Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Savonarole

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 613-620).

SAVONAROLE. —
I. Etat de li question. —
II. Les lumières. —
III. Les ombres. —
IV. Conclusion.

I. Etat du la question. — Deux groupes d’opinions : A. Savonaroliï nk i u 1 ni un saint ni un CATHOLIQUE au sens i’lein du mot, mais a) un précurseur du protestantisme, b) ou un saint « laïque », c) ou un hérétique, d) ou, du moins, un catholique dont la vie et l'œuvre appellent dc< réserves graves.

B. SAVONAROLE FUT UN SAINT OU, DU MOINS, QUELQUKS RÉSERVES DK DÉTAIL QU’OH DOIVE FAIRE, UN CATHOLIQUE AU SENS PLEIN DU MOT ; c’est Ce qu’ont

admis a) des saints, b) des papes, c) des catholiques qui lui ont voué un culte, d) des catholiques qui, sans lui vouer un culte, ont affirmé sa sainteté,

e) ou, du moins, jugé que sa personne et son action, dans l ensemble, sont dignes d'éloge. 1215

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II. Les lumières. — A. Le rbliuieux bt l’hommk db prière. — B. L’apologiste et le théologien.

— C. Lb prédicateur. — D. Savonarole bt le

MOUVEMENT DE LA RfiXAIiSANCB.

III. Lbs ombres. — A. Le prophète : a) Le docteur éclairé de Dieu, b) L’annonciateur des événements futurs. — B. Le réformateur db Saint-Marc. — G. Le réformateur de Florence. — D. Le réformateur db l’Eglise : a) Les faits. b) L’orthodoxie de Savonarole.

IV. Conclusion.

I. Etat de la question. — Jérôme Savonarole, né à Ferrare le 21 septembre 14°2, entra chez les Dominicains de Bologne (1 475), fut envoyé à Ferrare ( 1 4 7 l j) > puis au monastère de Saint-Marcde Florence (1482), en fut éloigné (1487), y revint (1490), poursuivit la réforme de Saint-Marc, de Florence, de l’Eglise, suscitant des enthousiasmes et aussi des inimitiés ardentes, brava la défense de prêcher (14y5) et l’excommunication (1497) portées contre lui par Alexandre VI, fut arrêté par le parti politique de Florence qui lui était hostile, jugé avec le concours final de deux commissaires du pape et condamné au feu le 22 mai 1498 ; il mourut sur le bûcher le 23.

Que faut-il penser de lui au point de vue catholique ? On a émis là-dessus les opinions les plus diverses, tant de son vivant qu’après sa mort. Elles se ramènent à deux classes.

A. Savonarole ne fut ni un saint ni un catholique au sens plein du mot. Cette opinion s’est présentée sous des formes très différentes.

a) On a fait de Savonarole un précurseur du protestantisme, cela depuis Luther, qui publia, en 1Ô23, l’explication du Miserere composée par Savonarole dans sa prison et lui donna le titre de martyr, disant : << Le Christ le canonise par notre intermédiaire », jusqu’aux protestants qui ont placé l’image du moine sur le monument de Luther à Worms(1868).

b) On a salué en lui une sorte de saint « laïque », un défenseur de la liberté civile contre la tyrannie et, contre Rome, de la liberté de conscience ; c’a été le cas, par exemple, de Micuelet.

c) Ou, àl’extrême opposé, des sceptiques, des rationalistes ont vu en Savonarole un imposteur, un fanatique, un fou. P. Baylk, Dictionnaire historique et critique, 6e édit., Baie, 1741, t. IV, p. 1 48-160, sous couleur de « faire quelques recueils sur ce qui a été dit pour ou contre ce dominicain », le montre sous les traitsd’un imposteur baset ridicule. C. Lombroso, L’uomo digeniotb* édit., Turin, 1888, p. 276 sq., l’inscrit parmi les génies déments ; cf. encore son Due tribuni studiati da un alienista, Rome, 1 883, p. U7-102.

d) Des catholiques ont nié l’orthodoxie de Savonarole. Tel le franciscain François dk Pouille, qui. prêchant contre lui, à Santa-Croce de Florence, pendant le carême de 14 (, )8, le qualifia d’hérétique, schismatique, faux prophète, et lui jeta le déli d’entrer dans le feu pour prouver la vérité de sa doctrine. Tel encore Jean François Poc.c.io Iîracciolini, chanoine de Florence et le plus jeune lils du trop fameux Pogge, qui écrivit un Contra fr. llicronymum luit 1 esiarcham libellai, imprime, , à Rome, sans date et, en 1’rjS, à Nuremberg. Tel, parmi les Dominicains, le bouillant Ambroise Politi (Catliarin), Discorso contra la dottrinae le projette di fia Girolamo Savonarola, Venise, 1548. Dan » sa réaction vigoureuse contre tout ce qui, de près ou de loin, pouvait paraître favoriser la Réforme, Paul IV soumit à une commission spéciale (155g) les écrits de

Savonarole ; « c’est un nouveau Luther, disait-il, et sa doctrine produit la mort ». La commission fut moins sévère que le pape ; mais, pressée par lui, elle interdit, donec emendati prodeant, 15 sermons du moine et son Dialogo delta verità profetica.

e) Enfin nombre de catholiques, tout en admettant que Savonarole voulut être orthodoxe, font de graves réserves sur son compte. Ici bien des nuances, qui vont du blâme énergique à une admiration très vive ; mais, à tout prendre, on s’accorde à dire que Savonarole ne fut ni un hérétique, ni un saint, ni un véritable homme politique. Qu’il suffise de mentionner Pastor parmi les plus sévères, et, parmi les plus bienveillants, A. Léman, Savonarole et Alexandre VI, dans la Revue pratique d’apologétique, 15 septembre 1920, p. 5-24 B. Savonarole fut un saint ou, du moins, quelques RÉSERVES DE DÉTAIL QU’ON DOIVE FAIRE, UN CATHO-LIQUE au sens plein du mot. C’est ce qu’ont admis, avec d’innombrables variantes :

a) Des saints. — Il n’y a pas lieu de s’arrêter à une lettre de saint François de Paule, réellement prophétique si elle était authentique : elle fut à peu près sûrement l’œuvre d’un faussaire. Mais les quatre bienheureuses dominicaines Colombe de Rieti (f 1001), Lucie Rucellaï (7 1520), Catherine db Racconigi (f 1547) et Maria Bagnes (f 1677) furent dévotes à Savonarole. De même saint Philippe dk Néri (f 15g5) et sainte Catherine db Ricci (f 158y).

b) Des papes. — Sans insister ni sur le mot très douteux de Paul 1Il déclarant qu’t il tiendrait pour suspect d’hérésie quiconque oserait en accuser Savonarole », ni sur le double fait que Jules II, dix ans après la mort de Savonarole, permit ou voulut que Raphaël installât le moine, dans la Dispute du Saint-Sacrement, en compagnie des plus illustres docteurs de l’Eglise, et que Michel-Ange put le mettre dans le Jugement dernier, à la chapelle Sixtiae, notons que Clément VIII, d’une famille attachée à Savonarole, songea sérieusement à le canoniser, et que Benoît XIII et Clément XIII ne souffrirent pas que le culte voué par elle à Savonarole fût un obstacle à la canonisation de Catherine de Ricci.

c) Des catholiques qui lui ont voué un culte. — Les saints nommés ne furent pas les seuls à honorer le frère. Son culte s’affirma de bonne heure, surtout à Florence, mais aussi à Ferrare et ailleurs, dans une partie de l’ordre dominicain, le clergé et le peuple, par des écrits, des images, des invocations, des récits de miracles qu’on lui attribuait, la diffusion de ses œuvres, l’estime qu’on avait pour ses reliques. Un ollice fut composé en son honneur, vers 1600, dans lequel on l’appelait « saint, martyr et prophète ».

d) Des catholiques qui, sans lui vowr un culte, ont af firme la sainteté de Savonarole. — Le culte baissa quand apparut illusoire l’attente de la canonisation sousle pontifical deClément VIII. En revanche, l’opinion dominicaine, jusque là généralementrcuervéeou même hostile, tendit à devenir déplus en plus favorale à Savonarole. Qubtif, Vita H. /’. Il’. Savonarolae aulhore Joan. Franc. Pieu Mirandulæ Concordiæque principe notis accurata addilionibus insuper attela et illustrala, Paris, 1074, fut un de ceux qui marquèrent le plus fortement l’orientation nouvelle. Il avait clé devancé par des écrivains de son ordre, notamment par J. DB Réciiac, Vies des saints canonisés et des béatifiés de l’ordre des Frères Prêcheurs, Paris, 1647, t. ii, p.83cS-io43. Auxvm’siècle, il fut suivi, entre autres, par Nokl Alexandre, Hist. eccles., édit. Roncaglia-Mansi, Venise, 1778, t. IX, p. 22, qui dit Savonarole sanctilate vitae, doctrina, propheliæ dono, miraculis insignem, cf. p. 1.’"$ 7, et, 1217

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au xix’siècle, par E. C. Bayonnb, Etude sur J. Savonarole, d’après dp nouveaux documents, Paris, 1879, qui manifesta l’espoir que Savonarole sérail un jour placé sur les autels comme le prophète, l’apôtre et le martyr de la réforme de l’Eglise accomplie ultérieurement par le concile de Trente. En dehors des Frères Prêcheurs, pour nous bornera quelques exemples, P. J. Caklk, Histoire de jra Hieronimo Savonarola, Paris, [1842], p. 358, lui a donné

« lesnomsde sain ton de martyr » ; Dom H. Leclercq

a consacré le t. Vide son recueil : Les martyrs, Paris, 1906, à Jeanne d’Arc et à Savonarole, et le principal historien du moine, J. Schmtzfr, Savonarola, Munich, 192^, t. II, p. 991-993, conclut non seulement que Savonarole personnifia l’esprit d’amour chrétien dans une mesure qui lui garantit une place d’honneur parmi les hommes saints du christianisme », mais encore que, canonisé ou non, Savonarole est « de ceux que l’autel n’honore pas mais qui honorent l’autel ».

e) Des catholiques, qui sans en faire un martyr ou un saint, ont jugé que sa personne et son action, dans l’ensemble, sont dignes d’éloge. Ici, une fois de plus, il y a bien des variétés : les uns rejoignent presque ceux qui rangent Savonarole parmi les saints ; les autres se rapprochent des écrivains du premier groupe qui, tout en reconnaissant à Savonarole une volonlésincèred’ètre orthodoxe, font de graves réserves sur son compte. Citons, pour laFrance, Rio, Montal’mbert, L. Vkuillot, G. Groyer, etc. L’auteur, non catholique, de l’ouvrage le plus important sur Savonarole avant celui de J. Schnitzer, P. Villari, /. S-ivonarole et son temps, trad. G. Gruyer, Paris, 1874, t. I, p. 27, le montre « essentiellement catholique ».

Que penser du catholicisme de Savonarole, parmi ce conflit d’opinions ?

II. — Les lumières. — Il y a certainement, dans la vie et dans l’œuvre de Savonarole, des parties lumineuses.

A. Le rbligibux et l’homme de prière. — Savonarole fut un religieux fervent, très attaché à son ordre, à saint Dominique, « son père, babbo mio », à saint Thomas d’Aquin qui l’attira chez les Frères Prêcheurs. Epris de perfection, merveilleusement adonné à la prière, il aima Dieu et il aima le Christ. Il fut dévot à la Passion, à la croix, à l’eucharistie, à la Sainte Vierge et aux saints. Ses traités contiennent là-dessus d’admirables choses, ainsi que ses i poésies et ses sermons : des traités, le premier est le l’ractato dello aniore di Jesà Cristo, Florence 1492, et le plus beau peut-être le Psalmus seuoratio devntissima : Diligam te, Domina, Venise, 1 4q5> commentaire du ps. xvn. Mystique dans la ligne d’Eckart et de Tauler, il unit la vie active à la vie contemplative, et son mysticisme alimenta son apostolat.

B. L’apologiste et le théologien. — Une des nouveautés marquantes du xve siècle fut l’apologétique dirigée non plus seulement contre les hérétiques et les juifs, mais contre les incrédules d’origine chrétienne. Marsile Fici.vdébuta : son Dereligione chrisliana et fidei pietate fut achevé avant 1.^8. Pic de la Mihandolr avait conçu le dessein d’un traité qui fut interrompu par la mort (i’cj’Œt q ue Savonarole semble avoir repris, tant leurs plans coïncident Dans le Triumphus crucis — le titre primitif était : De veritate fidei in dominicæ crucis triumphum —, composé en i^’j ; , Savonarole écrit contra hujus sæculi sapientes garriilosqne sophistas, c’est-à-dire contre les renaissants qui cessaient d’être chrétiens. Il prouve la vérité du christianisme uniquement ex

Tome IV.

causis principiisque nuturalibus…, ut, earum subsidio mitantes basibus solidatis consistant increduli et ad recipiendum supernalurale fidei lumen disponantur, fidèles autem, his instructi armis, contra impios oppugnat^res procédant. Le i er livre expose ce que la raison naturelle peut connaître de Dieu et de la religion. Le IIe esquisse une apologétique fondée sur l’expérience présente : beauté, bonté, sainteté, fécondité de la religion chrétienne. Le IIIe montre qu’elle ne contredit en rien la raison ; le IVe, qu’elle l’emporte sur les autres religions, qu’elle est transcendante, vraie. Le style est, d’ordinaire, sec et concis, bien que Savonarole déclare que, ayant affaire aux sages du siècle, consuetæ simplicitalis nostræ metam paululum in hujus operis stylo, pro illorum satisfactione, transgredimur ; une fois, Savonarole est émouvant, et c’est en parlant du Christ, 1. II, c. xiii. Cf. A. Décisier, L’apologétique de Savonarole, dans les Etudes, 20 août 19 10, p. 501-503. A sa date, ce traité de la vraie religion ne pouvait être complet ; il est déjà fort remarquable.

Savonarole est revenu ailleurs sur quelques-unes des questions abordées dans le Triumphus crucis : le Solatium ilineris mei, le De simplicitate vitae christianae, le Dialogus spiritus et animæ interlocutoriun et le Dialogus rationis et sensus interlocutorum valent d’être cités.

Ses autres écrits théologiques et philosophiques ont moins d’importance ; l’originalité y fait défaut. Mais Savonarole fut cultivé autant qu’on pouvait 1 être à la fin du xve siècle, et lui, qui n’appréciait que modérément la scolastique, plaça très haut saint Thomas d’Aquin ; il le mit au-dessus de tous les Pères et de tous les docteurs dans tous les domaines de la science humaine et divine, quitte à ne pas le comprendre toujours exactement.

C. Le prédicateur. — Certes, Savonarole paya tribut à son temps et, sans parler pour le moment des idées qu’il développa dans ses prédications, son genre oratoire n’est pas à l’abri de toute critique ; en particulier, il est souvent subtil, parfois grossier, et il déconcerte par une marche capricieuse dont on ne sait jamais où elle mène. Mais il eut une très haute notion du rôle et des devoirs du prédicateur. Ses discours étaient préparés par la prière et l’étude de l’Ecriture. Il renonça aux citations des auteurs profanes et aux petites industries des sermonnaires à la mode. Les goûts de ses auditeurs n’influèrent en rien sur lui ; seuls des motifs surnaturels l’inspirèrent. Il n’apportait pas des sermons laborieusement composés, appris par cœur, mais une parole vivante, des effusions d’àme. Il dominait, il maîtrisait son auditoire, qui était souvent de 14 à 15000 personnes, et que son renom de prophète, sa piété et la sainteté de sa vie subjuguaient autant et plus que la puissance de son verbe. Même transcrits’d’une façon défectueuse, ses discours offrent des beautés de premier ordre. Savonarole fut sans doute, , avec saint Bernardin de Sienne, le plus grand prédicateur de l’Italie du moyen âge et de la Renaissance.

D. Savonarole et le mouvement de la Renaissance. — « Des deux pieds, de cœur et d’esprit, dit J. Schnitzer, p. 800, Savonarole est sur le sol du moyen âge. » Il n’y a pas à le classer parmi les humanistes du quattrocento. Son estime pour les écrivains de l’antiquité païenne fut médiocre. Les poètes l’attirèrent peu ; Dante lui-même, s’il n’en défendit pas la lecture, trouva tout juste grâce devant lui, parce que Dante ne lui paraissait pas un pur croyant. En tout cela, Savonarole fut excessif ; il ne vit pas assez, avec les périls d’un humanisme paganisant, la nécessité d’un humanisme chrétien.

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Pourtant, il ne fut hostile à fond ni à la poésie — il était poète lui-même — ni à la science. Surtout il comprit l’art et sa valeur, éducatrice ou corruptrice. Dès ses premiers sermons, de 1489 à 14’.P, il dénonça l’invasion du paganisme dans les œuvres d’art religieux. Quand Florence devint la « république du Christ », il s’expliqua davantage, « avec sa franchise accoutumée, autant de modération que d’adresse, et une intelligence élevée et compétente », dit G. Lafknbstrh, S. François d’Assise et Savonaroie inspirateurs de fart italien, ae édit., Paris, 1912, p. 27g A des termes généraux, puis plus précis et pratiques, employés en 14g6, succéda, en 14y ; , une sorte d’exposé de principes, le développement d’une pensée « de sources platonicienne et chrétienne, mais qu’on sent éclairée par l’expérience dans un milieu d’artistes pratiquants ». Ce qu’il condamnait, c’étaient les excès du naturalisme, ce n’était pas un naturalisme sain. Son admiration pour la nature en fait un véritable continuateur de saint François d’Assise. Loin de décourager l’activité des artistes, il l’excitait, mais en s’appliquant à leur tracer une voie plus haute et plus droite. Dans le couvent modèle qu’il voulait fonder, son intention était d’établir, comme dans ceux du moyen âge, des ateliers et des écoles pour les peintres, sculpteurs, miniaturistes, orfèvres, etc. Parmi la foule qui se pressait autour de sa chaire, les artistes étaient aux premiers rangs. Un certain nombre sacrifièrent quelques-unes de leurs œuvres, impures ou profanes, dans les autodafés du carnaval, en 1’197 et 1 /J98. La plupart de ces convertis, dont la liste est aussi longue que glorieuse, furent stimulés par la parole du moine ; son influence agit tant sur le choix des sujats que sur la manière de les présenter. Le plus grand de tous, qui devait garder en bien des choses et porter à quelques-unes de ses conséquences extrêmes l’esprit de S. vonarole, fut Michel- Angb. Bref, conclut Lafhnbstrk, p. 299, « sur le terrain des arts, au moins, le sang du martyr n’avait pas inutilement coulé ».

III. Les ombres. — A. Le prophète. — « Le trait le plus frappant, dans la vie et dans les œuvres de Savonaroie, est son proj’hétisme », dit justement J. SciiiNir/.HH, p. 63a. Il fut convaincu, plus que n’importe quel prophète, de l’origine divine de ses prophéties. La prophétie, où il voyait à la fois un don et une responsabilité, un lourd fardeau, est « le secret de sa force et de ses succès », dit encore Schnitzer, p. 658, — le secret aussi de sa faiblesse et des sévérités de l’histoire à son endroit. Or Savonaroie pensait être prophète aux deux sens bibliques du mot : en tant que docteur éclairé de Dieu et en tant qu’annonciateur d’événements futurs.

a) Le docteur éclairé de Dieu. — Deux idées se font jour à travers les opuscules de Savonaroie antérieurs à la profession dominicaine, qui n’auront qu’à se raccorder à ses conviction » sur la « ruine du monde » et sur « la ruine de l’Eglise », pour susciter en lui le réformateur et le prophète : la première est que l’histoire contemporaine est comme écrited’avance dans l’Ancien Testament, surtout dans sa pnrtie prophétique ; la seconde., que les songes, comme celui qui détermina son entrée au cloître, révèlent les volontés de Dieu. En 1 483, au moment de ses premières prédications, Savonaroie croit avoir une vision céleste et entendre une voix lui ordonnant de notifier au peuple les souffrances futures de l’Eglise. Dès lors, il se tient pour assuré d’une mission divine. Dieu, pour le bien de ses élus, veut que les fléaux qui vont sévir soient annoncés à Florence, « placée au milieu de l’Italie, comme le cœur dans l’homme », et, de là,

dans l’Italie entière ; et c’est lui Savonaroie qui a été désigné pour ce ministère prophétique. Dès 1485 ou 1486, à San-Gemignano, et dès 14go, à Florence, il lance ces trois affirmations, qui seront désormais son refrain et le mot d’ordre de sa vie : 1. L’Eglise sera renouvelée. 2. Auparavant, elle sera châtiée. 3. Cela aura lieu promptement.

D’abord, Savonaroie appuie ses dires sur des arguments rationnels ou sur l’Ecriture, dissimulant qu’il en a reçu la connaissance de Dieu lui-même. Mais il ne peut taire longtemps ses visions. Ayant à prêeher, un dimanche de 1 4 9 1, à Sainte-Marie des Fleurs, il a beau se résoudre, durant le samedi et la nuit du samedi au dimanche, à les garder secrètes ; à l’aube du dimanche, abattu par une si longue veille, il entend, pendant qu’il prie : Démens, nonne vides Deum velle ut talia in liunc modum annunches ? Et le sermon qu’il prononce ce jour-là, les paroles qu’il apporte au nom de Dieu, font trembler l’auditoire. Cf. Compendium revelaiionum, à la suite de la Vil* a. J. Fr. Pico Mirandulae principe, édit. Quétif, Paris, 165.’», t. 1, p. aiy228.

Une influence, qu’il ne faut ni exagérer ni méconnaître, fut celle d’un moine de Saint-Marc, Silvbstrb Maruffi, personnage de science et de caractère médiocres, atteint d’accès de somnambulisme pendant lesquels il proférait des discours bizarres. Savonaroie avait inauguré sa carrière de prophète avant d’avoir rien su des visions de Marulli dont il connaissait d’ailleurs l’état maladif ; ce n’est donc pas de lui que relève, à son point de départ, son prophétisme. Mais, Maruffi ayant reproché à Savonaroie ses prédictions et les visions sur lesquelles il les basait, Savonaroie lui demanda de prier avec ferveur, pour que Dieu manifestât la vérité. « Que ce fût l’effet de ma maladie ou d’une autre cau » e, dira Maruffi dans le procès qui se terminera par sa mort et celle de Savonaroie, il nie sembla que les esprits me blâmaient de ne pas avoir loi en Savonaroie. » Cette prétendue vision impressionna fortement les deux moines ; dès ce jour, Marulli crut Savonaroie et Savonaroie crut aveuglément à Marulli. D’après frère Domimqub db Pescia, le troisième dominicain qui mourut sur le bûcher avec Savonaroie et Marulli, Savonaroie et lui Dominique présentèrent parfois comme des visions personnelles certaines visions de Marulli : celui-ci affirmait les avoir eues par l’intermédiaire des anges, qui lui avaient recommandé de les révéler à ses deux compagnons, pour que ceux-ci en leur propre nom les racontassent au peuple.

Quoi qu’il en soit du degré de l’influence de Maruffi, Savonaroie vécut en plein rêve. Pas une fantaisie de son imagination qu’il ne fût tenté de pr< ndre, à la lumière de la Bible et de saint Thomas d’Aquin, pour une inspiration divine. Il put bien déclarer, çà et là, mais dans le même sens que saint Jean-Baptiste, qu’il n’était ni prophète ni lils de prophète ; au cours du procès final, tantôt il affirma qu’il possédait l’esprit de prophétie, tantôt il le nia, et, dans la prison, il gémit, par moments, d’être abandonné par l’esprit prophétique. Mais, en somme, sur le fait de sa dignité prophétique, le « nouveau Moïse » fut aussi atlirmatif que possible. Il faut voir, dans son Dialogo délia verità projetieu, ses idées sur la prophétie, les raisons sur lesquelles il établissait sa mission prophétique, la certitude qu’il en avait :

« Si je mens, disait-il, Dieu ment ; si Dieu se trompe, 

moi aussi je me trompe ; ma prédication est aussi vraie que l’Evangile et je suis prêt à mourir pour elle. » Les moindres événements lui étaient des révélations du Seigneur. Agenouillé dans sa cellule, >'l 1221

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passait des nuits entières à les contempler, à se laisser hypnotiser par eux. En chaire, quaiu ! il racontait ces visions, quand elles flottaient devant lui et le jetaient dans une sorte d’extase, il semblait hors de lui-même, il passionnait, il soulevait son auditoire. La popularité de deux de ces visions — celle de l'épée du Seigneur et ctlle des deux croix : la croix de la colère et la croix de la miséricorde, — représentées dans un nombre incalculable de gravures et de médailles et reproduites dans les éditions des œuvres de Savonarole, montre la profondeur de l’enthousiasme qu’il suscitait et qui, à son tour, l’exaltait davantage ; il était successivement » la cause et la victime de cette effervescence », dit 1'. Villar], t. I, p. 19a.

b) /.annonciateur d'événements futurs. — Savonarole ne se contenta point d’enseigner des vérités connues par des visions divines ; il annonça l’avenir. Là-dessus il importe de consulter son Compendium revelationum. Il y expose qua, ayant, en des temps divers et de diverses manières, prédit, par l’inspiration divine, plusieurs choses futures, il l’a fait avec parcimonie et ne s’est jamais expliqué dans le détail parce qu’il n’y avait pas été poussé par le Saint-Esprit et qu’il n’avait pas jugé las esprits disposés à recevoir ces lumièras. Mais maintenant il est incité à écrire quelques-unes des choses futures, qu’il avait prédites publiquement, surtout les plus importantes, car elles ont été mal rapportées ou comprises par les auditeurs. Poux que tout le monde puisse les connaître exactement, il publie son écrit dans les deux langues, italienne et latine.

Parmi les événements prédits par Savonarole, il s’en trouve qui étaient naturellement prévisibles, de l’avis de Schnitzkr. Que Laurent de Médicis et Innocent VIII dussent mourir bientôt, ainsi que Savonarole l’annonça en 1^91, c’est ce qui pouvait se conjecturer arec vraisemblance, vu leur état de santé. Mais, d’après Schnitzer, d’autres événements échappaient à toute prévision humaine. Savonarole ne pouvait prévoir naturellement ni la séparation de la congrégation dominicaine lombarde et delà congrégation toscane ; ni l’expédition de Charles VIII, le » nouveau Cyrus », en Italie, son entrée à Pisepuisà Florence, le renversement des Médicis, le retour de Charles en France après s'être frayé un chemin au milieu de forces supérieures liguées contre lui, et le coup de fouet qu’il recevrait ensuite ; ni l'échec de l’attaque, si bien concertée par Pierre de Médicis et l’empereur contre Florence ; ni sa propre mort, non point dans un lit, mais sur la place de la Seigneurie, dans un bûcher, après quoi on lui passerait une corde au pied et l’on jetterait ses restes dans l' Arno. Convenons que tout cela est impressionnant. Lncore faut-il noter que l’annonce de pareils événements pouvait être faite avec des chances de réalisation douteuses mais réelles. L’arrivée de Charles VIII en Italie, son passage à Pise et, en suite de son entrée à Florence, l’effondrement des Médicis, comme aussi l’inanité de la coalition ligurienne pour barrer à Charles VIII le chemin de la France ou celle des efforts combinés de Pierre de Médicis et de l’empereur contre la république florentine, n’avaient rien d’improbable. Pareillement, sachant l'état des esprits et la nature des hostilités qu’il avait suscitées, Savonarole pouvait s’attendre à mourir par le supplice du feu et à ce que ses restes fussent jetés dans le fleuve : l’histoire de Jeanne d’Arc montre qu’il n’y avait rien là qui ne fût conforme aux mœurs du temps. La séparation des congrégations lombarde et toscane était dans l’ordre des choses possibles. Que, parmi ces possibilités, ce |

soient celles qu’avait prévues Savonarole qui se sont réalisées, c’est, à coup sur, une belle réussite humaine ; ce n’est pas nécessairement le signe que Dieu eût parlé au moine florentin.

Du reste, toutes les prédictions de Savonarole ne se réalisèrent pas, à commencer par les plus importantes : celles de la rénova tio Ecclesiæ toute proche et de la conversion des Turcs. D’après Schnitzer, p. 6^7, « si, maintes fois, Savonarole s’est trompé, il n’y a là aucune preuve contre l’authenticité et la loyauté de sa conviction prophétique ». Contre la loyauté de sa conviction prophétique, soit ; contre l’origine divine de ses prophéties, il y a là quelque chose. Les prophéties fausses rendent au moins suspect le caractère divin des prédictions vraies.

Les circonstances dans lesquelles apparurent ces faussetés ajoutent à l’inquiétude. Quand il prophétisa la conversion des Turcs, Savonarole était l'écho d’une opinion courante. Vers la Gn de sa vie, il avait osé provoquer un miracle. Tenant en main le Saint-Sacrement, le dernier jour du carnaval de 1498, il s'était écrié en présence du peuple : « Mon Dieu, si mes paroles ne viennent pas de vous, réduisez-moi à l’instant en poussière. » A plusieurs reprises, il prélendit que ses dires seraient confirmés par des signes surnaturels. Quand l’ordalie du feu fut proposée et rendue inévitable, Savonarole, qui d’abord avait mal accueilli le projet, crut sans doute que l’heure du miracle était venue. Il annonça que ses frères qui entreraient dans les flammes en sortiraient sains et saufs ; lui-même, si ses adversaires voulaient s’engager publiquement à faire dépendre de l'épreuve du feu le jugement de sa cause et la réforme de l’Eglise, n’hésiterait pas à traverser le feu, sûr qu’il était de n'être pas atteint par les flammes En fait, il n’insista pas pour entrer luimême dans le feu. Mais il accepta que frère Dominique le fît à sa place, persuadé que celui-ci serait préservé des flammes, d’autant plus que Maruffi déclarait avoir su des anges de Savonarole et de frère Dominique de Pescia que celui-ci sortirait indemne du brasier. Si, finalement, l'épreuve n’eut pas lieu, Savonarole en fut la cause, non qu’il ait voulu qu’on renonçât à l’ordalie — il demandait, au contraire, qu’on se hàtàt —, mais parce qu’il exigea que frère Dominique, en traversant les flammes, portât le Saint-Sacrement ; pour justifier cette prétention, il soutenait, à grand renfort de textes des Pères, que c'était permis puisque, en supposant que les espèces eucharistiques fussent brûlées, le sacrement resterait intact. Plus tard, frère Dominique avoua le motif de cette exigence obstinée : les anges avaient ordonné à Maruffi qu’il en fût de la sorte. Dans tout cela, dans l’annonce des signes surnaturels qui ne vinrent jamais, dans toute l’affaire de l’ordalie, il est impossible, avec la meilleure volonté du monde, de découvrir l’action de Dieu. Celui qui prédisait l’avenir, ce n'était pas Dieu par l’organe de Savonarole ; c'était Savonarole seul, sous la poussée desonnaturel, du milieu et des événements. B. Le réformateur db Saint-Marc. — Tout ne fut, certes, pas à blâmer dans la réforme de SaintMarc entreprise par Savonarole et dans sa tentative efficace de séparer la congrégation dominicaine de la Lorabardie et celle de la Toscane. Il voulut ramener la vie religieuse à son austérité primitive, à son ancienne pauvreté : c'était louable. Mais, du point de vue dominicain, il ne semble pas que la réforme, telle que la conçut Savonarole, fût l’idéal ; mieux aurait valu un simple retour aux conceptions du bienheureux Jean Dominici et de saint Antonin, le fondateur de Saint-Marc. 1223

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En tout cas, le prophélisme intervint fâcheusement dans les origines de la réforme. Savonarole obtint l’adhésion des moines de Saint-Marc en leur racontant une de ses visions : il avait reçu de saint Augustin, de saint Thomas d’Aqnin et de sainte Catherine de Sienne, la révélation que, sur 28 frères morts à Saint-Marc, a.’i étaient en enfer, 1 au purgatoire et 2 au paradis ; parmi les conventuels, p ;.s même un sur cent n’était sauvé.

C. Le réformatbur de Flore.xce. — Les visions de Savonarole expliquent, plus encore que son talent oratoire et ses venus, l’ascendant extraordinaire qui (it de lui le maître de Florence.

Sur la double réforme, morale et politique, de cette ville il y aurait beaucoup à dire. La réforme politique ne fut ni aussi parfaite que l’a prétendu Vll.LA.Rl, pour lequel, sur ce terrain, Savonarole

« va de pair avec les plus grands fondateurs de républiques

», t. II, p. 356, ni aussi mal venue et portant la marque d’ « un esprit étroit et borné » que l’ont dit A. Franck, Réformateurs et pttblicistes de FEurope. Moyen âge. Renaissance, Paris, 186/1, p. 277-28.5, et Pastor, trad., t. V, p. 205. La réforme morale, de son côté, ne laisse point d’être mêlée d’éléments fâcheux. Les admirateurs les plus résolus de Savonarole seront toujours embarrassés par certains aspects de ces deux réformes : la rigueur des châtiments, des mesures qui tendaient à transformer Florence en un vaste monastère, l’emploi des enfants pour exercer une police odieuse, des cérémonies théâtrales et ridicules, telles que le

« brûlement des vanités », etc.

En Savonarole, dit Schnitzer, p. 7^6, « l’homme d’Etat, comme le prédicateur et le réformateur de i’Eg’.i e, naquit du prophète ». C’est ce qui explique la puissance de son action. La venue de Charles VLU lit qu’on eut envers le moine qui l’avait annoncée une conûance sans limites. Dès lors, coup sur coup, des récits de visions invérifiables et qu’on ne songeait pas à mettre en doute, exaltèrent les foules, les tinrent en haleine, les disposèrent à recevoir tout ce qu’il leur offrait au nom du ciel. C’était la vision de l’épée sur laquelle étaient inscrits ces mots : Gladius Domini super terrain cito et velociter. C’était celle d’une croix noire s’élevant du milieu de Rome, et portant : Crux iràe Dei, puis disparaissant alors que, du milieu de Jérusalem, surgissait une croix d’or sur laquelle on lisait : Crux misericordiæ Dei. C’était une vision dantesque, mise devant l’esprit de Savonarole par le ministère des anges : il faisait un voyage au paradis, s’y présentait en ambassadeur des Florentins, rapportait les paroles de divers personnages allégoriques et de la Vierge, et reproduisait un discours que le Christ adressait par lui aux Florentins et qui confirmait de tous points les enseignements du frère. Autant d’imaginations qui, données et reçues comme des vérités célestes, rendirent possibles les réformes de Savonarole, mais en vicièrent les origines et fournissent l’explicotion de leur succès, de leurs audaces, de leurs incohérences.

I). Lb rbi’ormatbur » b l’Eolisk. a) Les faits. — Que des réformes fussent nécessaires, les saints et les hommes d’Eglise les plus autorisés le proclamaient depuis longtemps. Savonarole le fit, à son tour, avec véhémence. L’Eglise, disait-il, doit être renouvelée ; il faut qu’elle retourne à la simplicité de l’Eglise primitive, La source du mal est la donation de Constantin. L’amour désordoni é des richesses n tout gâté. Le mal est partout, non seulement dans le peuple chrétien, mais dans les prêtres, les moines et les religieuses, les prédicateurs, les prélats. Ma ! heur à la maison qui a un prêtre ! Sur 100,

pas un qui se sauve ! Le mal est surtout à Rome, dans la curie et le souverain pontificat. Le mondanisme de Sixte IV (1 471- 1’, 8’, ) avait malheureusement procuré à Savonarole de trop justes motifs de récrimination. Avec Innocent Y III (1.’, 8’, - 1’192), ce fut pire encore. L’élection scandaleuse d’Alexandre VI (1492-1503), ce qui l’avait précédé et ce qui la suivit ajoutèrent de nouvelles raisons de plainte. L’opposition d’un tel pipe parut à Savonarole la preuve que sa mission de réformateur était divine. Savonarole, en effet, ne doutait pas qu’il eût été choisi de Dieu p : >ur annoncer le renouvellement de l’Eglise. Du reste, l’œuvre du salut n’incombait pas à lui seul. Lui, il était la parole. Le roi de France, Charles VIII, serait le bras qui agirait à coup sûr : prophéties révélations, miracles, le désignaient pour l’envoyé de Dieu, pour celui par qui s’accomplirait la réforme de l’Eglise.

Tant que S ivonaroles’était conûnédansledomaine religieux, il avait pu prêcher librement. Dujour où, non content d’avancer que Charles VIII serait lesauveur de l’Eglise, il proclama que l’alliance des Florentins avec lui était voulue de Dieu, il n’en fut plus ainsi. D’accord avec les Etats italiens, sauf Florence, Alexandre VI soutenait une politique antifrançaie ; en t40, 5 ( avec l’Espagne, l’empereur. Venise et Ludovic le More, il forma, pour la p-otection de la chrétienté contre les Turcs et pour la défense du Saint-Siège et du Saint-Empire romain, une ligue qui, en fait, était dirigée contre la Francp. En même temps que pour le pouvoir temporel du Saint-Siège, le pape avait tout à redouter de Charles VIII pour sa personne ; le roi avait mis en avant contre lui la menace d’un concile, équivalente à celle d’une déposition. Alexandre VI résolut de gagner les Florentins à sa cause. Pour cela, il fallait imposer silence à Savonarole.

A cette fin, le pape prit diverses mesures. D’abord (î5 juillet 1 495), il manda au moine de venir rendre compte à Rome des prophéties qu’il présentait au nom de Dieu. Puis (8 septembre), il rattacha de nouveau le couvent de Saint-Marc à la congrégation dominicaine de Lombardie : le supérieur de cette congrégation désignerait la résidence de Savonarole. Plus tard (1^96), vu l’hostilité entre Saint-Marc et la congrégation de Lombardie, il forma une congrégation toscano-romaine ayant à sa tête un vicaire qui pouvait éloigner Savonarole de Florence. En outre, le 8 septembre i/|ij5, il défendit au frère de prêcher. Cette défense fut réitérée le 16 octobre. Vers cette date, Alexandre VI tenta, par l’offre d’un chapeau de cardinal, d’amener Savonarole à modifier son langage. Finalement, il 1 excommunia (1 a mai 1 4 >J 7).

Tout ce que le pape obtient de Savonarole, ce sont des interruptions momentanées de ses prédications. Mais le frère n’accepte ni le chapeau de cardinal, ni l’union de Saint-Marc avec la congrégation lombar Je, pas plus qu’avec la congrégation loscano-romaine, et, après des silences qui lui pèsent, il se remet à prêcher. Quand il donne, en mai 14y6, ses sermons sur Ruth, son chef-d’œuvre, il s’écrie : « Si je ne prêche pas, je ne peux vivre. » Il proche avec une virulence toujours croissante. Il prêche que « quiconque le persécute, persécute Dieu lui-même ». Excommunié, il s’abstient d’abord de toute fonction ecclésiastique. Mais il rédige une /’pitre à tous les chrétiens, où il allirmc de nouveau le caractère divin de sa mission et déclare que « l’excommunication est sans valeur devant Dieu, et devant les hommes ». Il finit par remonter en chaire. Le Il février 1’i'|S. il dit : « Oinim Seigneur et mon Dieu, si jamais je demandais l’absolution de cette excommunication, précipitez-moi en enfer, car je croirais avoir commis un péché mor1225

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tel. » Et, le iS février : « Cent qui admettent la validité île l’excommunication sont hérétiques. » Il prêche son dernier sermon le 18 mars, s*arrètant parce que, dit-il, « c’est la volonté de Dieu ». Vers la lin de mars, il écrit des lettres aux princes : rois de France, d’Espagne, d’Angleterre, de Hongrie, empereur d’Allemagne, par lesquelles il réclame la convocation d’un concile œcuménique et assure, de parla révélation divine, qu’Alexandre VI n’est point pape et ne peut être tenu pour tel, car, sans parler de sa simonie et de se^ autres vices manifestes, « il n’est pas chrétien, il ne croit pas en Dieu et il a dépassé le comble de l’infldélité ».

L’épreuve du feu, acceptée par Savonarole mais non exécutée, marqua le déclin de son prestige. Les Arabbiati ou Compagnæci de Florence, ses adversaires intraitables, triomphaient. Le moine fut mis en état d’arrestation. Le pape eut beau demander qu’on le conduisit à Rome et qu’on le lui abandonnai. Les Florentins enlen iirent qu’il fût. jugé et châtié sur place. Deux procès furent instruits contre Savonarole, avec usage de la torture et de faux. Un troisième procès, où intervinrent, en qualité de commissaires du pape, Turriano, général des Dominicains, et Romolino, évëqiie d’Ilerda, condamna le moine au bûcher, le >>. mai 1’i<j8.

h) L’orthodoxie de Savonarole. — Savonarole n’a p is enseigné des doctrines spéoiliquementprotestanles, notamment celle de la justification par la foi au sens de Luther, quoi que Luther en ait dit en rééditant l’explication du Miserere composée par Savonarole dans sa prison. Cf. G. Gruybh, dans son étude préliminaire à la traduction <ie Villari, t. I, p. XXXV-XLVII, et Villari lui-même, t. II, p. 406-412. Savonarole a maintenu, en principe, la nécessité d’être uni à l’Eglise romaine. Cf., par exemple, le Triumpkuî crucis, 1. iv, c. VI, Leyde, 1633, p. 366 : Qui ergnab unitate Romanæque Ecclesiæ doctrina distentit, procut dubio, per dévia oberrans, a Christo recedit ; sed omnes hæretici ab ea discordant ; ergo ii a recto tramite déclinant, neque chrisliani appellari possunt. A la différence de Luther, qui se préoccupera de réformer moins les hommes que les choses, il estimait que « ce sont les cœurs qui doivent se changer, non l’Eglise ; les hommes, non la doctrine, non la constitution ». Cf. Schnitzkr, p. 720, -’(. Savonarole exalte le pape : distinguant l’homme du pape, il dit que, quel que soit l’homme, on doit obéir au pape. En ce qui concerne le concile, il ne prône pas la théorie conciliaire ; il n’a pas soutenu la supériorité du concile sur le pape véritable, mais seulement sur celui qui a le nom de pape sans en avoir la réalité. Savonarole n’est pas un hérétique.

« Je ne le blâme pas pour sa doctrine, disait Alexandre

VI, en mars 1’* y8, à l’ambassadeur de Florence ; ce que je blâme uniquement, c’est qu’il prêche sans avoir reçu l’absolution etqu’il outrage ma personne et méprise mes censure » ; le laisser faire équivaudrait à l’anéantissement de l’autorité apostolique. » Dans Pastor, t VI, p. 31-32 ; cf. p. 29. Sans doute, Savonarole fut accusé ensuite par les commissaires pontificaux, et par Alexandre Vllui-mêine, de répandre fa’sa et pfiti[era dogmata, et, avant le supplice, il fut dégradé comme « hérétique, schismatique et contempteur du Saint-Siège ». Mais ici le mot « hérésie », employé dans un sens large que lui avaient donné la langue usuelle du temps et la jurisprudence inquisitoriale, désigne simplement des tendances qui rendaient suspect d’hérésie : à ne pas tenir compte de l’excommunication, à ne pas obéir au pape, on semblait nier le pouvoir d’excommunier ou la nécessité d’appartenir au corps de l’Eglise. Dans les actes suprêmes du moine, tout fut orthodoxe. A

l’évêque de Vasona, chargé de le dégrader et qui, oublieux de la formule accoutumée, dit qu’il le séparait de l’Eglise militante et aussi de l’Eglise triomphante, Savonaroleput légitimement répondre : « De 1 Eglise militante, oui ; de la triomphante non, hoc enim luum non est. » Il accepta l’indulgence plénière du pape, que lui offrit un des commissaires, Romolino. Il récita le Credo, et mourut avec un calme héroïque. Comme pour confirmer l’orthodoxie du maître, quand Rome fut assiégée par les hordes protestantes, quand Florence fut en guerre contre le pape qui voulait abattre la république, aucun des disciples de Savonarole ne prit parti pour le protestantisme.

Mais attaché théoriquement à la doctrine catholique, Savonarole s’est laissé entraîner, par la fougue de son éloquence et de ses convictions prophétiques, à des manières de parler et d’agir que le catholicisme ne comporte pas. Dès avant son en’rée dans l’ordre dominicain, après un traité sur la « ruine du monde », il avait écrit une oanzone sur la « ruine de l’Eglise ». A prendre à la lettre son langage quand il fut moine, on aurait pu croire que non seulement l’Eglise avait besoinde réformes, maisqu’elle n’existait plus. Il faut lire, par exemple, le 23e discours sur leps. lxxii, prêché à Sainte-Marie des Fleurs pendant l’avent de ! yi, que résume cette phrase : non solo hanno des’.rutto la Chiesa di Dio, ma egli hanno fatto una Chiesa a loro modo ; questae la Chiesa moderna. Dans les Prediche di fraG. Savonarola, Florence, 1845, p. 568. Et, quand il disait que Rome était la cause du mal, qu’il était nécessaire que Rome fût détruite, c’était en des termes qui logiquement excluaient l’indéfectibililé de l’Eglise romaine. De même, s’il admettait en principe l’autorité du pape, pratiquement il refusait de lui obéir, sousprétexte qu’ « il vaut mieux obéira Dieu qu’aux hommes », qu<" ses ordres étaient contraires au commandement de la charité chrétienne ; il ne consentait pas à se soumettre à une excommunication qu’il taxait d’injustice ; il en appelait du pape au « pape céleste qui est le Christ » et à un concile qui se tiendrait sans le pape et malgré le pape.

Parla, il risquait desusciter un nouveau schisme et annulait, en fait, le pouvoir du vicaire du Christ. Sur quoi Raylb remarque judicieusement, Dictionnaire historique et critique, t. IV, p. 1 58, n. : « Il y a quelque apparence qu’il eût allégué les mêmes raisons contre un concile que contre Alexandre VI, au cas où un concile l’eût traité de la même sorte que le pape. Il aurait donc cru qu’il n’y avait sur la terre aucun tribunal qui lui pût imposer silence, et que sait-on s’il ne croyait pas qu’en qualité de prophète il devait immédiatement relever de Dieu et jouir d’un droit de commitiimus pour évoquertouîes ses causes en première instance à la cour céleste ? » Cf. A. Franck, Réformateurs, p. 370-273.

Il faut ajouter, à la décharge de Savonarole, que, depuis le grand schisme et le concile de Constance, la notion véritable de l’autorité du pape et de celle du concile œcuménique avait été obscurcie. Le concile de Constance s’était prononcé dans le cas de papes douteux. On se demanda si l’intervention souveraine du concile n’était pas légitime dans le cas de papes mauvais, simoniaques, suspects d’hérésie ou d’inerédulité. L’élection simoniaque d’Alexandre VI ne faisait pas doute ; cela suffirait pour que des esprits aussi divers qu’un Savonarole et un cardinal Julien de laRovère, le futur Jules II, ne vissent pas en lui un vrai pape. En outre, on le qualifiait de « marrane », on doutait de sa foi, et sa conduite était notoirement scandaleuse. Et c’était ce pseudo pape, c’était la curie romaine trop modelée à son image, 1227

SCHISME D’OCCIDENT

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qui empêchaient la ré forme dont l’Eglise avait besoin, une réforme pour laquelle Savonarole se croyait suscité par Dieu ! « La constatation des ruines qui s’accumulaient partout, remarque V. P., dans.& Revue d’histoire ecclésiastique, Louvain, i er janvier 1926, p. 706, dut exaspérer son caractère ardent et passionné pour la sainteté de l’Eglise. La victoire de ses ennemis était pour Savonarole la victoire de la force des ténèbres. » Cela ne justifie pas les erreurs et les excès de Savonarole ; c’est assez pour comprendre qu’il se soit trompé de bonne foi et qu’il ait eu la conviction intime de faire une œuvre de salut.

IV. Conclusion. — Savonarole est une des grandes figures et des plus attachantes de l’histoire. On voudrait pouvoir l’admirer sans réserves, tant il s’impose par un ensemble de dons et de vertus extraordinaires.

Il fut un génie, le génie de l’intelligence et de la sainteté. Il le fut dans toulp la mesure, mais uniquement dans la mesure où génie et sainteté peuvent se concilier avec l’illusion.

Il s’imagina cire prophète. Le prophétisme est le caractère le plus frappant et, selon le mot de Schxitzkr, p. 658, das Herzstùck de Savonarole. Tout en lui est en étroite dépendance du prophète. Le prophétisme inspire tout, anime tout, dan* le réformateur de Saint-Marc, le prédicateur, l’homme d’Etat, le rénovateur de l’Eglise. Or ce prophétisme fut une pure chimère de son esprit. Et il l’entraîna, lui affectionné si vivement à l’honneur de l’Eglise, dans des voies qui l'éloignaient de l’Eglise.

Des saints ont pu donner pour divines des prophéties qui ne sesontpas réalisées et parler dupape ou au pape avec des hardiesses de langage qui ne le cèdent guère à celles de Savonarole. Mais ces « prophéties » n’occupent pas dans leur pensée une place à ce point envahissante et ces paroles dures n’ont pas mené à la révolte. Constamment Savonarole vécut en pleine illusion. Et, quelles que soient les circonstances atténuantes qu’on doive faire valoir en sa faveur, il faut reconnaître que le visionnaire que Savonarole fut toujours devint un révolté tenace contre celui qui, malgré son indignité personnelle, était le vicaire du Christ. Pour cette raison Savonarole, qui n’a pas été canonisé, ne semble pas canonisable.

Bibliographie — I. Sourcrs. — D’abord, les œuvres de Savonarole. Cf. Audin de Rians, Bibliografia délie opèree délie edizioni di fra J. Savonarola dans Poésie di J. Savonarola, Florence, 1847 ; BibVotheca Savonaroliana. Les œuvres de fra G. Savonarola, O. P., éditions, traductions, ouvrages sur sa vie et sa doctrine, Florence, 1898, et, pour les éditions ultérieures, J. Schnitzer. Parmi ces œuvres, en premier lieu, les Prediche : puis, le Dialogo délia verità profeiica, le Çompendium revelationum, le Triumphus crucis, les lettres, les poésies, etc. Ensuite, les sources officielles, principalement les actes d’Alexandre VI, les écrits contemporains, notamment ceux de Pierre Parenli ctde Luc Landucci, et les deux vies de Savonarole par frère Burlamacchi et par Jean François Pic de la Mirandole ; cf. J. Schnitzer, p. 897-9.38. Parmi les recueils les plus importants, A. Gherardi, Nuovi documentie sludi intorno a G. Savonarola, 2* édit., Florence, 1887 ; P. Villari et E. Casanova, Scella di predichee scrilti di fra G. Savonarolacon nuovi documenti intorno alla sua vita, Florence, 1898. Un des plus précieux documents publiés par Villari et Casanova, la lettre de frère Placide de

Cinozi, a été traduite par Dom H. Leclercq, Les martyrs, Paris, 1906, t. VI. p. 1534-368. IL Travaux. — Ils sont très nombreux : cf. U. Chevalier, Répertoire des sources historiques du moyen âge. Bio-bihlio graphie. 2e édit., 1907, col. 4 1 56-4 1 63 ; J. Schnitzer, p. 939-991. Un des plus importants, bien que défectueux, fut celui de F. T. Perrens, J. Savonarole, sa vie, ses prédications, ses écrits, Paris, 1853, 2 vol. (édition préférable à la 2e abrégée, Paris, 1 856). Bien supérieur, quoique parfois discutable, est celui de P. Villari, la storia di G. Savonarolae de suoi tempi, Florence, 18591861, 2 vol. ; trad. allemande, anglaise, française, par G. Gruyer, J. Savonarole et son temps (avec une étude préliminaire importante), Paris, 1874 » 2 vol ; la 2e édition de Villari, Florence, 1 887-1888, reproduit à peu près lai re. L. Pastor, Histoire des papes depuis la /in dit moyen âge, trad., d’après l'édit. allemande de 1895, t. III, par F. Raynaud, 2e édit., Paris, 1904, t. V, p. 179-214. t. VI, p. i-50, a consacré à Savonarole des pages remarquables et vivement discutées, notamment par P. Luotto, Il vero Savonarolae il Savonarola di !.. Pastor, Florence, 1897 ; Pastor a répondu dans son Zur Beurtheilting Savonarolas, Fribourg-en-Brisgau, 1898, trad. franc. F. Raynaud, Contribution àl’histoire de Savonarole, réponse aux critiques, Paris, 1898. Dans la5'-7* édit. allemande delà Geschichte der Pàpste, Fribourg-en-Brisgau, 1924, t. III, p. 467-518, Pastor a repris et complété, sans modifier ses conclusions, l’histoire des rapports entre Savonarole et Alexandre VI. Cette même histoire a été traitée par P. de Roo, Materials for a history of Pope Alex and er VI, his relatives and lus timrs, Bruges, t. III (ouvrage beaucoup plus favorable au pape Alexandre VI que ne le permettent les documents historiques, en particulier ceux qu’a fait connaître Pastor, surtout dans l'édition de 1924). L’ouvrage capital est celui de J. Schnitzer, Savonarola. Eût Kulturbild aus der Zeit der Renaissance, Munich, 1924, 2 vol. ; des réserves s’imposent qu’il ne fait pas, mais il connaît bien le sujet et accumule les meilleurs renseignements. Citons encore parmi les travaux de détail, sur Savonarole réformateur politique, A. Franck, Réformateurs et publicistes de l’Europe. Moyen âge. Renaissance, Paris, 1864, p. 251-285 ; sur Savonarole et le mouvement de la RenaissanceA. F. Rio, De l’art chrétien, 2* édit., Paris, 1861, t. II, p. 405-551 ; G. Lafenestre, S. François d’Assise et Savonarole inspirateurs de l’art italien, 2 «  édit., Paris, 1912, p. 175-299 ; sur Savonarole apologiste, A. Décisicr, L’apologétique de Savonarole, dans les Etudes, 20 août 1910, p. 483-506.

Félix Vbrnkt.