place au i monde », n’accorde presque jamais rien non plus à l’univers et à la nature. Art de prière et de méditation, il se recueille et se concentre plutôt qu’il ne se déploie, il est admirable moins par l’étendue que par la profondeur. « Tôt ou tard », disait le philosophe, « on ne jouit que des âmes ». Le mot pourrait être la devise du chant alla Paleslrina comme du chant grégorien, et parce que ces deux genres ou ces deux modes de la mmi(iue en sont les plus spirituels, les plus intérieurs, ils en sont aussi les plus religieux.

Par le Mota proprio de 1908, le chef de la religion a renouvelé, confirmé leur privilège tant de fois séculaire. « C’est plus qu’une réforme », s’écrièrent alors quelques vendeurs chassés du temple : « c’est une révolution ». Non : seulement un retour, et qui s’accomplit sans aveuglement et sans injustice, dans un esprit de tolérance et de liberté. La preuve en est qu’après avoir partagé le service de l’Eglise entre le chant grégorien et la polyphonie alla Paleslrina, l’au^juste législateur prend soin d’ajouter ceci :

« L’Eglise a toujours reconnu et favorisé le progrès

de l’art, en admettant au service du culte tout ce que le génie a su trouver de bon et de beau dans le cours des siècles, sous la réserve des lois de la liturgie.

« En conséquence, la musique plus moderne est

admise à l’église, offrant, elle aussi, des compositions que leur bonté, leur sérieux et leur gravité ne fait pas indignes des cérémonies sacrées. »

Le.yfoiu proprio s’attache ensuite à caractériser, par des traits généraux, l’esprit au moins de ces compositions. Pour le définir en quelques mots, ce serait peut-être assez de dire qu’il doit se rapprocher le plus possible de l’esprit grégorien ou palestrinien tel que nous venons de l’analyser. Ainsi l’Eglise n’interdit, selon sa coutume, ni le mouvement, ni le progrès. Hospitalière à la musique même contemporaine, même nouvelle, elle subordonne seulement à certaines conditions, à certaines convenances, l’octroi de son hospitalité. Par de telles décisions elle fixe l’art liturgique et ne le fige point. Elle en prévient les erreurs et les écarts sans en rompre le cours, sans en arrêter la vie. Elle lui procure la condition ou l’état le plus favorable : celui de la liberté

sous la loi. Omnia inslaurare in Chrislo. Quand le Souverain Pontife se fut donné cette devise et cette mission, il voulut que la musique même en éprouvât, et sans tarder, l’eltet. Moins de quatre mois après son avènement, Pie X édictait (ces mois sont les siens) le « code juridique de la musique sacrée ». Au printemps de l’année suivante (avril lyo^), fidèle tout le premier à ses proprescommandements, le Pape célébrait dans Saint-Pierre une messe solennelle où se mêlaient au plain-chant diverses pièces, anciennes et modernes, de style i)alestrinien. Ce jour-là, je me souviens qu’un détail de la cérémonie me parut le symbole de la réforme ordonnée et comme un présage aussi que tôt ou tard elle s’accomplirait. La messe s avançait. Les yeux baissés sur un admirable missel, qu’avaient enluminé pour lui, dans l’exil, nos moniales de Solesmes, le Pape achevait de chanter la Préface. Le cardinal-diacre qui l’assistait tourna la page du Sanctas et le Saint-Père y vit une lyre d’or où le Clirist en croix élait étendu. La miniature exquise dut charmer, peut-être retenir un instant le regard du Pontife dont la main ferme et douce venait de replacer sur la lyre l’image du Grucilié.

Maintenant, si nous passons de l’église à la salle de concert d’abord, puis à la salle de théâtre même, combien de fois, depuis trois cents ans, l’une et l’autre ne s’est-elle pas ouverte au soulUe de l’esprit religieux ! Dans l’ordre extra-liturgique, aussi vaste et plus libre que l’autre, l’étude, non plus des principes mais des œuvres, ou des chefs-d’tcuvre seulement, serait infinie. Il n’est pasjusqu’à la niusiquede chambre qui n’ait subi, recherclié de pieuses influences. Dès le xvii’siècle, Kuhnau, l’un des créateurs de la sonate, composait pour le clavecin des sonates

« bibliques » sur des sujets tirés de l’Ecriture. Plus

tard, beaucoup plus tard, l’adagio du quinzième quatuor de Beethoven portera ce titre ([ue nous traduisons de l’italien : « Chant d’actions Je grâces offert à la Divinité par un malade guéri, dans le mode lydien ». Le répertoire de Varia d’Italie ou du lied allemand abonde soit en cantiques spirituels, soit en pelits poèmes ou tableaux religieux. Enfin — et nous prenons au hasard du souvenir ces exemples éloignés et divers — parmi les compositions pianistiques de Liszt le diptyque de Saint François d’Assise prêchant aux oiseaux et de Saint François de Paule marchant sur les flots occupe une place d’honneur.

Ainsi les choses de la foi ne sont étrangères à aucun des genres de la musique. Elles occupent même, elles remplissent deux de ces genres tout entiers, et non des moindres, la cantate sacrée et l’oratorio. Nous ne saurions, bien entendu, raconter ou seulement résumer ici l’histoire ni de l’un ni de l’autre. Les origines et le développement, les maîtres et les chefs-d’œuvre en sont connus. On sait que saint Philippe dk Néri fut le fondateur à la fois de l’Oratoire et de l’Oratorio. « Il aimait fortement la musique), a dit son plus éminenl biographe, « et elle fut toujours à la tête de ses pensées. » (Vie de saint Philippe de Néri par S. E. le cardinal C.iPK-CBL ^THO, archevêque de Capoue ; trad. de P. Bezin, 1 vol., l’aris, Poussielgue, 1889) Oui, même de ses pensées monastiques, et dans le premier chapitre des constitutions de son ordre il est écrit : « Musico concentu excitentur ad cœlestia conlemplanda. U faut, par le chant en commun, s’exciter à la contemplation des choses célestes. » Au nombre de ses amis et pénitents, saint Philippe compta non seulement Pa-LBSTRiNA, qui mouTUt entre ses bras, mais l’un des premiers parmi les musiciens de l’époque, le premier 959

MUSIQUE RELIGIEUSE

960

peut-être à Rome jusqu’au jour où Palesti-ina « le chassa du nid », le pieux et pur Animuccia. Saint Philippe avait l’ait de lui le inaitre de chapelle de sa congrégation. II l’avait également prié de composer quelques œuvres extra-liturgiques pour lédilicnlion et le divertissement des jeunes gens qu’il aimait à rassembler autour de lui. On désignait généralement sous le nom de « Laudes » les diverses pièces de musique destinées à ces réunions, qui ne tardèrent pas à devenir de vrais concerts spirituels. Animuccia lui-même en témoigne dans la prélace de son second livre de Landes. « Il y a déjà quelques années <|ue, pour la consolation de ceux qui venaient à l’oratoire de saint Jérôme, je publiai le premier livre des Laudes. Je m’elforçai d’y garder une certaine simplicité qui paraissait convenir aux paroles, à la qualité de ce livre de prière et à mon dessein, qui était seulement d.’excitcr la dévotion. Mais le sus dit Oratoire étant venu parla grâce de Dieu à s’accroître avec le concours de prélats et de gentilshommes très principaux, il m’a paru convenable d’aceroilre aussi dans ce second livre les harmonies et les accords, variant la musique de diverses façons, la faisant tantôt sur des paroles latines, tantôt sur des paroles italiennes, tantôt avec un plus grand nombre de voix et tantôt un moindre, avec des vers tantôt d’une façon et tantôt d’une autre, m’embrouilianl le moins possible avec les fugues et les inventions pour ne pas obscurcir l’intelligence des paroles ; aUn que par leur efficacité, aidées par l’harmonie, elles pussent pénétrer plus doucement le cœur de celui qui les écoute. » (Cité par S. E. le cardinal Capecelatro)

Nous trouvons ici l’idée première et comme l’ébauche de ce que fui à Rome, cinq ans après la mort de saint Philippe, en iboo, la Happresentiizione d’anima e di curpo, d’EmiLio del Cavalière. Représentation véritable en elfet, la figuration matérielle se mêlant avec le symbolisme et l’abstraction dans ce mystère dramatique et religieux. Il avait pour sujet notre double nature et notre vie tout entière, non seulement en ce monde, mais dans l’autre. Animae covpo, ces deux mots rapprochés, ou plutôt opposés, nous disent tout de nous-mêmes. Ils nous apparaissent aussi comme les deux aspects ou les deux faces de cet art, non plus d’église, mais sacré encore, que se partageront deux à deux, après l’avoir complètement dégagé du théâtre, quatre célèbres musiciens des âges suivants. Un Gauissimi d’abord, et plus lard un Hakndbl chanteront de préférence les grands drames et les grandes figures des livres saints, les événements et l<es héros. Un SciuiTz, un Sébastien Bach après lui, pénétreront plus avant : ce que cherchera, ce que saisira leur génie, c’est le sens et le goût du divin, c’est le rapport intime et mystique entre l’âme et Dieu. Ainsi, l’histoire et l’épopée d’une part ; del’aulre, le lyrisme sous toutes ses formes, avec toutes ses nuances, voilà les deux pôles entre lesquejs va s’étendre durant trois siècles et jusqu’à nos jours le vaste domaine de l’art religieux. L’Allemagne, l’Italie et la France, les trois grandes nations musicales, l’occuperont, le cultiveront ensemble. U n’y aura pas un fruit qu’il ne produise en abondance. Rien de surhumain, pas plus que d’humain, ne sera désormais étranger à la musique. On saura tout exprimer dans l’ordre des choses qu’on peut appeler divines : la foi, la piété même, et la croyance aussi bien que l’amour.

Oratorios, Histoires sacrées. Concerts spirituels. Cantates, voilà quelques-uns des genres où se manifesta, sous des aspects divers, en dehors de l’église, l’idéal religieux. Souvent aussi, se conformant alors à la lettre même, cet idéal ou cet esprit inspira des

compositions extra-liturgiques par le style, mais dont le texte était pris dans les offices de la liturgie. C’est le cas de certains Psaumes, ou recueils de Psaumes : ceux d’un Marckllo naguère, ou, depuis, ceux d’un Rameau, d’un Liszt, d’un Cksar Franck, d’un GouNoD. C’est le cas des Passions, de ce genre, issu naguère de la récitation chantée de l’Evangile, et qui devait, se développant à travers les âges, aboutir aux chefs-tl’œuvre d’un Jban Sébastien Bach. C’est le cas encore des « hjinnes » ou des a proses » telles que ie Slabat Mater ou le Te Beum, enfin et surtout le cas de la.Uesie elle-même, commune ou funèbre (messe de Requiem). En un mot, il s’agit ici de toutes les prières ecclésiastiques, dont la musique, plas ou moins religieuse, n’est faite eu aucun cas pour l’église et n’y doit pas être exécutée.

Un tel répertoire est d’une incalculable richesse. Il constitue un trésor, une « somme » de beauté musicale et sacrée, sainte quelquefois, dont nous ne saurions en quelques pages dénombrer et distinguer les éléments. Il y a du moins une distinction que, dans cette beauté même, on a parfois prétendu faire et qui nous paraît devoir être rejetée : c’est le pai lage de la musique religieuse entre l’idéal catholique et l’idéal prolestant. « U faut convenir, écrivait un jour Brunetière, qu’il y a des arts protestants et qu’ils sont naturalistes, n S’il y a des arts, en elïet, comme la peinture hollandaise ou le roman anglais, qui confirment cette assertion, il semble bien que la musique, même celle des plus grands musiciens protestants, et nommément de Bach, le plus grand de tous, y contredise. Nous ne voyons pas très bien ce qu’est la musique protestante, et si même elle pourrait être. Pour sujet et pour texte de l’un de ses plus magnifiques chefs-d’œuvre, c’est la -l/esse, autrement dit la prière et l’ollice catholique par excellence que Bach a choisie. U nous a laissé dans ses cantates — à nous catholiques — un véritable bréviaire de la vie intérieure et mystique, une série de dialogues enire Jésus-Christ et l’âme, comparables seulement à ceux que nous offre l’Imitation. Dans l’ordre de la forme pure, est-ce le choral qu’on prétendrait nous donner comme l’élément propre et le signe infaillible de la musique luthérienne ? Alors n’oublions pas que Lltheh, s’il a fait du choral en quelque sorte la figure sonore de la Réforme, ne l’a pas le moins du monde créé. Luther a pris les éléments du choral dans les chants populaires et dans le chant grégorien. L’un des plus récents historiens de Bach, et non l’un des moins bien informés, M. Albert Schweitzer, a parlé quelque part de « la musique sacrée latine, dont le choral est issu ». Revendiquons cette filiation. Rappelons au besoin, avec M. Schweitzer encore, que le fameux thème luthérien : Eine Burg lui-même, « est tout parsemé de réminiscences du plain-chant » et que « la mélodie que Nicolas Décius composa pour le Gloria allemand :

« Allein Gott in der Ilohe set Elire », repose

sur un Gloria pascal grégorien »..insi, loin de représenter et, pour ainsi dire, de formuler le caractlère confessionnel de cet art, le choral servirait plutôt, en le dépassant, à le démentir. Ainsi nous voyons l’idéal catholique rentrer, ou mieux, persister au cœur même de l’art protestant. Ainsi la musique est religieuse ou non, elle n’est pas confessionnelle. La parole est sujette à l’hérésie, mais non pas le son. Vainement un Sébastien Bach n’était pas des nôtres ; son génie, plus large que sa croyance, est à nous, est avec nous. Dans la messe en si mineur et même, en dépit des chorals, dans la Passion selon saint Jean, dans la Passion selon saint Mathieu, rien n’est dissident, rien n’est séparé, l’art, plus heureux que la foi, n’a souffert aucune déchirure. 961

MUSIQUE RELIGIEUSE

962

A cette foi religieuse — nous parlons de la nôtre, de la foi catholique — la musique de théâtre ellemême, en plus d’un chef-d'œuvre, a rendu lénioii ; nage. Elle ne l’a pas fait tout de suite. Les musiciens dramatiques du xvn' et du xviii' siècle n’ont guère demandé qu'à l’antiquité, grecque ou romaine, des sujets et des héros. C’est au romantisme, et aa romantisme français, qu’il était réservé d’introduire dans l’esthétique de l’opéra le christianisme, et l'égli.se même. l)n a très justement appelé Meyeububr un grand liturgique. Il est vrai que par le sujet du drame et par la façon dont il est traité, par le caractère du principal motif— ou leitmotiv' — musical (lequel n’est autre que le choral luthérien Eine /este Barg), les Huguenots pourraient passer pour le type et le chef-d'œuvre de l’opéra protestant. Mais nous venons ds voir aussi tout ce qui, jusque dans le genre du choral, est venu de nous, de notre art, et doit lui revenir. Et puis n’oublions pas que le musicien Israélite des Huguenots était déjà celui de

« ce grand drame catholique de Robert » (George

Sand). Bientôt après il allait être celui du Prophète, l’architecte d’une cathédrale sonore, et faire voir — Wagner l’a dit, autrefois — « comment il faut, sur le théâtre, parler des choses de Dieu ».

Plus d’un l’a fait voir encore après Meyerbeer. C’est le GouNOD de Faust (scène de l'église), de Homéo et Juliette (allocution nuptiale de Frère Laurent) ; voire de Polyeucte (duo de la prison). Enfin et surtout, c est Wagner, qu’il serait juste d’appeler avec Nietzsche, mais pieusement et non par ironie, le musicien de la rédemption. L’idée, ou le dogme, du sacrifice expiatoire est à la base, au sommet aussi d’un chef-d'œuvre comme Tannhàuser, et de cet autre chef-d'œuvre, supérieur encore, qu’est Pars if al.

Il y a plus, et, si l’on poursuivait l’analyse de ces différents exemplaires de la musique sacrée au théâtre, on y rencontrerait parfois une inspiration non seulement religieuse, mais liturgique, le sentiment et l’usage même, instinctif ou volontaire, des formes que pour sa propre musique, la plus pure et la plus pieuse, nous avons vu l’Eglise élire et consacrer. Parsifal en particulier nous offre la plus sublime représentation que l’Eglise ait jamais rencontrée (en dehors du sanctuaire) de ses mystères les plus sublimes. Et pour les représenter, la musique n’a trouvé rien de mieux que de revenir — sans rien sacrifier, il est vrai, de son génie moderne, — de revenir, par un libre mais fidèle retour, aux deux formes de l’art ecclésiastique : la monodie grégorienne et la polyphonie alla Paleslrina.

Les scènes religieuses de Parsifal ne comportent pas un solo, par un morceau qui sente le théâtre, ou seulement le concert ; pas un éclat, pas même un soupçon de ce style profane où se développe et s'épanouit pour elle-même une musique étrangère — quand elle n’y est pas opposée — aux paroles ainsi qu’aux rites sacrés. L’orchestre même, — l’orchestre de Wagner ! et de sa dernière partition 1 — ne craint pas, à l’occasion, de s’effacer devant la voix, ou mieux, car l’ensemble des scènes est choral, devant les voix ; tantôt devant leur unisson et tantôt devant leurs accords. Mais il est un instrument ou du moins un organe sonore, et vraiment d'église, dont cet orchestre a reconnu et subi volontairement ici la souveraineté sainte : c’est la cloche. Lamennais, dans sa Philosophie de l’art, avait défini le caractère grandiose et surnatjirel de la cloche ; Wagner, dans Parsifal, l’a rendu sensible et magnifiquement réalisé.

Parmi les thèmes religieux de Parsifal, celui qu’on peut nommer le principal, parce qu’on l’entend

Tome III. l !

d’abord et que peut-être, en ampleur comme en beauté, il surpasse tous les autres, ce thème approche du type grégorien. Il en possède les caractères essentiels. A peine accompagné, il n’est que mélodie ; il n’existe et ne vaut, du moins en son premier état, que par la succession et non par la combinaison des notes. Par le rythme — auquel il obéit plutôt qu'à la mesure, — pai' le mode, il est quasi grégorien encore. Enfin, par le sentiment ou parVéthos, il est vraiment surnaturel et comme divin. Aussi Wagner l’a-t-il choisi pour traduire les paroles de la consécration. « Prenez et mangez, ceci est mon corps. Prenez et buvez, ceci est mon sang. » Paroles saintes entre toutes, si redoutables à la musique, qu’elles lui sont même interdites par la liturgie, et que, dans la réalité du sacrifice, le prêtre les parle à peine et les prononce tout bas. Jean Sébastien Bach les avait chantées avant Richard Wagner. Mais le musicien de Parsifal l’emporte ici sur celui de la Passion selon saint Matthieu, et c’est l’honneur du génie, ou de l’idéal grégorien, qu’une mélodie qu’il inspira nous paraisse, plus que toute autre, digne du plus grand de tous les mystères et de tous les miracles chrétiens.

Cette mélodie est un unisson. Et le chœur des chevaliers, sur un rythme de marche, en est un autre encore. Mais bientôt, à ces chants homophones, d’admirables polyphonies vocales répondent et font équilibre. Partout, en ces pages véritablement liturgiques, partout et toujours dominent les voix. Les voix, non l’orchestre, expriment tous les degrés et tous les modes de la prière, de la méditation, de l’adoration et de l’extase. Elles prient, elles ne font que prier. Et voici que leur prière, qui tout à l’heure se rassemblait, pour ainsi dire, en une seule coulée sonore, se divise maintenant, se décompose en subtils accords. De mystérieux, de mystiques murmures promettent au martyre d’Amfortas le sauveur

« innocent et pur, instruit par la compassion ».

Telle ou telle phrase, polyphonique aussi, l’est avec plus d’abondance et se développe davantage. Ailleurs, un thème très court, mais très caractéristique, est tout simplement la formule d’un Amen en usage dans l’Eglise de Dresde. Enfin, de plus en plus il semble que des harmonies sixtines remplissent et fassent chrétienne, catholique, presque romame, la chapelle du Montsalvat.

C’est ainsi que la musique de théâtre, en l’un de ses derniers chefs-d'œuvre, ne s’est pas contentée d'être d'église par l’esprit ou par l'àme. Elle a voulu l'être, avec plus d’exactitude et de fidélité, par la forme, par le style même et rendre hommage non seulement à la foi, mais à la liturgie.

Entre la religion et la musique nous avons essayé de montrer quel ensemble de rapports forment depuis l’origine un échaii ; , e et pour ainsi dire un commerce esthétique et sacré. L’une et l’autre en retirent profit et gloire. Dans l’ordre sensible, dans le domaine de la forme — et d’une forme, on l’a vii, plus étroitement unie que celle des autres ai’ls au fond, ou à l’idée religieuse, — l’Eglise ne saurait trouver un serviteur comparable au chant. Mais aussi de quel prix elle a paj'é ses services ! Que ne doit pas la musique à la religion et à l’Eglise I Que ne leur rendrait-elle pas, pour tant de biens qu’elle en a reçus 1 Les saints, les docteurs, l’ont honorée et défendue ; ils l’ont protégée contre tous, au besoin contre elle-même. Comme les autres arts, peinture ou sculpture, la musique liturgique, ou seulement sacrée, a trouvé dans l’histoire et dans la doctrine, dans les événements, les dogmes et les textes religieux, le sujet et l’inspiration de chefsd'œuvre sans nombre. Elle est redevable à la foi

31 963

MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL

96^

catholique d’une partie, et, comme diraient les philosophes, d’une catégorie de son propre idéal.

Ce n’est pas tout, et la musique a été choisie entre les arts pour être, non seulement l’interprète, mais l’associée de la foi. L’Eglise l’a mêlée, aussi étroitement qu’il est possible, aux paroles comme à l’esprit de sa prière. Et cette participation confère à la musique liturgique une beauté supérieure à toute autre, parce qu’il y entre en quelque sorte plus de vérité et plus de sainteté. Un oflice vraiment liturgique, un de ceux, par exemple, que naguère on pouvait entendre à Solesmes, réalise le parfait accord du beau, du vrai et du bien. Dans l’art religieux, tel que ces religieux — hors de notre pays hélas ! — lepraliquent, nonseulenientrien n’estfaux, mais rien n’est lietif ou Uguré. Sur quelle scène ou dans quel orchestre, chez quels virtuoses, chez quels artistes même, trouverait-on pareille sincérité ! Des moines qui chantent ne représentent pas, ils sont. Ils n’empruntent, ne simulent, n’alTectent rien. Leur art ne se distingue pas de leur pensée ; il est leur pensée elle-même, et tout entière ; il est le fond de leur âme et la substance de leur être ; il ne fait qu’un avec la vérité qu’ils croient et qu’ils aiment. Et cette vérité, pour peu qu’on y réfléchisse, apparaît comme infiniment supérieure à toutes les vérités, fût-ce les plus hautes, dont les plus purs chefs-d’œuvre peuvent être les témoignages, dont les plus grands artistes savent se faire les interprètes. Vérité de drame ou d’opéra, vérité de nos joies et de nos douleurs, de nos amours et de nos haines, de nos passions changeantes, toutes les vérités humaines retombent au rang des vérités secondaires et relatives, reculent et s’effacent devant la vérité primordiale, nécessaire, absolue et divine, celle qui ne varie ni ne passe, qui ne dépend de rien et d’où tout dépend. Inséparable du vrai, le beau, tel que la musique d’église l’exprime, n’est pas lié moins étroitement au bien. Songez que cet art n’a qu’un seul objet : la prière, c’est-à-dire les rapports de l’àme avec Dieu. Et ces rapports ne sont que d’amour. L’art vraiment liturgique, non seulement ne va jamais contre Dieu, mais jamais il ne lui est étranger ; jamais il ne se sépare ni ne se passe de lui. Tout sentiment terrestre, fût-ce le plus légitime, le plus saint, en est absent. Il ne se partage pas entre le Créateur et la créature ; il ne sert pas deux maîtres ; rien de mauvais ni d’impur ne le corrompt, ne le trouble, ou seulement ne l’agite.

Assurément il faut sortir de soi-même, il faut s’élever au-dessus de la vie commune et de l’idéal humain, si haut soit-il, pour comprendre, pour goûter cet idéal et cette vie. Il faut, ne fût-ce qu’un jour, une heure, se faire ^nne âme pieuse et rien que pieuse. Il faut — disons plutôt, et plus humblement, il faudrait — arriver à sentir pleinement une phrase telle que celle-ci, de Dom GuÉRANGEn : La prière est pour l’homme le premier des biens. » Alors seulement, mais sûrement alors, la musique de la prière par excellence, le chant grégorien, nous apparaîtrait, dans l’ordre de la beauté, comme l’équivalent de ce « premier des biens ». Alors, parmi les plus admirables chefs-d’œuvre de l’art profane, même le plus pur, on n’en trouverait pas un seul à placer au-dessusde l’humble cantilèneque modulent quelques moines à genoux. On rapporte ce mot de Beethoven : « Je suis plus près de Dieu que les autres hommes. » Ces hommes qui prient en chantant, sont peut-être plus près de Dieu que Beethoven lui-même. Leur art est tout entier divin ; venu de Dieu seul, c’est à Dieu seul qu’il retourne ; pour lin comme pour origine, il n’a que Dieu.

Voilà ce que gagne la musique au contact ainsi

qu’au service de la foi. Telle est la dignité vraiment éminente où la religion l’élève. Nous l’avons vu la musique liturgique n’a pas seule éprouvé l’influence ou le bienfait religieux. Et celui-ci pourrait encore aujourd’hui s’étendre au delà de la musique sacrée, jusqu’à la musique profane, théâtrale même. Quels sont en effet les deux types musicaux oii le Motu proprio de Pie X ordonne à l’Eglise de revenir ? Le liremier est le chant grégorien, purement vocal et mélodique. Le second, le chant alla Paleslrina, est polyphonique, mais vocal et rien que vocal aussi. Or, s’il y a deux éléments qui se retirent de plus en plus de la musique moderne et dont la retraite lui soit funeste, c’est la mélodie et c’est la voix. Que l’un et l’autre, grâce à l’Eglise, viennent à reprendre leur rang et leur rôle dans l’organisme — qui souffre de leur absence — de la musique en général, de toute musique, cet organisme alors ne tardera pas à retrouver l’équilibre. Alors on verra quel bien, même en dehors de l’Eglise, l’esprit ou le génie de l’Eglise est toujours capable d’accomplir.

Camille Bellaiqde.