Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Précolombiens (Américains)

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 92-104).

PRÉCOLOMBIENS (AMÉRICAINS). — I. Civilisations des populations américaines, à l’époque de la conquête.
II. Croyances et Religions des populations primitives.
III. Les religions des populations civilisées. — 1.Les Aztèques. — 2. Les autres populations mexicaines. — 3. Les Mayas Qu’ichés du Centre-Amérique. — 4- Les peuples Chibcbas. — 5. Les peuples de l’ancien Pérou.
IV. Conclusion. — Bibliographie.

Pas plus que les différentes religions des populations de l’Europe septentrionale, celles des anciens peuples du Nouveau Monde ne touchent guère celui qui s’occupe particulièrement d’apologétique. Mais ces mêmes raisons qui justifient la présence d’une brève esquisse des religions éteintes et des religions encore existantes dans la partie Nord de l’Europe valent également pour le continent américain. Ici comme là se posent de nombreux problèmes historiques, des problèmes complexes, des problèmes délicats aussi, desquels découlent une foule d’autres questions, politiques, morales, sociales, scientifiques. .. Comment donc passer systématiquement à côlé de ces problèmes en ayant l’air de les ignorer ? Les indiquer, au moins en quelques mots, voilà ce que nous nous proposons de faire dans ce court article.

I. Civilisation des populations américaines à l’époque de la découverte. — Au moment où Christophe Colomb, au cours de ses différents voyages (149a-1504), entra en relations avec les indigènes des Antilles et de la Terre ferme, au moment où, après lui, ses compagnons et ses successeurs poursuivirent son œuvre et continuèrent de « dévider l’écheveau de fil » qu’il avait commencé de débrouiller, la civilisation des populations américaines était loin de se présenter de façon homogène. Les conquistadores ne s’en aperçurent pas tout de suite, parvenus qu’ils étaient dans une des parties les plus belles et les plus civilisées du continent américain, obsédés par la recherche des métaux précieux et, au lendemain de la première découverte, par l’assimilation des « terres neuves » avec ces pays d’Extrême-Orient dont Marco Polo avait naguère décrit 173

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les puissants royaumes et les grandes richesses. Leurs rapports enthousiastes et aussi les précieuses lettres île Pierre Martyr d’Anghiera signalent bien certaines différences de caractère, et des tendances, pacifiques chez ceux-ci, belliqueuses chez ceux-là ; mais les textes ne montrent pas ces écarts, ces contrastes dont, par la suite, le progrès des découvertes a permis de reconnaître l’existence parmi les peuples de l’Amérique. Alors, tandis que, grâce à une moindre exaltation d’esprit, le sens critique reprenait son activité et ramenait très vite à une plus grande exactitude les premières appréciations, voici que ce même sens critique se trouvait développé encore et renforcé par l’entrée en contact des Européens avec des populations très primitives et avec des empires considérables, de réelle puissance et de civilisation très avancée. Des Patagons vus par Magellan, des Indiens de l’Amazone qu’a connus Orellana, de ces Peaux-Rouges des bords du Saint-Laurent avec lesquels Jacques Cartier a entretenu des relations, aux Aztèques du Mexique, auxMayas Qu’ichés de l’Amérique Centrale et aux peuples de la Colombie et du Pérou, quel énorme écart I Tandis que sur les plateaux de l’Anahuac, du Guatemala et des Andes s’épanouissaient des sociétés vraiment organisées, ayant atteint un haut degré de développement matériel et même intellectuel, tout autre était l’état de nombre de tribus vivant dans les terres basses, au long des grands fleuves des parties septentrionales et méridionales du continent, comme aussi sur les bords de l’Océan Atlantique, depuis le cercle polaire arctique jusqu’au détroit de Magellan et aux terres désolées qui Unissent au Cap Horn.

Depuis la lin de la première moitié du xvie siècle, les grandes civilisations précolombiennes ont disparu (et elles l’ont même fait de très bonne heure, sous les coups des envahisseurs venus de l’Ouest) ; une partie des populations qui vivaient à l’époque de la découverte ont fondu plus ou moins vite au contact des Européens, et d’autres ont rétrogradé. Aujourd’hui encore, néanmoins, nombre de tribus américaines en sont demeurées, ou à peu près, au point où elles se trouvaient au moment de la découverte, dans un état très primitif, rappelant plus ou moins celui des premiers âges de l’humanité.

De ces populations de peau rouge aux teintes les plus varices, — depuis le rouge noir jusqu’au rouge le plus clair — il ne saurait être question de donner ici une classification, ni de rechercher l’origine, ni de raconter l’histoire. Ce serait sortir du cadre du Dictionnaire Apologétique. Pour y demeurer, le mieux sera de se borner à l’étude de leurs croyances et, si le mot n’est pas trop fort, au moins pour beaucoup d’entre elles, de leurs diverses religions ; mais, ici encore, il conviendra de distinguer. Pour les Indiens les moins évolués, il suffira d’indiquer très brièvement les traits les plus généraux ; pour les autres, au contraire, c’est-à-dire pour les plus avancés en civilisation, il est impossible de passer aussi vite. De là, quelques développements qui contrasteront tout à fait avec l’extrême brièveté d’autresparagraphes.

IL Croyances et Religions des populations primitives. — Elles sont cependant de beaucoup les plus nombreuses, les populations dont, comme la civilisation tout entière, la religion et les croyances sont très peu développées, sinon même absolument rudimentaires ; mais à quoi bon pénétrer dans un détail fastidieux ? C’est besogne de spécialistes confinés dans l’ethnographie religieuse. Ici, pour caractériser les tendances d’ensemble de chaque peuple, il n’est besoin que de quelques mots.

i. Aux extrémités Nord et Sud du continent américain vivent des populations dont l’existence est à la fois très rude et très précaire. Ce sont les Esquimaux ou iïskimos, les Innuit (les* Hommes », comme ils s’appellent eux-mêmes), disséminés sous le cercle polaire arctique ou plus au Nord, au long des rivages de « terre ferme » de l’Océan Glacial, dans les îles de l’archipel Parry ou au Grônland ; ce sont les Fuégiens et les autres habitants du groupe insulaire magellanique. De ces témoins actuels (si l’on peut dire) de ce que fut jadis l’humanité primitive, la religion est, ou plutôt semble parfois, réduite à presque rien. Les Esquimaux, que certains savants aventureux ont tenus pour les descendants des hommes quaternaires du Sud de la France, ne dépassent pas lecercle des superstitions fétichistes Ils croient — du moins ceux d’entre eux qui n’ont pas été convertis au christianisme — aux esprits des éléments, à une vie d’outre-tombe, à la magie. Grande est leur vénération pour les esprits des morts ; grande leur crainte pour les sorciers (angatok) et leurs sortilèges. Là comme chez les Lapons, les Samoïèdes et les Tchouktchis qui vivent en Eurasie sous les mêmes latitudes, un chamanisme grossier constitue seul, semblet-il, l’ensemble des croyances « religieuses » — mais l’épithète est-elle bien de mise ici ? — de ces pauvres Hyperboréens.

Plus rudimentaires semblaient, hier encore, les idées religieuses des Fuégiens, c’est-à-dire des indigènes de la Terre de Feu et des îles voisines (Terre des Etats, etc.) : Alacaloufs, Onas, Yagans… Des Européens qui avaient longtemps vécu au milieu de leurs pauvres groupes, et qui avaient cherché, en pénétrant dans leur intimité et en gagnant leur confiance, à se rendre compte de leurs croyances, n’étaient arrivés à rien ; aussi n’avait-on pas hésité naguère à écrire qu’on n’avait pas reconnu chez eux « la moindre trace d’un sentimentreligieux quelconque ». Dans un des plus récents tirages de Christus encore, Mgr Alexandre Lb Roy résumait ainsi (à la p. 85) les connaissances acquises sur les croyances des Fuégiens : « Les indigènes parlent d’un grand homme noir qui erre à travers les montagnes, qui connaît chaque parole et chaque action, et qui, pour envoyer le bon et le mauvais temps, tient compte de la conduite des hommes. Il défend qu’on mette i mort les petits canards, il déteste les péchés de luxure, et le meurtre, même d’un ennemi. » Rien de plus grossier et de plus terre à terre.

La toute récente communication du R. P. Guillaume Koppkrs, S. V. D., à la troisième session de la « semaine d’Ethnologie religieuse » en 1922 est venue modifier les idées reçues. Les trois enq « êtes instituées en 1919, en 1920 et en 1922 en terre u fuégienne par le R. P. M. Gusindk, S. V. D., vicedirecteur du Musée ethnologique de Santiago (Chili), et par le R. P. G. Koppers ont en effet été couronnées d’un plein succès. Admis tous deux à cette initiation secrète de la jeunesse, dont l’existence était seule connue jusqu’ici, les deux savants missionnaires ont été depuis lors tenus pour frères par les Yagans, qui ne leur ont plus rien celé de leurs croyances. Ils ont donc appris l’existence d’un Dieu

« qui est le même que le Dieu des Chréliens », leur

a-t-on dit d’abord, et qu’ils ont bien trouvé tel par la suite. Valauineuva (tel est son nom) est * l’Etre suprême », le « Dieu éternel », le « Père », le « Très Haut », le « Tout-Puissant » ; il « voit tout » et il

« sait tout ». Les Yagans ne lui rendent aucun

culte extérieur et ne lui font aucun sacrifice, pas même celui des prémices, mais se bornent à lui offrir chacun quelque privation ou mortification individuelle ; par contre, ils l’invoquent à l’aide de 175

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formules et de prières variées. Au total, ces Yagans, jusqu’ici réputés sans religion, « professent un monothéisme, non seulement relativement pur, mais encore vivant » (R. P. Koppkrs, dans les Etudes, 20 octobre 192a).

Les Yagans, qui se représentent Vatauineuva comme un esprit (Kôspik), et comme l’espritsuprême, connaissent d’autres esprits, dont les unssont bons et d’autres mauvais. Le plus mécliantdecesderniers c^t Jeteite ou Tanauva, « c’est-à-dire le plus grand diable de la terre ». Ils croient encore à une certaine immortalité pour l'àme humaine, mais ils ignorent complètement quel en est le sort après la mort ; ils avouent ignorerdemême, si les bons et les méchants ont le même sort. Ils tiennent toutefois pour certain qu’un méchant ne restera pas impuni.

Pour entrer en relations avec les esprits, et exercer une certaine- influence sur eux, ou du moins pour entrer en relation avec les esprits inférieurs (car Vatauineuva demeure toujours étranger aux pratiques superstitieuses des personnages dont il nous reste à dire un mot), les Yagans recourent à des médecins ou « docteurs », à des sorciers. Ceux-ci (et le fait est digne d’attention) doivent être appelés par une véritable vocation intérieure, par des songes, par des visions, à remplir leur rôle, que le R. P. Koppers compare à celui des Prophètes de l’Ancien Testament. Ils ne croient pouvoir exercer une certaine influence, par leurs chants ou par certaines manipulations, que sur les esprits inférieurs. On aurait tort de conclure de là, d’ailleurs, à l’absence de toute croyance superstitieuse chez les Yagans ; lors de la naissance et lors de la mort, la crédulité de ces pauvres Fuégiens se manifeste nettement, mais (dit le savant missionnaire ) « comme la croyance à un Etre suprême est claire et nette et qu’en toutes circonstances on a recours à lui, le terrain de la superstition est forcément très restreint ».

Il convenait de s’arrêter quelque peu sur le travail très sommaire etcependant très important du R. P. Koppers. Son mémoire constitue, en effet, une véritable révélation. Ne bouleverse-t-il pas toutes les idées communément admises ? Ne prouve-t-il pas la parfaite exactitude de cette parole si profonde et toujours si juste de Fustel de Coulanges : « Il n’est rien de plus difficile et de plus rare qu’une observation bien faite » ; n’inspire-t-il pas enfin un véritable scepticisme à l'égard de tant d'études incomplètes, dont la connaissance de rites plus ou moins secrets pourrait détruire les hâtives conclusions ?… C’est néanmoins sur des travaux de ce genre, et préentant par suite une bien moindre sécurité que celui du R. P. Koppers, que reposera la suite de notre exposé.

2. Comme les Esquimaux dont il a été question tout à l’heure, et peut-être plus encore qu’eux, les Yagans appartiennent sans aucun doute au groupe des peuples primitifs. Elevons-nous d’un degré dans l'échelle des civilisations américaines ; à quel résultat arrivons-nous ?

Qu’ils vivent sur le littoral de l’Océan Pacifique, dans la longue guirlande d’iles qui borde le continent en Alaskaouen Colombie britannique, u’ils nomadisent ouqu’ilssoientflxés en plein cœur de l’Amérique du Nord, dans les Prairies arrosées par les grands fleuves, plus ou moins loinde ces côtes de l’Océan Atlantique où, naguère, les ont rencontrés les navigateurs et les colons européens venus de l’Est, les Peaux Rouges ou Indiens n’ont pas (ou ne semblent pas avoir) d’idées religieuses très développées. Pour autant que nous pouvons le savoir, ils sont, à cet égard, très inférieurs aux Yagans. Ce sont, ou c'étaient (car il

faut tenir compte des a nations » disparues depuis quatre siècles, et aussi des tribus converties) essentiellement des fétichistes, à qui tou6 les phénomènes de la nature, tous les êtres, tous les objets un peu extraordinaires semblaient dignes d’adoration.

Toutefois, ils reconnaissent comme supérieur à tous les autres un Grand Esprit, qui est tantôt celui du Ciel et tantôt celui du Soleil, et qui est le maître suprême d « l’Univers entier. Mais, parfois, quelle idée les pauvres gens se font de ce Grand Esprit 1 Chez les insulaires de Nootka, dans le groupe de Vancouver, c’est une sorte d’animal légendaire, le Matlose, proche parentdumonstre sous les traits duquel se le représentent certains Esquimaux de contrées plus septentrionales ; nous voilà loin de Vatauineuva ! Ailleurs, par contre, le Grand Esprit, Maniton lin ou Kitchi- Manitou, est un être mystérieux qui habile les solitudes, les sommets des montagnes ou bien encore le fond des lacs, et qui manifeste sa présence par de bizarres apparitions. Sans doute certains Indiens s’en font-ils une très haute idée, tels les habitants de la Virginie d’Ahoné, le dieu pacifique et bon, créateur du monde et des dieux eux-mêmes ; tels encore les Pawnees, de Ti-ra-wæX. les Indiens du Massacliussetts de ce Kiethan, que cite MgrLsRoY dans le chapitre de Christus consacré aux populations de culture primitive (p. 85). D’ordinaire, cependant, c’est de façon moins éthérée que la plupart des Peaux-Rouges se représentent le Grand Esprit, sous des traits intermédiaires entre ceux d’Ahoné et ceux du Matlose ; le Grand Lièvre de ces Outaouais ou Algonquins supérieurs dont le vieux coureur des bois Nicolas Pbrrot a naguère recueilli les traditions, le Messou ou Créateur, que les Montagnais ou Algonquins inférieurs tenaient pour le frère aîné du Grand Lièvre, peut être aussi ce Manabozho, lèvent d’ouest, qui est le héros d’un véritable cycle mythique et épique, en partie recueilli par Schoolcraft au tome I de ses Recherches algiques, voilà des exemples de cette manière de comprendre le Grand Esprit.

Autour de lui se groupent de très nombreux esprits inférieurs ou manitous, pâles et d’individualité très peu marquée, qui semblent le plus souvent en relation avec les phénomènes naturels. Le Peau-Rouge les révère ou les craint, selon le bien ou le mal qu’il en reçoit et qu’il en attend, « chacun d’eux priant son Dieu dans son coeur comme il l’entend », suivant le mot prêté par Champlain aux sauvages de la Nouvelle France. On fume aussi du tabac en leur honneur, et on leur en fait des sacrifices ; on leur offre même des sacrifices humains, à la suite desquels on va parfois jusqu'à pratiquer unhideux cannibalisme, plus ou moins commun à tous les membres d’une tribu. Parfois aussi, des danses, des chants, des cérémonies rituelles longues et compliquées ont lieu à des dates déterminées.

Il y aurait beaucoup à dire sur les croyances des Peaux-Rouges à l’immortalité de l'àme (que d’ailleurs ils ne conçoivent pas comme séparée d’un corps) et sur le rôle joué dans leurs tribus par les devins, jongleurs ou sorciers. Ce sont ces derniers, parexemple, qui interprètent les songes des autres membres de la tribu à laquelle ils appartiennent, qui sont appelés en cas de maladie et se livrent à toutes sortes de singulières pratiques ou simagrées pour chasser le principe de la maladie du corps du patient. Mieux vaut signaler ici, d’un mot, le grand développement des mythes chez les Indiens de l’Amérique septentrionale, et noter l’intérêt que présentent leurs cosmogonies aussi curieuses que variées. Mieux vaut surtout indiquer que, beaucoup plus que le Grand Esprit, le totem de la tribu, du clan auquel ils ap177

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partiennent retient les hommages des Peaux-Rouges. C’est au totem, autrement dit au fétiche particulier de cette même tribu, que va véritablement le culte du groupe, un cultedans lequel se trouvent confondus, selon toute vraisemblance, celui de l’être ou de l’objet choisi pour totem et le souvenir du fondateur de la tribu ou du clan, de celui qui portait le nom du totem et dont l’esprit demeure le génie protecteur de ses descendants. On sait quelle importance exagérée certains savantsont attribuée au totem ; on sait aussi combien plus de prudence et de réserve montrent à son sujet les ethnologues religieux d’aujourd’hui. Sans prétendre déterminer ici la limite dans laquelle il convient de se tenir à cet égard (ce serait sortirdu cadre decet article), constatons que le caractère religieux du totem se trouve marqué dans une foule de circonstances de la vie de l’individu et du groupe dont il fait partie : pardesprohibitions ou tabous de toute nature, par des cérémonies, des chants, des danses, des gestes particuliers, souvent même par le port d’un insigne distinclif. Constatons aussi que le ritualisme (on l’a indiqué très justement) est surtout remarquable chez les tribus du Canada et de l’Alaska méridional établies au long de la côte du Pacifique. Là plus jalousement « peut-être que partout ailleurs » (perhapt more thanelseuhere), le clan garde ses rites particuliers. Seul il exécute des cérémonies fondées sur eux, dans lesquelles il rend hommage aux ancêtres surnaturels du clan ; seul, il célèbre des cérémonies rituelles, qui ne sont guère autre chose que des représentations dramatiques. Les vrais héros de ces pièces y sont personnifiés par des monstres à forme animale, des masques dont remuent les yeux, les oreilles et la gueule.

Retrouve-t-on exactement les mêmes traits dans le continent américain du Sud ? Il ne le semble pas. Sans doute les tribus sauvages de cette partie du Nouveau Monde sont beaucoup moins connues que celles du Nord ; tout récemment encore, Clark Wisslbh, l’auteur de The American Indian (paru à New-York en 191^-8)devait avouer qu’au poinlde vue religieux, sur bien des parties de l’Amérique du Sud, nous sommes fort mal renseignés (ne hâve but meager information, p. 182). Néanmoins, force est de constater que tout au moins certaines tribus sud-américaines n’ont jamais eu de croyances ni de préoccupations religieuses très élevées. A un missionnaire qui lui montrait la beauté du ciel et qui lui demandait quel était l’auteur de ces merveilles, quelles étaient à ce sujet les croyances de ses ancêtres, voici ce que, dans la seconde moitié du xviu’siècle, répondait un cacique abiponedu Gran Chaco : « Nos ancêtres ne regardaient jamais que la terre pour y chercher l’eau et les pâturages dont leurs chevaux avaient besoin. Du ciel et de ce qui s’y passe, de celui qui crée et régit les astres, ils ne se souciaient en aucune façon. » (Dobrizhoffhr : Historia de Abiponibus, II, 71.) Même ignorance chez les Indiens contemporains du Chaco qu’ERLAND Nordbnskjôld a récemment étudiés, les Ashluslays et les Chorotis ;

« l’idée d’un grand Dieu tout-puissant leur est inconnue

». (/. « i/e des Indiens dans le Chaco, trad. Beuchat, p. 96 du tir. à part) De même, la conception d’un grand Dieu Tout-Puissant est étrangère à la religion des Chanés. (Id.. ibid., p. 229) Ce que l’on constate d’ordinaire dans l’Amérique du Sud, c’est un fétichisme aussi bas, sinon même moins élevé encore que celui des Indiens du Nord, des pratiques superstitieuses et rituelles très étroites, l’interdiction pour les femmes, sous peine de la mort, d’assister ux cérémonies religieuses ou même d’en voir certains accessoires, le portdes masques danscesmêmes cérémonies, un mélange de prières, de chants et de

danses parfois très compliquées, l’usage de la couvade, etc. On sait ce qu’est cette dernière coutume, si répandue et si singulière : aussitôt après son accouchement, la femme se lève, se lave, puis vaque à ses occupations ordinaires, tandis que l’homme se couche et, pendant un laps detempsplus ou moins long, — une lune chez les Roucouyennes du Yari, dans la Guj-ane brésilienne (D r Crevaux, in Hull. soc. Géogr., mai 1880, p. 356-357), — s’abstient de tout travail ; s’il ne le faisait pas, il arriverait malheur au nouveau-né ! … Notons aussi le rôle du sorcier ou de la sorcière, du féticheur si l’on préfère.

Nombre de ces traits se retrouvent dans les différentes pratiques superstitieuses qui accompagnent la préparation du poison (curare ou ourali des Indiens de la Guyane) dont les indigènes du bassin de l’Amazone se servent pour empoisonner leurs flèches. Croyance à la présence d’un esprit ou démon (supai chez les Canelos du Bobanaza) dans chacune des plantes utilisées pour la préparation du poison (de là le nom de supai hambi : médecine démoniaque, donné à celui-ci) ; interdiction à toute jeune fille, à toute femme et plus encore à toute femme enceinte, d’approcher du rancho dans lequel sont réunis les matériaux nécessaires à la préparation du poison et de celui dans lequel s’effectue cette préparation elle-même ; obligation pour les deux préparateurs, — des hommes d’âge ayant quelque connaissance des secrets du monde des esprits — de ne se servir quede vases absolument neufs, de ne procéder à la cuisson que la nuit, de n’utiliser pour la cuisson qu’un bois déterminé (celui du palmier), d’observer le jeûne et la continence, de ne consommer que certains aliments déterminés, de ne prononcer que les paroles strictement nécessaires, et seulement à voix basse, déchanter les conjurations des dieux desplantes vénéneuses, etc., que de traits remarquables ! Encore ne les citons-nous pas tous, et sans doute ne les connaissons-nous qu’incomplètement… Or, pour un épisode de la vie de ces Indiens qui a été à peu prèsétudic, combien d’autres dont nous ne savons rien, ou presque rien !

Reconnaissons donc franchement la nécessité de poursuivre activement, sur les croyances des peuples sauvages de l’Amérique du Sud, une enquête systématique, sans laquelle on se trouve dans l’incapacité de formuler sur le sujet des conclusions reposant sur une base solide.

Peut-être, le jour où cette enquête sera assez avancée y trouvera-t-on certains éléments capables de jeter quelque lumière sur la religion de ces Arawaks des Antilles, les Taïnos, sur lesquels Ramon Pane et Pibrrb Martyr d’Anghibra nous ont laissé de trop rares renseignements. Au témoignage de l’ « abbé de la Jamaïque », les dieux majeurs (entre autres celui du Ciel) n’étaient pas représentés par des images, tandis que d’autres, moins élevés, l’étaient par des idoles de pierre, tout au moins la déesse Guabancex, qui détermine les tempêtes et fait mouvoir le vent et l’eau ; quant aux génies protecteurs individuels, aux zémis, de petites statuettes de bois, de pierre, voire même de coton les figuraient. Ces quelques indications, si sommaires soient-elles, suffisent à montrer le caractère fétichiste de la religion des Taïnos, et ce que l’on sait de leurs sorciers, devins ou médecins, les bohutis ou butu-ilihiis, ce que l’on sait aussi de leurs cérémonies religieuses, tout confirme ce caractère.

3. N’a-t-il pasexisté toutefois, sur le continent américain, des populations ayant une religion plus élevée ? A côté de farouches sauvages, on y trouve des groupes d’une civilisation plus raffinée, marquant un progrès indéniable sur celles dont il vient d’être 179

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question. Que peut-on dire de leurs croyances religieuses ?


Fort peu de chose, malheureusement, du moins pour les Diaguites de l’Amérique du Sud. Ces Indiens vivaient au temps de la conquête espagnole dans cette partie de la région montagneuse du territoire argentin actuel qui s’étend de la vallée de Lerma jusque sur les cantons septentrionaux de la province de Mendoza. On sait qu’ils comptaient nombre de tribus, parmi lesquelles se trouvaitcelledesCalchaquis, sous le nom desquels on désigne souvent l’ensemble du peuple diaguite ; on sait aussi, grâce aux témoignages que constituent les ruines de leurs anciennes cités — telles Quilmés et Tastil, — quelles différences considérables existaient entre leur civilisation matérielle et celle des Indiens dont il a été question plus haut. Malheureusement, les pierres ne disent pas tout ; elles ne peuvent pas suppléer au mutisme des textes écrits, lorsque ceux-ci gardent le silence, et tel est le cas dans l’espèce. Les auteurs espagnols du xvii 8 siècle ne nous ont pas renseignés avec précision sur la religion des Diaguites. L’archéologie, ce précieux complément des documents écrits, ne saurait, à elle seule, combler cette lacune. Aussi, malgré tous les travaux des savants argentins et ceux d’Emc Buman, le spécialiste de la mission française Sénéchal de Lagrange, et de Crkqui-Montfort, — est-on réduit à une ignorance à peu près complète sur ce sujet. On sait simplement, par N. dkl Tkcho, que les Diaguites du Tucuman avaient pour dieu principal le soleil et qu’ils lui rendaient un culte, comme aussi au tonnerre, aux éclairs et à des arbres ornés de plumes. Leurs prêtres, qui habitaient des lieux secrets et qui s’entretenaient avec les esprits, offraient au soleil des sacrifices au milieu de fêtes orgiaques. Les sorciers étaient très redoutés, et c’est à leurs maléfices qu’on attribuait toujours le décès des vivants. Aucune notion de peines ni de récompenses dans l’au-delà, semble-t-il ; les inurts étaient convertis en étoiles, croyaient les Diaguites, et en étoiles d’autant plus brillantes que leur situation avait été plus haute ; quant aux cadavres, ils recevaient des modes de sépulture très variés, au témoignage de l’archéologie. Parmi les modes d’ensevelissement, il convient de faire une place à part aux urnes funéraires ; ce genre de sépulture paraît (on ne sait pourquoi ) avoir été usité surtout pour les enfants et être exclusif au pays diaguite ou calchaqui.

Très grande, on le voit, est notre ignorance des croyances religieuses des Diaguites ; si nous ne connaissons pas mieux(et peut-être même moins encore) par les textes, celles des Cliff-Dwellers ou constructeurs des « maisons des falaises » dn Sud-Ouest des Etats-Unis, nous avons par contre la bonne fortune de pouvoir lesétudier telles qu’elles subsistent encore aujourd’hui chez les Indiens Pueblos. On admet communément, en effet, que les Pueblos actuels sont les descendants des anciens Cliff-Dwellers. Aune époque antérieure à l’arrivée des Espagnols dans la contrée, ceux-ci ont commencé par creuser des habitations troglodytiques et par construire des « maisons des falaises » (ou cliff-dweUings) avant d’en arriver peu à peu à se grouper dans les grands villages ou pueblos d’où ils tirent leur nom actuel. La religion des Indiens contemporains du Sud-Ouest des Etats-Unis (Zufiis, Hopis, Tanos), tout empreinte d’archaïsme, toute pleine de rites traditionnels, doit donc

— estime-t-on — se rapprocher beaucoup de celle des Cliff-Dwellers ; en cherchant à la bien connaître, on a des chances sérieuses de ne pas étudier seulement relie des Indiens Pueblos actuels. Ainsi s’explique le soin avec lequel les spécialistes du Bureau ethnologique des Etats Unis assistent aux grandes

fêtes religieuses de telle ou telle tribu du groupe — fort peu homogène d’ailleurs au double point de vue ethnique et linguistique, — en décrivant et en photographiant ou cinématographiant les différents épisodes, en enregistrant les chants au phonographe, etc.

Les résultats obtenus ont été intéressants à plus d’un titre. On a constaté chez les Zufiis du Nouveau Mexique la croyance en un Dieu qui a créé toutes choses en se concevant lui-même hors de l’espace, An’ona Vilona, l’auteur et le père de tous. Chez les Comanches, que de Quatrefages classe parmi les représentants de la famille puébléenne, on garde aussi le souvenir du « Père ». D’après Tbn Katb, un de ces spécialistes dont il a été question tout à l’heure, c’est le Père que les femmes comanches soupçonnées d’infidélité conjugale invoquent en se déclarant innocentes ; c’est lui qui punit la parjure d’une mort terrible ou d’une affreuse maladie. Toutefois, chez ces excellents cultivateurs que, n’en déplaise à Chantbpir db la Saussavr (p. 2a de la trad. franc.), sont les Indiens Pueblos, la notion du « Père » est assez vague ; le soleil a pris dans bien des cas la place d’Au’ona Vilona et est devenu, lui dont la chaleur fait fructifier les plantes, le créateur de toutes choses ; et, à côté de lui, que d’autres divinités 1 La déesse de la sécheresse, la déesse araignée, le serpent à cornes, le tonnerre et les quatre coins du monde, entre autres. Naturellement, l’absence de la pluie est une des principales préoccupations de ces agriculteurs ; telles cérémonies compliquées naguère pratiquéesdans des souterrains, telles danseslongues et minutieusement réglées, aux figures multiples, sont destinés à appeler la venue d’ondées bienfaisantes sur leurs terres desséchées ; telle la danse du serpent chezles Hopis de l’Arizona. On trouve aussi chez ces Indiens la cérémonie de la course à pied et celle du feu nouveau.

Us ont des prêtres, et parfois même de véritables et nombreux groupes de prêtres, dont chacun possède son, ou ses rituels particuliers. Tel est le cas pour les Hopis, qui semblent à M. Clark Wisslkr les plus typiques des Indiens Pueblos (the Ho pi, ivho seem to lie typical) ; chez eux, tel groupe s’occupe des observations astronomiques et de l’établissement du calendrier, tel autre de la « Danse du serpent », etc. « L’aspect des nuages, la pluie, le piquage du maïs, bref tout le cycle de la vie quotidienne est accompagné de cérémonies rituelles, dont chaque groupe de prêtres accomplit les siennes propres au temps prescrit. » Cérémonies essentiellement magiques, bien entendu, mais où il est possible de constater la présence de bon nombre de connaissances pratiques (soin de la graine, époque et endroit où planter, etc.).

Notons encorequeles Indiens Pæblos(ou du moins les Comanches) croient à une autre vie, pour les animaux comme pour les hommes, et qu’ils se figurent le Paradis comme un lieu de réunion où ils passeront le temps à danser avec une foule de leurs contribules.

Il faut conclure. Rien, au total, dans les croyances des Indiens Pueblos, ne les distingue profondément de celles des autres Peaux-Rouges. Chez toutes les populations sauvages du Nouveau Monde, c’est, au fond, d’une même nature de croyances que l’on doit constater l’existence.

III. Les religions des Populations civilisées. — Sans prétendre instituer un véritable et étroit parallèle entre les deux continents américains du Nord et du Sud (ce serait bien peu scientilique), on peut dire que, au point de vue matériel à tout le moins, Cliff-Dwellers et Diaguites constituent la transition entre 181

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les groupes des plaines plus ou moins circumpolaires, dos prairies, des selvas et des pampas, et les populations civilisées des Hauts-Plateaux du Mexique et îles Andes. C’est de ces sociétés beaucoup plus développées, mais aujourd’hui disparues depuis longtemps, et sans retour, qu’il faut maintenant esquisser la, ou plutôt les religions.

Entreprise diflieile, car on ne connaît pas directement ces religions. Pas de documentation écrite émanant des indigènes eux-mêmes ; tout a été détruit durant les guerres ou au lendemain de la conquête espagnole. Seule la documentation archéologique, très incomplète et parfois fort mal comprise à la suite d’hypothèses aventureuses, met en présence des œuvras mômes des peuples disparus. Quanta la documentation livresque dont on dispose, on ne doit l’utiliser qu’avec précaution. De qui émanet-elle, en effet ? soit des conquérants eux-mêmes, soit d’indigènes convertis au christianisme et amenés par suite à déformer, de la façon la plus inconsciente, la tradition qu’ils rapportent et qu’ils croient très exactement exposer. Grâce à ces documents écrits, grâce aussi aux documents archéologiques de toute nature qui en ont été rapprochés, on peut néanmoins se l’aire quelque idée des différentes religions des anciens peuples civilisés du Nouveau Monde et en dégager plus ou moins les grands traits. Voilà ce qu’il nous reste maintenant à essayer de montrer.

i. Lus Aztkquks. — Des peuples civilisés qui ont vécu sur les hauts-plateaux plus ou moins parsemés de lacs dont la géographie constate l’existence dans la partie ouest des régions intertropicales du Nouveau Monde, les plus septentrionaux ont occupé l’Anahuac ou plateau du Mexique. A la suite de migrations dont on ne saurait indiquer ici ni le point, de départ ni les vicissitudes les plus vraisemblables, les Nahuas sont arrivés aux alentours des lacs ou lagunes dont la plus importante est celle de Mexico ; ils y ont peut-être assis leur domination sur des populations indigènes primitives — les Otomis, — très différentes d’eux-mêmes et par l’aspect physique et par le langage et aussi (à les en croire, eux, les vainqueurs) par l’intelligence. Ils y ont ou ils y auraient fondé successivement plusieurs empires : celui des Toltèques, celui des Cliichimèques et enfin celui des Aztèques, le plus célèbre et le dernier, détruit par Fernan Gortez dans les circontances que chacun sait, entre 1 51 9 et 15ai.

Combien avancée était, au point de vue matériel, la civilisation des Mexicains, les récits du grand conquistador ou de son compagnon Bernai Diaz del Castillo, ou bien encore des moines espagnols Sahagun et Torquhmada ne sont pas les seuls qui l’attestent ; des témoins muets, et cependant très éloquents, des documents archéologiques de toutes sortes : temples, j palais, tombeaux, sculptures, etc., en fournissent : des preuves multiples. Citons aussi oes curieuses peintures hiéroglyphiques, dont la plupart ont 1 aujourd liai disparu, anéanties systématiquement 1 par les premiers missionnaires ou détruites par des causes accidentelles, et dont la clef est maintenant perdue. On publie en fac-similé les survivants de ces précieux endex, on les étudie avec soin et méthode ; on n’est cependant arrivé, très pénible- j ment, à en déchiffrer que quelques caractères. Que ne donnerait- on pas pour en savoir autant quel’his- J torien Fernando de Alva Ixtlilxociiitl, ce descen- j dant des rois de Texcoco, qui, à fin du xvi « siècle, arrivait encore (avec peine, il est vrai, et en s’aidant d’autres documents) à les comprendre et en a tiré On précieux ouvrage sur les Cliichimèques ! Mais les Américanistes n’en sont pas arrivés là, et force j leur est de n’utiliser encore que très incomplètement

les pictographies mexicaines publiées naguère par lord KiNGSBonouGii de façon très imparfaite dans ses Antiquilies of Mexico (Londres, 1 83 1, 5 vol. in-folio) et reproduites de nos jours aux frais du Duc de Loubat avec une minutieuse fidélité. On est en droit d’espérer que, grâce à un déchiffrement moins incomplet de ces Codex et à la publication des manuscrits encore à présent inédits, l’avenir fera progresser sur nombre de points notre connaissance de la religion aztèque ; quant aux grandes lignes, elles semblent dès maintenant fixées, et c’est de celles-ci seulement qu’il convient de s’occuper ici.

Des Aztèques agriculteurs et guerriers tout à la fois, lors de la ruine de leur empire, le nombre des divinités était très considérable. Leur coutume était en effet, après chacune desguerres dont ils sortaient victorieux, de ramener captifs dans leur capitale les dieux des peuples vaincus, et de les y enfermer dans des temples spéciaux. Ainsi, pensaient-ils, ces dieux devenaient incapables de protéger leurs anciens adorateurs ; ainsi, en fait, introduisaient-ils bien plutôt dans leur propre religion des cultes ou du moins certains rites nouveaux. Ainsi, d’autre part, accroissaient-ils et compliquaient-ils leur panthéon de la façon la plus considérable et comme à plaisir. Il y avait là un danger que les prêtres mexicains comprirent sans doute très vite ; leur peuple était vraiment organisé, hiérarchisé, encore qu’il le fût moins qu’on l’a cru pendant longtemps ; à l’instar de celui-ci, ils organisèrent, ils hiérarchisèrent fortement la foule de leurs dieux.

En tête venaient trois grandes divinités, qui toutes, au moment de l’arrivée des Espagnols, sinon bien auparavant, étaient très sanguinaires et exigeaient des sacrifices bumains. Huitzilopochtli (le Colibri du Sud), Tetzcallipoca (le miroir fumant) et Quetzalcoat (le serpent ailé), voilà les noms et aussi les symboles de ces divinités. Le premier était le dieu de la guerre ; il avait — à en croire des traditions de basse époque — conduit lui-même les Aztèques depuis Aztlan jusqu’à Mexico. Le second, au double aspect agricole et guerrier, symbolisait, dit-on, ce soleil d’été qui exerce une action féconde et destructrice à la fois, qui chauffe et qui dessèche la terre, qui fait lever et qui brûle les moissons. Le troisième enfin, Quetzalcoatl, était le dieu du vent et l’inventeur de tous les arts. Ce n’est pas seulement sous la forme d’un colibri, d’un miroir, d’un serpent ailé que les Aztèques représentaient ces trois grands (lieux ; ils leur donnaient aussi nombre d’autres attributs, voire même une figure humaine, et leurs temples en contenaient des statues en pierre, dont nous avons conservé d’assez nombreux, mais encore trop rares spécimens. Les pictograpbies dont il a été question plus haut nous en ont transmis par ailleurs des représentations très curieuses et très variées.

Au-dessous de ces trois dieux primordiaux, les Aztèques vénéraient une foule de dieux de la Nature ; Tlaloc, le dieu de la pluie, des montagnes et des mers ; Cihuateotl ou Cenleotl, la déesse de la terre ; et Tonatiuh, le soleil, et Meztli, la lune ; et Mictlantecuhtli et Mictlancihuall, les chefs du Mictlan, du monde infernal, en sont les principaux et les plus représentatifs à la fois. Puis, après ces divinités secondaires, c’en étaient d’autres moins importantes encore, dont celles-ci personnifiaient les produits de la terre, et surtout le maïs, qui constituait la base de l’alimentation des Aztèques, et celles-là les diverses périodes de la maturation des plantes, alors que telles autres étaient de véritables patrons pour certaines catégories de citoyens (les marchands, par exemple) ou présidaient à tels ou tels actes de la vie. Enfin venaient de nouvelles divinités, aux attribu183

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tions diverses et changeantes, aux individualités mal définies, au-dessous desquelles, peut-être, se plaçaient encore des divinités domestiques, et les singuliers Tepictoton, etces curieuses divinitésastrologiques, les « seigneurs de la nuit » (Yohual tecuhtin ) qui régissaient les destinées des hommes, et qui changeaient avec les jours.

Ce trop sommaire aperçu du panthéon mexicain sulïlt à montrer que, pour les habitants de l’Anahuac, le monde entier était peuplé de divinités. De celles-ci, les plus importantes avaient presque toutes, sinon toutes, diverses formes et divers noms. Toutes étaient réparties entre les différentes subdivisions du inonde, suivant les sept points de l’espace, mais elles n’y occupaient pas une place absolument fixe. De plus, certaines formes d’une divinité déterminée pouvaient, dans un même groupement, occuper des places différentes de celle du dieu principal même auquel elles se rattachaient. Comment expliquer ces variations, et aussi celles d’un même dieu dans les différents quartiers de l’espace ? Ce n’est pas ici le lieu de le rechercher, et peut-être, d’ailleurs, n’en trouvera-t-on jamais les vrais motifs ; ne tentons pas davantage de dégager les traits primitifs du panthéon mexicain (car ce serait trop hypothétique) ni d’indiquer la place ordinaire des principaux dieux dans les quartiers de l’espace. Mieux vaut noter ici — ce que l’on a déjà pu remarquer plus haut — que nombre de dieux mexicains portent des noms d’animaux, et aussi que parmi eux, beaucoup sont doubles et constituent un couple dont une des parties est du sexe masculin et l’autre le plus souvent du sexe féminin : tels Tlaloc, le dieu de la pluie et des sources, et sa sœur ou femme Chalchiulllicue, « celle aux vêtements d’émeraude », une déesse de l’eau courante et des sources ; tels encore Mictlantecuhtli, « le chef du monde souterrain » et Mictlancihuatl, j la femme du monde souterrain », Centeotl et son frère Camaxtli, le dieu du Nord, et tant d’autres. Retenons aussi le caractère sanglant du culte de ces divinités, non pas seulement du culte de Huitzilopochtli, le dieu de la guerre, mais aussi des autres grands dieux, et même de divinités tout à fait inférieures, telles ces Tepictoton, à qui on sacrifiait des enfants à la mamelle. Chacun sait qu’il en était de même pour un des dieux les plus éminents du panthéon mexicain, pour Tlaloc ; dans des hauts-lieux tels que le petit plateau de Tenenepanco, sur les pentes septentrionales du Popocatepetl, Dksirk Ciiarnay a retrouvé naguère un véritable cimetière d’enfants immolés à Vabondador de la tierra. Parfois, pour linir de façon moins tragique, le sacrifice n’en était pas moins un sacrifice douloureux ; on se piquait les jambes avec des épines de maguey, ou bien encore on se faisait des scarifications aux bras. Mais voici un acte bien plus pénible. « S’ils voulaient se saigner de la langue, écrit Sahagun (trad. Jourdanet, p. 185), ils se la traversaient avec la pointe d’un petit couteau, et ils faisaient ensuite passerpar le trou des pailles de graminées dont le nombre était en rapport avec le degré de dévotion de chacun. Certaines personnes les attachaient les unes à la file des autres et tiraient ensuite dessus, comme on fait d’une corde, pour les faire défiler par l’ouverture de la langue. » Un curieux bas-relief découvert par Désiré Charnay dans les ruines de la « ville Lorillard » (Lorillard City) au pays"des Lacandons, illustre ce passage du moine franciscain et montre que la pratique décrite ici par lui n’était pas usitée que chez les Aztèques. Pour se purifier, ceux-ci se tiraient du sang de diverses parties du corps, en particulier des oreilles. Ainsi se vérifie l’exactitude de cette autre phrase

dans laquelle le même auteur écrit que les Mexicains

« répandaient le sang nuit et jour » dans leurs

temples.

Ce sont là les plus connus, parce que les plus affreux, des rites de la religion des Aztèques, chez qui, tous les actes delà vie étant plus ou moins religieux, on peut signaler l’accomplissement d’innombrables cérémonies, de toute nature et de toutes espèces. Il en est de très simples et d’inoffensives, telles le chant d’hymnes dont Sahagun nous a conservé le texte, des danses, l’offrande de l’encens, la présentation de (leurs et de fruits à telle ou telle divinité. D’autres sont des sacrifices d’animaux, et d’autres des actes de la pire barbarie : les sacrifices humains dont il vient d’être question, et les repas sacrés dans lesquels les prêtres mangeaient de la chair des victimes humaines précédemment immolées aux dieux.

Ces abominables sacrifices se célébraient (on l’a déjà dit) sur des hauts lieux dont les textes signalent quelques-uns, dont les fouilles archéologiques ont révélé certains autres, et dans des temples, en particulier dans ce grand temple de Mexico, dontplusieurspictographies mexicaines ou de vieux plans espagnols donnentdecurieuses, mais trop schématiques représentations. Ces temples, dont les autels étaient érigés au sommet de buttes naturelles ou artificielles (léocallis), contenaient différentes chapelles renfermant les statues en pierre des dieux aztèques ; on y voyait aussi, exposées dans des édicules particuliers (tzompantlis), les têtes des malheureuses victimes sacrifiées aux farouches divinités aztèques. Des fêtes très nombreuses étaient célébrées, soit à date fixe, soit à des époques variables déterminées dans le calendrier mexicain : fêtes d’inauguration, fêtes de dédicace, fêles en l’honneur de tel ou tel dieu. L’acte principal en était, sous différentes formes, le sacrifice de victimes humaines : femmes, hommes, prisonniers de guerre, jeunes enfants ou même adolescents désignés un an à l’avance. D’ordinaire, la victime une fois étendue sur la pierre du sacrifice, le prêtre lui ouvrait la poitrine d’un seul coup de son couteau de silex et lui arrachait le cœur, qu’il plaçait dans la « coupe des aigles » et présentait, palpitant encore, à la divinité. Puis le corps était précipité en bas des degrés, et, le soir, découpé et mangé dans un repas rituel. Parfois aussi, la forme du sacrifice était autre ; le prisonnier ennemi, attaché par la jambe à la p : erre du sacrifice, combattait jusqu’à la mort contre des guerriers mexicains ; c’était alors le sacrificio gladiatorio dont parlent les auteurs espagnols.

Ceux qui présidaient à ces sanglants sacrifices, qui veillaient à l’accomplissement de tous les rites, comme aussi à la détermination de la succession des fêtes du calendrier et à la réglementation des cérémonies qui devaient s’y faire, « afin qu’il n’y eût d’altération dans aucune d’elles », autrement dit ceux qui établissaient ces deux calendriers, le c livre des jours » ou tonalamatl et le « compte des jours » ou tonalpohualli, c’était les prêtres. Ils étaient, comme le dit très bien Sahagun, « chargés du service des dieux », dont ils étaient les ministres et constituaient une caste très fortement hiérarchisée, celle des papas des anciens auteurs espagnols, dont le a Mexicain maître des dieux » (mericatl teohuatzin) était le chef suprême, le souverain pontife. Ces prêtres, ou du moins certains d’entre eux, écoutaient une sorte de confession auriculaire que les fidèles leur faisaient une (ois dans leur vie ; ils leur imposaient des pénitences et leur remettaient leurs fautes. Sahagun a conservé, au ch. vu de son livre VI, la très longue formule d’absolution dont faisait usage 185

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le prêtre (le satrape, suivant l’expression du vieux chroniqueur) à la lin de cette confession. Celte formule débutait par une prière à Tetzcatlipoca :

« O notre très bon Seigneur, appui et faveur de tous, 

vous venez d’entendre la confession de ce pauvre pécheur, par laquelle il a fait l’aveu, en votre présence, de ses pourritures et de ses mauvaises odeurs ! … Puisque vous êtes un Seigneur très miséricordieux, qu’il vous plaise lui pardonner et lui rendre sa blancheur. Accordez-lui Seigneur, l’indulgence et la rémission de tous ses péchés, par cette divine intervention qui coule du ciel comme de l’eau claire avec le pouvoir de purilier, et au moyen de laquelle Votre Majesté fait disparaître les taches et souillures que les péchés causent à l'àme. Faites, Seigneur, qu’il s’en aille en paix et ordonnez ce qu’il doit faire. Qu’il se livre à la pénitence et pleure ses péchés, et quant à vous, Seigneur, donnez-lui les inspirations dont il a besoin pour bien vivre. » Puis le prêtre s’adressait au pénitent, l’admonestait, l’invitait à se faire t un cœur nouveau et une autre manière de vivre » et lui indiquait sa pénitence. Ensuite il le congédiait par ces mots : « Va en paix el prie le Seigneur de t’aider à accomplir ce que tu es obligé de faire, car il est le protecteur de tous. »

En marge de cette caste pontificale, assez nombreuse, et qu’aidaient dans les menues besognes matérielles des iilles vouées dès leur plus jeune âge par leur mère, par dévotion, au service des temples, on trouvait parmi les Aztèques des gens qui pratiquaient la magie, des devins, des sorciers, des nécromanciens. Bien entendu, on ne sait pas grand’chose de leurs pratiques. Du moins convenait-il de signaler u ; l’existence de ces magiciens, comme aussi de dire que les indigènes de l’Anahuac croyaient que les âmes des défunts allaient, après la mort, « à trois points différents » : celles-ci dans l’enfer, celles-là dans le Paradis terrestre (Tlalocan) et enfin d’autres

lans le ciel où vit le soleil ».

a. Les autres populations mexicaines. — Cet aperçu très général de la religion des Aztèques ne vaut pas seulement pour les derniers conquérants de 1 Vnahuac ; il vaut aussi pour ceux qui habitaient h plateau lors de leur venue et pour les MixtécoZ ipotèqnes de l’Oajaca, pour les Totonaques et les Iluaxtèques de la Vera-Cruz et du Tabasco, autrement dit pour les populations qui ont vécu dans les plaines plus ou moins largessituées auprès de l’Anahuac, dans les tierras calientes et templadas plus ou moins proches de l’Océan Pacifique ou du Golfe de Mexique. Dans l’ensemble, en effet, ce sont mêmes dieux, mêmes croyances, mêmes rites, bref même r-ligion. Quoi de plus naturel, puisque, comme on l’a vu plus haut, les Aztèques avaient introduit dans l'-ur propre panthéon les divinités des peuples vaincas par eux ? Tel fut le cas pour Tlaloc, la vieille divinité des Olomis, et pour Camaxtli, le seigneur des hordes chichimèques qui précédèrent les Aztèques sur le plateau d’Anahuac.

Il convient néanmoins de noter ici quelques traits nouveaux et dignes d'être retenus.

A. La cosmogonie des Aztèques représentait les d ; ux comme s'étant, à une époque dont nul d’entre lea humains n’avaient l’idée, réunis à Teotihuacan et s’y étant demandé : « Qui doit gouverner et diriger le monde ? » Pour eux, les dieux existent dès l’origine, par con-équent ; mais « il n’y a point de récit clair et véridique sur l’origine des dieux », < : crit Saiagun, qui ajoute : « On ne sait même rien à ce njet » (L. III, ch. i ; p. 201 de la trad. Jourdanet). Au contraire, les Nahuas primitifs croyaient en un dieu unique, créateur de toutes choses, Ometecuhtli, qui habitait le lieu le plus élevé de tous les cieux,

dans le ciel appelé Omeyocan. Ce dieu unique tira de lui-même l'émanation divine qu’est le Soleil, Tonæatecuhtli, « le seigneur qui nourrit », etcelui-ci, de son mariage avec la Terre, Tonucacihuatl, « la dame qui nourrit », eut deux enfants, Quetzalcoatl et Tezcatlipoca. Pour donner aux dieux une demeure, il créa plusieurs cieux, dans la gradation desquels les dieux trouvèrent tous à se loger. Plus ou moins modifiée, cette croyance au dieu unique persistait encore à l'époque de la conquête espagnole chez les Chichimèques de l’Anahuac ; « ils croyaient, au témoignage de Sahaoun (p. 34 4 de la trad. franc.), en un dieu invisible non représenté par une image, appelé Yoalli ehecalt, ce qui veut dire dieu invisible et impalpable, bienfaisant, protecteur et tout-puissant, par la vertu duquel tout le monde vit, et qui, par son seul savoir, régit volontairement toutes choses ». Sans doute, par leur intermédiaire, s'étaitelle infiltrée dans la religion des Aztèques. Les prêtres de ces derniers, dans certaine prière dont il a été question plus haut, qui est en quelque sorte une absolution des fautes commises, parlent d’un

« dieu protecteur de tous, invisible, incorporel et

unique, … invisible et impalpable », qu’ils ont confondu avec Tezcatlipoca, mais qui était sans doute à l’origine le Yoalli ehecatl des Chichimèques et l’Ornetecuhtli des Nahuas primitifs.

A en croire Ixtlilxochitl, qui prétend en descendre, le roi chichimèque de Texcoco, Nezahualcoyotl (1 426-1^70) aurait érigé dans sa capitale un téocalli au dieu invisible du inonde. Là, aucune image ne représentait la divinité ; là, pas de sacrifices sanglants. Mais l’historien des Chichimèques n’a-t-il pas embelli à plaisir la figure de son prétendu aïeul ? N’en a t-il pas fait un personnage quelque peu légendaire ? une sorte de réformateur religieux, bien plutôt que le véridique souverain d’une partie de l’Anahuac ? On est vraiment en droit de se le demander aujourd’hui.

B. Comme les populations de toutes les autres parties septentrionales, sinon méridionales, du Nouveau Monde, les habitants des différentes régions du Mexique ont de très bonne heure pratiqué un culte totémique. De ce culte totémique, qui avait peu à peu disparu (si bien qu’on ne constate plus, à l'époque cortésienne, de rites honorant de manière quelconque l’animal auquel un clan se tenait pour apparenté), on pouvait toutefois relever encore quelques survivances, en particulier les noms d’animaux conservés par nombre de divinités. Même actuellement, il est possible de constaterdans beaucoup d endroits du Mexique (à Tlaxcala, par exemple) la croyance à une protection particulière, exercée par un animal ou par un objet naturel quelconque sur un individu déterminé ; c’est là une nouvelle trace de survivance du totémisme ancien.

C. En faisant de certains dieux des peuples habitant le plateau de l’Anahuac leurs propres divinités, les Aztèques en ont complètement changé le caractère. La cruauté, la soif du sang humain, le plaisir causé par les souffrances des victimes qui leur étaient sacrifiées, voilà les traits nouveaux qui différencient les dieux aztèques des divinités nahuas primitives. Celles-ci semblent s'être d’abord contentées pour la plupart d’offrandes de Heurs et de fruils ; l’immolalation de cailles ou d’autres animaux était réservée à quelques dieux particuliers, entre autres au seigneur de la guerre des Tecpanèques du Michoacan, Tzintzuni, le dieu colibri, à l’image faite de plumes de colibris. C’est de ce Tzintzuni que les Aztèques firent, en lui donnant une histoire nouvelle, leur terrible et barbare Huizilopochlli, « le colibri du Sud, celui du Sud ». Du culte sanguinaire de Huit187

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zilopochtli, l’imprégnation sanguinaire a gagné peu à peu, et peut-être même très vite, le culte de tous les autres dieux, même de celui de Quetzalcoatl. A l’origine, celui-ci était en effet un dieu doux et pacifique, qui détestait les sacrifices humains, un moralisateur et un bienfaiteur des hommes, au temps duquel l’âge d’or régnait dans le monde.

D. A bien des reprises différentes, et dès les premiers jours île la venue des Espagnols au Mexique, on a signalé dans de nombreuses localités de la contrée l’existence de croix rappelant plus ou moins celles des chrétiens, mais dont la plupart ont disparu depuis longtemps. Naguère, c’est-à-dire au milieu du xvnr" siècle, on les attribuait avec assurance, avec et d’après Toko, ukmai>a, à des missionnaires qui auraient abordé an Nouveau Monde à une époque très ancienne, à saint Thomas, ou bien encoreàsaint Barnabe. Desétudesplus approfondies, de minutieuses comparaisons avec les documents archéologiques et les pictographies aztèques, xicalanques, mixtèques, zapotèques, elc, que nous possédons encore, ont permis au D r E.-T. Hamy, le regretté conservateur du Musée d’ethnographie du Trocadéro, de déterminer exactement ce qu’étaient ces symboles cruciformes. Il a constaté combien, de très bonne heure, Antonio de Hkhukra avait eu raison d’écrire que les Indiens « tenaient [certaines de ces croix] pour le dieu de la pluie » (Histoire générale des voyages et conquêtes des Castillans, trad. fr. de N. de la Coste, t. II, p. 1 5g). Les deux croix, ou(pour parler plus exactement) les deux taus qu’a exhumés en 1 880 Désiré Charnay du sol de Téotihuacan, portent de la façon la plus évidente les deux emblèmes caractéristiques de Tlaloc : un bandeau replié latéralement en manière de grecque aux angles émoussées, delà base duquel descendent quatre pendentifs en léger relief de forme conique allongée. Rien de plus transparent comme insignes du dieu de la pluie, des orages et des montagnes : le bandeau contourné, c’est l’image de la nuée, et les appendices en forme de pendentifs, de dents ou de gouttes d’eau, la pluie qui s’échappe de la nuée(E.-T. Hamy). Plus d’une statue de Tlaloc porte ces insignes comme ornements de bouche de la divinité.

3. Lus Mayas-Qu’ichés du Cbnthr-Améhiquk. — C’en est assez sur les religions des peuples du Mexique. Eloignons-nous maintenant du plateau de l’Analiuac et des plaines littorales qui le bordent à l’E. et àl’O. Après avoir franchi la frontière septentrionale du Chiapas, voici que se développent dans des parties relativement très étroites du Nouveau Monde, entre Golfe du Mexique et Mer des Antilles du côté du Levant et Mer du Sud au couchant, les territoires peuplés par les Mayas-Qu’ichés. Sans doute constate-t-on dans cette région la présence de quelques Ilots de population parlant la langue nahuatl ; mais Pipiles établis au Guatemala et au San-Salvador, sur la côte du Pacifique, près d’Escuintla et de Cuajiniquailapa, et Niquirans des alentours du lac de Nicaragua ne constituent qu’une très faible partie des habitants de ces contrées du Centre- Amérique. Ces colonies d’Aztèques — tel est du moins le cas des Niquirans — dont la religion était cruelle comme celle des maîtres de Mexico-Tenochtitlan, étaient entourées d’une population bien différente d’elles-mêmes par la langue et par la civilisation : Mayas du Yucatan et du Chiapas, Itzas ou Lacandons du Peten, Qu’ichés et Marnes du Guatemala.

Néanmoins, on a pu relever de nombreux traits communs clans les traditions mythiques et historiques des Mayas-Qu’ichés et celles des Mexicains. Le Votan des Tsendales, le Cuculkan des Mayas ressem blent beaucoup à Quetzalcoatl ; ce sont comme lui des divinités voyageuses et civilisatrices. Les Mayas ont fait en même temps de leur Cuculkan le pontife d’une religion nouvelle et un prophète qui aurait annoncé l’arrivée d’hommes blancs et barbus venus de l’Orient dans le pays pour en soumettre toutes les nations et en détruire les religions et les races.

De son côté, la religion des Mayas-Qu’iché.-. possède plus d’un trait de ressemblance avec celle des Mexicains. S’il est à peu près impossible de donner un aperçu de la mythologie, car les anciens dieux yucatèques demeurent très mal connus et il faut, pour s’en faire quelque idée, tirer parti des croyances des Lacandons et des Mayas actuels, du moins peut-on dire qu’une forte hiérarchie et une localisation des dieux dans l’espace existaient au Yucatan comme au Mexique. Il faut encore noter la croyance en un grand Dieucréateur, conservateur et bienfaiteur du monde, ce IIunab-Ku de Cogolludo, de qui « procédaient toutes choses ». Son fils Hun Ytzamna, qui enseigna aux Yucatèques l’écriture, qui ressuscita les morts et guérit les malades, mérita de toutes les manières les autels qui lui furent érigés à Izamal.où il était honoré comme un bienfaiteur de l’humanité et comme un dieu. C’est sans doute ce même héros civilisateur du Yucatan qui était adoré à Chitchen-Itza sous le nom de Cuculkan.

Itzamna ou Cuculkan, les Bacabs, les quatre frères placés par Dieu aux quatre extrémités du monde pour soutenir le ciel, et surtout le Zac-Bacab ou plutôt Zac-u-Uayeyab, ou dieu de l’Est, et un dieu solaire Kinich-Ahau, mentionnépar DibgodrLanda dans sa Relation des choses du Yucatan, voilà les principales divinités des Mayas-Qu’ichés. Autour d’elles existe une foule de comparses : dieux ou esprits plus ou moins puissants, personnifiant les éléments, les parties de l’année, les fonctions sociales, etc., tous plus ou moinsbiencaractérisés, plutôt vagueset effacés. Peut-être étaient-ils en réalité tout autres ; mais les auteurs espagnols qui en ont parlé ne voyaient en eux que des démons, dont ni le caractère ni les attributions ne les intéressaient, et dont il importait d’extirper le souvenir de la mémoire des indigènes. De là le peu de précision de leurs renseignements.

Nous en savons assez, néanmoins, pour constater les liens de parenté qui existent entre les religions mayas-qu’ichés et celles du Mexique. Les études archéologiques confirment cette impression donnée par les anciens auteurs ; elles montrent plus é ! oquemmenl encore, dans leur mutisme même, quels rapports existèrent naguère entre le Mexique et les pays plus méridionaux du Yucatan et du Honduras britannique. Le Caracol ou « escargot » de Chitchen Itza, rond comme les temples de Quetzalcoatl dans la région mexicaine, les bas-reliefs du « jeu de paume » de cette même cité, les sculptures représentant, sur les parois d’autres édifices de cette fondation de Cuculkan, des divinités du Panthéon aztèque, entre autres Quetzalcoatl, les peintures murales de Santa-ltila, tout cet ensemble de témoignages conduit à la même conclusion. Et voici qui la corrobore encore : l’existence de temples bâtis sur des terrasses évoquant le souvenir des tertres mexicains, celle de sacrifices humains, parfois semblables à ceux des Aztèques (là aussi, dans certains cas, la victime était tuée à coups de flèches) ; celle de l’anthropophagie sacrée, si l’on peut dire, consécutive au sacrilice ; celle des rites propitiatoires analogues aux coutumes dont il a été question plus haut (telle « supplice de la langue », attesté par le bas-relief trouvé par Désiré Charnay chez les Lacandons, à Lorillard189

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City ; cf. un bas-relief de Menche) ; tels bien d’autres faits encore. On pourrait, par exemple, établir de notables rapprochements entre les idoles de pierre du Yucatan, et surtout duPeten.et celles du Mexique ; on pourrait montrer combien hiérarchisée était l’organisation de la classe sacerdotale, de ces baiam » ma vas dont les plus réputés étaient les devins ou Ah kilts ou Chilans ; on pourrait aussi constater cher les Mayas Qu’ichés l’existence de sorciers à côté de prêtres. Jusquedans l’évolution, dans les progrès du calendrier, si important au pointde vue religieux, se manifeste une influente mexicaine.

Ainsi se justifie le rattachement, fait par plus d’un fendit, par plus d’un américaniste ou d’un ethnologue religieux, des religions mayas-qu’ichés aux religions du pays qui en limite le domaine immédiatement au Nord.

4. Lus fkuplks ctiiBCUAS. — L’iniluence mexicaine s’est-elle fait sentir au sud du domaine ethnique des Mayas-Qu’ichés ? La retrouve-t-on jusque dans les parties les plus étroites du Centre-Amérique, chez les plus septentrionaux de ces peuples chibehas qui (leurs langues en font la preuve) ont habité le Costa-Bioa et l’isthme de Panama, la Colombie, l’Ecuador, et mêmes les côtes du Pérou jusqu’à Guyaquil ? On ne saurait l’affirmer. On constate, il est vrai, chez cesGuetares du Cosla-ltica dont nous connaissons si mal le panthéon et les pratiques religieuses, la coutume des sacrifices humains. Ces sacrifices humains étaient exécutés comme au Mexique sur un tumulus que surmontait une pierre de sacrilice, suivis par la présentation du cœur de la ou des victimes à la divinité, et terminés par un repas dont la chair des immolés constituait la base. Ce sont là des similitudes qu’il faut enregistrer, mais dont il est prudent de ne pas tirer de conclusions à l’heure actuelle. Dans tous les cas, si on les constate au Costa-ttica, dans cette péninsule de Nicoya dont Oviboo, après l’avoir visitée en 15ao, , a trop brièvement décrit l’état social, plus au sud, tout est indéniablement nouveau.

C’étaient des populations de mœurs douces et paisibles que celles du Chiriqui et du Darien. Elles semblent n’avoir eu ni idoles ni temples. Elles avaient une peur terrible des tyræs ou « esprits » qui, au témoignage de Cieza dr Léon, habitaient en troupes certaines parties de la contrée. Leurs sorciers se disaient possédés par un esprit, et celui-ci parlait par leur bouche. Ces sorciers, à défaut des prêtres qui leur manquaient sans doute comme des idoles et des temples, exigeaient-ils parfois des indigènes de la contrée qu’ils fissent violence à leurs instincts naturels et pratiquassent, eux aussi, des sacrifices humains ? Nous l’ignorons. Il y a là, dans nos connaissances, un véritable hiatus au point de vue de l’ethnologie religieuse, un fossé qui sépare nettement les peuples qui vivaient plus au Nord de ceux qui habitaient au Sud de l’isthme de Panama.

De ces derniers, les plus proches de l’isthme de Panama étaient (on l’a vu plus haut) des Chibehas, comme les Indiens du Chiriqui et du Darien. On peut tous les grouper autour des plus représentatifs et en même temps des plus civilisés d’entre eux, autour des Chibehas qui habitaient, en plein cœur des Etats-Unis de Colombie, le plateau de Bogota.

Ceux-ci allirmaient tenir leur civilisation entière d’un hérosqu’ils plaçaient au début de leur histoire : un vieillard venu de la Sierra de Chimalapa, Bochica, et envoyé auprès de leurs lointains aïeux par un dieu créateur, Chiminijagua, dont nous ne savons que le seul nom. Ce vieillard aurait enseigné aux incultes habitants de la vallée du Funza ou rio de Bogota à se vêtir, à se bâtir des cabanes, à vivre en

j société ; il leur aurait donné des institutions poli t Il ques et des lois : il aurait institué parmi eux le culte

du soleil. Tantôt les Chibehas du plateau de Bogota

i faisaient de Bochica une incarnation du soleil dont ! celui-ci leur avait enseigné le culte, tantôt aussi le soleil lui-même ; ils le représentaient luttant contre les démons, en particulier contre Chibchacum, qui, une fois vaincu, fut condamné à porter la terre sur ses épaules ; ils le représentaient encore châtiant les méchants, a débuter par sa femme, la belle et perverse lluay thaca, cpie ses méfaits obligèrent Bochica à chasser loin de la terre et à convertir en l’astre lunaire.

Avec quelques autres noms de Bochica et de Huaythaca, voilà tout ce que nous connaissons de la mythologie chibeha, ou du moins de celle des Indiens qui habitaient le plateau de Bogota. Nous ne sommes guère mieux renseignés sur leurs rites. On sait cependant que les Indiens du Bogota honoraient leurs dieux dans des temples, dont l’un des plus réputés était celui du Soleil à Sogamozo. Les Chibehas de Bogota plaçaient-ils dans ces temples des représentations anthropomorphes de leurs divinités ? On ne peut pas le dire. Un auteur suspect parle de la figuration, dans la procession qui conduisait le guésa au lieu de son immolation, de Bochica et de Chia, sa femme ; de celle aussi de Fomagata, le symbole du mal, par un monstre pourvu d’un œil, de quatre oreilles et d’une longue queue ; mais qu’en conclure ? On sait encore que les Indiens de Bogota offraient des sacrifices à leurs dieux dans différentes circonstances, brûlaient des parfumsen leur honneur, leur présentaient de l’or et des émeraudes, etc., et même que, parfois, ils leur immolaient des victimes humaines.

Le principal de ces sacrifices était, au début de chaque période quindécennale, celui d’un jeune homme de quinze ans, le guesa ou qhica, qui, après avoir été élevé avec beaucoup de soin par les prêtres jusqu’à l’âge de dix ans, était promené par eux et parcourait les chemins naguère suivis par Bochica (de là son nom de guesa, « errant »), jusqu’au jour où il périssait, tué à coups de flèches, et où, aussitôt après, de sa poitrine ouverte, on arrachait son cœur pour en faire offrande au soleil, à Bochica. Par ce sacrifice se trouvait marqué le début d’une ère nouvelle ; de là encore le nom de « porte » (qhica) donné à 1’  « errant ».

L’observance de ces rites, l’établissement du calendrier chibeha (dont d’ailleurs nous ne savons rien), l’éducation du guesa, telles étaient, à notre connaissance, les principales fonctions des prêtres ou xequet. Ceux-ci obéissaient à deux grands chefs héréditaires, le zaque et le zipa, qui semblent bien avoir été de véritables « souverains-pontifes » ou des « rois-prêtres », sinon même des « rois-dieux », caries textes espagnols les montrent exerçant simultanément l’autorité civile et l’autorité religieuse, subissant dans leur enfance et leur adolescence, au fond d’un temple, un véritable noviciat, et traités après leur sacre, non pas seulement comme des souverains absolus, mais comme des personnages sacrés et même quasi-divins. Leurs sujets ne pouvaient pas les regarder en face ; Bbsthepo-Tirado prétend que la salive du zipa était sacrée et que certains personnages de sa suite étaient spécialement chargés de la recueillir, pour qu’elle ne tombât pas à teire. L’intronisation du zipa, avec cette curieuse cérémonie de l’offrande « au démon qu’ils [les Chibehas du plateau de Bogota] considèrent comme leur dieu et seigneur » qui a dû donner naissance à la légende de 1’  « homme doré », El Dorado, est également une preuve du caractère quasi divin de ce cacique. 191

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Au bord du plateau de Bogota, dans le pays de Tunja (état de Boyaca), chez les Cunas du Dabaibe (vallée de l’Alrato), ailleurs encore, on constate l’existence de traditions dont le héros est parfois Bochica lui-même, parfois un être qui, sous un nom différent, joue un rôle civilisateur analogue. On y constate également, et aussi jusque chez les Caraques du Manabi (littoral de 1 Ecuador), l’usage de sacrifices humains, plus ou moins fréquents, plus ou moins importants (non seulement de prisonnfers de guerre, mais de femmes et d’enfants chez les Garaques ) et parfois même la pratique de l’anthropophagie rituelle (chez les Cunas). On y signale enfin l’existence d’une caste sacerdotale dont certains représentants à tout le moins étaient des devins, et l’érection de quelques temples : celui de Guaca (Etat de Santander) dans le pays des Cunas, celui de la petite île de la Plata, non loin de la ville de Mania, chez les Caraques du Manabi.

5. Les peuples db l’ancien Pérou. — Les territoires occupés par les plus méridionaux des peuples de langue chibcha continaient aux plus septentrionaux des pays habités par des populations d’un type très différent, par les Andins du savant Alcide d’Orbigny. Comme celles dont il vient d’être question et davantageencore, ces populations méritent à plusd’un titre d’être qualiliées de « civilisées » ; leur organisation politique et sociale, cette culture matérielle, et ce développement artistique qu’attestent des documents archéologiques très nombreux et très variés, tout légitime cette expression. Sans doute ne doit-on pas tenir pour civilisés tous les peuples qui vivaient, à la veille de la conquête espagnole, sous la domination plus ou moins réelle des Incas du Pérou, sur les hauts-plateaux des Andes, depuis la Ligne équinoxiale jusqu’à l’extrémité méridionale des hautes terres boliviennes. Mais du moins les dominateurs l’ont-ils été ; parfois même, ils ont, semblet-il, assis leur autorité sur des populations (Yuncas du Gran Chimu, au Nord de Lima ; gens d’Ica et de Nazca sur la côte Sud du Pérou ; Aymarras ou Collas de la Bolivie, à Tiahuanaco, etc.) dont les fouilles attestent le réel développement matériel. Cela suffit pour que toute la contrée puisse être tenue pour parée d’un véritable vernis de civilisation.

Un progrès matériel si manifeste a-t il pour pendant un progrès des croyances ? Pour nous en rendre comple, examinons ce que les textes les plus dignes de foi racontent des mythes et du culte des populations de l’ancien Pérou.

Partout apparaît à l’origine un héros éducateur et civilisateur, correspondant au Quetzalcoatl des Mexicains et au Bochica des Chibchas. Que ce héros s’appelle Viracocha, comme le veut Cibza de Léon, ou Manco Capac, comme l’affirme Garcilasso de la Vbga, peu importe ici ; peu importe, de même, qu’on doive tenir ou non pour avérée l’existence de ces deux personnages légendaires, dont l’un, Viracocha ou Huiracocha, aurait été le héros civilisateur des Quichuas des environs de Cuzco et serait demeuré celui des tribus du Nord et de la côte du Pérou, tandis que l’autre, Manco Capac, se serait substitué à Huiracocha parmi les Quichuas de Cuzco, après leur soumission parles Aymaras que dirigeait le clan des Incas. Il importe davantage de constater que Manco Capac fut envoyé sur la terre par le soleil, dont il était le fils, pour apporter aux hommes les lois et la civilisation. Si donc, par lasuite, ce messager divin a établi le culte du soleil chez les peuples qu’il avait éduqués et civilisés, on ne peut nullement s’en étonner.

Voilà effectivement ce qu’a fait Manco Capac. Au culte purement totémique pratiqué d’abord sur la

plus large échelle par les Quichuas (à en croire un auteur très digne de foi, Garcilasso delà Vbga), les Incas, instruits par le fils du soleil, ont superposé, sinon complètement substitué, un culte nouveau, stellaire, ou même plutôt encore solaire. En effet, Inti ou Apu Punchau, le « chef du jour » et sa femme Quilla, la lune, — mais celle-ci subordonnée nettement à celui-là — constituaient le couple central d’un panthéon dans lequel les autres astres faisaient cortège au Soleil et à la Lune, formaient leur cour et tenaient le rôle de dieux secondaires. De même en était-il des constellations, de la terre-mère et du feu. Il y avait, parmi ces divinités, une hiérarchie semblable à celle qui existait dans le clan inca, et voici qui ajoute encore à la ressemblance : l’anthropomorphisme de toutes les divinités. Audessousd’elles, on connaltl’existencede dieux domestiques ou Conopas, dont on ne sait guère que le nom, et celle d’innombrables huacas ou esprits.

Les divinités anthropomorphiques dont il vient d être question n’étaient pas les seules que révérassent les Aymaras. A ces dieux populaires s’en opposaient d’autres, d’un caractère plus spirituel et plus abstrait, dont Pachacamac est le plus connu. On discute beaucoup sur le cas de cet être suprême, de ce dieu invisible, créateur du monde, source de vie pour les hommes et pour les autres créatures, qu’il était interdit de représenter sous aucune forme. On se demande si ce descendant des Incas et ce converti qu’était Garcilassode la Vega, n’a pas donné, inconsciemment, à Pachacamac une physionomie trop européenne et trop chrétienne à la fois ; on se demande encore si le célèbre temple de Pachacamac, ce lieu de pèlerinage des Yuncas, n’est pas à l’origine du dieu homonyme. Quoi qu’il en soit, que l’on accepte l’existence du dieu Pachacamac ou non, force est bien de constater que cette divinité immatérielle n’est pas la seule dont on connaisse l’existence chez les peuples du Pérou ; de même nature encore était Huiracocha, introduit sans doute par les Incas vainqueurs du panthéon des Aymaras ou Collas dans le leur propre ; de même en était-il pour un dieu Cum, dont la personnalité est assez pâle.

Seuls, les plus cultivés des Péruano-Boliviens vénéraient ces dieux et leur rendaient un culte mystique ; tel sans doute, ce Tupac- Yupanguiqui.au xve iiècle, aurait déduit de la course uniforme du soleil que celui-ci n’était pas vraiment libre et qu’une puissance supérieure devait contraindre « notre père le soleil » à toujours suivre une même route rigoureusement déterminée. Au contraire, tous adoraient les divinités de la religion solaire, qui habitaient au-dessus de la terre dans quatre cieux superposés dont le supérieur élait celui du « Grand Dieu ».

C’est sous la direction et sous le contrôle de prêtres que se faisaient les différentes cérémonies du culte rendu à ces divinités. Les prêtres étaient, comme les dieux, très hiérarchisés. Au plus bas rang de l’échelle se trouvaient les serviteurs des temples ou prêlres assistants (devins ou sorciers, humus, et aides sacrificateurs). Les hacuc ou oracles et commentateurs des oracles et les hamurpa, augures et devins, d’autres encore, venaient immédiatement au-dessus des précédents. Plus haut, on rencontrait les huillac ou amautas, les prêtres supérieurs. Ceux-ci, qui appartenaient au clan des Incas, avaient à leur tète un grand prêtre nommé à vie, le Huillac f/umu, lequel s’entretenait avec la divinité, en communiquait les volontés au peuple, et veillait à la stricte observance des rites, comme au maintien du culte dans toute sa pureté, avec l’aide de collaborateurs choisis parmi les huillac. En marge de ce cierge vivaient des moines, les huancaquilll qui, enfermes dans des 193

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cloîtres, y menaient une vie de prière et d’austérités, et des ermitesqui menaienlune vie plus dure encore, toute de prière et d’isolement, dans des lieux très retirés. N’oublions pas non plus les « Vierges du Soleil », dont les trois classes correspondaient aux serviteurs des prêtres. Ces servantes du dieu Inti, partagées en classes hiérarchisées, entretenaient le feu sacré ; elles fabriquaient le pain sacré et la chicha destinés aux grandes fêtes solaires.

Celles-ci étaient au nombre de douze (une par mois), dont la plus importante, celle du feu nouveau, était célébrée les ai-aa juin de chaque année. On y chantait des hymnes, on récitait des prières et on exécutait desdanses en l’honneur des dieux, à qui on offrait des sacrilices de genres très différents, suivant les cas : tantôt simplement présentations de fruits ou d’autres produits agricoles et des libations, tantôt dos sacrilices sanglants. Allait-on parfois, au cours de ces derniers sacrilices, de ceux où coulait le sang, jusqu’à l’immolation suprême, celle d’un être humain ? On a beaucoup discuté à ce sujet, sans parvenir à se mettre d’accord ; on tend toutefois à penser que, malgré les affirmations de Garcilasso de la Vega, les sacrilices humains n’étaient pas inconnus chez les Quichuas-Ayniaras ; des enfants, des jeunes gi-ns, étaient parfois égorgésen 1 honneur des dieux. Ou sait, d’autre part.de façon positive qu’à la mort de ce dieu incarné qu’était l’Inca, plusieurs de ses serviteurs et de ses servantes étaient enterrés vifs avec sa dépouille mortelle ; de même en était-il lors du décès de la Coya, ou de la Marna Ocllo, sa sœur aînée et sa femme tout à la fois. Du moins, si les sacrilices humains ont existé sur les Hauts plateaux des Andes, n’y ont-ils pas affecté le caractère d’hécatombes qu’ils avaient chez les peuples du Mexique et du Centre- Amérique.

A côté de ces rites que l’on peut vraiment qualifier de « nationaux », ilen était de domestiques, que chaquefamillecélébraitàcertaines époques de l’enfance,

— lors de l’imposition de son nom à un tout jeune enfant, par exemple, ou bien encore au moment de la puberté. D’autres étaient individuels et avaient pour but de purifier ceux qui les pratiquaient, en particulier cette sorte de confession, le chataycuscay (du verbe chatay, accuser) qui précédait les fêtes principales et qui, inaugurée par le jeûne, se terminait par l’imposition d’une pénitence au fidèle et par une sorte de symbole d’absolution : le prêtre qui avait entendu les aveux du pécheur plaçait sur une pierre une pincée de cendres provenant des sacrifices, et le confessé soufflait dessus.

Le chataycuscay se pratiquait-il dans un temple ? Nous ne saurions le dire. Le doute, au contraire, n’existe ni pour les rites domestiques dont il vient d’être question (ils s’accomplissaient en famille sous la présidence de son chef, qui jouait le rôle de prêtre ) ni pour les rites nationaux, qui s’accomplissaient, tout au moins en partie, dans des lieux consacrés. Pour honorer leurs divinités, en effet, les Aymaras avaient des temples, les Intihuasi, dont malheureusement, les ruines sont beaucoup moins bien conservées que celles des palais, ou même des maisons de pierres. Le plus célèbre d’entre eux était le Coricancha de Cuzco, ensemble considérable de bâtiments enfermés dans une triple enceinte, habités en partie par les prêtres et par les « serviteurs des temples », en partie consacrés aux divinités stellaires et, surtout, au Soleil. Là se trouvait une statue enordu dieu Inti, qu’entouraient, en lui tournant le dos (le seul Huayna-Capac excepté) les momies des Incas, assises sur des sièges dorés. Seuls l’Inca, ses proches parents et les Vierges du Soleil pouvaient pénétrer à tout le moins dans le bâtiment

Tome IV.

principal où la Coya n’entrait qu’une fois dans sa vie, le jour de son mariage, et où des prêtres particuliers — les malquip huillac — entretenaient les momies des Incas et leur rendaient un culte. A l’intérieur duCoricancha, Ciezade Léon signale deux bancs de pierre, incrustés d’or et d’émeraudes, sur lesquels le seul souverain (Inca ou Sapa-lncu) avait le droit de s’asseoir. Celui-ci était (ilest vrai) unpersonnage divin, un fils d’Inti ; il ne mourait pas, mais était simplement « appelé au repos » par son père le Soleil… On sigualeaussi ce tte particularité d’architecture que, grâce à la disposition du bàliment principal, les premiers rayons du Soleil levant venaient éclairer, illuminer la statue d’ord’Inti. C’est en avant des bâtiments sacrés que se dressait au milieu d’une cour l’autel destiné aux sacrifices sanglants. — D’autres temples sont connus : le temple dédié à Huiracocha (à Cuzco encore) et celui qui se dressait dans la vallée de Lurin, àPachacamac, entre autres. C’était des temples réservés aux divinités stellaires, aux grands dieux. Quant aux dieux inférieurs, ils étaient honorés dans de petits sanctuaires appelés liuncas comme eux-mêmes.

Tels sont les traits essentiels de la religion des peuples civilisés soumis aux Incas et habitant les hauts plateaux des Andes péruano-boliviennes.

IV. Conclusion. — Avec l’étude des religions des peuples quichuas-aymaras se termine le sommaire aperçu d’ensemble des religions des peuples américains que nous devions tracer dans ce Dictionnaire. Il ne nous reste maintenant qu’à dégager, en manière de conclusion, quelques-uns des traits principaux qui résultent des faits cités. Ce sera en quelque manière, après une fastidieuse énumération, la synthèse de tout ce travail.

î. Le premier de ces traits résulte de l’existence, d’un bout à l’autre du Nouveau Monde et partout où une enquête sérieuse a été instituée (cf. la figure 66 de Clark Wisslbr : The American Indian, p. 156), du système de ces clans, dont chacun possédait un symbole, un emblème propre — un animal le plus souvent, — son totem. Qu’il ait été l’emblème du héros-fondateur du clan ou l’objet même représenté, ce totem a été très vite l’objet d’un culte plus ou moins grossier, dont les historiens constatent l’existence (avec toutes ses conséquences : tabouisme, etc.) dans le passé, comme les ethnographes le font aujourd’hui encore chez les tribus païennes du continent américain.

2. A ces croyances rudimentaires se superposait chez les peuples demi-civilisés et civilisés, dès l’époque de la découverte, une religion plus élevée, mais qui était encore grossière, celle des forces de la nature. Parfois zoomorphisme et anthropomorphisme, zoolâtrie et anthropolâtrie, s’y juxtaposaient, voire même s’y mêlaient et s’y confondaient ; parfois la religion était purement anthropomorphique.

3. Une des caractéristiques principales du culte rendu par les habitants du Nouveau Monde à leurs divinités était la barbarie, la cruauté. Le culte était sanglant, et les sacrifices humains étaient l rès répandus, parfois même très fréquents et très nombreux, si bien qu’on a pu enregistrer de véritables hécatombes.

4. A’ces sacrifices offerts à des divinités altérées du sang de l’homme, s’ajoutait, non pas partout, mais du moins dans l’Amérique septentrionale, la pratique des repas consécutifs aux sacrifices humains, dont la chair des victimes immolées constituait le trait capital.

5. Par contre, on ne constate pas, parmi les peuples civilisés du continent américain du Nord, l’exis 7 195

PREDESTINATION

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tence de ces rois-dieux qui se remarque sur les hauts plateaux tle la Cordillère des Andes.

6. C’est encore un fait digne d’attention que l’existence, chez les peuples civilisés, d’une puritication par une sorte de confession précédée d’actes préparatoires et suivie d’actes expiatoires.

9. Enfin, on ne saurait trop insister sur la diffusion de la croyance, plus ou moins bien caractérisée, mais très rarement inexistante ou non constatée (dans le Chaco) à un cire suprême dont les héros civilisateurs ne seraient que les émanations ou les envoyés. Bien peu nombreux sont les peuples chez lesquels une telle croyance n’a pas été signalée, et les récentes constatations faites à la Terre de Feu par les RR. PP. Gusinde et Koppers amènent à se demander si on peut admettre sans quelque scepticisme des affirmations formelles telles que celles du voyageur suédois Erland Nordenskjôld et du cacique abipon dont, naguère, le P. Dobrizhoffer a fidèlement rapporté le témoignage, et qui, d’ailleurs, parlait, lui aussi, d’un dieu qui crée et qui régit les astres.

Bibliographie. — Il ne saurait être question de donner ici une bibliographie du sujet. On se bornera à renvoyer à H. Beuchat : Manuel d’Archéologie américaine (Paris, Picard, 191a, in-8) et à Clark Wissler : The American Indian ; an introduction to the Anthropology of the New World (New York, Douglas C. Me Murtrie, 1917, in-8).

Henri Froidbvaux.