Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Pensée (La libre)

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique

PENSÉE (LA LIBRE). — I. Historiqub : Sectes du libre esprit. — Libertins spirituels. — Libres penseurs. Collins. Voltaire. — Etal actuel.

II. Evolution LOGIQUE du système : triple phase. — Phase libérale. — Phase doctrinale. — Phase politique.

III. Discussion. — La liberté réside-t-elle dans l’intelligence ou dans la volonté? Degré de la liberté du croyant dans ses investigations scientifique. Le doute méthodique. Ne pas confondre la liberté de pensée et la liberté d’exprimer sa pensée. — Conclusion.

Libre pensée : « L’un des plus dangereux mots du vocabulaire de l’incrédulité, parce qu’il touche tout à la fois et à la plus essentielle de nos facultés, la pensée, et à la plus chère de nos passions, la liberté. «  Canut, I.a libre pensée contemporaine, p. 2. Le mol est moderne ; au xvi" et au xvii" siècle, et encore au xviii* siècle, on se servait, pour désigner ceux qui ne pratiquaient pas la religion, du mot de libertin.

.)e le soupçonne encor d'6tr « un peu libertin :

Je ne remarque pas qu’il hanle les églises. MoLiêRB.

La Bruyère consacre un chapitre de ses Caractère^ aux Esprits forts.

1. Historique. — Mous rencontrons dès le xiii » siècle des.See/ « s du libre esprit, contre lesquelles l’Eglise dut réagir. Amauhy de Bènb ( -j- 1204) enseigna à Paris des propositions panthéistes qui furent condamnèes(/>. / ;., 433[358]). David db Dînant déyeloppa sa doctrine, qui fut condamnée par des conciles tenus à Paris (1201 et laio) et provoqua les rigueurs de Philippe Auguste. Ohtlieb répandit des erreurs semblables à Strasbourg.

Au xiv » siècle, les Frères et les Sœurs du libre esprit (liberæ intelligentiae) étaient nombreux, surtout en Alsace et sur les bords du Rhin ; ils furent condamnés par l’archevêque de Cologne, Henri de Virnebourg(1306). puis à "Trèveset à Mayenca (1310), enlin par Clément Vau Concile de Vienne (1311). Ce même concile condamna les exagérations des Spirituels dans la personne de Pierre Olivi (-j- i 298). Les Spiritiieh ou Praticelles prirent la défense de Louis de Bavière contre Jean XXII.

Idée centrale : La conscience de l’identité substantielle avec Dieu rend l’homme libre, et cette liberté consiste dans la suppression du remords ; nulle loi n’existe plus pour un tel homme — Us célébraient une sorte de culte secret, qui devenait souvent l’occasion des plus honteux excès, comme il ressort des procès-verbaux de leursinterrogatoires. Après 1430, il n’est plus question d’eux. En France, on les avait parfois nommés « les Turlupins ».

Nous retrouvons plus tard les Libertins spirituels originaires de Flandre, secte panthéiste qui donna naissance à un parti politique de Genève, contre lequel Calvin eut à laiiev (Contre la secte phontasfique et furieuse des Libertins qui se nomment Spirituels, Genève, 1545). — Marguerite de Valois se laissa circonvenir par certains apôtres de ces funestes doctrines et leur accorda un asile à Nérac.

Docthinb. — Il n’y a qu’un seul esprit, il fait tout ; le diable, le monde et le mal ne sont que de vaines imaginations. Conséquence : chacun n’a qu'à suivre son inclination et à prendre son appétit pour règle de vie.

Naturellement ces doctrines étaient d’abord voilées sous un langage chrétien ; peu à peu seulement on initiait les lidèles à la prétendue liberté spirituelle.

L’expression lil>re penseur nous est venue d’Angleterre. Il se forma sous Jacques II etGuillaume II une secte de free thinkers qui s’attacha à tourner en ridicule la constitution ecclésiastique. Ils s’appelaient aussi esprits forts, parce qu’ils accusaient d'être des esprits faibles, timides et bornés, ceux qui ne professaient pas semblable indépendance de penser. Cette secte prit, au commencement du xviii « siècle. 1867

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1868

l’importance d’une école philosophique. Antoinb | CoLLiNS publia en 17 13 son manifeste, qui eut un grand retentissement, mais fit un énorme scandale. Le livre fut aussitôt traduit en français sous ce titre : Discours fur la liberté de penser^ écrit à l’occasion d’une noui’elle secte d’esprits forts ou de gens qui pensent librement. Il tente de prouver la liberté de penser par les raisons suivantes : i" C’est un droit qui appartient à tous les hommes, fondé sur le droit que nous avons lovis de connaître la vérité, donc da la rechercher ; or notre raison est le seul instrument de recherche et de connaissance qui soit en notre possession. 2" C’est le seul moyen de se perfectionner dans les sciences. 30 Sans ce moyen, on tombe dans toutes sortes d’absurdités. 4° C’est agir contre la raison que de prescrire des bornes à notre pensée. — Ces assertions, dont on trouvera plus loin la réfutation, parurent tellement hardies que, malgré la liberté traditionnelle laissée en Angleterre aux manifestations de la pensée, l’auteur dut quitter Londres ot se réfugier en Hollande. Une fois à l’abri, il écrivit plusieurs autres ouvrages, notamment une réfutation du traité de Clarkc sur l’existence de Dieu. Toute l'écolepliilosophiqueanglaise entra dans cette voie. En 1778 fut publié ; i Londres un recueil périodique intitulé : The free thinker. Essays tif lyit and humour. Roungbhokb et Home nièrent avec audace les fondements mêmes du christianisme, qui avaient été protégés jusque-là contre toute discussion. On sait l’influence considérable que ces deux écrivains exercèrent sur le mouvement philosophique en France.

C’est par des traductions de Rolingbroke et de Hume que Voltairk commença son œuvre antireligieuse. Il y ajouta sa verve railleuse, qui supplée à la force du raisonnement ; voici comment, dans ses Dialogues philosophiques, il définit l’esclavage de l’esprit : « J’entends cet usage où l’on est de plier les esprits de nos enfants, comme les femmes caraïbes pétrissent les têtes des leurs ; d’apprendre d’abord à leurs bouches à balbutier des sottises dont nous nous moquons nous-mêmes ; de leur faire croire ces sottises dès qu’ils peuvent commencer à croire ; de prendre ainsi tous les soins possibles pour rendre une nation idiote, pusillanime et barbare ; d’instituer enfin des lois qui empêchent les hommes de parler et même de penser. »

Plus modérée de ton et peut-être plus perfide, l’Encyclopédie écrit à ce sujet : « La véritable liberté de l’esprit tient l’esprit en garde contre les préjugés et la précipitation. Guidée ])ar cette sage Minerve, elle ne donne aux dogmes qu’on lui propose qu’un degré d’adhésion proportionné à leur degré de certitude. Elle croit fermement ceux qui sont évidents ; elle range ceux qui ne le sont pas parmi les probabilités ; il en est sur lesqjiels elle tient sa croyance en équilibre ; mais si le merveilleux s’y joint, elle devient moins crédule : elle commence à douter et à se méfier des charmes de l’illusion. Elle ramasse surtout toutes ses forces contre les préjugés que l'éducation de notre enfance nous fait prendre sur la religion, parce que ce sont ceux dont nous nous défaisons le plus difficilement ; il en reste toujours quelque trace, souvent même après vous en être éloignés. Lassés d'être livrés à nous-mêmes, un ascendant plus fort que nous nous tourmente et nous y fait revenir. »

Les libres penseurs du xvin' siècle restèrent généralement déistes, mais appliquèrent tous leurs efforts i ruiner l’autorité des Livres saints et à saper les fondements de la religion catholique. On connaît le mot d’ordre que faisait circuler Voltaire : Ecrajia.'is l’infâme.

Les libres penseurs du xix* siècle ont poursuivi l'œuvre de leurs prédécesseurs, ils ont attaqué la religion naturelle elle-même. Des déistes comme Jules Si.MON et Paul Janet leur ont apparu comme des attardés, incapables de ralentir le mouvement destructeur. Ils ont d’ailleurs vainement essayé d'élever sur les ruines faites par eux un nouvel édifice intellectuel.

Les libres penseurs comprennent d’ailleurs la nécessité de remplacer ce qu’ils tentent de détruire, suivant le principe de Feuerbach : « C’est seulement sur le manque de justice, de sagesse et d’amour dans l’humanité que repose la nécessité de l’existence de Dieu. Il faut donc s’efforcer de rendre inutile la vie future par l’amélioration de cette vie ; de sorte que l’homme ne laisse pas échapper les biens de ce monde en attendant ceux du ciel, et qu’il préfère un bonheur limité, mais réel, à une félicité qui n’a d’existence que dans l’imagination… Tout homme doit se faire un Dieu, c’est-à-dire un but final de ses actes ; qui a un but, a une loi au-dessus de lui ; il ne se conduit pas seulement lui-même, il est aussi conduit par une volonté supérieure… Quiconque a un but, un but véritable, a, par cela même, une religion, sinon dans le sens borné de la-plèbe théologique, du moins, et c’est là l’important, dans le sens de la raison, dans le sens de la vérité. »

La plupart des écoles philosophiques contemporaines, comme le rationalisme, le positivisme, le matérialisme, n’ont de commun que le principe de la libre pensée ; leur divergence contribue à aggraver la défiance contre l’intellectualisme et à rejeter les esprits modernes vers le pragmatisme.

Voilà pourquoi la libre pensée a, de nos jours, une allure moins théorique que pratique et politique. Sous l’influence des disciples d’AuousTE Comte, elle est devenue une véritable religion, qui a sa hiérarchie et ses cérémonies, parodies de celles de l’Eglise catholique. C’est ainsi qu’ils organisent les banquets du vendredi saint, destinés à protester contre le respect que les indifférents eux-mêmes ont conservé pour le jour anniversaire de la Passion du Christ.

Etat actuel. — Les libres penseurs ont organisé de nombreuses associations groupées en Fédérations nationales, celles-ci réunies en une Fédération internationale (fondée en 1880), dont le Bureau permanent est à Bruxelles. Ils se réunissent en Congrès régionaux (Londres, 1882 ; Amsterdam, 1883 ; Anvers, 1 883 ; Londres, 1887 ; Paris, 1889 ; Madrid, 1892 ; Bruxelles, 189.5 ; Paris, 1900 ; Genève, 1902.,.) ou même internationaux (Rome, 20 septembre 190^ ; Paris, igoS ; Buenos-Ayres, igo6 ; Buda-Pest, 1907 ; Lisbonne, 1918 ; Prague, igiS, pour commémorer le SoC anniversaire du martyre de Jean Huss). Les associations possèdent leurs périodiques. Outre certains journaux politiques, comme le Journal de Charleroi, qui publie chaque jeudi les nouvelles de la Libre Pensée dans le monde entier, il y a dans chaque pays un organe officiel du mouvement : Portugal : Lifre Pensamento^ organe de la Junte fédéral do Livre Pensamento. fondée en 1908 et qui a succédé à la Société du registre civil, fondée en 1906, ainsi nommée parce que, sous la monarchie, elle réclamait la la’icisation de l'état civil ; Hollande, Vrije Gedachte proteste contre le gouvernement qui propose de modifier la constitution de manière à organiser l’enseignement primaire public comme un simple complément destiné à remédier aux insuffisances de l’enseignement libre. Le 4 mai 1913, Congrès à Amsterdam pour grouper dans une fédération les agnostiques, les positivistes, les monistes, les athées et les anticléricaux. On fonda en ig14 la revue mensuelle : Ontoihheling. — Bohême, journal, Plameny, 1869

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1870

d « l’association monisle qui a de nomlireux atlîliés chez les Tchèques il’Aïuérique ; la revue nouvelle porte lenora de Vek Hozumit (l'âge de la raison). — Angleterre : Itatinnatist Press Association ; Seciilar Education I.eague, pour obtenir la laïcisation de l’enseignement, se recrute surtout chez les nonconformistes, organise des meetings pour l’abolition des lois du blasphème. —, 'Mleuiagne (Atheist, Dissident), voir Der muni^lische Jahrhunderl. Freidenker, annuaire du Freideiikertnind (chez F. VogtUerr, à Wernigerode, 60 pf.) donne une sci-ie de renseignementssurl’organisation de la LibrePensée : 1b Comité : Konfessionsloss, le Deiitsclier Freidenkeriiund ; le Bund fiir retigiose (îemeinden ; la Deutsche (iesellschajt fiir clliisclu' Kulltir ; le Deiilscher Bund j : ir weltiche Scinilc iind Moral Inlrrriilit. La Ceistesfreiheit fait campagne en faveur de la crémation (34 fours en ig13), poursuit sa campagne en faveur des Konfessioriatos, iioleii chaque recensement l’augmentation des personnes déclarant n’appartenir à aucune religion (aôo.ooo en igti d’a[>rcs Dus freie Wort) et lutte contre l’enseignement religieux obli>tatoire à l'école. — Etals-Unis, les sociétés de brochures rationalistes (/-'ree^/iOH^/i/ Tract Society) ont pour organe le Trutli Seeker. On y organise tous les liiraanches des conférences ; durant la belle saison, il la campagne. — Hongrie, une Société de pionniers {Vtloro Tarsasaf :). fondée en 191 r, fait en deux ans cinq cents conférences ; elle a pour organe un journal Iiebdomadaire Uttoro ; elle est dissoute par l’autorité. — En France, le 117'ie/'c/isei(r s’inqirime à Limoges, la Iiaison(Uir. Victor Charbonnel) à Paris. Il ne faudrait pas juger par ces seuls journaux du mouvement libre penseur, qui est immense, puisque des ^Toupes sont formés dans toutes les villes. — Norvège, l'édération des Fritænkeren, journal du même nom, fondée en igiS ; le mouvement a commi’ncé en igng. i.300 adhérents. Pas d’organisation en Suède et Danemark. — Espagne, en juillet igiS se fonde une Ligue espagnole pour la défense des droits de l’homme. — Italie, l’Association nationale a son siège en face du Vatican et a pris le nom de Giordano IJruno. — Autriche, 23 mai ig13, fondation de rUnionraoniste universitaire viennoise. — Roumanie, Société scientifique de culture positive de Jassy a un organe hebdomadaire, la Hatiunéa. — Suisse, 1 1 mai igiS, Congrès à Neuchàtel de la Fédération de la Libre Pensée romande. Le 16 mars s'était fondé à r.erne un cartel d’associations suisses pour l'émancipation intellectuelle, comprenant la Fédération suisse-allemande de Libre Pensée, l’Union suisse monisle, et les loges maçonniques. Lausanne : la f.ibre Pensée. — En Serbie paraît un livre « Zn Slobodan Savesti » (Pour la liberté de conscience), 1913. — Fiume, revue mensuelle La Fiaccola. — Trieste : Associazione del Libéra Pensera. — NouvelleZélande : Neiv-Zealand Ratianalist Association, organe : Examiner. — Philippines, Association : Los llijos de la Verdad (Les Fils de la Vérité), avec un oi’gane mensuel i » c, rédigéen espagnol et en langue indigène. — Porto Rico, Consciencia I ibre, journal hebdomadaire. — Brésil, Lumen. — Uruguay, pays signalé comme le plus avancé au point de vue rationaliste. — Argentine, 4 juillet igiS : 5e congrès national de la Fédération argentine fondée en 1908, 35 comités de Libre Pensée et 46 loges maçonniques y sont représentés. La cotisation est remplacée par une contribution volontaire On demande vainement l’introduction du divorce dans la législation. — An < ; hili paraissent des livres comme < La.Mentira crisliina » et « /. « Verdade Razonada « ou des périodiques FI libre Pensador », » Fspirilii Libres, » Tribiina Libre », « Et l’oladino n devenu n El Itadical ».

— Pérou, i La Jtazon » réclame la réforme de l’article 4 de la Constitution de la République, en préconisant la liberté des cultes et la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

C’est grâce à ces associations nombreuses, à ces fédérations internationales, à cette organisation merveilleuse de presse, que les libres penseurs peuvent agir brusquement sur l’opinion publique, comme on l’a vu pour la mort de Ferrer.

II. Evolution logique du système. — On peut résumer ces renseignements historiques en distinguant trois étapes dans le mouvement de la libre pensée :

- phase libérale, qui proteste contre les mesures de précaution prises par l’Eglise pour protéger ses enfants contre le danger de l’erreur ; — phase doctrinale, (lui exclut tout surnaturel et toute religion positive, comme un prétendu obstacle à la liberté de pensée : ainsi Renan : « Nous ne discutons, ai le surnaturel, parce qu’on ne discute pas sur l’impossible… par cela seul qu’on admet le surnaturel, on semel endehors delaraison et de la science. » Vie de Jésus ; — phase politique, pendant laquelle les adhérents se groupent en organisations, formant comme une religion à rebours. On doit distinguer logiquement ces trois phases, sans pouvoir assigner une périodenetlementdéliniitéepour chacuned’elles ; chaquepcriode peut se prolonger plus ou moins selon les individus ou même selon les nations ; mais la marche générale de la libre pensée est bien celle que nous indiquons, elle oblige ses partisans à adopter des principes et une lactique variables, selon la phase à laquelle ils sont parvenus. C’est ce qui explique l’indécision et les divergences que manifestent les congrès internationaux : chaque groupement apportant un reste de la tactique q^ui s’impose dans son pays d’origine. Ceux qui sont plus avances arrivent à contredire les principes invoqués par les débutants ; telle est l’erreur intestine qui les condamne tous.

1") Phase libéuai-h. — C’est la première en date, celle que suggère le nom même de libre pensée. Le libre penseur proteste contre les restrictions apportées par l’Eglise ou l’Etat à la manifestation de certaines opinions. Il érige en thèse la liberté de conscience ou liberté religieuse et revendique comme un bien absolu l’absence de toute contrainte à l'égard des croyances et des pratiques religieuses.

1* Laroussi ! prétend même qu’aucune loi humaine ne peut atteindre la violation de la loi de Dieu, car Dieu n’est pas une personne mineure et n’a aucun besoin d'être mis en tutelle et d'être protégé. — Estil nécessaire, pour réfuter le sophisme, de faire remarquer que la loi défend non Dieu, qui nepeutètre atteint en lui-même, mais les droits de Dieu qui peuvent être violés ? et si la loi humaine défend les droits de Dieu, ce n’est pas pour subvenir à la faiblesse d’un Dieu incapable de se défendre par ses propres forces, mais pour faire respecter la justice et l’ordre, sans lesquels la société ne peut pas subsister.

a" Les libres penseurs prétendent que tout progrès a été accompli par des lil>res penseurs et a toujours été entravé par l’autorité, organe de conservation. Us aiment à citer Socrale, condamné à boire la ciguë pour avoir professé des idées trop larges sur la divinité ; Anaxagore, poursuivi comme athée, et sauvé à grand’peine par Périclès ; Aristote, obligé de quitter Athènes parce qu’il fut accusé d’avoir voulu introduire des opinions contraires à la religion traditionnelle ; plus tard, Campanella. soumis sept fois à la question pour avoir alTirmé que le nombre des mondes est infini ; Harvey, persécuté pour avoir prouvé le vrai mode de circulation du sang ; Galilée, 1871

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condamné à la prison pour avoir affirmé l’immoliililé du soleil et le mouvement de la terre ; Ramus, condamné pour avoir enseigné qu’ArJslote n’est pas infaillible… — Sans vouloir discuter chaque cas à part, il est facile de répondre que cette induction est incomplète. Si certains progrès ont été retardés ou mal accueillis parce qu’ils contredisaient les opinions courantes, combien d’erreurs ont été évitées par de sages réglementations ! Ce que nous retiendrons de l’objection, c’est la nécessité de protéger non des opinions ou des préjugés, mais la seule vérité certaine, à laquelle seule l’erreur peut être opposée.

'6' CoLLiNS compare la liberté de pensée avec la liberté de la vue et ridiculise ceux qui, voulant empêcher de voir librement, obligeraient de suivre une profession de foi oculaire ; gens qui, n’ayant que leurs propres yeux pour les diriger, pourraient se tromper aussi aisément que ceux dont ils prétendent rectitier la vue, outre qu’il est fort à craindre qu’ils ne veuillent se rendre maîtres des yeux des autres qu'à dessein de les aveugler pour les mieux tromper. — Sans relever le dernier trait, qui préjuge les intentions individuelles et qui est étranger à une discussion objective, il faut répondre en niant la parité : l’objet de la vue est d'évidence immédiate, ce qui n’est pas vrai pour la plupart des objets de la pensée. Autant il paraîtrait illusoire de réglementer l’adhésion aux premiers principes, autant il peut être utile de diriger les esprits vers des conclusions auxquelles on ne parvient qu’après un long labeur et qu’on ne peut nier ou mettre en doute sans délrimenl pour la société.

Cor.uNs veut établir les droits de la libre pensée en se fondant sur l’exemple de la prédication de Jésus-Christ et des apôtres, qui n’ont établi la religion chrétienne à l’origine qu’en s’adressant à la raison et à la persuasion. — Nous ne nions pas que l’intelligence individuelle ait une œuvre personnelle à accomplir dans l’acquisition de la vérité ; toute la question est de savoir si chacun sera livré à ses propres forces dans ce travail difficile de recherche, ou s’il sera guidé et protégé par la société.

D’ailleurs, que de prescriptions faites parlasociété en vue du bien commun, qui ne sont pas considérées comme des obstacles à la liberté 1 si donc on érige le principe que la vérité seule sera en dehors de toute protection, c’est qu’on imagine qu’elle ne court pas de dangers, assertion contredite par l’expérience ; ou qu’on ne la considère pas comme un lien. Les libres penseurs ne peuvent répondre à ce dilemme.

CoNDAMNATio.Ns. — Nombreux sont les documents pontiflcaux proscrivant la liberté de conscience pr6née comme un bien absolu. Grégoibb XVI (Encyclique Miraii vos, iSSa, édition des Questions actuelles, p. aii) dénonce cette maxime fausse et absurde ou plutôt ce délire : qu’on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience ; erreur des plus contagieuses, à laquelle aplanit la voie cette liberté absolue et sans frein des opinions qui, pour la ruine de l’Eglise et de l’Etat, va se répandant de tontes parts… « Eh I quelle mort plus funeste pour les âmes, que la liberté de l’erreur ! » disait saint Augustin (£/)., c.v, 3, lo, P./.., XXXlIl, 400) en voyant ôter ainsi aux hommes tout frein capable de les retenir dans les sentiers de la vérité, entraînés qu’ils sont déjà à leur perte par nn naturel enclin au mal.

PiR IX revient sur les mêmes condamnations dans l’Encyclique Quanta cura, 1864, et dans les propositions 92-80 du Syllabo ».

LÉON Xin dénonce le mal avec plus de précision dans l’Encyclique Immorlale Dei, 1885 : « Ce pernicieux et déplorable goût des nouveautés que vit

naître le xvi^ siècle, après avoir d’abord bouleversé la religion chrétienne, bientôt par une pente naturelle passa à la philosophie, et de In philosophie a to<is les degrés de la société civile. C’est à cette source qu’il faut faire remonter ces principes modernes de liberté effrénée, rêvés et promulgués parmi les grandes perturbations du siècle dernier, comme les principes et les fondement » du droit nouveau… Chacun relève si hien de lui seul, qu’il nest d’aucune façon soumis à l’autorité d’autrui. Il peut en toute liberté penser sur toute chose ce qu’il veut, n Plus loin, l’illustre Pontife ajoute : « C’est d’ailleurs la coutume de l’Eglise de veiller avec le plus grand soin à ce que personne ne soit forcé d’embrasser la foi catholique contre son gré, car, ainsi que l’observe sagement saint Augustin, l’homme ne peut croire que de plein gré (Tract, xxvi In Joan., i, a). Par la même raison, l’Eglise ne peut approuver une liberté qui engendre le dégoût des plus saintes lois de Dieu, et secoue l’obéissance qui est due à l’autorité légitime. C’est là plutôt une licence qu’une liberté, et saint Augustin l’appelle très justement une liberté de perdition (Ep., cv, ad Donatistas, a) et l’apôtre saint Pierre, un vniledeméchanceté ( Pet., II, 16). Bien plus, cette prétendue liberté, étant opposée à la raison, est une véritable servitude. Celui qui commet le péché, est l’esclave du péché (Jean, VIII, 34). Celle-là, au contraire, est la liberté vraie et désirable qui, dans l’ordre individuel, ne laisse l’homme esclave ni des erreurs, ni des passions qui sont ses pires tyrans, et dans l’ordre public, trace de sages règles aux citoyens, facilite largement l’accroissement du bien-être et préserve de l’arbitraire d’autrui la cliose publique. —Cette liberté honnête et digne de l’homme, l’Eglise l’approuve au plus haut point, et, pour en garantir au peuple la ferme et intégrale jouissance, elle n’a jamais cessé de lutter et de combattre. >

Rhfutation. — La confusion est ici entre la liberté phjsique et la liberté morale. Quand bien même l’homme serait maître des opérations de son esprit comme des mouvements de son coenr, il a des règles immuables auxquelles il doit se conformer. La vérité est la règle de son esprit ; s’il s’en écarte volontairement, il est coupable. Tant que ces écarts restent en lui, il n’est responsable que devant Pieu. Mais s’il veut insinuer ses erreurs aux autres, l’autorité légitime a droit de punir.

Ceux qui s’opposent à ces interventions de l’autorité s’appuient sur les droits de la raison, mais il est évident que, si les écrivains étaient uniquement guidés par leur raison, il n’y auraitpas à s’opposer àson libre développement ; or l’on prétend précisément défendre les vrais droits de l’esprit en réduisant la propagande ou la diffusion de l’erreur.

Rrnan a proclamé le grand principe moderne du nnorr a l’erreur, ce que Paul Janrt explique ainsi :

« L’erreur n’est souvent qu’un moyen d’arriver à la

vérité. Ce n’est que par des erreurs successives, chaque jour amoindries, que se font les progrès des lumières et le perfectionnement des esprits » (ftevue des deux mondes, 1" septembre 1866). — Cette théorie est malheureusement assez courante aujourd’hui pour qu’il soit nécessaire de la réfuter. En réalité, l’erreur est un mal, elle ne peut être l’objet d’aucun droit ; puisqu’on prétend que l’erreur est un moyen d’arriver à la vérité, on reconnaît l’acquisition de la vérité comme le but à atteindre, il serait donc illogique d’abandonner gratuitement les parcelles de vérité déjà obtenues, dans l’espoir d’en acquérir d’autres. La confusion de nos adversaires est de placer la fin de l’intelligence dans la recherche de la vérité, non dans la vérité elle-même. L'étude devient 1873

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un sport comme la cliasse, on se propose non le gibier, mais le plaisir de la poursuite. Ce qui provoquait déjà l’ironie de S. Paul : « seniper discentps, et nunquam ad scienliam verltatis perveiiieules », II fini., iii, 7. Il est d’ailleurs faux de prétendre que l’erreur soit, d’elle-même, un moyen d’arriver à la vérité, car l’erreur détourne de la vérité ; ce que l’on peut concéder, c’est que, dans les questions complexes, on n’arrive pas du premier coup à la vérité, mais on y arrive j)rogressivement, par des théories où se glissent certaines faussetés et qui sont dédaigneusement qualifiées d’erreurs par les systèmes plus perfectionnés. L’erreur chez les uns peut également être l’occasion pour d’autres de scruter davantage la vérité, mais cette heureuse influence est un eiret /ler accidens et ne saurait légitimer ce mal intrinsèque qu’est l’erreur.

On se demande si 1 on doit considérer comme une raillerie ou comme un sophisme ce raisonnement de Voltaire : » Vous êtes sûrs que la religion chrétienne est divine, et vous n’avez rien à craindre pour elle. » ~ Nous répondons : La certitude que la religion survivra à vos attaques ne nous dispense pas d’employer les moyens raisonnables d’assurer sa conservation et son extension. Ue plus, il s’agit de défendre la religion non en elle-même, mais dans les faibli-s qui la possèdent et qui pourraient la perdre.

Les libres penseurs libéraux aiment à citer le texte de Tkbtullikn (Apologeticum, xxiv) : « Permettez à l’un d’adorer le vrai Dieu, à l’autre Jupiter ; à l’un de lever les mains au ciel, à l’autre vers l’autel de la foi ; à celui-là de compter, comme vous dites, les nuages, à celui-ci les panneaux d’un lambris ; à l’un enfin de s’offrir lui-même à Dieu, à l’autre d’offrir un bouc. Prenez garde que ce ne soit une espèce d’irréligion, d’ôler la liberté de la Religion et l’option de Dieu, de ne pas me permettre d’adorer le Dieu que je veux adorer et de me contraindre d’adorer celui que je ne veux pas adorer. Quel Dieu recevra des hommages forcés’.* Un homme n’en voudrait pas 1 u ou cet autre texte de Tertullien (Lettre à Scapiilri, proconsul d’Afrique, 11) : « Il est de droit naturel et de droit commun que chacun adore ce que bon lui semble : la religion d’un homme n’est ni utile ni nuisible à un autre homme. Il n’appartient pas à une religion de faire violence à une autre religion. Une religion doit être embrassée par conviction et non par force ; car les ofTrandes à la divinité exigent le consentementdu cœur. » Ils reprochent aux chrétiens de n’avoir pas conservé aux heures du triomphe les principes invoqués dans le feu de la persécution.

Mais autre est l’expression d’un philosophe ou d’un théologien, autre celle d’un ardent apologiste, qui cherche avant tout à convaincre ses adversaires de contradiction. La polémique de Tertullien ne fait pas toutes les distinctions nécessaires. Il manquait de la sérénité d’esprit nécessaire à la claire vision d’un problème aussi complexe que celui que nous discutons ici.

a") Phash doctrinale. — Larousse dit que le caractère essentiel des libres penseurs est de rejeter toute religion positive. Il ne s’agit plus des lois humaines considérées comme des entraves à la liberté de la pensée ; il ne faut plus aucune religion positive, aux parties réunies et aux confins délimites, s’imposant même librement comme un tout à prendre ou à rejeter ; on la considère comme incompatible avec la liberté de l’esprit. C’est en ce sens que jviniis disait, le 26 novembre 1896, à la Chambre des députés : a Nous voulons, quelles que soient les doctrines spéciales, qu’il soit bien entendu qu’aucun dogme, qu’ancune formule imposée au préalable ne limitera la liberté intinie de la recherche. » Nous

lisons dans la Déclaralion de principes, présentée au Congres de Kome par M. Ferdinand Buisson et votée à l’unanimité le 22 septembre 190/1 : La Libre Pensée ne i)ouvanl reconnaître à une autorité quelconque le droit de s’opposer ou même de se superposer à la raison humaine, elle exige que ses adhérents aient exj)ressément rejeté non seulement toute croyance imposée, mais toute autorité prétendant imposer des croyances (soit que cette autorité se fVjnde sur une révélation, sur des miracles, sur des traditions, sur l’inluillibilité d’un homme ou d’un livre, soit qu’elle commande de s’incliner devant les dogmes ou les principes a priori d’une religion ou d’une philosophie, devant la décision des pouvoirs publies ou le vote d’une majorité, soit qu’elle fasse appel à une forme quelconque de pression exercée du dehors sur l’individu pour le détourner de faire sous sa responsabilité personnelle l’usage normal de ses facultés). D

BcissoN s’exprime en ces termes : « La libre pensée consiste dans la négation du dogmatisme. Notre seul credo est de n’en pas avoir, parce que tout credo est une immobilisation illicite de la pensée humaine. .. C’est une pensée qui, non seulement s’est libérée un jour de l’autorité du dogme et de la foi, mais qui se garde à jamais libre de tout servage doctrinal. > Et M. Séailles, dans sa lettre au Congrès de Genève 1902, définit la libre pensée : le droit au libre examen. « Elle exige que toute aflirmation soit un appel de l’esprit à l’esprit, qu’elle se présente avec ses preuves, qu’elle se propose à la discussion, qu’aucun homme, par suite, ne prétende imposer sa vérité aux autres hommes au nom d’une autorité extérieure et supérieure à la raison. Est donc libre penseur quiconque — quelles que puissent être, d’ailleurs, ses théories et ses croyances — ne fait appel pour les établir qu’à sa propre intelligence et les soumet au contrôle de l’intelligence des autres. »

RÉPONSE. — Il y a là une équivoque capable d’abuser les esprits peu exercés. Quand on parle de l’indépendance de notre raison, nous demanderons quelle indépendance on réclame. Serait-ce l’indépendance par rapport aux règles de la logique ? mais c’est alors la déraison ; — serait-ce par rapport à la vérité ? mais la vérité est précisément la lin de l’intelligence, et la noblesse de cette faculté consiste à atteindre sa fin, non à s’en affranchir ; — serait-ce par rapport à l’autorité ? mais si je vois que cette autorité est respectable, sera-ce obéir à ma raison que de mépriser cette autorité ? St Tho.mas d’Aquin dit : « Non crederet nisi tideret ea esse credenda fel propter evideiiltam signorum vel propter aliquid hujusmodii (Sum. Theol., Il’llae, qu. i, a. 4).

Il y a sans doute une liberté de l’esprit consistant dans la disposition à admettre toute vérité nouvelle, à remplacer toute proposition non démontrée par toute autre proposition dont la preuve sera fournie. Mais la liberté d’esprit ne saurait consister à être disposé à rejeter une vérité établie, ce qui laisserait l’esprit dans un provisoire perpétuel. Cf. Fonsegrivb, Eléments de philosophie. M.MAURRAsa pu dire dans la Politique religieuse, p. 33-33 : « La libre pensée est la pensée indéterminée. C’est la pensée libre d’elle-même et par conséquent destructive d’ellemême. C’est une pensée vague et qui se renie en vaguant. Donc une pensée vague est nulle ; il a bien fallu que certains libres penseurs y prissent garde… Ce qu’il y a de consistant dans sa pensée (à Hæekel) est dû à un certain degré de détermination, de rigueur et de servitude… Cet homme veut fonder une ligne en vue d’une libre pensée nouvelle, d’une libre pensée qui aurait le privilège assez paradoxal d’être aussi une penséedélerminée… Jel’averl isqu’il pourra 1875

PENSEE [LA. LIBRE

1870

plaire à un ceilain ombre d’esprits, mais les libres penseurs professionnels ne manqueront pas de l’éviter tout d’abord, ensuite de le fuir et peut être plus tard, s’il réussissait trop, de l’excommunier. »

Les libres penseurs discutent tantôt en disciples de Descartes, pour qui tout est rationnel et susceptible d’être acquis par la raison individuelle, tantôt en agnostiques, pour qui aucune conquête intellectuelle n’est délinitive ni absolue. Dans le second cas, ils ont contre eux le bon sens des masses ; dans le premier, ils convaincront de moins en moins les savants, qui diront avec Pasteur, Discours de réception à l’Académie française, a^ avril 1883 : « Celui qui n’aurait que des idées claires serait assurément un sot… Les notions les plus précieuses que recèle l’esprit humain sont tout au fond de la scène et dans un demi-jour. C’est autour de ces idées confuses, dont la liaison nous échappe, que tournent les idées claires pour s’étendre, se développer et s’élever… Si nous étions coupés de cette arrière-scène, les sciences exactes elles-mêmes y perdraient toute leur grandeur. »

Il serait d’ailleurs chimérique d’imposer au savant l’obligation de n’admettre que ce qu’il aurait lui-même constaté et vérilié, de ne s’en lier à aucune autorité. Cette prétention ruinerait non seulement l’histoire, mais rendrait impossible toutes les sciences de la nature. La science n’est pas une œuvre exclusivement individuelle, elle résulte d’un labeur collectif et social. Le savant fait appela l’autorité, même dans l’ordre spécial de recherches où il est compétent ; mais il ne le fait qu’à bon escient, soumettant son esprit critique aux règles de la méthode historique.

Lacordairr, avec un sens aigu des besoins de son temps, attaquait de front le préjugé de la Libre Pensée lorsqu’il montrait dans sa i’ « Conférence de Notre-Dame de Paris (1835) que l’homme est un être enseigné : a L’homme est un être social… son intelligence aussi doit vivre par la société, et la nourriture de l’intelligence étant la Vérité, la vérité doit lui être transmise socialement, c’est-à-dire par l’enseignement. »

Aujourd’hui le terme de lilire penseur est devenu synonyme de sceptique ; d’après cette signification, est libre penseur quiconque ne croit à rien ; et moins l’on croit, plus on est réputé capable de penser librement. Ainsi l’athée serait plus libre penseur que le simple déiste, et le sceptique plus que l’athée. Quelques-uns essayent d’arrêter cette progression aux questions métaphysiques pour sauver la morale. Mais c’est en vain : et, d’après l’échelle précédente, on sera forcé de dire que celui qui nie la morale est i)lus libre penseur que celui qui l’affirme… Ce préjugé, qui mesure la libertéà la négation, pourrail aller jusqu’à cette conséquence, que le plus haut degré de liberté d’esprit consiste à ne pas même croire à la liberté… Et cependant il y a des incrédules, qui, bien loin de i)enser librement, ne pensent même pas du tout, et acceptent les objections aussi servilement que les autres les dogmes. Combien de croyants, au contraire, qui ont la manière de penser la plus libre et la plus hardie ! Ce n’est donc pas la chose même que l’on pense qui fait la liberté, mais la manière dont on la pense. Cf. P. Ja-NBT, Heue des deux mondes, i" septembre 1866. Rbnouvibb affirme la même pensée (Critique philosophique du ai février 1898) : « La libre pensée est une croyance purement négative… Son symbole est qu’il ne faut croire à rien. »

3*) Phase politique. — D’ailleurs les meneurs de la libre pensée ont compris cette nécessité de l’être humain, incapable de penser librement par lui même s’il n’est soutenu par la cohésion d’un groujio. De là, ces innombrables sociétés qui se forment avec uneaclivité prodigieuse dansions les pays ; de là, ces journaux qui agissent ellicacement sur les abonnés recrutés à la suite d’une conférence retenlissante ; de là, ces congrès multipliés où des chefs, toujours les mêmes, viennent proposer leur profession de foi.

La libre pensée est devenue une religion négative : on y invoque constamiiient l’autorité de quelques savants illustres, comme Bertublot et Habckb :., Lo.MBRoso, Skrgi. Le Gomp’e rendu officiel du Congrès de Rome (igo^) met en exergue ce mot de Blanqui : u Ni Dieu, ni raaitre. » On discute longuement au Congrès de Paris (igo5) la morale sans Dieu » ; on finit par déclarer « qu’elle se borne à synthétiser en des règles perfectibles les moyens pratiques d’action utile, conforme à l’ensemble des connaissances de chaque temps ; elle se résout en somme à une hygiène physiologique et morale des individus et des sociétés… elle est sans Dieu, puisqu’elle veut être scientifique >>.

Il y a cependant quelques surprises : ainsi, au moment où M. Buisson lit son projet condamnant les morales fondées sur une métaphysiciue quelconque, comme supposant encore un reste de dogmatisme rationnel, et fait joyeusement remarquer « que c’est l’élimination de tout système aprioristique », un anarchiste l’interrompt et lui demande : y compris la loi ? » ce qui provoque une discussion confuse.

Au congrès de Paris, on organise des missions laïques à l’intérieur. Les groupes sont invités à provoquer de fréquentes causeries éducatives. Il y aura chaque année une fêle civique et un banquet. On célébrera chaque année une fêle des enfants. Le jour de la fête de la Libre Pensée est choisi à la date da Pâques. On décide : i" Que les fédérations nationales de la Libre Pensée trouvent dans leur caisse de propagande, où les fonds devront être centralisés, les ressources nécessaires pour pouvoir fournir : A — Au.^ mariages civils : orateurs, musiciens et chanteurs ; B —.ux obsèques civiles : orateurs. 2 " Que la |)lus large publicité soit faite afin que les libres penseurs puissent assister en grand nombre aux cérémonies civiles ; 3’^ Que les mariages civils aient lieu de préférence le dimanche.

On émet le vœu : i" Que les Sociétés de Libre Pensée exigent de tous leurs adhérents le dépôt d’un testament en forme légale par lequel ils exprimeront leur volonté d’avoir des obsèques purement civiles ; 2" Que, dans un avenir prochain, la loi défende à tout ministre du culte de procéder aux cérémonies religieuses du baptême et de la première communion, sans une demande expresse et écrite du père et de la mère, du tuteur et subrogé tuteur (si les ](arenls sont décédés), ou de procéder à un enterrement religieux sans une demande en forme légale de la personne défunte.

A propos de la propagande par l’enseignement (p. 145). un citoyen propose de faire un catéchisme civique ». Le congrès réclame comme réformes immédiates : l’abrogation de la loi Falloux et le monopole de l’enseignement ; la laïcité et non la neutralité de l’enseignement.

Sans doute quelques esprits supérieurs sentent l’illogisme auquel la foule prétend les conduire, ils tiennent à dégager leurs responsabilités.

M. Skaillbs : « Nous n’avons que faire d’apporter ici des outrages, des violences, des déclamations ; nous avons moins encore à transformer notre congrès en un concile qui promulgue son petit Syllabus à la majorité des sufTrages ; ji. 90… La science n’est ni une métaphysique, ni une religion ; elle nous laisse dans le relatif, et nous devons nous refuser à toute 1 « 77

PENSÉE (LA LIBRE)

1878

tyrannie qui, en sou nom, prétendrait nous imposer une tliéorie de l’absolu. »

Bbkthblot (p. 26) : « Cependant conservons toujours la sérénité bienveillante ipii convient à notre amour sincère de la justice et de la vérité, l.a voix d<^ la science n’est ni une voix de violents, ni une voix de doctrinaires absolus. Quel » qu’aient été les crimes de la théocratie, nous ne saurions méconnu i Ire les bienfaits que la culture chrétienne a répandus autrefois sur le monde… Il serait contraire à nos principesd’opprimer à notre tour nos anciens oppresseurs, s’ils se bornent à demeurer lidèles à des opinions d’autrefois, sans vouloir les imposer… Certes nous n avons pas les prétentions du prophète descendu du Sinaï pour exterminer ses ennemis et promulguer un nouveau Déealogue. »

M. SÉAiLLBS disait dans sa lettre au Conférés de Genève de 1902 : « Que ceux qui ont le i ; oùt de la (iropagande mettent en avant des raisons, et non des apostrophes et des injures. »

Le ai sept. 1904, Demblon disait : « Citoyens, il ne faut pas qu’au moment où le monde a les yeux lixés sur nous, au moment où nous délibérons dans la ville des papes, nous nous amoindrissions en manquant de tolérance les uns à l’égard des autres… Il ne faut pas que demain on puisse dire que nous, qui avons toujours lutté contre la persécution, nous sommes désireux de devenir à notre tour des persécuteurs. »

Mais la logique de l’erreur triomphe de ces protestations isolées, et le Compte rendu oUiciel de Rome insère l’exposition du Monisme en trente thèses, dont la 25 » prône la religion moniste. La Libre Pensée est ainsi une religion nouvelle, avec des dogmes décidés, comme dans un concile, à la majorité des voix. Quel sera le devoir de la minorité, si elle prétend rester libre ?

La Libre Pensée est généralement plus populaire que la Franc-maçonnerie et n’exige pas de cotisation aussi élevée ; cependant les deux organisations sont étroitement liées par une certaine communauté de but poursuivi. Pour choisir parmi les preuves, qui surabondent, il suflit de citer le /liilletin du Grand Orient (18ga, p. 3aa), qui montre que l’Assemblée générale duG. 0. de 18ga a adopté l’adhésion des loges de la Fédération aux f>roupes de la Lthre Pensée et la création jiar les Loges de groupes de la I ibre Pensée. A la page 490 du même Bulletin, il est dit que « Les Loges du Grand Orient de France sont invitées à encourager et favoriser le développement des Sociétés de la Libre Pensée, qui complètent et clendent l’action de la Maçonnerie dans sa lutte contre le cléricalisme ".

L’attitude de la Libre Pensée a donc nettement ilisgénéré ; c’était d’abord un mouvement de défense individuelle pour protéger sa vie intellectuelle contre une ambiance doctrinale jugée dangereuse, elle est devenue une entreprise de conquête audacieuse des eiprits populaires au profit de certains politiciens.

C’est contre les organisateurs de Congrès de la Libre Pensée que Brunetiére énonçait ces propos énergiijues : « C’est à nous de montrer qu’il n’y a pas lie pensée plus esc lave que la leur, du plus inintelligent fanatisme et des préjugés les plus vulgaires. C’est à nous de montrer que le dogme ne contraint ni ne gène en rien la liberté de la pensée, à moins que ce ne soit en matière de dogmatique, ce qui est sans doute assez naturel ; et c’est à nous de montrer que la liberté de penser, telle qu’ils l’entendent et qu’ils la pratiquent, n’est ([u’un contre-dogmatisme sans substance ni fondement, v (Discours de combat, l. III, /, « dogme et la Libre pensée, p. 224) C’est ce que dit aussi JoBRGKNSBN ( l’i/a fera, p. 158) : « On oubliait

seulement, et l’on se gardait bien de le voir, que dans le domaine des sciences nul n’est libre de penser ce qu’il lui plaît, l’esprit doit se soumettre au fait, s’incliner devant l’expérience. Il y a des lois qu’il ne peut modifier, des réalités qui s’imposent à lui. El dans le domaine religieux on voudrait que le caprice et l’imagination fussent les maîtres incontestés ?… Comme si tonte la liberté de la pensée ne se ramenait pas à accepter le joug de la vérité I >

111. Discussion — Quoique notre e.xposé historique ail été accompagné de certainesréfutatlons sommaires, il convient de le faire suivre d’une discussion purement objective fondée sur le rappel de principes certains.

Saint Thomas (Summu Tlieol., l’, q. 83, a. 3) montre que la liberté consiste dans l’acte de l’élection ou pouvoir de choisir. Nous sommes dits libres par le l’ait que nous pouvons prendre une chose et laisser l’autre, ce qui est précisément choisir. Or deux éléments concourent à l’élection : l’un qui se trouve dans la faculté de connaître, 1 autre qui relève de la faculté appétitive.Du côté delà faculté cognoscilive, se trouve le conseil ou l’enquête, qui nous permet de juger ce qu’il faut préférer ou choisir. La faculté appétitive, à son tour, accepte ce qui a été proposé par le conseil. Le libre choix consiste dans cette acceplMiion facultative. Mais de quelle faculté relève proprement la liberté ?

Aristote avait hésité. Dans son Ethique (L. VI, ch. ii, n. 5), il laisse la question dans le doute, disant que l’élection est soit un entendement qui désire, soit un désir intelleclif, mais au L.Ill (oli. iii, n.19) il incline plutôt à la seconde opinion, puisqu’il l’appelle un désir éclairé par le conseil.

C’est bien l’opinion qu’il faut admettre, car l’élection a pour objet propre ce qui est ordonné à la fin, ce qui a raison de moyen, ou encore un bien utile.Ov le liien est objet de l’appétit ; ils’ensuit quel’élection est un acte de la faculté appétitive : en elle résidela liberté. Mais si la liberté réside dans la volonté, la source ou la racine de la liberté se trouve dans la raison, cf. de Veritate, q. xxiv, a. a : Totius libertatis radix in ratione constituta. Seule la raison peut connaître la notion de fin et la relation contingente de tel moyen par rapport à telle fin : connaissance requise pour fonder l’indépendance de la volonté et sa liberté par rapport à tel moyen choisi. En ce sens Lbibnitz a pu dire : a L’intelligenceest comme l’àme de la liberté, »

La raison n’est pas libn- mais un acte d’intellection peut être impéré par la volonté libre, et à ce titre peut être libre, par suite entraîner la responsabilité. Il sera libre non quant à son objet, mais quant à son ejercite(liberté d’exercice, non de spécification). C’est ainsi que la volonté interviendra pour mettre fin à l’enquête, œuvre de l’intelligence, dès qu’elle se portera vers l’alternative qui lui est proposée àce moment par l’intelligence, alors qu’elle aurait pu, par son abstention, attendre qu’on lui propose l’alternative contraire. S’il est vrai que c’est toujours le dernier jugement pratique que suit la faculté appétitive, il ne faut pas méconnaître que c’est celleci qui fait que ce jugement soit le dernier pratiquement, elle le fait par sa libre acceptation. Cf. PiiouBs, Comm. fr. lilt. delà Somme /Viéo/., t. IV, p. 699.

Il ne faudrait pas en conclure que l’intelligence est un simple instrumentaux mains de la volonté. Ce serait étrangement méconnaître les droits de la raison, que l’école thomiste considère comme la plus noblede nos facultés,.i la suite d’ABisTOTB(/’e.^H(ma, Livre III, ch. v, a ; Ethique, X, ch vu) et de saint Augustin (.^up. Gen. ad lilt., ch. xvi). Saint Thomas va répondre par une distinction (q. 8a, a. 4 1879

PENSÉE (LA LIBRE)

1880

ad 1"'") : 1° Si nous considérons rinlelligence par rapport à son objet propre, Vétie ou le vrai, dans son universalité, elle ne dépend pas de la volonté, qui ne pourra nullement lui dicter ses jugements à moins d’une immixtion condamnable, et c’est ainsi que nous devrons déclarer que la pensée n’est pas libre à proprement parler. Elle est nécessitée par son objet ; sa perlection est d’atteindre le vrai, d'être liée par lui. Elle ne le t’ait pas, elle le voit tel qu’il est. Arislote dit même : intrlligere est pâli i/uuddaiit. L’intellect qui i)(noreest la tahtilu rasii in qiiu niliil est scriptum ; sa perfection consistée abdiquer cet état d indétermination et d’indépendance pour se li.ter dans la vérité. Considérer le joug de la vérité comme des chaînes odieuses, c’est méconnaStre le mécanisme de l’intelligence et sa linalité, c’est comprendre la logique à la façon des Sophistes ou confondre le travail intellecluel avec le caprice du dilettante, ce serait la condiimnation irrémédiable de la raison, puisque son activité ne peut avoir d’autre linalité que de la débarrasser d’une liberté seule compatible avec l’ifinorance absolue.

a" Si maintenant nous considérons l’intelligence comme une chose déterminée, comme une puissance concrèle, alors elle tombe sous l’objet de la volonté qui se porte vers tout bien et qui peut désirer tel acte de la faculté intellectuelle : Aoilà comment l’exercice de la pensée est libre. Il ne le serait pas cependant si l’objet était actuellement présent et s’imposait à l’intellection, comme cela arrivera au ciel pour la vision béalilique.

Sauf ce cas exceptionnel, la pensée est libre dans son exercice, en ce sens qu’on peut penser ou ne pas penser, penser à telle chose ou s telle autre ; mais la pensée n’est pas libre par rapport à son olijet ; elle est nécessitée par le vrai et les lois de l’esprit. Une double nécessité, externe et interne, pèse sur nous : il ne faut pas s’en plaindre, c’est celle qui nous maintient dans la sphère de la vérité, comme la gravitation nous rattache à la planète où cous vivons.

Dès que l’objet n’est pas évident, l’esprit n’est pas nécessité et reste libre d’adhérer ou non ; voilà pour((uoi la volonté intervient : l’acte d’assentiment se nomme alors opinion ou croyance. Pascal l’a noté dans ses J’eiiaces : n La volonté estun des principaux organes de la créance, non qu’elle forme la créance elle-même, mais parce que les choses sont vraies ou fausses selon la face paroùon les regarde. La volonté qui se plait à l’une plutôt qu'à l’autre détourne l’esprit de considérer les qualités de celle qu’elle n’aime pas. L’esiirit, marchant d’une pièce avec la volonté, s’arrête à regarder la face qu’elle aime et juge d’après ce qu’il y voit. »

Voilà pourquoi la vraie liberté d’esprit suppose une volonté droite. Tous les philosophesl’ont remarqué, certains l’ont exagéré et sont allés au pragmatisme. 'I’aine disait : « Si la proposition du carré de l’hypoténuse pouvait changer quelquechose à notre vie. nous l’aurions réfutée bien vite. » C’est une boutade, parce que l’exemple choisi suppose l'évidence mathématique, mais l’assertion reste vraie lorsqu il s’agit seulement de certitude morale, voilà pourquoi Uenouvikk a i)u dire : c< L’amour de la vertu est la première condition de toute vraie philosophie » (Critique Plivosophitjue) et Ravaisson : o C’est de l’amour du vrai et du bien que jaillit toute science de l’ordre moral » (/, « Philusophie en France au XIJi' siècle), et plus poétiquement encore Mme i>o Stakl : « Sancliliez votre àme comme un temple, si vous voulez que l’ange de la vérité s’y montre. > Nous voilà loin de l’axiome cartésien : « On ne doit reconnaître pour vrai que ce qui paraît évidemment être tel, c’est-à-dire ce que l’esprit perçoit si claire ment et si distinctement qu’il lui est impossible de le révoquer en doute. »

A ceux qui se plaignent <iu’en matière doctrinale ou dogmatique le dogme gène notre liberté de pensée, Brunetikrb répond avec sa verve ordinaire {Discours de combat, t. Ill) : " Est-ce que, par hasard, nous serions libres en histoire de croire que César a ou n’a pas existé? Le sommes-nous d’expulser Alexandre de l’histoire de la Grèce ou denier l’existence de la grande muraille de Chine'.'… Nous ne sommes pas libres de croire que deux et deux fout cinq 1 ou, en d’autres termes encore, notre liberté de penser, la liberté de nous représenter les choses comme nous aimerions peut-être qu’elles le fussent, la liberté de nous les figurer autrement qu’elles ne sont, la liberté d’en.-ippeler du témoignage de la science acquise aux fantaisies de notre imagination ou de notre sens individuel, cette liberté n’est pas gênée seulement, elle nous est interdite, et si nous les revendiquions, c’est alors, comme dit Pascal, que nous serions purement et simplement des a sots ». En toutordre de choses, la liberté do penser estgênée, elle est empêchéeparla connaissance qucnousavons des conditions de la chose ou de sa nature. La vérité nous |)resse, elle nous contraint pour ainsi dire de toutes parts. Nous ne pouvons méconnaître ni son autorité ni l’obligation que cette autorité porte pour nous de nous y soumettre. Pour un chrétien, les dogmes de la religion ont exactement la même autorité que pour un savant les vérités fondamentales de la science ou pour un historien, [)Our un érudit, pour un cridqui', les faits avérés qui servent de base ou de support à ses généralisations. Nos dogmes… sont pour nous

« des vérités » : et comme les vérités de la science, 

<i CCS vérités » sont ou ne sont pas. »

Objection. — On distingue entre les vérités dont on possède l'évidence intrinsèque et les vérités, comme les dogmes, auxquelles on n’adhère qu’en raison d’une autorité. Ce sont celles-là qu’on déclarera opposées à la complète liberté de la pensée.

G. FoNsnoKivK (L’attitude des cathotii/ues devant la science, l.a Quinzaine, lômai 181j8) cite le principe équivoque de Dkscahtes : « Ne recevoir pour vrai que ce que l’on reconnaît évidemment être tel » et ClaL’dk Bernard : « La première condition que doit remplir un savant qui se livre à l’investigation des phénomènes naturels, c’est de conserver une certaine liberté d’esprit assise sur le doute philosophique… Si une idée se présente à nous, nous ne devons pas la repousserpar cela seul qu’ellen’estpas d’accord avec les conséquences logiques d’une théorie régnante », Introduction à ta médecine expérimentale, ch. II, n" 3, Paris, 1865, et ajoute : « Or le catholique ne peut donner son acquiescement à un doute qui porterait sur un article de foi. Lui est-il dés lors loisible de l’examiner librement'.' Alors même qu’il a l’air de les traiter rationnellement, qu’il essaie de les prouver, il est dominé par le préjugé, il sait d’avance où doit aboutir son raisonnement ; il ne saurait, sans forfaiture, le faire aboutir qu’ii la proposition dogniii tique, préalablement, et en dehors des voies rationnelles, reconnue pour vraie, allirmée comme certaine. Cet état de croyance antérieur aux démarches de la raison et avoué comme supérieur à ces démarches, ne peut que créer dans l’esprit une prévention qui conditionne y peu près infailliblement les démarches rationnelles, qui risque de les faire gauchir insensiblement, en sorte que la prétendue démonstration, au lieu d'être un produit pur de la logique et de la laison, laisse à peu près nécessairement pénétrer en elle des éléments psychologiques, plus ou moins volontaires, qui ne ])euventque l’altérer. " Et l’on ra|)pelle le concile du Vatican, sess. m.

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PENSEE (LA MBIŒ ;

1882

cil. ii, can. 2 : « Si i|uelqu’iin dit que les sciences humaines doivent être traitées avec une liberté telle que leurs allinnations, alors même qu’elles s’opposent à la vérité révélée, peuvent être regardées couime vraies et ne peuvent être condamnées par l’Eglise, ([u’il s<jil auathème. »

Réponse. — U faut répondre avec le Concile que la raison et la foi ne peuvenl se contredire, car l’une et l’autre pi-ocèdenl d’une même source qui est la vérité éternelle. Avec Descartes, le catholicisme reconnaît que rien n’a le dioit d’entrer dans l’esprit de riioiunie sans que l’intellijfence ait eu des motifs raisonnables de l’accepter. L’autorité elle-même et la révélation et les dogmes doivent fournir leurs titres à l’acceptation, pour que cette acceptation soit légitime.

Si le danger existe pour le croyant d'être tenté de solliciter les faits en faveur de sa croyance, il devra lutter contre ce danger quand il voudra faire œuvre scientilique ou apologétique ; voulant olayer sa foi, il cherchera des arguments ayant une valeur par eux-mêmes, indépendamment de la conclusion qu’il espère en tirer. Il observera les règles les plus sévères de la logique pour éviter le cercle vicieux et pour ne pas être accusé de mettre frauduleusement dans les prémisses ce qu’il est tout Uer de retrouver dans la conclusion.

Que si l’on estimait ce travail impossible, je ferais remarquer que le libre penseur le plus sévère ne se prive point de faire des hypothèses ; l’hypothèse est non seulement légitime, elle est nécessaire poursuggérer un plan d’expérience ou une série de déductions qui doivent s’accorder ou non avec l’hj’pothèse et par conséquent la conlirrærou la faire rejeter. Or qu’est-ce que l’hypothèse, sinon l’acceptation préalable — momentanée et coiulilionnellr, c’est vrai — d’une assertion qui oriente la recherche en dirigeant l’observateur vers un l>ut ? Dans la mesure où il accepte l’hypothèse, le savant renonce sur ce point à sa liberté d’esprit ; renonciation bienfaisante, qui n’entrave nullement la rigueur de ses démonstrations ni la précision de ses expériences. Son travail Uni, son hypothèse deviendra certitude. Le croyant, dans ses recherches seientilîques, peut être guidé par les conclusions de sa foi, mais (lourra tout aussi bien faire oeuvre scientilique s’il se conforme à la méthode des sciences.

C’est ce que note avec justesse Oli.k-Laprunb (La philosophie de Malebranche, II, ]>. 251) : j Toute lihilosophie digne de ce nom doit tâcher d’atteindre les premières vérités. Mais il ne s’agit pas, dans cet examen et dans cet effort, d’isoler l’intelligence en elle-même, il ne s’agit pas de faire le vide autour d’elle : il y a des données incontestables qui s’acceptent et ne se discutent pas. U faut savoir mépriser les attaques du scepticisme et creuser el approfondir les vérités essentielles, au lieu do recommencer sans cesse à les disputer au doute. Kniin, si l’on a la croj’ance chrétienne dans le cœur, ne serait-ce pas une chose par trop étrange qu’il fallut, pour pratiquer dans sa rigueur la méthode philosophique, rejeter cette intime certitude, éteindre ces lumières, se priver de ses secours ? Non, encore une fois, la philosophie n’est pas à ce prix. Se proposer de voir clair dans ses idées, de conduire ses pensées par ordre, de saisir le point de départ de la connaissance, puis s’avancer méthodiquement dans l’explication des choses, cela suffit ; il n’est pas besoin pour cela de rien ébranler, ni raison ni foi. » C’est pourquoi, dans sa Notice sur Ollé-f.aprune, M. Blondcl, après avoir montré que, chez ce penseur, la recherche critique lie se séparait jamais de la possession sereine, peut ajouter : c Dira-t-on que c’est une étroitesse de n’avoir

I>as expérimenté les états les plus divers ? qu’on ne peut bien voir sans avoir commencé par fermer les juux ? qu’on gagne pleinement ce qu’on a ignoré ou perdu'? Non, pour recevoir toutes les leçons de la vérité, aimée et possédée sans déclin dans la lumière, il faut ignorer les soutfrances et les levons du doute foncier ; pour conserver toute la limpidité d’esprit, il est nécessaire de demeurer inaccessible à certains orages de la pensée. L’absence de trouble, quand elle s’allie d’ailleurs à la connaissance de-i diflicultés et à l’elVort intense de la méditation, est marque, non de faiblesse, mais de force supérieure ; c’est du temps gagné, c’est de l'énergie épargnée jiour aller plus avant, sans recul ni stérile hésitation, n

D’autant plus que le croyant peut, dans ses recherches, employer le doute méthodique. Cf. Montaonb, Le doute méthodique selon.S. J’homas d’Aijuut, Itevue y’AoHiJi/e, juillet igio Ahistote, au début du troisième livre de la Métaphysique, dit : Volentibus iufestigare i’erilalem opoitet piæ opei-e, id est unie opus, heiie diibiture. U ne s’agit pas là d’une question particulière, mais d’un doule universel sur la vérité même. Aussi le doute n’est ni réel, ni jiositif. C’est un loyal essai de doute universel, mais cet essai n’aboutit pas quand il s’agit des vérités évidentes, soit d’ordre rationnel, soil d’ordre expérimental, qui s’imposent nécessairement à l’esprit.

(Juand il s’agit, au contraire, de vérités qui ne sont pas évidentes, le croyant peut en douter par méthode, c’est-à-dire raisonner ooiunie s’il ne possédait pas déjà cette vérité et qu’il voulût l’acquérir. Ainsi fait S. Thomas quand il pose cettequestion : An sit iJeus ? Et il traitera cette question avec une entière liberté d’esprit. Cf. Jbanmèrr, friteriotogia, Paris, 1904, p. io4, et B. Allo, Quelquesmcts sur la liberté scieiiti/iijue. Jley. du cl. fiançais, 15 janvier 1912.

Conclusion. — Le but des investigations dont on revendiquela liberté, c’est la constitutionscientilique de la pensée. Or la pensée, une fois scientiliquement constituée, possède tous les caractères, excepté celui de la libellé. Une pensée libre est une pensée à l'état naissant, encore llotlante jiarce qu’elle est imprécise el vague, parce qu’elle manque de ce qui la fait être précisément à titre de pensée, c’est-à-dire, de ses propres déterminations internes. Comme l’a si justement remarqué Augostb Comte, dès qu’il y a science, il ne saurait plus y avoir de liberté dépensée. La seule pensée que l’on puisse appeler libre, est celle qui va exister peut-être, mais n’existe pas encore. Le libre penseur, c’est celui qui ne pense pas.

La pensée, en s’exerçant, aliène forcément sa liberté de penser le contraire de ce qu’elle affirme. D’ailleurs, c’est là quelque chose d’intérieur à chacun de nous, sur quoi nos voisins n’ont aucune prise, ce qui fait dire à de Bonald : <i On a réclamé la liberté de penser, ce qui est un peu plus absurde que si l’on eut réclamé la liberté de la circulation du sang. En elfel, le tyran le plus capricieux, comme le monarque le plus absolu, ne peuvent pas plus porter atteinteà l’une qu'à l’autre de ces libertés ; el Dieu lui-même, qui laisse les hommes penser de lui ce qu’il leur plall, ne pourrait gêner la liberté de penser sans dénaturer l’homme, et ôler à ses déterminations la liberté de mériter et de démériter. Mais ce que les sophistes aiipeiaient la liberté de penser était la liberté de penser tout haut ; c’est-à-ilirg de publier ses pensées par les discours ou par l’impression et par conséquent de combattre les pensées des autres. Or parler ou écrire sont des actions, et même les plus importantes de toutes, cher une nation civilisée. La liberté de penser n'était donc que la liberté d’agir. » Re/lexions sur la tolérance des opinions, éd. Migne, 1869, t. III, p. 501. 1883

PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE

1884

Ainsi compiisc. la liberté de pensée n’est plus un droit absolu ; ce droit, comme toute chose morale, sera conditionné. Il faut en chercher les limites.

Les tenants lesplus acharnés delà liberté de pensée sont bien obligés d’admettre qu’il ne fautpas la pousser à l’absolu, sous peine de la mettre en contradiction avec l’intérêt social, car tout le monde doit admettre que o la liberté de pensée de chacun cesse où commence celle d’autrui x.Or la liberté absolue de la pensée serait inséparable de la liberté de la parole, non seulement parce que la penséene se fornmle que par la parole, mais aussi parce que la vérité conquise par l’effort individuel n’a de prix que si elle est transmise par l’inventeur aux autres. Mais alors surgit cette ditliculté redoutable : il est impossible d’établir une démarcation absolue entre la pensée, la parole et l’acte ; et on un certain sens, toute parole est un acte.

Or nul n’accordera qu’une société laisse discuter librement tous ses principes, laisse prêcher sa destruction. Il y a donc nécessité d’établir certaines l)ornes ; i la liberté de pensée (dans la mesure où elle s’extériorise) et la difficulté sera de hser ces bornes, qui dépendront de certaines circonstances, comme le degré de convergence du patrimoine intellectuel qui sert de soutien et de cohésion à la société. Toute société veillera à la conservation de ce patrimoine intellectuel : c’est pour elle un devoir de prudence, qui lient compte de toutes les circonstances et ne peutétre défini d’une façon abstraitenl absolue. Cf. Revue thomiste, janw et mars igio, /.e libéraUsme, étude logique et psychologique d’un concept. Voir surtout Vehmebrscu, La Tolérance, Paris, 1912.

Bibliographie.— Editions de la libre pensée, à Lausanne. — I. Buisson et Wagner, Libre pensée et protestantisme libéral, Paris, 1908. — Bertrand, Problèmes de la libre pensée, Paris, 1910. — Berthelot, Science et libre pensée, Paris, lijob. — Bérenger, Christianisme et librepensée, édilion tirée des Annales de la jeunesse laïque.

Réfutation danstous les livres d’apologétique, surtout : Veuillot, Libres penseurs. Palmé, 1866.Perraud, La libre pensée et le catholicisme, Gervais, 1887. Ganet, Za libre pensée contemporaine, Oudin, 1885. P. Matignon, La liberté de l’esprit humain dans la foi ci</io/i(7He, Paris, 1864. Voir aussi, dans les théologiens et les apologistes, ce qui est dit contre le Libre examen (par ex. Bellarmin, de Verbo Uei, l.IV, oh. iv ; Perrone, Le Protestantisme et la règle de foi. Vives, 1862 ; Billot, De Kcclesia Christi, t. II, p. 29, théorie qui renferme ce qu’il y a d’erroné dans la Libre Pensée et qui y ajoute la contradiction de réserver à une élite ce qui devrait appartenir à tous, si c’était un droit naturel : c’est ce qu’a bien montré Lacohdaihb, i" conférence à N. D., 1835 : « Le Protestantisme lui-même n’a pu éviter ce vice radical ; car il est autre pour le peuple, et autre pour les hommes éclairés. Il commande au peuple d’autorité, il laisse libres les gens instruits. Le peuple croit son ministre, l’homme habile croit la Bible et lui-même. »

F. René Hbdde, O.P.